Kateb…Glissant… en quelques échos - Institut du Tout
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Kateb…Glissant… en quelques échos - Institut du Tout
Kateb, Glissant… en quelques échos l’ITM, Maison de l’Amérique vendredi 25/11/2014 19h Mardi 25 novembre - Zineb Ali Benali (à partir de la relation à Kateb Yacine et la guerre d'Algérie) Kateb…Glissant… en quelques échos. Eléments pour une poétique monde Commencement Le titre initial, proposé par François Noudelmann, tournait autour de « Glissant et la guerre d’Algérie ». Le sujet me convenait tout à fait, même si je dis pour ma part « guerre d’indépendance algérienne ». Mais quand j’ai commencé à travailler, le sujet s’est déplacé. C’était la même chose et pas tout à fait, dirait Kateb Yacine. Peut-être parce que je ne sais réfléchir que par mots de poème et fragments de textes. Mais aussi parce que la pensée d’Edouard Glissant, qui s’enracinait du côté de luttes de libération des peuples dominés, est allée en élargissements et apparentes ruptures vers ce qu’il nomme, et nous tous après lui, le Tout-Monde. Tout monde, penser, rêver, dire le monde autrement, sans rien oublier, ni l’esclavage, ni les colonisations, ni les violences actuelles et en gestation, mais en ouvrant sa pensée aux inédites convergences, aux inventions inouïes, que rien ne laissait prévoir dans les conflits, totalement imprévisibles, et qui pourtant deviennent possibles… Glissant, parlant du paysage américain, invente ce néologisme, que le paysage impose, « irrué ». J’ai envie de le lui emprunter pour parler de la relation dynamique et imprévisible qui se crée dans le monde en mouvement, du côté du chaos-monde. Il y a un irrué du monde en mouvement, en transformation, en inventions… Je rappelle la citation : Chaque fois que je reviens dans les Amériques, que ce soit dans une île comme la Martinique, qui est le pays où je suis né, ou sur le continent américain, je suis frappé par l’ouverture de ce paysage. Je dis que c’est un paysage « irrué » - c’est un mot que j’ai fabriqué bien évidemment -, il y a là de l’irruption et de la ruade et beaucoup d’irréel1 Le paysage impose son langage, quitte à en rendre nécessaire l’invention. Il y aurait quelque chose à rêver de ce côté. Le paysage ne se décrit pas, il s’impose. Cette force du paysage se retrouve chez les deux poètes qui nous intéressent ce soir. Chez Glissant c’est la descente de La Lézarde, c’est le paysage de la plantation (Le Discours antillais et le système de la plantation), mais aussi le carrefour (Cf. La Case du commandeur). C’est le Nadhor, c’est la Ville (Bône et Constantine) qui est présent et mémoire2 très ancienne, qui échappe à l’histoire. 1 Introduction à une poétique du divers, Gallimard, 1996, p. 11 On peut penser à la poétique du paysage chez Camus. Dans « Petit guide pour des villes sans passé », il écrit des cités algériennes qui « n’offrent rien à la réflexion et tout à la passion ». Le « voyage algérien » qu’il ne propose qu’à quelques rares élus peut s’éveiller en écho au « voyage américain » de Glissant… 2 1 Je reviens au sujet de cette intervention. Je dis « guerre de libération algérienne ». Dire cela change tout, pas seulement parce que je prétends me positionner autrement. C’est une façon de poser la question et de redonner à une guerre une partie de ce qu’elle a porté. La guerre de libération algérienne, si elle a été détournée en national étriqué, réduisant tous ces possibles, était au moment où elle se déroulait, un lieu poétique et politique – un chantier3, un atelier– ou se réfléchissait, où se rêvait un nouveau monde, sûrement quelque chose qui avait à voir avec le Tout-Monde tel que le nomma Glissant. A partir de ces considérations, je ferai quelques remarques. J’avais d’abord écrit postulats : oui je voulais postuler, mais l’abrupt de la posture m’a impressionnée et je m’en tiens à remarques. Les luttes de libération du monde colonisé (je m’en tiens à l’empire français) commencent avec la seconde guerre mondiale. Pour rappel et repères : D’abord, au Vietnam, la résistance à l’occupant japonais se prolonge en lutte de libération. On connaît la suite… Puis il y a les massacres du Camp de Thiaroye, en décembre 1944. Parce que les soldats africains, ceux qu’on rassemblait sous la dénomination globalisante « Tirailleurs sénégalais », avaient osé déclarer leur solde avant la démobilisation. Ensuite vient la répression des manifestations du 8 mai 1945, à Sétif, Guelma, et dans l’Est algérien. Je rappelle que la famille tribale de Kateb Yacine qui était installée près de Guelma, au Nadhor, pâtira de la répression et les exécutions qui suivent la répression qui commence en mai 1945 et qui se poursuit pendant des mois. Les jugements et les exécutions sommaires reprennent, répétition et mémoire, ce qui a suivi l’occupation du Nadhor au début de la conquête française et qui sont racontées l’un des personnages, Si Mokhtar, de Nedjma. Et enfin, à Madagascar, en 1947-1948… Ici c’est la rue des vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ici je suis né, ici je rampe encore pour apprendre à me tenir debout, avec la même blessure ombilicale qu’il n’est plus temps de recoudre, Ici c’est la rue des vandales, des fantômes, des militants, de la marmaille circoncise et des nouvelles mariées ; Ici est notre rue, pour la première fois je la sens palpiter comme la seule artère en crue où je puisse rendre l’âme sans la perdre Je ne suis plus un corps mais je suis une rue ! C’est un canon qu’il faut désormais pour m’abattre (Le cadavre encerclé) Cela commence dans une rue de Sétif (mais aussi au Vietnam, mais aussi à Thiaroye, mais encore à Magascar) et va irradier dans toute la région, dans tout un pays, dans le monde colonisé et dans le tout-monde. Cela concerne les hommes de ce temps et nous concerne encore car cela pose les questions de notre présence au monde et de nos relations entre nous et au monde. Et que ce qu’elle a soulevé reste encore dans notre horizon. 3 La figure du chantier, celui où sont embauchés les compagnons du roman katébien, celui des recherches historiques dans La Lézarde de Glissant. 