L`existence et le temps

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L`existence et le temps
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
L'EXISTENCE ET LE TEMPS – COURS TL
« Le temps est-il essentiellement destructeur ?»
Occurrences en problématisation : « La conscience », « La
liberté », « Le bonheur »,
(Repères : « Contingent / Nécessaire / possible »)
- Objectif méthodologiques : apprendre à problématiser (travail à partir de sujet de dissertations)
- Support : texte de Saint-Augustin
- Travail pour les élèves : analyse des notions de temps, d’existence et de fuite du temps ;
questionnaire sur le texte ; exercice de problématisation.
INTRODUCTION
Exister, pour l’homme, n’a de sens que dans le temps. La vieillesse, le changement, la mort
représentent la preuve incontournable de notre nature temporelle et terrestre. Le temps emporte
tout sur son passage, défait ce qui est fait et rend vaines nos entreprises. Le temps apparaît, en
une première approche, comme éminemment destructeur. La mort est ainsi l’épreuve ultime du
temps, c’est-à-dire, pour reprendre une notion bouddhiste, de « l’impermanence » de toute chose.
Mais si la mort s’oppose à l’existence, le temps les réunit et c’est précisément ce qu’on appelle la
finitude humaine.
Le temps est une puissance extérieure, une réalité objective sur laquelle nous n’avons pas de
prise et qu’indiquent seulement les aiguilles d’une montre; nous ressentons les effets du temps et,
dans cette mesure, nous pouvons dire que nous en avons l’expérience, mais une expérience en
quelque sorte du dedans, une expérience subjective : nous ne pouvons nous écarter du temps pour
l’observer, nous n’avons aucune prise sur lui, aucun recul vis-à-vis de lui. Le temps est à la fois
évident et impalpable, substantiel et fuyant, familier et mystérieux : il détruit et construit,
destitue et constitue, en nous menant tout droit à la mort.
L’usage courant du terme temps découvre du reste des confusions et contradictions. Dire «le
temps passe vite » contredit ce que sous-entend l’expression « pendant ce temps » : la première
implique un temps élastique, dont la vitesse est variable (aspect psychologique, subjectif du
temps), tandis que la deuxième sous-entend un temps homogène, le même pour tous les
événements qui se déroulent indépendamment les uns des autres, un temps objectif, réel,
extérieur à nous qui serait une sorte de contenant, dans lequel nous pouvons découper des durées,
établir des simultanéités, etc.
Le temps est-il alors une entité, a-t-il un être ? Notre expérience du temps n’est-elle pas plutôt
celle d’un non-être ? Si nous avons tendance à penser que nous vivons et que toute chose vit dans
le temps (idée d’un temps objectif), le temps existe-t-il véritablement en dehors de nous-même ?
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Peut-on véritablement lui accorder quelque réalité objective ? La perspective de la mort ne
relativise-t-elle pas toute chose, n'invalide-t-elle pas toute entreprise ? La mort rend-elle
finalement l'existence absurde, vaine ou, au contraire, lui donne-t-elle une signification profonde?
Le temps, qui inscrit la contingence dans notre existence, n’est-il que destructeur ? L’homme
peut-il se soustraire à la fuite du temps et, dans l’affirmative, comment le peut-il ? Il s’agit en fin
de compte d’apprendre à ne pas gaspiller sa vie, c’est-à-dire à ne pas se perdre dans le temps.
Distribuer aux élèves le texte de St Augustin. Répondre aux questions
I)
LA FINITUDE HUMAINE
Lorsqu’on affirme que le temps est destructeur, que détruit-il au juste ? Pour répondre à cette
question, il convient d’abord de se demander quels sont les principaux caractères du temps qui se
livrent au regard attentif. Quel est le mode d'être du temps ? Qu’est-ce qui passe, qu’est-ce qui se
passe, lorsque l’on dit que «le temps passe » ?
A) LE MODE D'ÊTRE DU TEMPS
Qu'est le temps ? Peut-on vraiment le définir, le connaîte, s’en faire une idée ? Quelle
expérience de la temporalité l'homme fait-il et s’agit-il d’une expérience comme une autre ?
A.1) La fuite du temps
Le caractère fluide du temps est celui qui nous apparaît comme le plus évident : dire « le temps
passe » est une sorte de pléonasme, temps et passage étant indissociables. Mais dire que le temps
fuit n’est pas seulement signifier qu’il passe : la métaphore de la fuite évoque, en effet, une
rapidité, un écoulement, une perte, et plus encore quelque chose qu’on ne maîtrise pas. Elle signe
notre impuissance face à un temps qu’on aimerait retenir. Qu’est-ce au juste qui passe et qui fuit
dans le temps ?
D’abord, le temps nous emporte dans sa course, comme un fleuve emporte un bateau : nous
contemplons le présent, c’est-à-dire ce qui est juste devant nous, et le passé immédiat, comme un
paysage qui défile en s’éloignant; nous ne pouvons voir l’avenir, qui arrive derrière nous, nous ne
le voyons que lorsqu’il est devant nous, c’est-à-dire lorsqu’il est devenu présent, et qu’il devient à
son tour passé.
Le temps, c’est aussi ce qui emporte, engloutit tout autour de nous, qui restons immobiles,
comme dans le procédé des transparences au cinéma où l’on filme des personnages dans une
automobile, et derrière eux, on projette le film mouvant d’une rue ou d’une route qui défile. Nous
avons le sentiment que tout change, que rien n’est immobile : « Nous ne descendons pas deux
fois dans le même fleuve », dit Héraclite, parce que le fleuve a coulé et que la seconde fois n’est
pas la même eau, mais aussi parce que nous-mêmes avons changé, ne serait-ce que parce que
nous avons désormais le souvenir de la première fois, et que nous n’appréhendons pas de la
même manière notre entrée dans l’eau. C’est ce que Jankélévitch appelle la « primultimité »: il
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n’y a jamais de deuxième fois, la deuxième fois est quelque chose de nouveau et est , elle aussi,
une première fois.
Notre première appréhension du flux du temps tend donc à le représenter comme destructeur :
nos moments heureux passent, nous vieillissons, les choses s’érodent et se délitent, on ne se
baigne jamais deux fois dans les mêmes eux du fleuve. Le temps semble par là-même
indéfinissable, insaisissable, comme s’il n’existait que dans sa fuite, comme s’il n’apparaissait
qu’à la condition de disparaître. Comme l’écrit Marcel Conche, « le temps ne se laisse pas saisir
en lui-même : il ne se monre que nié » (Temps et destin). Le temps est donc à la fois une
évidence et un mystère : il ne se révèle qu’en se dérobant ; il ne se donne que dans sa perte.
