LA TEMPORALITE COMME MATERIEL D`AUTONOMIE CHEZ LES

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LA TEMPORALITE COMME MATERIEL D`AUTONOMIE CHEZ LES
JOCELYN LACHANCE
LA TEMPORALITE COMME MATERIEL D'AUTONOMIE CHEZ LES
JEUNES
Risques, jeux et rituels juvéniles dans la société hypermoderne
Thèse de doctorat en cotutelle présentée
à la faculté des études supérieures de l'Université Laval, Québec
dans le cadre du programme en didactique
pour l'obtention du grade ès philosophiae doctor (PH.D.)
FACULTÉ DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC
et
UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
STRASBOURG, FRANCE
pour l'obtention du grade de docteur en sociologie
2010
© Jocelyn Lachance, 2010
REMERCIEMENTS
Je tiens d‟abord à remercier cinq personnes qui me sont particulièrement chères et qui,
entre le début et la fin de cette thèse, ont traversé leur adolescence. Il s‟agit, en partant
du plus jeune d„entre eux, d‟Audrey, de Stéphanie, de Jonathan, de Francis et
d‟Alexandra. Mes cinq cousins et cousines m‟ont été d‟une grande aide tout au long de
la rédaction de cette thèse. Ils m‟ont orienté, à plusieurs reprises, en me faisant pénétrer
dans leur culture. Ils m‟ont accompagné à chaque mot : ils sont devenus, en quelques
sortes, mes idéaux-types. Je remercie tous les jeunes qui ont répondus aux
questionnaires que j‟ai pu consulter au cours de ces dernières années, qui ont donné du
temps et qui ont fait confiance. Puisse cette thèse rendre hommage à leur honnêteté.
Je dois remercier quatre hommes, quatre aînés, qui m‟ont accompagné dans mon
cheminement. Je remercie d‟abord M. Marc Wintermantel : s‟il n'avait pas retenu ma
candidature pour un stage OFQJ à l„été 2003, jamais je n‟aurais découvert Strasbourg,
ni son Université. Il m‟a permis de faire le premier pas vers cette thèse. Je remercie
également Thierry Goguel d‟Allondans qui est devenu un ami sincère au cours des ans.
Il n'a pas seulement accompagné ma réflexion, mais aussi, le jeune chercheur, assailli
parfois par le doute. Bien entendu, je remercie mes deux directeurs de thèse, David Le
Breton et Denis Jeffrey. Je remercie David Le Breton pour son honnêteté, sa capacité à
dire les choses qui doivent être entendues par un jeune chercheur. Sans ses conseils, je
n‟aurais pas pu progresser à travers l‟écriture de cette thèse. Je le remercie également de
m‟avoir encouragé à développer ma propre réflexion et à publier. Je remercie Denis
Jeffrey de m‟avoir accueilli dans cette ville natale que j‟avais quittée depuis quelques
années, pour son accessibilité, sa disponibilité et la flexibilité dont il a fait preuve pour
que je puisse mener à terme cette thèse en cotutelle.
Un remerciement aussi à M. Patrick Watier, le professeur dont les cours m‟ont le plus
marqué parmi tous ceux que j‟ai pu suivre à l‟Université ; M. Christoph Wulf, certes
d‟avoir accepté de faire partie de ce jury, mais surtout d‟accompagner la suite de mes
recherches ; M. Maxime Coulombe d‟avoir accepté de faire partie de ce jury.
Je voudrais également remercier quelques personnes que j‟ai croisées le long de mon
parcours professionnel, que j‟ai mené en parallèle avec l‟écriture de cette thèse. Ils ont,
je crois, apporté des éléments supplémentaires de réflexion à mon travail. Mes
remerciements aux membres de l‟équipe du Pôle Ressources Conduites à Risque du
Conseil Général du Bas-Rhin, à l‟équipe du Cirdd Alsace, et plus particulièrement à
Madame Élisabeth Fellinger, sa directrice, pour sa grande flexibilité et son amabilité.