2 « Je ne suis pas un corps mais je suis une rue », soliloque celui qui va mourir. On peut retenir la force du lieu, précisément de la rue comme non-lieu, espace spécifique où se joue le drame du monde. La rue, espace tracé et nommé par l’autre colonial, comme le décrit Fanon 4 est conquise / reconquise par les exclus. La reprise du lieu se fait dans la violence, seule possibilité car nulle autre n’est permise par la colonisation. La métaphore acquiert la force du politique. On touche ici à la proximité – la fusion disent aussi bien Kateb que Glissant – de poétique et de politique. Que se passe-t-il à la fin de la seconde guerre mondiale? La guerre qui s’est faite au nom de la liberté en lutte contre la barbarie, etc. a vu l’engagement des colonisés en masse. Engagement forcé, mais quelquefois volontaire, car les colonisés pouvaient être portés par l’idéal de la lutte. Les colonisés furent portés par l’espoir de la capitulation de l’Allemagne et l’espoir de la Libération. Mais à la fin de la guerre, le système colonial siffle la fin de partie « lutte pour la liberté ». Le monde doit retrouver son équilibre d’avant. Chacun reprend sa place et son rôle. Cela concerne spécialement les colonisés et le système colonial. C’est alors que commence une autre histoire, une autre narration avec une autre causalité : Et quand tout fut fini, Revenus des champs de bataille, Au son des cloches chrétiennes, Pour fêter la victoire du monde civilisé, D’autres charniers les attendaient : Hommes et femmes, Frères et sœurs, Par famille entières Tout un département de leur pays natal Qu’eux-mêmes devaient encore conduire à l’abattoir, En guise de récompense. Et quand tout fut fini, Jusqu’à ce triomphal et rapide massacre, Comme pour tuer dans l’œuf Toute promesse d’avenir, Ils retrouvèrent les colons, Le chômage, la prison, la folie, Et la haine des races5. Le poème – car c’est un poème, dans une écriture qui ne peut obéir aux distinctions habituelles genres littéraires – est inséré dans une pièce de théâtre écrite pour le bicentenaire de la Révolution française. Je ferai deux remarques ici : la Révolution française et ses mots d’ordre ont nourri les mouvements de libération anticoloniaux. Pour Kateb, il y a une continuité, politique et poétique, d’un mouvement à l’autre. Il trace une autre histoire : les colonisés doivent participer à la répression des leurs. On leur signifie que rien ne change. Et rien ne veut changer, mais c’est déjà dépassé. 4 Cf. Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, la ville coloniale est bien tracée et clairement nommée Le bourgeois sans culotte ou le spectre du parc Monceaau, Paris, Edition du Seuil, 1999. La pièce de théâtre a été écrite en français pour la commémoration du bicentenaire d la Révolution française de 1789 et a été présente en 1984 à Arras, la ville de Robespierre, et le sera de nouveau à Avignon en 1988, 5 3 Un tournant s’est opéré. C’un tournant fondamental qui me permet de postuler que les luttes de libération commencent à ce moment. Elles auront, notamment en Algérie, ou encore au Cameroun où il y eut un maquis de résistance, une portée dont les intellectuels surent saisir l’importance (je cite en désordre : Sartre et Aragon, la revue Esprit, etc…). C’est aussi un moment de ce qu’on pourrait appeler une nouvelle poétique du monde. Comment écrire ou représenter en un geste esthétique ce qui est de l’ordre de l’inouï et de l’imprévisible pourtant inévitable? Il y a une histoire de cette nouvelle poétique « sudique » à écrire. Il est possible d’en repérer quelques moments : - Cela commence, aussi, en Martinique, avec la revue Tropiques, créée par Césaire en 1941. Il est peut-être difficile aujourd’hui de saisir le déplacement opéré par ce geste littéraire, mais il faut lui restituer son historicité. Lilian rappelle que « Tropiques sera supposé ne pas faire de politique, ne s’occuper que de « folklore ». Elle écrit : Mais les autorités s’aperçoivent vite des germes subversifs que charrie la jeune revue, quoique le tour allusif des articles ait fait illusion quelque temps. D’autre part, les réactions de la bourgeoisie antillaise, dont le suivisme culturel est directement attaqué, sont violentes, et il s’ensuit un sabotage sournois. Sous la pression même du gouvernement ou par crainte de se compromettre, les imprimeurs refusent l’un après l’autre de l’éditer. Ce manège prend pourtant un certain temps, et pendant trois ans la revue paraît bon gré mal gré et « ensemence » de ferments nouveaux les consciences des lecteurs. Car les jeunes lisent Tropiques avec ardeur, et de cette génération ont émergé depuis des hommes comme Frantz Fanon, Edouard Glissant, Joseph Zobel, Georges Desportes, Eugène Dervain, anciens élèves de Césaire (…)6 » Aimé Césaire écrit : Terre muette et stérile. C’est de la nôtre que je parle. Et mon ouïe mesure par la Caraïbe l’Effrayant silence de l’Homme. Europe. Afrique. Asie. J’entends hurler l’acier, le tam-tam parmi la brousse, le temps prie parmi les banians. Et je sais que c’est l’homme qui parle. Encore et toujours, j’écoute. Mais ici l’atrophiement monstrueux de la voix, le séculaire accablement, le prodigieux mutisme. Point de ville. Point d’art. Point de poésie. Point de civilisation, la vraie, je veux dire cette projection de l’homme sur le monde, ce modelage du monde par l’homme : cette frappe de l’univers à l’effigie de l’homme. La seconde guerre mondiale est une question qui se pose à l’homme. Voilà le cadre européen de la guerre dépassé, et la question déportée hors de ses premières frontières. C’est toute l’humanité (tous les hommes) qui est engagée dans ce qui se joue, ce qui va se jouer. On peut penser à plusieurs essais (surtout historiques) qui sont publiés à cette période et qui relisent l’histoire telle qu’elle a été écrite jusque-là. C’est souvent un personnage qui est présenté comme porteur d’une « identité » irréductible. Kateb publie en 1947 Abdelkader et l’indépendance algérienne, Jean Amrouche, L’Eternel Jugurtha (écrit en 1943et publié dans la revue de l’Arche en 1946). Jugurtha, auquel la littérature coloniale compare souvent l’Emir Abdelkader, devient la figure emblématique de la résistance à la « réduction » coloniale, qui 6 Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Karthala-AUF, 2001, p. 174-175. 