Meurtre dans un jardin anglais Peter Greenaway
Transcription
Meurtre dans un jardin anglais Peter Greenaway
Février 2008 Peter Greenaway Le cinéma, art du trompe-l’œil Fiche d’analyse de film Anthony HIGGINS, Janet SUZMAN, Anne-Louise LAMBERT, Hugh FRASER, Neil CUNNINGHAM Meurtre dans un jardin anglais Angleterre. • 1984 • Couleurs • 1h44 Scénario Photographie Montage Musique Peter GREENAWAY Curtis CLARK John WILSON Michael NYMAN 162 L’histoireHistoire Nous sommes en Angleterre dans l’année 1694. Installée à Compton Anstey, la famille Herbert vit entourée d’invités et de piqueassiettes. Les journées passent dans un ennui sans cesse renouvelé, ponctuées uniquement par les promenades langoureuses dans les jardins, et les soirées dans l’échange de bons mots et de potins. Incapables d’ignorer les modes de la cour, malgré la distance qui les séparent de la capitale, ils se pavanent dans des vêtements et des perruques dernier cri, le visage couvert de poudre blanche comme des clowns. importante : c’est la dame qui fixe les rendezvous galants. Avec ce nouveau contrat, la position de Neville change radicalement. La présence de la jeune dame, plus consentante, plus désirable que sa mère, arrive enfin à piquer la curiosité de l’artiste et ainsi à brouiller les pistes. Flatté, Neville se perd dans ces intrigues, inconscient du piège qu’on lui tend. Dès que le corps de M. Herbert est retrouvé dans l’étang du jardin, les rangs se resserrent, et les médisances à son égard se multiplient. M. Herbert ne pense qu’à partir à Southampton pour y jouir de plaisirs lascifs, tandis que Mme Herbert attend d’être débarrassée de son époux. Quant à Mme Talmann, leur fille, récemment mariée à un allemand vaniteux, elle s’amuse à jouer à l’intrigante. Enfin libérée de son mari, Mme Herbert cherche, avec le concours de sa fille, à persuader un jeune artiste à succès, M. Neville, à faire douze dessins de sa maison, soi-disant pour offrir à son mari. Peu enclin à accepter, le jeune homme exige en plus de ses honoraires la jouissance de la personne de Mme Herbert. Celle-ci accepte. Le travail commencé, Neville impose chaque jour un régime draconien aux maîtres et aux domestiques et convoque, selon son humeur, Mme Herbert afin qu’elle honore leur contrat, malgré son dégoût grandissant. Bientôt, des bribes de conversation laissent entendre qu’une intrigue mystérieuse se prépare. Au même moment, des éléments nouveaux apparaissent dans le décor des scènes dessinées : une échelle, une paire de bottes, une veste déchirée sur un mur… Neville reste perplexe : doit-il les inclure ou exiger leur disparition ? Au bout de quelques jours, Mme Herbert, fatiguée des sévices imposés par le jeune homme propose de casser le contrat. Mme Talmann, sa fille, ouvre un nouveau front. Elle engage l’artiste dans de longues conversations au sujet de la disparition probable de M. Herbert. Reviendra-t-il ? N’est-il pas mort ? Qui l’aurait tué ? En effet, certains détails observés dans les tableaux de Neville se révèlent être des indices d’un crime qui pourrait se retourner contre l’artiste. A son tour, elle invite Neville à entrer dans un nouveau contrat dont les conditions sont semblables avec toutefois une nuance Son contrat accompli, Neville quitte Compton Anstey tandis que la maison Herbert entre en deuil. En son absence, les intrigues reprennent de plus belle. La veuve se voit menacée par M. Noyes, l’avoué de son mari. Celui-ci se sert des dessins pour colporter une autre interprétation des faits et, par une astucieuse manipulation de M. Talmannn, il prépare le dernier revirement. Neville revient à Compton Anstey, à l’invitation de Mme Herbert, et accepte de faire un nouveau dessin mais, à la tombée de la nuit, des figures masquées viennent l’accuser du meurtre de Monsieur Herbert et du viol de Madame Herbert. Se portant juges et jurés, elles l’abattent et le tuent, laissant le corps flottant parmi les ombres de l’étang. Pistes de réflexion monde de Greenaway de Greenaway • LeLe monde Les films de Peter Greenaway, dont celuici est le premier long métrage, sont parmi les plus denses de sa génération. Ce réalisateur passionné d’art et d’histoire se permet de remplir son œuvre d’une masse importante, voire imposante, de références