Un remerciement spécial pour mes amis de Strasbourg, sans qui je n‟aurais pu adopter
cette ville pour si longtemps : Étienne Damien, Stéphane Burckel, Noélia Nicolas, Rémi
Saadoom, Xingsheng Lu. La plupart ont aujourd‟hui quitté Strasbourg : ils se sont
relayés au fil des ans pour m‟épauler, partager de bons moments, choses essentielles,
particulièrement pour l‟exilé.
Un remerciement à un vieil ami, Tony Denis, véritable frère qui, malgré la distance, est
resté tout près de moi.
Et finalement, un remerciement tout spécial à deux femmes : ma mère, Johanne, qui
m‟a donné l‟envie d‟apprendre, d‟essayer de comprendre les autres, qui m‟a toujours
II
encouragé ; ma conjointe, Sabrina, pour son soutien, pour ses conseils, pour ses
remarques - et, plus simplement et fondamentalement, pour sa présence à mes côtés.
Cette liste serait incomplète sans souligner et remercier l‟apport du Fond Québécois de
Recherche sur la Société et la Culture qui a financé les derniers 18 mois de cette thèse
de doctorat.
III
RÉSUMÉ COURT
La question de la temporalité chez les jeunes se révèle complexe, à la croisée de
mutations anthropologiques d'envergure : affaiblissement de la puissance symbolique
des mythologies issues des sociétés traditionnelles et des Grands Récits de la modernité,
éclatement et décloisonnement des cadres sociaux du temps et répercussion d‟un néolibéralisme envahissant l‟ensemble des sphères d‟activités du sujet contemporain. Dans
un contexte où il doit prouver son autonomie, entre autre, par la gestion responsable de
son temps, le jeune se voit contraint, non seulement de gérer son rapport à la
temporalité, mais aussi d‟élaborer un modèle singulier qui respecte à la fois les
modalités imposées par le néo-libéralisme (flexibilité, rentabilisation et maximisation
du temps) et la conservation d‟un sentiment d‟autonomie. L‟expérimentation de
différentes formes de rapport à la temporalité exprime en partie l‟incapacité d‟une
société à donner un cadre structuré à la jeunesse contemporaine, un modèle de
représentation et des modalités d'inscription sur la ligne du temps, donnant ainsi un sens
à son passé, son présent et son avenir. Dans ce contexte, certaines pratiques à risque des
jeunes (vitesse au volant et consommation d„ecstasy), mais aussi certaines pratiques
culturelles émergentes (usages de l'internet, théâtre d'improvisation, expériences
cinématographiques, backpacking) sont des expériences intimes de la temporalité qui
remplace l'identification traditionnelle du sujet à des modèles de représentations du
temps.
Mots-clefs : temporalité, temps, jeunes, rythme de vie, risque.
IV
RÉSUMÉ LONG
Les jeunes jouent avec la temporalité. Ils se défont du rythme de vie imposé, des
horaires entrant en conflit avec leur désir d‟autonomie. Ils rejettent ce futur
incessamment ramené dans leur présent, la vieillesse signant leur incapacité à agir et à
être, parfois l‟Histoire dans laquelle ils s‟inscrivent difficilement, leur enfance qu‟ils
regrettent ou qu‟ils abhorrent. Ils tentent de ralentir ou d'accélérer la course effrénée
dans laquelle, l‟humanité toute entière semble entrée, tête baissée, préoccupée
davantage par la maîtrise de ce qu‟elle échappe que par le sens qu‟elle laisse filer entre
ses mailles.
Notre étude concerne des jeunes scolarisés, entrant progressivement dans la vie active :
adolescents et post-adolescents, jeunes donc, étudiants et néo professionnels… Ils ne
vivent pas en marge des sociétés contemporaines, ils adhèrent quotidiennement aux
impératifs imposés. Pourtant, à côté de l‟école fréquentée et du travail à peine
découvert, ces jeunes poursuivent des expérimentations de toutes sortes, où le risque est
omniprésent.
Des pratiques du risque s'immiscent dans des parcours de réussite sociale et scolaire.