A.2) L’irreversibilité
Un autre caractère du temps se présente à nous comme une donnée immédiate, intuitive : ce
flux temporel est orienté et irréversible. Cette irréversibilité, affirme Jankélévitch dans
L’Irréversible et la Nostalgie, n’est pas un caractère du temps parmi d’autres caractères, il est
l’essence de la temporalité : « on ne peut concevoir un temps réversible et qui demeurerait
cependant temporel ».
L’irréversibilité correspond aux expériences les plus banales : jamais les cendres ne
redeviennent fagot, jamais l’eau des fleuves ne se reconstitue dans les océans pour remonter à
leurs sources, et ce n’est jamais vers leur naissance que les vivants s’acheminent. La biologie
montre que les processus biologiques ont un sens, ils ne sont pas réversibles; les êtres vivants
naissent, grandissent, vieillissent et meurent, les processus physiologiques se produisent dans le
même sens (digestion, respiration, transformations chimiques, etc.), les maladies peuvent guérir,
mais en suivant un cours temporel de réparation, et certaines lésions sont irréparables,
irréversibles. Chaque vie est ainsi une flèche tirée à la naissance et qui s’immobilise à la
mort.
L’irréversibilité ajoute au flux ininterrompu du temps un caractère tragique, en lui donnant la
dimension du « jamais plus » et du « trop tard ». L’irréversible ferme le passé, obère l’avenir.
Le passé devient irrévocable. Rien ne pourra faire que ce qui a été n’ait pas été. Le temps perdu
peut sans doute se rattraper, il ne se retrouve jamais; des occasions analogues pourront se
représenter, mais elles ne seront pas précisément celles qu’on avait laissé s’échapper.
L’irréversible est aggravé par la brièveté de notre vie : la fuite du temps est tragique pour
nous puisque nous allons mourir et que chaque instant qui passe nous rapproche de la mort.
Désespoir des désirs non réalisés et qui ne seront jamais réalisés, des fautes qui ne seront jamais
effacées, des possibilités qui disparaissent. Le tragique vient ici de ce que notre avenir et nos
espérances se réduisent de plus en plus, mais surtout que notre passé s’alourdit de toutes les
occasions manquées, de toutes les déceptions, de toutes les fautes qui s’y sont accumulées et qui
ne pourront jamais s’effacer.
Certes, il y a l’oubli et le pardon qui sont des adoucissements pour les situations pénibles qui
ont été ou que nous avons provoquées, mais ils n’effacent pas, loin s’en faut, ce qui a été, ils ne
peuvent faire revivre ce qui a été vécu. Même si, par un miracle, on pouvait revivre le passé, cela
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n’abolirait pas pour autant l’irréversibilité: on peut imaginer un miracle qui rende à la dame son
fils mort, il a quand même été mort. Platon imagine un temps qui irait à rebours à cause d’une
inversion du mouvement de l’univers : alors les hommes au lieu de se diriger vers leur vieillesse
et leur mort iraient vers leur jeunesse et leur disparition. La réversibilité d’un processus local
ne change rien à l’irréversibilité du temps global : un film projeté à l’envers serait encore
regardé dans la même coulée du temps; on peut remonter le cours d’un fleuve, celui-ci ne s’arrête
pas pour autant de couler dans le même sens
En somme, si nous ne pouvons échapper à la fuite irréversible du temps, nous ne pouvons pas
non plus échapper à la présence en nous du passé (souvenirs, sentiments qui accompagnent ces
souvenirs) et du futur (anticipation, crainte, espoir). Nous avons tous le désir d’échapper au
poids du passé, d’oublier nos expériences, d’aborder le monde avec un regard neuf; mais c’est
impossible et c’est aussi une illusion : être sans souvenirs nous rendrait ignorants du monde, de
nous-mêmes, sans désirs et sans raisons d’agir.
Conclusion :
La conception ordinaire du temps, née d’une intuition spontanée, fait donc apparaître deux
caractères essentiels du temps : c’est un flux continu, ininterrompu, qui emporte tout ou dans
lequel tout passe, se transforme, disparaît ou apparaît ; ce flux est irréversible et orienté puisque
nous allons du passé au présent puis à l’avenir - avenir qui vient à nous, devient présent à son
tour et s’engloutit ensuite dans le passé -, en sorte que nous ne pouvons pas remonter le temps
pour nous retrouver dans une situation passée.
B) L'IRREALITE DU TEMPS
Si la fuite est le mode d’être du temps comme nous l’avons vu, qu’est-ce qu’un être qui n’est
qu’en cessant d’être ? Le temps n'est pas une chose, en effet, il est immatériel; les parties qui le
constituent (le passé, le présent, le futur, les années, les jours, les heures, etc.) n'existent pas à
proprement parler, les unes étant au futur, les autres au passé, en sorte que le temps est un être qui
se décompose en deux néants : ce qui fut (premier néant) et ce qui sera (second néant).
B.1) Le présent (texte de Saint Augustin)
Le temps, pour la cosncience, c’est d’abord la succession du passé, du présent et de l’avenir.
Or, nous dit Saint-Augustin, le passé n’est pas, puisqu’il n’est plus ; ni l’avenir, puisqu’il n’est
pas encore ; quant ayu présent, ou bien il se divise en un passé et un avenir, qui ne sont pas, ou
bien il n’est qu’n point de temps sans aucune étendue de durée et n’est donc plus du temps.
Néant entre deux néants, le temps ne serait riend ‘autre que cette néantisaton perpétuelle de
tout.
Il semble pourtant que des trois moments du temps – le passé, le présent, l'avenir -, un seul
semble m'est réellement donné et vécu : le présent : ce qu'il y a de réel dans l'avenir, c'est qu'il
sera présent; ce qu'il y a de réel dans le passé, c'est qu'il fut présent lui aussi. Mais comment au
juste définir le présent ? Le présent existe-t-il vraiment ? En effet, qu'est le présent, sinon un
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moment du temps qui se décompose en deux moments, lesquels ont précisément pour caractère
de ne pas être présents. ?