4 peut s’appeler « assimilation », etc. Le retour sur histoire se joue au théâtre pour Edouard Glissant (Monsieur Toussaint, Le Seuil, 1961) et pour Aimé Césaire (La Tragédie du roi Christophe, Présence africaine,1963)… C’est donc naturellement, mais pas tant que ça, qu’Edouard Glissant est dans cette histoire qui commence avec la seconde guerre mondiale. Il y est parce qu’il s’est voulu concerné par l’aventure qui commençait, parce qu’il y fut acteur intellectuel (j’ai envie de dire sujet intellectuel, dans les débats de l’époque), parce qu’il accompagna Kateb, parce qu’il est, aujourd’hui, « la question qui reste dans la gorge » de la postindépendance. Il signe le Manifeste des 1217 C’est pour tout cela et pour les lectures qu’il reste à faire, que je vous propose cette mise en échos, à partir de quelques questions, de mots, de remarques. J’y reviendrai Avant-propos Avant de commencer, je voudrais raconter une anecdote. Il y a un mois, je participais au colloque Kateb Yacine qui se déroulait à Guelma, les 27 et 28 octobre dernier. Colloque exceptionnel pour commémorer l’anniversaire de la disparition de l’écrivain, en dehors du colloque Kateb Yacine, qui se déroule chaque année, depuis 5 ans maintenant. Le colloque a été créé par une association, animée par des hommes de la tribu de Kateb, des enfants de Keblout, l’ancêtre éponyme, et des habitants de Guelma. Pour cette année, pour la vingtcinquième année de la mort de Kateb, l’Université a voulu co-organiser la manifestation. Cela s’est déroulé dans la belle salle de conférences de l’Université du 8 mai 1945. Cela nous changeait du petit théâtre de la ville, construction coloniale, réaménagé dans le pur style postindépendance (couleurs agressives du velours et fleurs en plastique). Deux remarques : on a reproché à l’animateur de l’association d’avoir accepté la délocalisation du colloque. Il fallait que cela reste dans la ville. Effectivement, il n’y avait plus le public habituel, des gens de la ville, qui avaient tous le sentiment d’être liés à Kateb et à son œuvre, soit par des liens tribaux, soit par un engagement poétique. L’autre remarque c’est que Kateb gène, pose problème. Il est poète, écrivain, incontestablement, ça personne ne peut le nier, ni même diminuer l’importance de son oeuve. Mais il dérange : il conteste la dimension et les pratiques religieuses et le disait. Il fait remonter à une histoire encore plus ancienne que l’histoire officielle, celle de l’amazighité, si profonde, et qui vient bousculer le mythe de l’origine arabe que l’histoire officielle a fabriqué, pendant une vingtaine d’années, de 1962 à 1980, quand les manifestations d’avril ont tout remis en cause. Enfin, il est contre l’arabisation… Kateb dérange dans la fabrique de l’identité arabe et dans le roman national. Je reviendrai làdessus. Le Manifeste des 121, exactement « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », est signé par des intellectuels, écrivains et artistes et publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté. Les signataires déclarent notamment : « Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien. - Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d'apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français. - La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres ». . 7 5 Kateb dérange, à plus d’un titre c’est ce que raconte notamment Zebeida Chergui dans la présentation du recueil de pièces de théâtre Parce que c’est une femme (Editions des Femmes / Antoinette Fouque, 2004) Kateb dérange, à plus d’un titre, mais il est poète et ça, personne ne peut le contester, ni totalement l’oublier. Il ce corps-poème qui habite le paysage culturel d’un pays qu’il a contribué à faire comme terre de poème et terre de liberté. C’est du côté de cette étroite conjugaison entre histoire et poésie que je voudrais, ce soir, éveiller quelques échos entre deux œuvres et leurs auteurs. Kateb Yacine et né en 1929 et Edouard Glissant le 21 septembre 1928. Ils arrivent à Paris à la même période : en 1946 pour Glissant en 1947, pour la première fois pour Kateb. Ils arrivent, là où ça se passe écrira Kateb, « dans la gueule du loup ». Parce qu’ils sont du même moment Kateb et Glissant furent du même temps, au commencement, au moment de leur entrée en littérature, au temps des luttes de libération des peuples colonisés. Ils sont du même monde, celui des ruptures et des moments guéables : langues et écritures, terres et mémoires, généalogies toujours fluctuantes et rompues, paysages et histoires… Je voudrais, en tenant compte de leur irréductible originalité de poètes qui bouleversent le monde, retenir, comme un abécédaire hasardeux et tronqué, quelques mots et éclats de textes qui, aujourd’hui encore ne cessent d’ouvrir des itinéraires, de poser des questions, qui furent celles des colonisés avant de devenir celle du monde, les questions du Tout-Monde… les questions qui ne cessent d’habiter notre imaginaire. C’est dans ce sens que je vous ai raconté l’anecdote ci-dessus et je suis sûre que l’on peut retrouver d’autres histoires qui disent l’irréductibilité pour l’un ou pour l’autre… Kateb et Glissant, comme Frantz Fanon et Jean Amrouche, Mohammed Dib et Aimé Césaire, Albert Camus et Saint-John Perse aussi… Je vais donc procéder par fragments, parce qu’il n’est pas possible de faire autrement, parce que c’est peut-être l’une des meilleures façons d’approcher leurs œuvres et leurs démarches. La terre, la mémoire Je prendrais comme premier moment de cette réflexion les œuvres inaugurales : Nedjma et La Lézarde. Nedjma et La Lézarde, publiés quasiment au même moment (1956 et 1958), s’inscrivent dans un moment historique fondateur pour les littératures d’expression française, comme pour les mouvements de libération, quelles qu’en soient les formes. Ce moment est dans la suite la seconde guerre mondiale, que ce soit le commencement de l’écriture de Nedjma ou le temps du récit, Nedjma et La Lézarde. Je dis « suites » et non « lendemain », car une autre guerre commençait aux colonies. Plusieurs parallèles possibles entre les deux romans : des jeunes gens, des militants, décident, comme dit Frantz Fanon que « ça ne peut plus durer ». La décision est plus claire dans le roman de Glissant alors que dans Nedjma il y a une sorte de logique de l’histoire qui prend dans l’élaboration littéraire la figure de la fatalité. Ce mot est dans les deux romans - notamment pour parler de Nedjma, dont Kateb lui-même dira qu’elle symbolise le pays « Je voulais en effet atteindre une sorte d’accouchement, parce qu’à ce moment-là le sang coulait. En posant la question algérienne dans un livre on pouvait atteindre les gens au cœur ». 