Des comportements problématiques ne sont plus uniquement l‟apanage des plus
stigmatisés et des plus marginalisés des jeunes. Leurs comportements échappent au
regard des parents, confortés en voyant leurs enfants progresser, année après année,
dans le système scolaire. L‟école ne les met pas en échec : ces jeunes ont développé des
compromis entre la voie de la réussite et la voie de la mise à l‟épreuve individualisée.
À l‟échelle de l‟Occident, la maltemporalité (Bacqué, 2007) dont souffrent les sociétés
contemporaines bouleverse les jeunes générations. L'entrée dans l'âge adulte n'est plus
symbolisé généralement par des rites de passage. La position du jeune est devenue
ambiguë, par rapport à son histoire généalogique, comme par rapport à la mort dont le
sens lui échappe. Face aux aînés, aux autres générations, il cherche le lien de filiation
dans un contexte de redéfinition des modalités de transmissions intergénérationelles. Le
jeune regarde l'adulte d‟un œil méfiant. La routine est souvent perçue comme une
fermeture du champ des possibilités. Pourquoi devrait-il la substituer à sa jeunesse, à
son incertitude, à ce sentiment qui, tout en mettant l‟angoisse au premier plan, exalte
aussi la liberté du choix à faire ? La vieillesse, le corps s‟affaiblissant, ce corps destiné à
l‟incapacité, pourquoi faudrait-il le préserver, la vie se chargeant, tôt ou tard, de le
réduire à l‟état de poussière ?
Les jeunes regardent derrière, ils constatent le caractère éphémère de toutes choses :
souvenirs effrités, parents divorcés, discours changeants de politiciens, quartiers de leur
enfance aux visages transformés, relations intenses, relations terminées. En filigrane, les
modes défilent sous leurs yeux, passent entre leur mains, se faufilent entre leurs doigts.
Ils ont déjà connus plusieurs générations de jeux vidéo, ont vu des stars grandir et
mourir dans l‟ombre. Qui détient le pouvoir presque magique, irréel, de survivre à
l‟épreuve du temps ? Les choses et les gens passent : téléphones fixes et portables,
petites amies et petit copain, baskets derniers cris, stabilité familiale, stabilité émotive ;
vacances, appartement, temps libre, enfance. L‟authenticité s‟enracine dans l‟intensité
des évènements vécus, dans l‟urgence parfois, parce que tout meurt, toutes choses étant
destinées à mourir. Leurs regards tournés vers l‟avenir leur montre le paradoxe des
nombreux chemins à prendre, dont ils ne connaissent ni les détours ni les obstacles. Le
V
passé laisse des traces fades, l'avenir est en perpétuel reconstruction. La voie est ouverte
aux fantasmes, à la toute-puissance, comme au repli sur soi, à la dépression ; les uns et
les autres n‟étant plus contradictoires, se retrouvant dans l‟interrogation sans cesse
renouvelée des jeunes. Le présent est un socle dans un monde vacillant d‟un bout à
l‟autre de la ligne du temps.
Les jeunes redoutent cette course les entraînant, et les écrasant parfois. La bousculade
est répétée. Pour leur bien ? Devant les attitudes présentistes des jeunes générations, les
adultes s‟inquiètent, détournent vers l'avenir leur regard fixant le socle du présent :
responsabilités. Les sociétés occidentales s‟efforcent d‟inscrire dans leurs habitudes le
rythme de la vie collective, de la vitesse, de l‟urgence ; le respect des échéanciers, la
ponctualité. La famille et l‟école, principaux lieux de socialisation, s‟allient dans une
promotion incessante de la rentabilisation du temps. Moins jouir aujourd‟hui, pour jouir
demain de sa situation, récolter les fruits de ce qui a été semés. Les jeunes, craintifs et
surtout peu convaincus des avantages de la vie adulte, rivalisent d‟originalité pour jouir
maintenant à défaut de mettre en péril cet avenir, trop éloigné dans le temps.