culturelles, historiques, artistiques, littéraires et sociales. Bien que la période de référence choisie soit le XVIIe, le scénario reste typique du roman policier du XXe siècle, évoquant les mystères des maisons rurales si chères à Agatha Christie. Avec une grande précision, Greenaway reconstitue non seulement les intérieurs, mais aussi les mœurs et les personnages, ne laissant rien au hasard, et surtout pas les intrigues à tiroirs. Les acteurs, choisis pour leur expérience théâtrale et leur langage châtié, parachèvent l’élégance des propos et des décors. L’intrigue reste incompréhensible si on ne la replace pas dans son contexte historique. Le réalisateur se base sur deux éléments : l’émergence d’une aristocratie riche et oisive dans un royaume apaisé après des conflits religieux, et la promulgation de nouvelles lois sur le statut des femmes. A la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre retrouve la paix, après un long siècle d’instabilité et de guerre. Le roi et la reine sont protestants et l’autorité du trône n’est plus contestée. Les riches aristocrates peuvent enfin investir dans la propriété et accumuler des objets de valeur. On s’arrache les artistes dans le but d’épater ses voisins avec l’élégance de son train de vie. On se pare de vêtements riches en dentelles et de perruques farfelues et on s’entoure d’une armée de domestiques. En situant son film en 1694, Greenaway donne à ses héroïnes l’opportunité de profiter d’une nouvelle législation qui leur permet d’accéder à la propriété de leur mari après sa mort. Toute l’intrigue de Mme Herbert et de sa fille repose donc sur leur envie de s’émanciper de la tutelle de leurs maris et devenir maîtresses de leur avenir. D’où l’importance de la clause « charnelle » du contrat : si M. Herbert meurt, Mme Herbert hérite ; si elle est enceinte, son fils hérite. Si sa fille est enceinte, c’est elle qui assure la continuité. Pour assurer le succès de ce stratagème, elles se débarrassent du géniteur encombrant en l’impliquant dans le meurtre du mari gênant. L’intrus etetl’intrigue l’intrigue • L’intrus Dans tous les films de Greenaway, toute scène contient des indices et de fausses pistes. Celui-ci n’échappe pas à la règle. Il s’ouvre sur une série de conversations en tête-à-tête entre les différents personnages qui permettent de jeter les premiers indices. Que disent-ils ? On parle de fruits, de jardins, de personnages à la cour – de tout et de rien. Mais à travers ces bribes de conversations, nous découvrons avec quelle insistance Mme Herbert cherche à obtenir les services de Richard Neville, jeune artiste à succès. Sa présence au manoir offre à Mme Herbert une nouvelle opportunité d’exhiber son standing dans la communauté aristocratique campagnarde. Or, ce personnage, tel qu’il est conçu par Greenaway, sert aussi à montrer l’installation d’un nouvel ordre social. Les Herbert et leurs amis bénéficient de la nouvelle prospérité du roi néerlandais et protestant, tandis que Neville est catholique ce qui rend son avenir moins assuré. Il doit gagner sa vie par son art. Aussi utile qu’il soit, aussi courtisé pour ses talents, il reste membre de la bourgeoisie professionnelle, toujours considérée comme « méprisable » : ses vêtements sont imprégnés de l’odeur des gages. Croyant que Mme Herbert est impressionnée par ses talents, Neville accepte les conditions surprenantes mais si flatteuses du contrat qu’elle propose et profite pour imposer ses exigences sur toute la maisonnée. Tout son être exprime l’arrogance de la jeunesse : il s’habille en soie noire lorsque les dandys préfèrent les dentelles blanches. Alors que M. Talmann semble incapable de se plier en deux, coincé dans son costume, Neville marche avec aisance et se jette négligemment dans un fauteuil. Dans ses rapports avec ses maîtresses (si heureux, ce double sens), il n’a aucune pudeur, aucune sensibilité pour sa partenaire. Peu importe, Mesdames Herbert et Talmann agissent selon leurs propres objectifs et se servent de l’artiste comme d’un jouet : dès qu’il ne leur est plus utile, elles le cassent. Les scènes de repas, notamment, offrent souvent des occasions pour montrer le décalage entre Neville et les autres invités. Les convives s’assoient le long de la table