6 - dans le roman de Glissant, je lis cette phrase à propos de Gavin et Taël, quand ils vont prendre une barque pour descendre La Lézarde et rejoindre la mer : « Ils vont droit, pesants, deux masse de fatalité » p. 145 Cette fatalité prendra, dans les romans d’expression française de cette époque, figure mythique, celle de l’héritage de l’ancêtre ou de « l’ogresse au sang obscur ». Glissant note : 145 – Une histoire inévitable, comme La Lézarde, comme la mer… Cette histoire inévitable, c’est l’homme saisi par ce qui se passe, soit immédiatement soit parce que c’est son monde. Lakhdar, en sortant de l’internat, où il était, lui relativement privilégié, fils d’avocat : Fallait pas partir. Si j’étais resté au collège, ils ne m’auraient pas arrêté. Je serais encore étudiant, pas manœuvre, et je ne serais pas enfermé une seconde fois, pour un coup de tête. Allai rester au collège, comme disait rester le chef de district. On a ici la narration « convenue », syntaxe, et lexique, avec ce fameux conditionnel, dont l’écriture jouera: Mustapha récite sa leçon : … si mon père n’était Arabe, il eût été maréchal ; oui, j’en suis au subjonctif ; un excellent élève, voilà ce que je suis ; je dépasse tous les Français de ma classe, et je réponds à l’inspecteur ; l’institutrice m’a donné un portrait du maréchal Pétain8. (p. 199) Fallait reste au collège, au poste. Fallait écouter le chef de district. Mais les Européens s’étaient groupés. Ils avaient déplacés les lits. Ils se montraient les armes de leurs papas. Y avait plus ni principal ni pions. L’odeur des cuisines n’arrivait plus. Le cuisinier et l’économe s’étaient enfuis. Ils avaient peur de nous, de nous, de nous ! Les manifestants s’étaient volatilisés. Je suis passé à l’étude. J’ai pris les tracts. J’ai caché la Vie d’Abdelkader9. J’ai ressenti la force des idées. J’ai trouvé l’Algérie irascible. Sa respiration… La respiration de l’Algérie suffisait. Puis l’Algérie elle-même est devenue… Devenue traîtreusement une mouche. Mais les fourmis, les fourmis rouges . Les fourmis rouges venaient à la rescousse. Je suis partie avec les tracts. Je les ai enterrés dans la rivière. J’ai tracé sur le sable un plan… 8 Kateb Yacine, Op. Cit. , p. 199. Charles Henry Churchill, The Life of Abdel Kader, Ex-sultan of the Arabs of Algeria Charles-Henry Churchill, La vie d'Abdelkader, Londres, dernière traduction, introduction et notes de Michel Habart. Enal 1991. 9 7 Un plan de manifestation future. Qu’on me donne une rivière, et je me battrai. Je me battrai avec du sable et de l’eau. De l’eau fraîche, du sable chaud. Je me battrai. J’étais décidé. Je voyais donc loi. Très loin. Je voyais un paysan arc-bouté comme une catapulte. Je l’appelai, mais il ne vint pas. Il me fit signe. Il me fit signe qu’il était en guerre. En guerre avec son estomac. Tout le monde sait… Tout le monde sait qu’un paysan n’a pas d’esprit. Un paysan n’est qu’un estomac. Une catapulte. Moi j’étais étudiant. J’étais une puce. Une puce sentimentale… Les fleurs des peupliers… Les fleurs des peupliers éclataient en bourre soyeuse. Moi j’étais en guerre. Je divertissais le pays. Je voulais qu’il oublie sa faim. Je faisais le fou. Je faisais le fou devant mon père le paysan. Je bombardais la lune dans la rivière (p. 49-50). Comment raconter ? Non pas tant comment rapporter l’événement que comment en saisir et en restituer l’importance, et ce qui s’y joue de rupture et de fondation ? On a à la fois le récit de la manifestation mais une nouvelle façon de le dire. A ce moment nulle autre façon de dire que la parole-poème qui peut approcher les multiples significations de la marche. Même des lieux de mémoire, comme La Lézarde, le Rummel, qui a un jumeau, là-bas en Andalousie : Rachid est installé au-dessus du gouffre L’homme et l’oued confrontés par l’abîme (…) le Rummel n’ayant jamais reçu la primeur de l’orage sous le roc où l’avait cruellement précipité sa naissance en l’éloignant de l’Atlas vers la mer en modifiant son cours. Car l’oued évadé qui coule au littoral n’est qu’un pseudo-Rummel devenu le Grand Fleuve, l’oued et-Kebir, en souvenir de l’autre fleuve perdu : le Guadalquivir que les Maures chassés d’Espagne ne pouvaient transporter avec eux ; Guadalquivir, oued el-Kebir, le fleuve abandonné en Espagne se retrouvait au-delà du Détroit, mais vaincu cette fois, traqué sous le Rocher, comme les Maures chassés d’Andalousie (…) Nedjma, Points, p. 168. Paysages en échos d’histoire, en un réseau d’appels et de rappels. Le paysage n’est pas celui que je vois. C’est aussi ceux qu’il recouvre, ici ou ailleurs. Retenir que ce qui est en premier est le paysage (j’en ai parlé plus haut). Cette mise en échos est, me semble-t-il, l’un des principes de l’écriture théâtrale de Kateb. C’est ainsi que les histoires se recoupent, se rencontrent, et les personnages aussi. On est loin des logiques historiques. On est dans des dynamiques poétiques. Il en est de même des villes, Bône traîne le fantôme d’Hippone qui se profile derrière elle et Carthage n’est pas loin. Constantine ne peut faire oublier Cirta, qui recouvre peut-être un nom encore plus ancien nous dit Kateb. Ce moment historique coïncide, je le rappelle, avec une révolution poétique dans les littératures d’expression française en pays dominés. Que l’on pense à d’autre textes de rupture avant d’être de fondation (ils sont d’abord rupture et deviennent fondateurs parce qu’ils ouvrent des perceptives nouvelles), comme celui du Cahier d’un retour au pays natal de Césaire…ou la revue Tropiques qui est lancée en 1941( c(f plus haut). 8 Il faut prendre la mesure de ce moment, politique au sens de penser le monde comme le dit Césaire dans la présentation de la revue Tropiques, et poétique, au sens d’un nouvel imaginaire du monde, d’un imaginaire de l’inouï, pour un verbe réinventé. L’histoire tourne autour de la terre, et de sa possession. La terre si lourde, comme métaphore et symbole de la dépossession coloniale. « Votre pourriture de terre… Elle est là, dans ma poche… Mise en morceaux !... Débité… » (La Lézarde, p. 146) « La Lézarde : c’est moi Gavin l’homme qui fait les routes ! « (p. 145) Le paysage, l’histoire Le paysage, c’est « le pays réel » (Edouard Glissant), c’est aussi le lieu d’un imaginaire, lieu imaginant en même temps qu’imaginé. Et c’est là que le discours colonial et son imagination étriquée sont déjà dépassés. Pour la poésie, Edouard Glissant précise que La première dimension est celle du paysage. Elle est, bien sûr, capitale parce que, dans cette relation des cultures du monde, et en particulier dans cette relation entre colonisés et