Les rythmes sociaux sont détestés par les jeunes, répétant la plainte de leurs aînés
manquant de plus en plus de temps, à une époque où ils ont de plus en plus de temps
libre. La course vers nulle part ne convainc pas ces jeunes. Ils avancent, étape par étape,
jour après jour, vers la surprise et l‟inattendu. À l‟anticipation et à la planification se
substituent l‟improvisation, le libre-arbitre, et le sentiment de liberté les accompagnant.
Ainsi se maximisent les occasions d‟aventures au quotidien. Malgré l‟activité intense de
certains, les temps morts sont des temps longs : l‟ennui guette chacun, le « faire »
devient l‟arme pour combattre le vide.
L‟effervescence et la diversification des pratiques culturelles s‟expliquent entre autre par
cette lutte menée par les jeunes générations au détriment d‟un temps dominant. Le
néolibéralisme ne jure que par les actions, sans se préoccuper de leurs significations.
Les nouvelles technologies de la communication redonnent confiance au sujet emporté
par la vague du temps : pouvoir de joindre et d‟être joint en tout temps, gestion de ses
relations. La réalisation symbolique de l‟ubiquité se révèle dans l‟utilisation du
téléphone portable et de l‟internet : le jeune est ici et ailleurs. Aux contraintes dont il fait
quotidiennement l‟expérience, il fait un pied de nez provisoire. Il exerce son pouvoir sur
les cadres sociaux du temps, ces contraintes. Il quitte parfois cet espace de conflit, se
réfugie dans des mondes virtuels où le temps est vécu autrement, où sa mesure est autre,
où la maîtrise de la temporalité est réalisable.
La violence envers le temps est une réponse à la violence du temps. Les jeunes tentent
de se créer des espaces, où ils s‟échappent provisoirement. Ils refusent de penser leur
existence sur l‟épaisseur d‟une ligne droite, font des expériences intimes de la
temporalité, s‟arrachent des contraintes par un jeu avec la machine, par un jeu sur le
corps : vitesse au volant, consommation de drogues de synthèse. À travers ces
expériences, la temporalité est déformée, arrachée aux catégories forçant chacun à la
penser en termes de négociations avec les contraintes, de synchronisation avec l‟autre,
de respect du rythme biologique ou du rythme social. La temporalité est repensée
autrement, sans les notions abstraites héritées de la modernité. Il agit pour vivre et
penser différemment la temporalité. En ce sens, la culture du risque est une réponse à la
maltemporalité.
VI
Des expériences de réappropriation et de réorganisation de la temporalité se mettent en
place, se généralisent, à l‟intérieur du lien social contractant l‟espace et étouffant la
liberté d‟action. La temporalité est investie comme un lieu : expression de l‟autonomie
par la gestion de ses horaires, désynchronisation face aux heures prescrites par les
parents et l‟école, respect des heures de rendez-vous lorsque l‟on voit des amis. La
rencontre de l‟autre s‟exprime souvent sous la forme du récit, cet acte de configuration
de la temporalité : devant les épisodes discontinus de son existence, encouragé par les
transformations corporelles et une sociabilité s'intensifiant, sur fond de mouvance
sociale et de déracinement des repères, le récit réconcilie ce qui se disperse ;
évènements, relations, identité. Le voyage, le théâtre, le cinéma, certains usages de
l'internet explicitent le désir d‟agir pour se penser autrement, agir pour se raconter,
risquer pour prendre la parole et risquer de prendre la parole.
Cette réflexion s‟appuie sur le discours de nombreux jeunes se reconnaissant dans une
ou des pratiques du risque. Ils fréquentent l‟école ou travaillent. La culture du risque en
particulier et la diversité de la culture juvénile en général trouvent leur fondement dans
les mutations importantes du rapport à la temporalité des sociétés et du sujet
contemporains. Les jeunes font la rencontre d‟un monde ne leur présentant plus un
temps dominant significatif. Ainsi se développe un conflit entre les jeunes et la
temporalité. Il révèle la violence d‟un sujet tentant de se débarrasser des cadres sociaux
du temps, mais négociant aussi avec les ouvertures, les brèches entrouvertes dans ce
monde de contraintes. Le dynamisme des cultures juvéniles témoigne ainsi de la
fulgurance des mutations des rapports actuels à la temporalité, s‟exprimant
douloureusement ou positivement dans le paysage contemporain. Les jeunes jouent avec
la temporalité, devenue un matériel de l'autonomie.