Le premier moment est fait de ce qui vient tout juste de se passer, le second de ce qui va tout
de suite advenir, un point virtuel tendu juste devant moi par mon désir ou par ma crainte. Où est
donc le présent entre l'immédiatement passé et l'immédiatement futur ? Le présent apparaît
ici comme un être insaisissable, une pure fiction sans épaisseur existentielle.
B.2) Le passé et le futur
Mais la vision de Saint-Augustin n’est-elle pas quelque peu abstraite ? Car ce que nous
expérimentons, en réalité, c’est une interpénétration, un enchevêtrement des moments du temps.
Si le temps perdu ne se retrouve jamais, le passé ne cesse pas de s’adresser au présent ; c’est la
permanence du passé qui fait la vie du présent, même si le passé est le temps de la nostalgie,
du remords, du regret, de la fatalité, de l’irréversible. La vie, l’action constituent un mélange
paradoxal de continuité et de rupture.
La reprise, par exemple, n’est jamais une pure et simple répétition : il y faut de la nouveauté
mais il faut aussi que quelque chose de passé, de l’ancien, soit gardé. Il n’y a de rupture que
par et dans une continuité temporelle où le présent se définit à partir du passé, tout en
redéfinissant à son tour le passé pour lui donner une orientation inédite (exemple des
révolutions en histoire, exemple également du processus de la création en art, en science, etc.).
De même, être, c’est avoir été; vivre, c’est avoir vécu. Le présent n’est peut-être alors que du
passé composé et le futur, du passé décomposé. Le temps n’est peut-être pas tant une chute du
présent dans le passé qu’une chute du futur dans le présent. Attendre, désirer, prévoir,
souhaiter, espérer – tous ces états psychiques tendent vers le futur. Alors que le passé est le temps
de l’assomption et le présent, celui de l’engagement, le futur est le temps du projet et de la
liberté. Nous vivons en avant, il n’y a pas d’action sans anticipation. Vivre, c’est anticiper.
Mais le futur n’est pas seulement le temps du projet et de la liberté, il est aussi celui de
l’angoisse et de l’espérance qui sont intimement liées : « Il n’y a pas d’espoir sans crainte, ni de
crainte sans espoir » (Spinoza). L’espérance est un désir qui porte sur l’avenir; elle est
manque ; elle est le symétrique de la nostalgie qui porte sur le passé. Le futur contient à la fois ce
qu’il y a de plus imprévisible (les aléas de l’existence, la mort toujours imminente) et de plus
prévisible (la mort à nouveau que l’on sait devoir nécessairement arriver).
B.3) Temps et subjectivité
Plutôt que de parler de l’irréalité du temps, il vaudrait évoquer sa dimension subjective. Le
temps est un englobant-englobé : la conscience est dans le temps, le temps traverse la
conscience. Le temps propre ou subjectif n’a ni la régularité ni l’homogénéité de celui du monde
ou des horloges. Notre temps – le temps vécu, le temps de la conscience ou du cœur – est
multiple, hétérogène, inégal. Il ne cesse de se diffracter ou de démultiplier en nous, selon qu’il
se heurte ou pas à nos désirs, selon qu’il les accompagne ou leur résiste, etc. Il y a un temps pour
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l’attente et un autre pour le regret, un temps pour l’angoisse et un autre pour la nostalgie, un
temps pour la souffrance et un autre pour le plaisir…Il y a un temps pour tout comme on dit.
Bergson distingue ainsi deux types de temporalité : un temps spatialisé, mesuré, celui des
horloges, pure élaboration conceptuelle mise en place à partir de cette construction de l’esprit
qu’est l’espace ; un temps vrai, manifestation de la réalité ultime de l’être qui est durée créatrice
et élan vital. A l’espace abstrait, formel et purement conceptuel, s’oppose la durée créatrice,
constitutive du fond même des choses, qui est, chez l’être vivant ou dans la conscience, non
mesurable.
Bergson oppose donc un temps calqué sur l’espace et fait, comme lui, d’extériorité, de
quantité, d’objectivité, et un temps concret, intérieur que Bergson compare volontiers à une
mélodie, où les thèmes s’engendrent les uns les autres sans qu’il soit possible de distinguer des
moments. C’est donc la durée qui représente le temps véritable, qui possède une existence
effective, contrairement au temps mathématique qui n’est qu’une abstraction. Cette durée
continue est appréhendée par l’intuition, qui appartient à tout être vivant et qui est saisie
immédiate. Le temps est, au contraire, appréhendé par l’intelligence ou la raison, faculté
analytique qui sépare, divise. L’intelligence ne peut pas saisir la durée, continue et fuyante; elle
est cependant apte à saisir l’espace.
Conclusion :
Etre dans le temps, c’est donc être en train de ne plus être ; le temps est cette chose mobile, qui
« apparaît comme en ombre, avec la matière coulante et fluante toujours, sans jamais demeurer
stable ni permanente. » (Montaigne, Essais, II, 12). En réalité, le temps n’est ni un être ni un pur
néant : il est le passage perpétuel de l’un en l’autre ; le temps est négation et confirmation de
l’être. Tout passe, tout change, tout disparaît – sauf le temps même, sauf la réalité, sauf l’être.
C) L’ETRE-TEMPS
Si être, c’est être dans le temps, il faut que le temps soit, lui qui contient tout ce qui existe,
emporte tout, à quoi rien ne résiste. Si le temps n'est pas une réalité objective au sens d'une chose
posée en face de nous, il existe pour autant comme structure universelle, commune à toutes les
consciences. Le temps est la condition du réel ; le temps, c’est le présent, c’est l’être, la nécessité,
l’acte.
C.1) Temps et temporalité
Rappelons la thèse de saint Augustin : s’il y a trois temps – le passé, le présent et le futur -,
c’est uniquement par une espèce de diffraction, dans l’âme, du présent. Ce que nous appelons
le temps, dès lors, n’existe que dans l’âme, qui seule peut faire exister ensemble, dans une même
présence à soi, un avant et un après, qui seule peut donner l’être à ce qui n’est plus (le passé) ou
pas encore (le futur). Par le souvenir, l’anticipation, l’espérance, la crainte, l’âme est ce qui fait
qu’autre chose que le présent existe. Le temps a donc besoin de l’âme pour être ce qu’il n’est pas
ou pas encore ; il n’existe que pour et par le sujet. Le temps ne nous précède pas puisque c’est
nous qui le déployons ou le constituons.