colonisateurs, l’espace est un des éléments fondamentaux. Quand on ne maîtrise pas, qu’on ne fréquente pas librement son espace, qu’entre le paysage et vous il existe toute une série de barrières qui sont celles de la dépossession et de l’exploitation, la relation au paysage est évidemment limitée et garrottée. Par conséquent, libérer la relation au paysage par l’acte poétique, par le dire poétique, est faire œuvre de libération10. Jacques Berque reprend l’analyse de Marc Bloch (Les Caractères originaux de l’histoire rurale française, 1931, p. 201 sq.) et parle « du paysage moral européen. L’économie industrielle, par la généralisation des fourrages artificiels, rompt l’équilibre immémorial des pâtures et des labours. Elle abroge la rotation des sols, les droits de dépaissance, et tout ce que cela implique d’harmonies communautaires. Elle dissipe ainsi un ordre naturel, ou tout au moins qui remontait très haut, peut-être à l’âge néolithique. C’est le sens même du terroir, du bourg, avec ce qui s’y attachait de comportement collectifs, qui se trouve dès lors perturbé11 » J. Berque, « Nouveau supplément au voyage de Bougainville », Dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 110-111. La dépossession coloniale n’est pas seulement un accaparement des terres, c’est aussi la rupture d’une relation des hommes entre eux et la nature. C’est dans ce sens que se développe tout un volet du Discours antillais. Le paysage de la plantation, qui s’est mis en place et développé dans une violence extrême, celle de l’esclavage, a dû s’inventer avec les esclaves et la nature, avec cette opposition entre la plantation et le morne, et ce lieu intermédiaire du champ comme lieu de négociation. Dans La case du commandeur, la mémoire de la terre court sur la plantation, en explore le paysage, fait l’inventaire des tourments, et tisse l’imaginaire du conte. Puis Edouard Glissant ouvrira la réflexion, en étoilements et échos, à l’entour, de plus en plus large. 10 Entretien avec Philippe Artières, « « Solitaire et solidaire » Entretien avec Edouard Glissant », Terrain [En ligne], 41 | septembre 2003, mis en ligne le 23 mai 2005, consulté le 19 novembre 2014. URL : http://terrain.revues.org/1599 ; DOI : 10.4000/terrain.1599. 11 J. Berque, « Nouveau supplément au voyage de Bougainville », Dépossession du monde, Seuil, 1964, p. 110-111. 9 Pour Kateb, l’opposition n’est pas seulement celle qu’inscrit la dépossession coloniale, c’est aussi celle qui est entre la nature telle qu’elle a été configurée, entre nomades et sédentaires, depuis des temps anciens (que le roman katébien fait remonter aux temps des Hilaliens, au 11ème siècle, des tribus nomades, venues d’Egypte où elles avaient repoussés d’Arabie où leurs ils étaient considérés comme dérangeants de l’ordre central par leurs « pillages », etc. ) et la modernité technicienne dont la colonisation s’était proclamé le vecteur, mais qui se profilait avant l’Expédition d’Alger, avec les « Maures des lumières », comme Hamdan Khodja12. Dans le roman, l’opposition entre les manœuvres (Ouvriers peu qualifiés qui exécutent des tâches non spécialisées, ceux qui travaillent de leurs mains) et Mr Ernest, le chef du chantier, reprend cette opposition. Les manœuvres creusent des tranchées, dont ils n’ont pas à connaître la finalité, dont ils ne décident pas de la finalité. Configuration courante de la dépossession des colonisés de leur devenir. Mais un autre drame se joue, qui participe d’ « une logique souterraine » (Berque, p. 107). Et c’est la relation à la terre, la confrontation entre deux poétiques de la terre, en même temps que c’est une opposition de deux projets politiques. La confrontation physique entre Lakhdar et Mr Ernest, qui se joue en deux scènes, a été étudiée comme une des-écriture de la scène du meurtre dans L’Etranger de Camus. Je ne renie pas ces lectures, mais je ne situe à côté de la radicalité de leur univocité (Un colon tue un Arabe parce qu’il peut le tuer, parce que le système colonial le lui permet et le jugement du meurtrier ne portera pas tant sur le meurtre lui-même mais plutôt sur l’insensibilité de Meursault). M’intéresse davantage le « drame »13 de la terre. Drame ! Que l’on remonte à l’étymologie du mot et l’on retrouvera la dynamique d’un sens qui s’est transformé ! On peut retrouver le sème de faire, d’action. Le drame c’est ce qui est donné à voir sur scène comme un faire, par opposition à ce qui, dans le théâtre grec, était chanté. Ameziane sait pas mal de choses ; il sait l’histoire du soldat Ernest, promu sousofficier, magasinier en Tunisie, cuisinier en Italie : « C’est dans l’armée qu’il a gagné l’argent de la villa » ; et les autres ouvriers savent aussi pas mal de choses : « … Jamais un jour de prison, et il a failli avoir ses galons mais il a dit qu’il abandonnait ses droits, et il n’a pas insisté pour qu’on le réforme. A cause des rhumatismes ;3 Mr Ernest est contremaître du même chantier, pour le même patron, depuis dix ans ; la guerre ne l’a pas beaucoup changé (…) - C’est un marché couvert qu’on est en train de construire (p. 43) 12 Hamdan Khodja a publié le premier texte en français en 1984 : Le Miroir. Il y développe un plaidoyer pour son pays. Il était sensible à l’esprit des Lumières… 13 Drame : Sens étymologique : du grec drama = action. Le mot a connu une évolution à travers les siècles. Dans l’Antiquité : drame = action (sens étymologique). Il existait dans les tragédies antiques deux parties : une partie lyrique (chants du choeur) et une partie dramatique (Ex. Les différents épisodes de la pièce joués par les acteurs) Au XVIIème siècle, drame = théâtre Au XVIIIème, drame = genre sérieux. Ex. drame bourgeois (ou comédie sérieuse) Au XIXème, drame = toute pièce ce qui échappe aux règles classiques . Ex. Le drame romantique. Au Xème, drame = toute oeuvre écrite pour la scène. 