Mots-clefs : temporalité, temps, jeunes, rythme de vie, risque
VII
TABLE DES MATIÈRES
Remerciements ............................................................................................................................................. II
Résumé court ............................................................................................................................................. IV
Résumé long ................................................................................................................................................ V
Table des matières .........................................................................................................................................8
Introduction générale ..................................................................................................................................12
Première partie : problématique et méthode de recherche ..........................................................................15
Chapitre 1 : Problématique .........................................................................................................................16
A) Risque et temporalité .............................................................................................................................16
Introduction .................................................................................................................................................16
1. Les risques délibérés ...............................................................................................................................16
1.1 De la prise de risque aux conduites à risque ....................................................................................18
1.2 Temps et temporalité .......................................................................................................................19
1.3 Jeunes, risques délibérés et temporalité ...........................................................................................21
1.3.1 Maltemporalité et risques délibérés chez les jeunes ...............................................................21
1.3.2 Présentisme, projet et risque ...................................................................................................26
Conclusion : au fondement de la dynamique du risque et de la temporalité ...............................................27
B) Exploration de la littérature ....................................................................................................................28
Introduction .................................................................................................................................................28
2. L‟approche sociologique du temps ....................................................................................................28
2.1 Le temps : notion polysémique et polémique ..................................................................................29
2.2 L‟école durkheimienne et le temps ..................................................................................................29
2.2.1 Émile Durkheim et le temps dominant .........................................................................................30
2.2.2 Maurice Halbwachs et la mémoire .........................................................................................31
2.2.3 George Gurvitch et la multiplicité des temps sociaux.............................................................33
2.2.4 L‟école durkheimienne et le contexte contemporain ...............................................................34
2.2.5 De l‟école durkheimienne à l‟anthropologie (Mauss, Malinowski, Spencer). ........................34
2.3 Les temporalistes .............................................................................................................................36
2.4 Norbert Elias et le temps .................................................................................................................37
2.5 Les enquêtes budget-temps..............................................................................................................38
2.6 Les apports de la psychologie du temps ..........................................................................................39
Conclusion : apports et limites ....................................................................................................................41
C) Cadre théorique ......................................................................................................................................42
3.1 Anthropologie du rapport au temps .......................................................................................................42
3.1.1 Rapport au temps dans les sociétés traditionnelles .......................................................................42
3.1.2 Monothéismes et modernité ...................................................................................................47
3.1.3 Le contrôle institutionnel du temps des jeunes .......................................................................49
3.1.4 Postmodernité et rapport au temps : jouissance du présent ? ..................................................55
3.1.5 Hypermodernité et rapport au temps : inquiétude de l'avenir au présent ? .............................58
3.1.6 Temporalité et société post-industrielle : le temps dominant du temps à dominer ..................59
Conclusion : mutations anthropologiques ...................................................................................................63
3.2 Le contexte contemporain ...............................................................................................................64
3.2.1 Le culte de la jeunesse ............................................................................................................64
3.2.2 Le culte de l‟urgence ...............................................................................................................66
3.2.3 Le culte de la performance ......................................................................................................69
3.3 Jeunesse et temporalités aujourd‟hui ...............................................................................................70
3.4 Temporalité et mimésis chez Christoph Wulf. .................................................................................71
Conclusion : appréhender la temporalité et le risque chez les jeunes .........................................................75
Chapitre 2 : Méthodologie ..........................................................................................................................79
Introduction .................................................................................................................................................79
1.1 La représentation sociale .................................................................................................................79
1.2 L‟interactionnisme symbolique .......................................................................................................80
1.2.1 L'analyse de discours à partir d‟entretiens semi-directifs .......................................................82
1.2.2 La grille d'analyse ...................................................................................................................83
1.2.2 Corpus retenu ..........................................................................................................................85
Deuxième partie : Rapport à la temporalité chez les jeunes ........................................................................87
Chapitre 3 : les cadres sociaux du temps ....................................................................................................88