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Or ce temps-là n’est pas le temps réel, c’est-à-dire le temps objectif, le temps du monde, le
temps de la nature. Il s’agit plutôt du temps de l’âme ou de l’esprit, de la temporalité. Il faut
distinguer, en effet, la temporalité et le temps. Le temps est la condition sine qua non de tout..
La temporalité n’est pas le temps tel qu’il est, tel qu’il passe : c’est le temps tel qu’on s’en
souvient ou qu’on l’imagine, le temps tel qu’on le perçoit et qu’on le nie (on retient ce qui n’est
plus, on se projette vers ce qui n’est pas encore). Temps de la conscience donc, de la conscience
vécue ou spontanée. En sorte que la temporalité est toujours distendue entre passé et avenir.
Le temps, au contraire, est toujours concentré dans le présent comme nous allons le voir. La
temporalité n’existe qu’en nous, alors que nous n’existons que dans le temps. La temporalité
désigne donc la dimension temporelle de la conscience.
Le temps précède la temporalité en ce sens qu’il existe indépendamment de quelque
subjectivité que ce soit. Nous ne pouvons à la fois tirer notre origine du temps et être au même
moment l’origine du temps. Le temps objectif, le temps du monde précède le temps subjectif, le
temps de l’âme ou de la conscience. Si la subjectivité n’apparaît que dans le temps, s’il n’est de
sujet qu’empirique et historique, il faut que le temps ne se réduie pas au sujet ni n’en dépende
absolument, il faut donc que le temps existe en dehors du sujet.
D’où cette idée que le temps, c’est le présent, qu’il n’y a que le présent, qui est l’unique temps
réel.
C.2) Seul le présent existe
On se souvient que, selon saint Augustin, le présent n’est rien puisqu’il n’est qu’en cessant
d’être. Or ne faut-il pas renverser la proposition augustinienne et dire plutôt que le présent ne
cesse jamais, ne s’interrompt jamais ? En effet, ce n’est jamais le passé que nous percevons mais
des restes, des traces (monuments, documents, souvenirs, etc.) qui sont présents. La journée
d’hier, qui n’est plus, ne fut réelle que lorsqu’elle était l’aujourd’hui du monde. Idem pour
l’avenir : nous percevons ses signes ou ses causes ou ses anticipations en nous (prévisions,
projets, espérances…), et tout cela n’existe qu’au présent. Quand on dit de quelqu’un qu’il « vit
dans le passé », il vit, et c’est du présent. A supposer même qu’on voyage un jour dans le temps,
ce ne serait que changer de présent, et non se déplacer dans le passé ou le futur.
Ce n’est donc pas le présent qui est dans le temps mais le temps qui est présent. Je suis ce que
je suis, non ce que j’étais ou serai ; je suis mon corps actuel, mon corps en acte, et cette
matérialité de mon existence n’est pas autre chose que ma présence au monde, que ma présence
au présent. Rien n’existe que le présent et rien ne subsiste que dans le présent. Le présent
contient tout.
Que signifie alors exister ? Etymologiquement c’est être hors de soi, en-avant-de-soi, toujours
jeté dans le monde, en projet, toujours libre, toujours autre qu’on est. L’existence précéde
l’essence pour reprendre la célèbre formule de Sartre. C’est la thèse existentialiste. En ce sens, il
n’y a que l’homme qui existe. Mais plutôt que de parler d’« exisence » ne conviendrait-il pas de
parler d’« insistance » qui ne serait pas réservée à l’homme mais qui serait le propre de tout être,
conscient ou non, vivant ou non : insister, c’est être-dans, être dans l’être – c’est le cas de le dire ,
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s’y maintenir ; insister, c’est persévérer, s’efforcer, résister à l’intérieur d’une chose qui
nous contient – l’espace, le temps, le monde.
La formule sartrienne est alors à renverser : c’est l’essence qui précède l’existence ; rien
n’existe que ce qui est au présent ; exister, c’est continuer d’être et d’agir. Spinoza appelle cela le
conatus, Nietzsche la volonté de puissance. Etre, c’est tout à la fois s’efforcer d’être, insister, et
s’opposer, résister. Insister et résister donc. L’être dure parce que l’être est puissance, force,
énergie. Vivre, c’est toujours faire l’effort de vivre. Eluard parle du « dur désir de durer ».
Ce présent, nous l’avions vu, est orienté, successif, irréversible, en devenir. La flèche du temps
n’est pas autre chose que. Irréversibilité qui est donc inscrite au copeur du réel. Qu’est donc le
temps ? Le devenir en train de devenir, le présent du réel, le réel lui-même. Le présent comme
flèche, orienté, successif, irréversible. Nous aurons à nous interroger par la suite sur les
conséquences éthiques de cette thèse.
Conclusion :
Le temps est-il donc essentiellement destructeur ? Oui, en un certain sens, si l’on définit le
temps comme le devenir en train de devenir, cela-même qui emporte tout. La notion de
destruction doit être prise au sens antique de « corruption » – passage de l’être au non-être,
altération, dégradation, dissolution – ou bouddhiste d’« impermanence » (rien n'est stable, tout
change et doit disparaître). Le temps est le présent du réel, et le réel lui-même ; il est à la fois
négation et confirmation de l’être. Rien n’existe que le présent, rien ne subsiste que dans le
présent. Mais l’idée que seul le présent existe n’interdit-elle pas tout fondement à une éthique de
l’avenir où la perspective de la mort doit nécessairement être prise en considération ?
II)
LE COURAGE DE VIVRE (occurrences en problématisation : « Le
bonheur », « La liberté »)
Le temps n’est pas seulement destructeur : il est la marque sinon de notre puissance, qui
s’affirme d’autant plus qu’elle est limitée, du moins de notre liberté. Le bonheur, la liberté
résident dans la fierté de pouvoir maîtriser lucidement sa vie et dans la beauté que confère aux
moments les plus précieux de notre existence la conscience de leur précarité.
A) LE MYSTERE DE LA MORT
L'une des caractéristiques fondamentales de la mort réside dans le contraste entre l'intensité
extraordinaire des émotions dont elle est la cause et son absence intrinsèque de réalité pensable :
on ne peut rien en dire, parce qu'elle n'est rien. Mais si, à proprement parler, on ne peut pas
penser à la mort, comment penser la mort ? La mort abolit-elle le sens de l'existence humaine ?