10 M. Ernest s’approche à pas de loup. La bienveillance éclaire son visage à la barbe épaisse. - Alors, qu’est-ce qu’on raconte ? Ameziane prend son élan, le crochet au-dessus de sa tête ; il a l’air de n’avoir pas compris, tout en tenant le contremaître en respect par le seul fait de soulever le crochet ; tous les manœuvres se sont mis au travail immédiatement (…) Lakhdar est penché sur une pierre de taille qu’il considère avec la gravité d’un archéologue (…) M. Ernest feint d’ignorer toute la mise en scène. Il persiste à dévisager Ameziane (…) - Rien, fait Ameziane, dans un souffle qui accompagne la chute du crochet. L’outil s’est incrusté à près de cinquante centimètres de la tranchée ; la terre est arrachée au niveau voulu, d’un seul bloc marge et mince. Ameziane sourit ; le maître crochet qu’il vient de donner s’impose à la manière d’une cérémonie digne du respect de tous (la plupart des ouvriers s’arrêtent pour le regarder), sauf de M. Ernest : - Mais pourquoi vous taisez-vous quand j’arrive ? Alors je suis un imbécile ? - Loin de là, susurre Lakhdar. M. Ernest frappe Lakhdar à la tête, avec le mètre qu’il a en main (p. 44). L’acteur principal du drame est d’abord Ameziane: il est là pour sortir son père de prison. Le père a été spolié de sa terre et a tué son spoliateur Ameziane est celui qui a la mémoire de la colonisation, mais à l’échelle du local. Face au discours colonial se dresse cette mémoire. Il lève son crochet et donne « un maitre coup », à cinquante cm des pieds du contremaître. Ainsi est signifiée, dans un geste d’une violence qui traverse le texte. A la superficialité s’oppose l’enfoncement dans la terre. Rituel ancien, la terre blessée demande réparation14 symbolique et que soit réaffirmée une relation dont la mémoire plonge dans un avant que seule l’intuition poétique (Glissant, Kateb) permet d’approcher. C’est ici que paysage et territoire touchent l’un à l’autre. Le paysage, c’est ce qui est appréhendé par le regard (ou qui est représenté ou qui sert de cadre…). C’est ce qui est là, devant celui qui regarde, qui façonne le regard (qui peut irruer dit Glissant), lui fait reconnaître et retrouver un autre paysage. On comprend alors que pour Glissant, le paysage soit premier dans la définition de poésie : La première dimension est celle du paysage. Elle est, bien sûr, capitale parce que, dans cette relation des cultures du monde, et en particulier dans cette relation entre colonisés et colonisateurs, l’espace est un des éléments fondamentaux. Quand on ne maîtrise pas, qu’on ne fréquente pas librement son espace, qu’entre le paysage et vous il existe toute une série de barrières qui sont celles de la dépossession et de l’exploitation, la relation au paysage est évidemment limitée et garrottée. Par conséquent, libérer la relation au paysage par l’acte poétique, par le dire poétique, est faire œuvre de libération15. Enfin le poème Le paysage, le pays (celui qui est nommé bled ou douar ou plantation…) que l’on appréhende par le regard et avec lequel on a une relation du senti et de la mémoire ne peut être réduit au Je pense ici au rituel qui précédait les labours : une bête, généralement un bœuf, est achetée par tous les hommes descendant d’un ancêtre éponyme. La bête est laissée libre de circuler dans les champs tout l’été. En automne, au moment de commencer les labours, le bœuf est immolé là où il s’est arrêté. La viande est ensuite partagée entre tous les foyers de la communauté. 15 Entretien avec Philippe Artières, Ibid. 14 11 cadre des narrations exotiques qui proposent une traversée, jamais une halte et encore moins un enracinement. Dans l’entretien avec Philippe Artrières, Edouard ajoute deux autres dimensions de la poésie La deuxième dimension est celle du temps. On revient là, tout de suite, aux rapports des cultures du monde entre elles, à un phénomène fondamental dans les colonialismes : le colonisateur prive le plus souvent le colonisé de sa mémoire historique, de la capacité de comprendre les événements et leurs causes. Par conséquent le rapport au temps par le biais du rapport à l’histoire, à la mémoire historique devient fondamental du point de vue politique et poétique. Par exemple, pour nous Antillais qui avons subi une forme bien particulière de colonisation dont l’acmé, l’expression ultime et majeure, a été l’assimilation à la culture française, à l’histoire de France, etc., la mémoire historique qui a été rabotée, usée, corrodée par l’acte colonisateur se présente comme un chaos. Il n’y a pas de linéarité temporelle dans la mémoire historique du colonisé mais une espèce de chaos dans lequel il tombe et roule ; c’est pourquoi je dis toujours que « nous dévalons les roches du temps ». Dans notre mémoire collective un événement peut se dérouler aujourd’hui et être immédiatement rejeté dans notre inconscient collectif, comme il peut s’être passé il y a quatre siècles et resurgir avec une lumière et une force extraordinaires. Du point de vue littéraire, je dis souvent que nous n’aurions pas pu construire cette cathédrale monumentale que Proust a réalisée avec « A la recherche du temps perdu » parce que notre temps est, en somme, un temps éperdu. A la relation au paysage « garrottée » vient s’ajouter la dépossession de la mémoire historique. Cette situation a une répercussion sur la création littéraire. Le temps vécu et imaginé est un temps « éperdu », caractérisé par « la crainte et la passion », qui peut « disparaître, se confondre et de dissoudre dans un environnement16 ». On touche peut-être ici à une caractéristique du traitement du paysage des textes d’expression française des années 50-70 : le paysage n’est pas vraiment décrit. On y reconnait des traits qui connotent plus qu’ils ne décrivent, qui éveillent en échos d’autres lieux. La description du paysage ne peut être étale, elle doit être à la mesure du chaotique. C’est ainsi que la ville (Cirta-Constantine chez Kateb) n’est décrite, ne peut être décrite. Le poète, dans son geste de création, touche à une métamorphose du monde qui s’ouvre, sans fin, imprévisible. Glissant écrit : Les pays accourent, se bousculent. La liste, la bienheureuse liste, la bienheureuse liste, distribuée dans toute la masse de poésie, semble inépuisable. Mais elle n’est pas d’universel. A savoir qu’elle n’affine aucune idée généralisante à partir de chacun de ces lieux (l’universel n’est pas dans le particulier, c’est nous qui l’y mettons ou l’y supposons), ces sortes de listes parachèvent ce qui consacre la parole – l’action – de tout poète, l’accumulation tourmentée de la Totalité du monde, oui, l’écho fragile et ineffaçable du Tout-Monde Ce n’est pas là un dictionnaire géographique, c’est l’enlacement inextricable d’une généalogie primordiale, qui frappe à nos rêves pas d’idée généralisante, l’enfouissement tumultueux du malheur et de la terrible crispation des peuples. Les pays que voici accumulés fréquentent les marécages, chavirent, chavirent, bravent les assassins, ils sont violents, bossus, ils