Introduction générale ..................................................................................................................................88
A) L‟apprentissage de la temporalité chez les jeunes ..................................................................................89
1. Le temps de la famille .............................................................................................................................89
1.1 L‟apprentissage de la temporalité au sein de la famille ...................................................................90
1.2 Le temps comme limite ...................................................................................................................91
1.3 La liberté de ne pas perdre son temps..............................................................................................93
1.4 Société éducative et culte de la performance ...................................................................................94
1.4.1 L‟esprit du capitalisme ............................................................................................................99
1.5 L‟absence des parents ....................................................................................................................100
1.6 Le temps des repas ........................................................................................................................102
1.7 Le temps de dormir........................................................................................................................105
1.8 Intimité et temps de la solitude ......................................................................................................106
Conclusion : Négociation et temporalité ...................................................................................................107
2. Les temps scolaires ...............................................................................................................................109
2.1 Temps scolaires et maximisation du temps.................................................................................... 110
2.2 Vacances et rythmes scolaires........................................................................................................ 112
2.3 Rythmes scolaires et perte de temps .............................................................................................. 113
2.4 Le rythme des études ..................................................................................................................... 115
2.5 Le temps des déplacements ........................................................................................................... 116
2.6 Travail à temps partiel et gestion du temps ................................................................................... 118
Conclusion : les influences du temps scolaire ........................................................................................... 118
3. Le temps libre et le temps des pairs ......................................................................................................120
3.1 La rencontre entre les pairs............................................................................................................120
3.2 Relations ponctuelles, éphémères et durables ? .............................................................................122
3.3 Les réseaux sociaux et la multiplication des temporalités .............................................................124
Conclusion : improvisation et engagements..............................................................................................125
4. Les pratiques culturelles et la culture numérique ..................................................................................126
4.1 Un univers autoréférencé ...............................................................................................................128
4.2 Pratiques culturelles et rapport à la temporalité ............................................................................129
4.3 Technologie et perte de temps .......................................................................................................132
4.4 Des temporalités relationnelles ......................................................................................................133
4.5 Récits et réseaux ............................................................................................................................136
4.6 Le cadre temporel du jeu vidéo .....................................................................................................139
Conclusion : densification de la temporalité .............................................................................................143
Conclusion générale : l'intensification de la temporalité...........................................................................144
B) L‟inscription du jeune sur la ligne du temps ........................................................................................146
Introduction ...............................................................................................................................................146
5. La ligne du temps ..................................................................................................................................146
5.1 L‟âge idéal .....................................................................................................................................147
5.2 Les dépendances économiques et l‟avenir .....................................................................................147
5.3 Le corps et l‟avenir ........................................................................................................................149
5.4 L'agir à tous les temps ...................................................................................................................150
5.5 Vieux jeunes ou jeunes vieux ? ......................................................................................................154
5.6 Passé et avenir idéaux ? .................................................................................................................156
5.7 La durée de l‟existence ..................................................................................................................157
Conclusion : les épaisseurs du présent ......................................................................................................158
6. La nostalgie du présent .........................................................................................................................160
6.1 Le passé et le futur d'aujourd'hui ...................................................................................................161
6.2 Maître de sa relation imaginaire au passé et au futur ....................................................................162
6.3 Au fondement de l‟ubiquité ...........................................................................................................164
6.4 Des dimensions opérationnelles de la nostalgie du présent ...........................................................167
Conclusion : la ligne du temps en question ...............................................................................................169
7. Les utopies temporelles .........................................................................................................................171
7.1 Le voyage dans le temps ...............................................................................................................171
7.2 Mort et immortalité .......................................................................................................................173