Comment vivre sachant que nous allon smourir un jour ?
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A.1) La mort, tragédie absolue
Phénomène naturel, la mort de quelqu’un est en même temps un scandale. Jankélévicth
montre que si la mort est donnée empiriquement, elle dépasse toute phénoménalité et nous
apparaît comme un mystère que la raison humaine ne peut comprendre. Le mystère s'oppose au
problème, susceptible d'être éclairé par la rationalité. Pourquoi cet événement si normal éveille-til chez ceux qui en sont les témoins autant de curioisté et d'horreur ?
Dans Le roi se meurt, Ionesco écrit que « tout le monde est le premier à mourir ». En effet, la
banalité de chaque mort n'est pas sans analogie avec la « très vielle jeunesse », la « très ancienne
nouveauté » (Jankélévitch, La mort) de l'amour : « l'amour est toujours neuf pour ceux qui le
vivent, et qui prononcent en effet les mots mille fois ressassés de l'amour comme si personne ne
les avait jamais dits avant eux, comme si c'était la première fois depuis la naissance du monde
qu'un homme disait la parole d'amour à une femme, comme si ce printemps était le tout premier
printemps et ce matin le tout premier matin… » (Jankélévitch, ibid.).
L’expérience de la mort se décline essentiellement selon trois modalités que Jankélévitch nous
invite à distinguer : la mort en troisième personne, en deuxième personne, en première personne.
La mort en troisième personne est abstraite et anonyme : c’est la mort de tout et de n’importe
qui, la mort banale et quotidienne, celle qui est objet de savoir (la mort pour le démographe, le
médecin, le biologiste). Cette mort impersonnelle nous cache le mystère et la tragédie de la
mort.
Dans la mort en deuxième personne, au contraire, nous faisons l’expérience tragique de la
mort des proches. La mort de l’être cher, la possibilité, l’éventualité de cette mort, donnent un
aspect tragique et dérisoire aux relations d’amitié et d’amour. Dans cette mort de l’autre,
j’appréhende le mystère de la subjectivité, la « présence-absence » de l’autre (l’individu n’est
pas anéanti, il existe réellement, malgré la distance et l’absence). Selon Marcel Conche, dans Le
destin de solitude, cette mort est la forme la plus pure du malheur, la blessure qu'elle laisse est
parfois inguérissable. Cette expérience est la seule véritable expérience que nous puissions faire
de la mort.
Freud parle à ce sujet du « travail du deuil » qui implique une lente réorganisation de la
structure de l'affectivité, qui doit se détacher peu à peu de l'objet sur lequel elle s'est investie.
Acceptation de la mort par le survivant qui définit de nouveaux objectifs de vie. L'être disparu
reste cependant présent intérieurement, comme une partie de soi avec lequel se continue une sorte
de dialogue silencieux. Le parents, par exemple, restent après leur mort de références autour
desquelles notre monde intérieur continue à se structurer.
Quant à la mort en première personne, enfin, elle désigne ma propre mort, la mort de soi.
Cette mort de soi apparaît comme une impossibilité, contrairement aux autres formes de mort : le
« je suis mort » est une impossibilité : « être vivant et penser qu'on est mort, c'est mieux
qu'insupportable, c'est impossible » (Alain, Propos, 1er mars 1909). Vivre sa mort est donc
impossible, sauf dans certaines situations que l’on qualifie justement de mortelles, d’impossibles
à vivre.
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A.2) Refus de la mort et désir de mort
D'où vient le refus obstiné, désespéré de la mort, si la mort est une réalité naturelle
irréductible? A contrario, comment se fait-il que nous soyons parfois amenés à désirer la mort ?
Le refus de la mort s'enracine dans deux désirs simples : celui de persévérer dans son être qui
fait dire à La Fontaine, à la fin de La Mort et le Bucheron: « plutôt souffrir que mourir, c'est la
devise des hommes »; celui de continuer à profiter de l'existence, parce qu'on la considère comme
belle. Dans les deux cas se trouve la même idée que l'être est supérieur au non-être.
Dans la troisème partie de L'Ethique, Spinoza montre que le désir est, par eseence, désir de
persévérer dans son être. Aucune chose, en effet, ne peut se détruire elle-même. Une chose ne
peut à la fois être et ne pas être. L’essence d’une chose ne peut pas envelopper sa non
existence. La mort vient toujours du dehors, des accidents et des affections externes qui peuvent à
chaque moment en interrompre l’effectuation. Dès lors, le comportement ne peut s’expliquer que
par le fait qu’il est possédé, aliéné par des influences extérieures étrangères à sa propre nature.
Les phénomènes apparents de destruction de soi concernent un groupe de parties qui sont
déterminées à entrer sous d’autres rapports et se comportent en nous comme des corps étrangers.
Du coup, la perspective de notre mort signifie plusieurs choses. D'abord l'annulation de notre
liberté : la mort est ce à quoi nous sommes condamnés; elle nous transforme en « en-soi », en
cadavre, en destin; elle peut nous surprendre à tout moment, elle est par nature imminente.
Ensuite l'absurdité de notre vie : la mort nous révèle que notre existence n'a aucune importance
objective; rien ne restera de nous, le monde restera après nous aussi plein qu'avant. Sentiment
d'absurdité renforcé par le fait que la mort frappe inégalement (la mort d'un enfant, par exemple).
Sentiment d'une injustice du destin.
Mais les sentiments que la mort inspire ne se réduisent pas à la peur et au refus. Beaucoup
d'hommes cherchent le risque et ont besoin de la mort pour éprouver leur force et pour vivre des
moments grisants : exemple des sportifs. Volonté de sentir sa force s'accroître, en se fixant des
obstacles et en en triomphant, en côtoyant de près la mort.
La mort peut aussi être l'objet d'une aspiration directe et c'est l'une des particularités de
l'homme que d'être le seul être vivant à être capable de refuser explicitement la vie, de se
suicider. Le désir de mort peut certes résulter d'une volonté de fuir une situation vécue comme
insupportable. Mais il est des cas où la mort semble être désirée pour elle-même.