crachent, frénétiques, aigris. Disons-le, ils 16 Cf. Trésor de la langue française et Littré, Lexilogos, dictionnaire en ligne 12 vivent du grondement souterrain qui mord au plus profond de notre réel, et que le poète fréquente. Leur rythme est celui du poème 17. Edouard Glissant peut enfin ici approcher, expliciter, ce qu’il a pratiqué en intuition de poète, et que tout poète trouve au commencement de tout acte poétique. La troisième dimension est évidemment tout aussi importante à partir du moment où on conçoit le processus poétique et politique dans cette espèce de globalité qu’est le monde actuel tel qu’il nous a été légué par les histoires des colonisations : c’est celle du langage. Car, ou bien les langages des peuples colonisés ont été refoulés dans un usage dérisoire – non pas dans un usage de connaissance –, ou bien il s’est formé des langages nouveaux que nous appelons les langages créoles. Nous avons mis beaucoup de temps à comprendre que ces langages avaient un intérêt fondamental car ils étaient des « langages de langages » et non des langages originels, et que ces langages présageaient ce qui se passe à l’heure actuelle où les langues du monde se créolisent mutuellement. Pour finir l’élan du poème Glissant, comme Kateb, se reconnait en poète. Tous deux sont poètes avant tout, poètes nés au poème au un moment où l’histoire du monde connait un tournant imprévisible, celui des luttes de libération. Je reprendrai ici ce que déclare Glissant S’agissant de poésie et de politique, je crois avoir toujours obéi à un instinct qui me portait d’abord à considérer que l’objet le plus haut de la poésie était le monde : le monde en devenir, le monde tel qu’il nous bouscule, le monde tel qu’il nous est obscur, le monde tel que nous voulons y entrer. En matière de politique, ma référence la plus haute était aussi le monde, non pas le monde conçu comme l’internationale des prolétaires, mais comme lieu de rencontre, de choc des cultures, des humanités. Bien évidemment, la rencontre la plus fondamentale fut le colonialisme. Il fallait régler d’abord le problème du colonialisme, celui d’une situation dont on avait hérité depuis le XIXe siècle, qui faisait coexister des nations colonisées, opprimées et des nations colonisatrices. Pour moi, la poésie et la politique étaient intimement liées par cette référence au monde18. Régler d’abord… non par simple souci chronologique mais pour rétablir l’équilibre rompu. Ce que l’on a nommé engagement du poète n’est pas choix mais nécessité. Kateb Yacine avait raconté ce qui s’est joué en mai 1945 : Avant 1945 je n’avais aucune conscience de ce qui se passait dans le pays, j’étais un écolier, je vivais dans la poésie, dans les livres : je ne comprenais nullement ce qui se passait autour de moi19. 17 18 19 La Cohée du Lamentin, Gallimard, 2005, p. 205 Entretien avec Philippe Artières, Ibid. Révolution africaine, N°1, 2 nov.1963 13 J’ai découvert alors les deux choses qui me sont les plus chères, la poésie et la révolution20. Comme Glissant, pour lui poésie et politique, les deux dans leur plus haute acception, sont liées, la première comme imaginaire du monde et la seconde comme révolution. Mais est-ce tout ? Kateb a toujours su qu’il sera poète, car il est poète. L’histoire (est-ce une figure de notre temps du destin, de la fatalité ?) a donné cette forme particulière que prendra l’œuvre poétique, mais elle ne résout pas le mystère du poème. Je suis poète. Il s’agit d’une inclination irréductible et naturelle à la poésie, qui m’a possédé depuis que je suis très jeune. (…) tout a commencé par la poésie21. La poésie katébienne n’oubliera jamais sa source maternelle, son « ensouchement » du côté de celle qu’il appelle la « folle très géniale » Je suis né d’une mère folle très géniale ; Elle était généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le massacre (8 mai 1945) je l’ai vue devenir folle. Elle la source de tout (…)22. Le verbe de la mère, qui était un théâtre vivant, était traversé par des traces dont l’origine se perd et qui ont à voir avec la poétique arabe et la figure du poète amazight. L’auteur de Nedjma dans la préface au livre de Fadhma Ait-Mansour23 (la mère du poète Jean Amrouche) s’adresse à la « jeune fille de (sa) tribu ». Celle-ci avait conscience du rôle de la mère, et de l’ascendance maternelle, dans le destin du poète : Pour lui (il s’agit de Jean Amrouche), j’ai écrit cette histoire, afin qu’il sache ce que ma mère et moi avons souffert et peiné pour qu’il y ait Jean Amrouche, le poète berbère24. Kateb a dit à son tour, comme tant d’autres poètes, l’appartenance commune à la tribu des clairchantants25, et la transmission par la mère du souffle du poème. Passage par l’antre obscur du ventre, par la grotte des origines et par le chaudron tribal où Nedjma se remet au monde, corps et voix renouvelés. Jean Amroucheest, lui aussi. L’homme dont la vie n’est pas séparée de la vie de la mère (et qui) est naturellement poète, et l’enfance en lui se perpétue à travers les mues successives de l’organisme et de l’esprit26. Car l’appel du poème dépasse le poète, détermine toute sa vie. C’est ce qui est arrivé au poète kabyle Si Mohand ou M’hand27 qui, lors de la répression du soulèvement de 1871, n’échappa à la condamnation à mort que parce qu’il était trop jeune (l’histoire de Kateb Yacine, qui aurait pu être fusillé en mai 1945, n’est pas donc la première du genre!). Un ange, autre figure 20 Nouvel Observateur, 18 janv. 1967. Kateb, Yacine, Le poète comme un boxeur. Entretiens 1958-1989, Paris, Le Seuil. 22 Kateb in Ghania Khelifi, Eclats de poèmes, Alger, Enag Editions, 1990. 23 Fadhma Ait Mansour, Histoire de ma vie, Maspero, 1968, rééd. La Découverte, 1991. 24 Ibid. p. 195. 25 Le clairchantant est le poète qui saisit – qui est saisi par – le monde et sa densité. La notion a été employée par Jean Amrouche pour sa présentation, Chants berbères de Kabylie, Tunis, Monomotapa, 1939, Reed. Paris, Charlot, 1947. 26 Jean Amrouche, Chants berbères de Kabylie, Ed. bilingue, préface de Mouloud Mammeri, textes réunis, transcrits, présentés et annotés par Tassadit Yacine, Paris, L’Harmattan, 1988. Première édition, Tunis, Monomotapa, 1939, rééd. Paris, Charlot, 1947. 27 Mouloud Mammeri, Les isefra de Si-Mohand, Maspero, 1969, Reed, 1982. 