7.3 L‟ubiquité ou la rapidité ? ..............................................................................................................176
Conclusion : quelles limites ? ...................................................................................................................177
Conclusion générale : malléable, la ligne du temps. .................................................................................178
C) Le jeune face aux rythmes de vie .........................................................................................................179
Introduction ...............................................................................................................................................179
8. La vie est une course .............................................................................................................................180
8.1 La course à la lenteur.....................................................................................................................181
9. Rythmes et désynchronisation ...............................................................................................................183
9.1 Les rythmes de la planification et de l'improvisation ....................................................................186
9.1.1 Planification et rapport au corps ...........................................................................................188
Conclusion : le rythme de sa vie ...............................................................................................................189
Conclusion générale : violenter la temporalité ..........................................................................................191
a) L‟éclatement des cadres sociaux du temps ......................................................................................193
b) Violenter la ligne du temps .............................................................................................................194
c) Désynchronisation ...........................................................................................................................195
Troisième partie : Violenter et réorganiser la temporalité .........................................................................197
Introduction générale ................................................................................................................................198
Chapitre 4 : Violenter la temporalité .........................................................................................................200
A) Dynamique de la temporalité et du risque chez les jeunes ...................................................................200
Introduction ...............................................................................................................................................200
1. Du cadre social du temps au cadre intime du temps .............................................................................200
1.1 L‟effacement ou la recomposition de la temporalité relationnelle .................................................201
1.2 La maîtrise subjective de la durée .................................................................................................202
1.3 La prévalence de l‟expérience subjective du temps.......................................................................203
1.3.1 L‟abolition provisoire des cadres sociaux de la mémoire et de l‟anticipation .......................203
Conclusion : le cadre intime du temps comme discontinuité subjective ...................................................205
2. De la dispersion identitaire à l‟ubiquité existentielle ............................................................................205
2.1 Paul Ricoeur et l‟identité ...............................................................................................................206
Conclusion : Errance identitaire et ubiquité ..............................................................................................209
3. La désynchronisation ............................................................................................................................ 211
3.1 Hypermodernité et synchronisation ............................................................................................... 211
3.2 Synchronisation et sentiment d‟hétéronomie ................................................................................213
Conclusion : le risque comme élément de radicalisation d'un rapport quotidien à la temporalité ............214
B) Temporalité et vitesse au volant ...........................................................................................................215
Introduction ...............................................................................................................................................215
4. La vitesse dans la société hypermoderne ..............................................................................................216
4.1 Vitesse et discrimination sociale....................................................................................................217
4.2 La vitesse dans les cultures juvéniles ............................................................................................219
4.2.1 Vitesse et culture du zapping. ...............................................................................................220
4.2.2 Accélération et rupture dans la musique contemporaine .......................................................221
4.2.3 Rythme des films et des clips contemporains .......................................................................222
4.3 Malaises dans la technologie .........................................................................................................224
4.3.1 L‟automobile .........................................................................................................................226
4.4 Espace et temporalité.....................................................................................................................227
4.4.1 L‟espace de la route ..............................................................................................................229
4.4.2 L‟espace de l‟automobile ......................................................................................................230
5. Conduite automobile, risque et vitesse ..................................................................................................233
5.1 Vitesse au volant : l‟expression d‟une valeur sociale ....................................................................235
5.2 Vitesse et altération du rapport à la temporalité ............................................................................235
5.3 La conduite automobile comme cadre intime du temps ................................................................236
5.4 L‟accident et la temporalité ...........................................................................................................237
Conclusion : violenter la temporalité par la vitesse ..................................................................................241
C) Ecstasy, polyconsommation et temporalité ..........................................................................................242
Introduction ...............................................................................................................................................242
6. Consommation de drogues et inscription dans le lien social .................................................................243
6.1 Pilules, médicaments et sociétés ....................................................................................................246
6.2 La consommation d‟ecstasy en chiffres .........................................................................................248