Freud suggère l'existence d'une pulsion de mort (Thanatos) qui tend à séparer ce qui est uni, à
ramener le vivant à l'état préorganique. La mort incarne le repos et l'immobilité. Ce désir de
mort exprime une fatigue de vivre, une aspiration au néant et au repos, mais aussi le refus d'un
monde décevant et laid, l'insatisfaction provoquée par les réalités finies d'une vie terrestre qui ne
comble pas le désir de plénitude. L'aspiration à la mort reflète également le désir de s'arracher à la
prison du moi et de se fondre dans le tout, comme on le voit dans les extases érotiques, mystiques
ou toxicomaniaques qui visent à nous arracher de nous-mêmes. La mort peut aussi parfois
représenter la promesse d'une vie meilleure, thématique commune à beaucoup de religions.
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A.3) Apprendre à mourir ?
Faut-il vivre comme si nous ne devions mourir ? A contrario, faut-il vivre en pensant
constamment à la mort et en nourrissant à son endroit angoisse et crainte ? Montaigne a-t-il
raison de déclarer : « Si tu aimes la vie sans accepter la mort, tu n'aimes pas la vie » ?
Si la mort fait partie de la vie, il s'agit d'aimer la vie telle qu'elle est, dans sa finitude, dans sa
mortalité. Le sage est celui qui précisément accepte de mourir. Platon affirme que « philosopher
c'est apprendre à mourir ». Philosopher c'est apprendre à vivre, mais pour vivre heureux il est
nécessaire d'accepter la mort. Pour celui qui est capable de l'accepter, la vie n'en est que plus
belle, que plus précieuse, que plus désirable parce qu'elle est brève justement.
André Gide disait : « Une pas assez constante pensée de la mort n'a donné pas assez de prix au
plus petit instant e ta vie ». En effet, si la vie était infinie, comme l'imaginent ceux qui croient en
Dieu, nous pourrions gâcher notre temps, nous n'aurions pas le sentiment d'urgence. En revanche,
si je sais que je vais mourir, j'essaierai de vivre d'autant mieux, plus intensément, plus
joyeusement, que je sais que cette vie ne durera pas toujours. La pensée de la mort, même si elle
est tragique au départ, peut aussi être source de joie et de sens. Savoir que la vie est brève est une
raison de l'aimer davantage. Tout ce qui est rare est cher et la vie est rare - dans l'univers d'abord,
pour chacun d'entre nous ensuite. Rareté et brièveté de la vie font partie de sa valeur.
Les stoïciens nous suggèrent de vivre chaque journée comme si c'était la dernière plutôt que
d'ignorer la mort sous prétexte qu'elle est lointaine. Chacun doit « tout faire, tout dire et tout
penser en homme qui peut sortir à l'instant de la vie ». La mort est une réalité parfaitement
conforme à la nature : tout ce qui vit doit être un jour rendu aux éléments. S'irriter contre sa
propre mort, c'est vouloir exister en dehors de la nature et faire insulte au dieu qui gouverne
toutes choses.
Montaigne reprend la même idée que les stoïciens : « Le but de notre carrière, c'est la mort ».
C'est l'oubli de la mort qui fait que nous vivons mal, inquiets, malheureux car nous nous
attachons à des biens, à des honneurs vains. Montaigne voit dans « la pensée de la mort, c'est-àdire de la séparation, le moyen de dissocier sa vie de toutes les choses inessentielles, de la fonder
sur l'essentiel » (Marcel Conche, in Montaigne et la philosophie). Il s'agit précisément de vivre
dans la non-dépendance à l'égard de ce qui ne dépend pas de nous, c'est-à-dire dans le
détachement (l'abstraction, la séparation) à l'égard de toutes les choses finies.
Montaigne nous explique comment s’exercer à la mort. Il serait possible d’approcher la mort
dans certaines expériences limites et de réaliser ainsi sa douceur, sa proximité peu dramatique à
l’assoupissement. Montaigne relate un spectaculaire accident de cheval qui va lui assurer une
expérimentation concrète des approches de la mort : évanoui, entre la veille et le sommeil, entre
la vie et le mort, Montaigne ressent cet intervalle comme très agréable. Cet état de bien-être, où
l’organisme s’abandonne à l’inconscience, Montaigne pense qu’il correspond à l’expérience des
agonisants. Il y aurait donc un plaisir de l’affaibli qui correspondrait à un désir de retour vers
l’inanimé ; alors que la vie prend souvent l’allure d’un combat, d’un mouvement pénible contre
les obstacles, fermer les yeux, perdre la vie, c’est d’abord se libérer de la conscience, du souci.
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Dès lors, on peut aimer la vie, tout en la quittant sans regret, comme si aimer la vie conduisait
déjà à comprendre la mort, à refuser de demander à l’existence plus qu’elle ne donne, à
apprécier jusqu’à son risque et son caractère éphémère. Mourir est donc assimilable à un laisseraller positif.
Qui plus est, la nature nous habitue lentement au trépas, accoutumance qui prend la forme
de la maladie et de la vieillesse. La vieillesse - ce néant dispensé à dose homéopathique - est ce
qui épouse le mouvement même du temps par sa progressivité : le vieillard finit par se satisfaire
de son présent de vieillard en y découvrant les plaisirs de la vieillesse; la conscience du déclin
finit par s’effacer au profit de la conscience pleine d’un maintenant. Tout présent est nôtre,
lorsque nous ne l’altérons pas par l’embellissement du passé (tendance sénile) ou l’idolâtrie de
l’avenir (tendance juvénile), et lorsque la souffrance ne le désarticule pas. On meurt toujours
trop vite (choc, accident) ou trop lentement (maladie ou vieillesse) pour mourir vraiment. Nous
nous détachons du monde insensiblement dès notre plus jeune âge : la lente maturation du départ
se prépare au fond de nous et il n’est besoin que d’une chiquenaude pour que la vie nous quitte
tout à fait. Oser s’approcher de l’inconnu, c’est déjà démystifier et supprimer les frayeurs nées de
l’ignorance et de l’habitude.
Conclusion :
Le temps peut être considéré comme essentiellement destructeur si la mort est envisagée
comme arrachement ou perte insupportable. Or la mort est ce qui donne du sens, de la valeur à
notre existence. Il s’agit de se ressourcer en une conduite proche du laisser-être. Car cet incertain
qui me guette me pousse à vivre. La vie est un beau risque à courir. Le temps n'est-il pas dès lors
la marque de notre liberté, de notre puissance ?
B) TEMPS ET LIBERTE (occurrences en problématisation : « La
liberté »)
Le temps, c’est le réel, le présent est donc la nécessité. Si tout est présent, tout est nécessaire.