21 14 du djinn du cha’ir de l’Arabie anté-musulmane, lui désigne sa vocation - comment dire autrement ce qui ne peut être dit avec précision ? Il sera poète, absolu, et ne parlera plus qu’en mots de poèmes. Aux autres de ramasser et de transmettre. Le mystère de la naissance au poète est dans toutes les œuvres fondamentales. C’est encore Jean Amrouche qui écrira : Je n’ai rien dit qui fût de moi, Ah ! dites-moi l’origine des paroles qui chantent en moi ! On peut que Kateb dire se situe dans la tradition des clairchantants, tout en étant pleinement dans l’aventure poétique de son temps. C’est là –cela peut se faire ailleurs, tant les échos sont nombreux et confluent ! – que peut se faire le retour-détour vers Edouard Glissant : Le Poète se lève, il soulève avec lui le monde. Fonction que dès le début il se connaît. Souffrance et joie qu’il partage en lui. Je voudrais revenir, pour mieux suivre ce commencement, à la vocation d’universel dont des commentaires iconisants se sont obstinés à l’accabler. La poésie de produit pas de l’universel, non, elle enfante des bouleversements qui nous changent28 On a ici l’élan du poème, tout autant souffle que geste, qui soulève le monde… Et encore Kateb Yacine, cet extrait que je reprends souvent, car la figure du déserteur est peut-être celle du poète, qui traverse des territoires interdits ou oubliés. Jeté en liberté à la nuit noire, il erre et s’arrête à un rien. A l’ombre de la patrie des morts, toutes les superstitions pleuvent sur lui. Mais les oiseaux de proie ne peuvent que l’attendrir, messagers de l’Incorruptible, à qui, derrière les arbres doublement complices, il se mêle, s’accroche, et pour finir se substitue, si bien qu’il déguerpit. Il erre, il s’éteint comme une science occulte. Sa migration toute provisoire n’a point de but, et la forêt mutine le repousse – inaptes l’une et l’autre à se faire violence, ils ont conclu le pacte du déserteur et de la forêt29. Le poète est celui qui abandonne les lieux qu’on lui a assigné, espace et identité, destin aussi et désespérance. Il porte en lui l’appel du large, de l’espace où rien n’est et où tout peut advenir. Il porte l’ombre du mystère et « se mêle, s’accroche et pour finir se substitue » à l’Incorruptible, à ce qui ne peut être tenu ou retenu et qui, élan et verbe, est le lien au monde. Le poète, comme le déserteur, se fait pérégrin, toujours en partance et jamais arrivé, jamais arrimé. Il embrasse l’espace et jamais ne s’y enracine, à jamais libéré de toute contrainte et pour toujours nostalgique d’un lieu primordial et à jamais perdu. Il parle un verbe à la fois clair car il se fait loi du monde et obscur, qui parle de la part d’ombre, celle de la grotte et de la forêt originelles. La poésie, nous dit Mohammed Dib, est donc inspiration ou n’est pas. S’entend cela qui agit comme une éruption volcanique. Sous la pression du feu central, un volcan crache ses laves. Il s’endort, les larves refroidissent et adoptent des morphologies qui, au-dehors comme en dedans, se feront définitives30. Et encore Glissant : 28 Edouard Glissant, La Cohée du Lamentin, Ibid. Kateb Yacine, « Déserteur », L’Œuvre en fragments, Sindbad, 1986, p. 95-96, publié initialement dans Les Lettres nouvelles, N°2, 1961 30 Mohammed Dib, « Poésie oblige », Europe : L’ardeur du poème, mars 2002, p. 82-83. 29 15 Le poète est celui qui ne va pas surgir de ces profondeurs, comme Faulkner ou Joyce, avec tout un système d’écriture. Il va en émerger avec des poussées, des pulsions, des fulgurances qu’on appelle poèmes et qui sont la seule spécificité qu’on puisse lui accorder. Il resurgit en cri tandis que le romancier resurgit en structure. Le cri est plus difficile car, s’il est toujours possible d’améliorer la structure, quand le cri est là, il est bel et bien là. C’est pour cette raison que Rimbaud, après avoir poussé le cri, n’a pas pu continuer En ce qui me concerne, il m’est devenu possible aujourd’hui de structurer le cri ou de crier la structure. Les deux opérations commencent à être réalisables, ce qui explique qu’il y ait de plus en plus d’écrivains pouvant conjoindre les deux. On peut pousser le cri jusqu’au moment où il rejoint la structure, on peut aussi écheveler la structure jusqu’à ce qu’elle touche au cri. Autrement dit, aujourd’hui il n’y a plus de poète ni de romancier, il y a des poétiques. On peut résumer la chose ainsi : pour moi, le plus haut degré, c’est le « tout-monde », le chaos-monde actuel, c’est ce qui nous est donné et que nous n’avons pas encore exploré. Car, si les explorations terrestres et marines sont terminées, celles des relations des cultures dans le monde ne le sont pas, d’où le rapport fondamental entre politique et poétique31. On peut dégager un certain itinéraire de Glissant, tel qu’il le dégage lui-même : d’abord un temps au cours duquel la poésie, en poussées et pulsions, se distingue du roman qui est du côté de la structure. Puis, l’impossible distinction entre le cri et la structure, entre poème et roman. Et enfin, la posture de Glissant, le tout-monde, le chaos-monde actuel, qui est une interprétation inédite de la jonction poésie et politique. Pour finir, ce que dit Glissant de Kateb, dont il fut l’ami. Il répond à la question : -Quel est le pouvoir de la poésie ? Comment cela s’est-il passé par exemple en Algérie ? -E. G. : Cela s’est passé d’une manière terrible. Le seul grand poète algérien est Kateb Yacine. Il touchait en effet au fond du problème car, dans Nedjma, le contexte, l’atmosphère, le mobile sont la guerre d’Algérie. Pourtant Nedjma n’est pas un roman sur la guerre ; ce qu’il cherche, c’est même une source ante-islamique mais qui ne soit pas pour autant une source d’identité pure, exclusive. Il est d’ailleurs extraordinaire que la mère de l’héroïne Nedjma – mot qui signifie étoile et symbolise l’Algérie – soit une Française juive. Autrement dit, le poète pose dès le départ la question des origines : est-il juste de dire qu’on possède une origine, une pureté de race ? Kateb Yacine fracasse tout cela. Or, « Nedjma » est probablement le plus grand livre de la révolution algérienne et Yacine avait bien prévu les erreurs de l’ALN quand elle a été au pouvoir. Dans tous ses autres livres, on trouve déjà tous ces éléments et c’est pour cette raison que sa pièce « Le Cadavre encerclé » a été interdite par le gouvernement français et que nous avons été obligés d’aller la jouer à Bruxelles32. 31 32 Edouard Glissant, Entretien avec Philippe Artières, Ibid. Le Monde.fr | 04.02.2011 à 09h53 | Propos recueillis par Propos recueillis par Frédéric Joignot 16