face à la caméra qui se déplace dans de longs travellings frontaux d’un personnage à un autre, tout en suivant la conversation. Lors de ces scènes, Neville pose de nombreuses questions embarrassantes, mais n’arrive pas à réfléchir ni sur les réponses, ni sur ses propres conclusions. Il agace par la lourdeur de ses commentaires et son manque de respect des mœurs et prépare, sans le savoir, la pente glissante qui le conduira à sa mort. del’artiste l’a rtiste • L’oeil L’œil de Dans ce premier long métrage, Peter Greenaway a voulu tester une des règles de l’art, apprise lors de ses études à la Royal School of Arts : « draw what you see, not what you know » (Dessinez ce que vous voyez, pas ce que vous connaissez). Est-ce possible, voire souhaitable, qu’un artiste reproduise exactement l’image vue ? En même temps, le réalisateur n’a de cesse de nous interroger : ce que nous voyons est-ce bien la réalité ? Le jeune Neville représente une nouvelle génération d’artistes, ceux qui embellissent la propriété. Louis XVI a lancé la mode en France, les aristocrates anglais l’ont suivi. Les bâtiments, les jardins, et les intérieurs sont façonnés pour exhiber le goût et les richesses du propriétaire et pour les faire admirer par les moins chanceux. En Angleterre, on dit souvent que « beauty is in the eye of the beholder » – la beauté se trouve dans le regard de l’observateur. Commander des dessins de Compton Anstey est donc, pour les Herbert, une façon de montrer qu’ils sont « arrivés » à un certain rang dans la société. Pour accomplir son contrat, Neville définit les espaces et les perspectives à respecter. A son insu, d’autres éléments s’y immiscent, selon une nouvelle mise en scène voulue et gérée par les dames Herbert. Liés à la disparition de M. Herbert, ils troublent le jeune homme car ils l’obligent à choisir entre respecter la règle de « dessiner ce qu’il voit » en les incorporant dans son dessin, et respecter ses propres règles figeant la scène dans le temps. Doit-il reproduire les indices d’un meurtre ou les ignorer. Il choisit de respecter les règles, or un vrai artiste est celui qui brise les règles et donne libre cours à sa propre vérité. un peintre indifférent. Car la peinture exige un certain aveuglement, un refus partiel de voir l’objet sous toutes ses facettes. » Elle considère donc que Neville, puisqu’il est incapable d’être aveugle, n’est pas intelligent. Son inaptitude à suivre la pensée de la jeune femme renforce cette opinion et offre une nouvelle opportunité de le manipuler. Le retour de Neville à Compton Anstey est une preuve supplémentaire de son incapacité à comprendre la réalité humaine derrière les apparences. Leur premier objectif atteint (la mort de M. Herbert), les dames tendent un deuxième piège à leur artiste attitré. Toujours aussi aveugle, cette naïveté arrogante ouvre la voie à sa mort. le cadre • LeLe cadre cadre dansdans le cadre Neville n’est qu’un dessinateur, son art relève d’un savoir technique qui se sert des grilles d’observation et des lignes pré-dessinées. La présentation des différentes scènes à dessiner renforce la proposition du réalisateur : un carré noir quadrillé fixe l’œil du spectateur, tout comme il fixe la perspective choisie par l’artiste. Tout ce qui s’y trouve, va – et doit – apparaître dans le dessin. Le spectateur voit la scène en couleur, avec toutes les nuances liées au déplacement du soleil, toute la palette de la nature. Dans les dessins, cette richesse est perdue. Ils ne montrent pas la réalité, mais une réalité mise en scène par l’artiste. L’utilisation du « cadre » prend des proportions importantes. Nous voyons « le cadre dans le cadre » : la grille de dessin fixée au milieu de l’écran. Selon le positionnement de la caméra, elle sert à définir la prise de vue de chaque dessin ou à isoler les personnages dans une image statique. Ainsi, Greenaway crée un jeu de perspectives: celle de l’artiste, de ses commanditaires, des hôtes, de nous-mêmes. Nous contacter Un long monologue de Mme Talmann illustre ce propos : «un homme intelligent fait Caroline Mackenzie U n r é s e a u d ’ am i s r é u n i s p a r l a p a s s i o n d u c i n é m a 6 Bd de la blancarde - 13004 MARSEILLE Tel/Fax : 04 91 85 07 17 E - mail : [email protected]