Comment ce qui est présent pourrait-il ne pas l’être ? Sommes-nous alors condamnés au
fatalisme ? Nécessité et liberté sont-elles conciliables ?
B.1) Nécessité et liberté
Si rien n’existe que le présent, le passé et l’avenir ne sauraient agir sur le présent. Pas de
prédestination ou de prédétermination donc. Mais l’absence de prédestination ne signifie pas
que n’importe quoi puisse se produire n’importe comment - ce n’est pas l’absence de causalité.
La causalité s’effectue tout entière à l’inérieur du présent, les causes ne peuvent produire un
événement qu’à la condition d’avoir avec lui un point de tangence dans le présent.
Si le temps est orienté, c’est parce que le présent est toujours neuf : le présent ne peut se
répéter ; le présent est toujours nouveau, c’est en quoi il est libre (ni passé ni avenir ne le
gouvernent) et nécessaire à la fois. Le présent n’est pas prisonnier du passé et ne cesse de se
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changer soi. Le présent aurait certes pu être autre tant qu’il n’était pas là. Mais il ne le peut plus,
maintenant qu’il est. Un événement n’est contingent que tant qu’il est à venir, tant qu’il n’est pas.
Si l’on entend par destin ce qui ne peut pas ne pas arriver, tout présent est fatal : il se produit
inévitablement dès lors qu’il se produit. En ce sens, le destin n’est pas autre chose que la
simple soumission du présent au principe d’identité.
Nous sommes ainsi totalement nécessaires et partiellement libres. Ce qui dépend de moi – ma
volonté – dépend de mille choses qui n’en dépendent pas en sorte qu’aucune liberté n’est
absolue. Mais liberté et nécessité sont compatibles : le contraire de la liberté n’est pas la
nécessité mais la contrainte.
Vivre au présent, ce n’est pas vivre dans l’instant, ce n’est pas renoncer à tout rapport avec
ce qui fut. Ce serait alors confondre sagesse et amnésie. Personne ne peut vivre sans mémoire.
Bergson a montré que conscience et mémoire vont de pair.. Mais si pour être, il faut avoir été et
se souvenir de ce que nous fûmes, de ce que nous fîmes, un autre rapport au passé que le
ressentiment, le regret, la nostalgie, le remords est possible et nécessaire. Il s’agit de remplacer le
ressentiment par la miséricorde, le regret par la joie, la nostaligie par la gratitude, le remors par la
lucidité. Mémoire et fidélité donc à l’endroit de ce qui dépend de nous. Car le passé n’existe qu’à
la condition qu’il continue de nous habiter par le souvenir et la fidélité.
De même, vivre au présent, ce n’est pas renoncer, loin s’en faut, à tout rapport à l’avenir. Ne
pas confondre sagesse et frivolité, sagesse et irresponsabilité. Aucune politique, n’est possible
sans programme, sans prospective, sans projet ; aucune morale n’est envisageable sans prudence.
On ne peut agir et éduquer sans prévoir, imaginer, anticiper, préparer l’avenir. Mais le rapport à
l’avenir reste tout entier à l’intérieur du présent. Il ne s’agit pas d’espérer, ni de craindre mais de
vouloir, d’agir. C’est précisément parce que l’avenir n’existe pas qu’il faut y penser. Vivre au
présent, c’est vivre dans un présent qui dure et il s’agit précisément, pour les générations
futures, de faire en sorte que ce présent dure au mieux. C’est ce que les anciens appellent la
phronésis (la prudence) ou, à l’instar de Hans Jonas ou de Max Weber, la responsabilité. Nous
avons des devoirs ici et maintenant vis-à-vis des générations futures.
On peut alors conclure que le vrai temps de l’éthique est le présent de l’action.
B.2) Possibilité et contingence
Le temps, c’est l’être, c’est la nécessité, c’est le présent, c’est aussi l’acte. Si tout est présent,
tout est actuel, en acte : le présent n’est pas autre chose que l’acte même d’exister. L’acte, dit
Aristote, est le contraire de la puissance, conçue comme virtualité ou possibilité. Rien n’existe
uniquement en puissance, puisque n’exister qu’en puissance c’est être seulement possible, n’être
pas. Or il n’y a pas d’être en puissance : il n’y a que la puissance de l’être, qui n’est pas autre
chose que son acte, que ce qu’il est et fait. Rien ne manque au réel. La volonté est puiisance
d’agir, l’acte même de vouloir. Exister, c’est exister en acte.
Si l’on entend par possible, l’aléatoire, l’indéterminé, l’imprévisible, le contingent, il y a
assurément du possible. Le possible et le contingent sont inscrits dans l’être ou dans le devenir.
Qu’est, en effet, le contingent ? Tout ce dont le contraire est possible. La contingence désigne le
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fait que je pourrais être autrement ou ne pas être du tout. Il pourrait même ne rien y avoir. Il n’y a
pas de réponse à la question « pourquoi donc y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». C’est ce
que souligne Pascal avec effroi : « je m’effraie et m’étonne de me voir ici plutôt que là, car il n’y
a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? »
(Pensées, 205).
Contingent, le réel est chaotique, imprévisible et c’est pourquoi il y a de l’histoire, qu’il y a
des choix à faire, des combats à mener. Mais rien n’est possible qu’en fonction du réel : le
possible, c’est ce que le réel peut. Or si tout est présent, le possible n’a de sens que rétrospectif
comme l’a montré Bergson dans La pensée et le mouvant : le réel n’est possible que parce qu’on
considère après coup qu’il a pu être, comme nous ne le jugeons contingent que parce qu’il aurait
pu ne pas être. C’est ce qui rend possible l’action, le choix, le changement, la création. L’avenir
est ouvert, puisqu’il n’existe pas. L’avenir n’existe pas et c’est pourquoi le présent est ouvert. En
sorte que le réel est à la fois contingent, si on le compare au passé, et nécessaire, si on le
considère en lui-même.
Au total, on pourrait reprendre la formule de Bergson (op.cit) : ce n’est pas le possible qui se
réalise, ce qui supposerait qu’il précède le réel et donc que l’avenir existe ; c’est, au contraire,
« le réel qui se fait possible en se réalisant » et qui devient par là-même nécessaire. Ainis le
présent est-il toujours neuf, toujours créatif, toujours surprenant,s ans cesser pour autant d’être
inévitable. Cela, qui arrive, n’était presque jamais prévu, ni prévisible, mais ne peut pas, puisque
c’est, ne pas être. Primat donc de l’actuel sur le virtuel.
B.3) Le Pour-soi
Les thèses de Sartre reprennent la problématique bergsonienne du temps authentique et du
temps inauthentique, à travers la distinction du pour-soi, temps de la liberté et du projet, et de
l’en-soi, somme d’actes déposés en un passé inerte. Chez Sartre, la temporalité est l’expression
de la liberté en ce qu’elle renvoie à l’urgence pour l’homme de construire un monde, vide de
sens en-dehors des significations qu’y projette la conscience.
Alors que l’en-soi est opaque à lui-même, rempli de lui-même (l'essence constitue une
plénitude d’être et désigne les choses, qui sont ce qu’elles sont, dépourvues de conscience), le
pour-soi représente la manière d’être d’un existant qui jamais ne coïncide avec lui-même. Le
pour-soi est le mode d’être de la conscience qui refuse d’être substance. Il se caractérise comme
mouvement et projet d’être. Nous existons, en effet, comme projets : nous nous jetons
perpétuellement en avant de nous-mêmes, vers l’avenir, vers ce qui n’est pas encore. Le projet est
cet acte par lequel nous tendons, de toute notre liberté, vers le futur et les possibles.
Notre avenir, étant ouvert et indéterminé, donne du champ à notre liberté : je suis ce que je me
fais. Dieu n’est plus là pour donner un sens à ma vie, c’est à moi seul de lui en donner par ma
façon de me projeter dans l’avenir. De même, si les actes que j’ai accomplis dans le passé ne
m’appartiennent plus, mes actes d’aujourd’hui peuvent changer la signification de ceux que j’ai
effectués auparavant. Sartre en déduit que nous sommes totalement libres et responsables : la
responsabilité représente cette prise en charge totale de son destin par l’existant humain qui crée
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sa nature et crée le monde. Il n’y a pas d’essence humaine figée et préétablie, essence qui
précéderait l’existence. L’homme surgit dans le monde et il y dessine sa figure.
Dans cette existence contingente et absurde, comment vivre autrement que sur le mode du
« devoir être ce que nous sommes » ? Ne sommes-nous jamais que des êtres de cérémonie, qui ne
sont ce qu’ils sont que sur le mode du jeu ? Si je suis prof, que faire dans une salle de classe sinon
faire le prof, jouer au professeur, avant de jouer au mari ou à l’amant plus tard dans la journée ?
On retrouve le thème de la duplicité conscience : si je joue au prof, au garçon de café, c’est que je
ne le suis pas de tout mon être, qu’un décalage persiste entre l’être et le devoir-être, entre le poursoi et l’en-soi.
L'être humain a ainsi deux propriétés : il est une facticité, un corps au milieu du monde, il a un
passé, il est sous l'omniprésence d'autrui; il est aussi une transcendance au sens où il échappe à
lui-même, se projette dans l'avenir, il est au-delà de toute condition. Cette ambiguïté est vécue
comme malaise : l'homme est écartelé sur deux plans et ne peut jamais coïncider avec lui-même;
elle est aussi vécue dans la complaisance : l'homme peut confondre à loisir ces deux plans, jouer
de sa non-coïncidence avec soi. La mauvaise foi est toujours au fond une tentative d'échapper à
ce que l'on est, au dédoublement de notre être en facticité et transcendance.
Au total, l'existence humaine est effort pour se donner l'être et se fonder. Le monde n’a pas
de justification ni de signification qui préexisteraient à l’action humaine. Si l'existence n'a pas de
sens, ce dernier est à construire. Le sentiment que tout est contingent, que l’on a été jeté dans le
monde sans perspective ni soutien, pour rien, peut être le fondement d'une authentique
philosophie de la liberté et du bonheur.
CONCLUSION GENERALE
Le temps est-il essentiellement destructeur ? La réponse est incontestablement positive. Le
temps est, en effet, ce qui dure et devient. Si tout est présent, tout est changeant, puisque le
présent est, par définition, toujours neuf. La destruction, c’est d’abord le devenir, le changement,
l’impermanence de toute chose. Nous ne sommes pas, puisque nous ne cessons de changer et
nous sommes pourtant, puisque nous changeons. Nul ne peut être sans changer, ni changer sans
être. Le devenir n’est que le flux de ce qui est. Le temps est donc le devenir en train de devenir, la
continuation changeante du présent, le changement continué de l’être en somme.
Le présent est à la fois irréversible (il ne reviendra jamais, ni ne cessera) et éternel : c’est un
« éternel sans retour » pour reprendre la belle formule d’André Comte-Sponville qui pastiche la
notion nietzschéenne d’éternel retour. En ce sens, la destruction est éminemment créatrice ; la vie
n’est rien sans la mort et la mort est paradoxalement ce qui rend la vie précieuse. Le temps est
donc la marque de notre puissance et de notre liberté. C’est le temps qui, en faisant de nous des
êtres en projet, nous amène à créer, à agir, à transformer le monde et à nous transformer nousmêmes, même si cette puissance sur le temps, qui est rationnelle et psychologique, demeure toute
relative étant donné que nous ne pouvons pas échapper à notre nature temporelle.
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Nous existons non seulement parce que nous ne nous contentons pas de vivre, mais aussi parce
que la mort est notre horizon permanent. La mort, comme événement toujours à venir, est ce par
rapport à quoi s’oriente toute existence. Nous sommes bel et bien des êtres-pour-la-mort. La mort
seule nous fait penser la vie comme précieuse et fragile. Mais la vie seule donne à la pensée de la
mort son caractère tragique. En même temps qu’un fardeau, la mort, au terme d’une vie bien
remplie qui trouve en elle son achèvement, peut être une grâce. Comme le dit sainte Thérèse,
« vivre toute sa vie, aimer tout son amour, mourir toute sa mort ».
La philosophie ne doit pas bâtir un ailleurs fantomatique pour justifier ce monde-ci. Elle doit
être capable d'affronter les yeux ouverts le vide, le pire, sans imposer, à la manière des religions,
un sens caché à ce qui n'en possède pas. Elle doit être en mesure d'appréhender une absurdité
essentielle. Il s'agit donc d'accepter la suffisance de la réalité sans atténuer la cruauté du réel, la
force des choses.