6.3 Ecstasy et altération du rapport à la temporalité ............................................................................249
6.4 Ecstasy et relation à l‟espace .........................................................................................................250
6.5 Polyconsommation et temporalité .................................................................................................252
6.6 Gestion de la temporalité par la consommation ............................................................................257
6.7 Déclin de l‟ecstasy ? ......................................................................................................................258
Conclusion : violenter le corps pour violenter le temps ............................................................................259
Conclusion générale : de la violence à la réorganisation de la temporalité ...............................................261
Chapitre 5 : Réorganiser et reconfigurer la temporalité ............................................................................262
Introduction générale ................................................................................................................................262
A) Les mises en scène du risque et de l'urgence .......................................................................................263
Introduction ...............................................................................................................................................263
1. Les mises en scène de l'extrême des jeunes sur l'internet .....................................................................264
1.1 Les mises en scène des jeunes par les adultes : adophilie et adophobie. .......................................264
1.2 L‟aménagement de l‟espace par les aînés ......................................................................................267
1.3 L‟investissement de l‟espace par les jeunes ...................................................................................270
1.4 L‟aménagement d‟espaces par les jeunes ......................................................................................271
1.5 À l‟ère des espaces interdictionnels ? ............................................................................................272
Conclusions : cyberespace, territoire et temps ..........................................................................................274
B) La mise en scène dans le théâtre d'improvisation ................................................................................277
Introduction ...............................................................................................................................................277
2.1 Le théâtre d‟improvisation ............................................................................................................277
2.2 Improvisation théâtrale et prises de risque ....................................................................................278
2.3 Le temporalité de l‟improvisation : s'exposer. ...............................................................................280
2.4 La temporalité d‟une joute : se renouveler. ...................................................................................283
2.5 La temporalité d‟une carrière : perdurer. .......................................................................................286
Conclusion : temporalités d‟une prise de risque symbolique ....................................................................288
Conclusion générale : risque, espace et urgence .......................................................................................290
C) Le film comme expression de la temporalité juvénile : l‟exemple de Fight Club ..............................292
Introduction ...............................................................................................................................................292
3. De l‟aliénation au temps de l‟économie à la quête d‟un temps relationnel ...........................................294
3.1 La ré-inscription dans la temporalité .............................................................................................297
3.2 Le cinéma et la quête des origines .................................................................................................303
3.2.1 Le fantasme d‟auto-engendrement ........................................................................................304
3.2.2 Une mise en scène de l‟origine du monde ?..........................................................................306
3.3.1 Temporalité juvénile .............................................................................................................308
3.3.2 La maltemporalité dans les films cultes des années 1990 et 2000 ........................................309
3.3.3 L‟acte narratif : une expérience de réorganisation et de reconfiguration de la temporalité ... 311
3.3.4 Le spectateur et son travail de réorganisation et de reconfiguration de la temporalité .........313
D) le backpacking : le voyage comme expérience de réorganisation de la temporalité ............................318
Introduction ...............................................................................................................................................318
4. Une errance positive .............................................................................................................................319
4.1 Les travaux de Torun Elsrud ..........................................................................................................321
4.2 Hypermodernité et backpacking ....................................................................................................323
4.3 Un errant hypermoderne ................................................................................................................324
4.3.1 Autonomie et espaces des possibles ......................................................................................325
4.3.2 Adaptation et dispersion identitaire ......................................................................................327
4.3.3 Le sens de l‟éphémère...........................................................................................................328
4.4 Maître de la temporalité. ...............................................................................................................330
4.4.1 Une errance positive .............................................................................................................330
4.4.2 Le backpacking comme forme d‟errance ..............................................................................334
4.4.3 L‟exigence de cohérence et de continuité .............................................................................335
4.4.4 Errance et déchirement identitaire ........................................................................................337
4.4.5 Errance, inconstance, jeunesse... ...........................................................................................339
4.5 Le voyage comme rite de passage .................................................................................................340
4.5.1 Rite préliminaire : le départ ..................................................................................................342
4.5.2 Rite liminaire : le temps des expérimentations. ....................................................................343
4.5.3 Rites post-liminaire : le retour ..............................................................................................344
4.6 Le voyage pour recréer une temporalité ........................................................................................346
4.6.1 Une démarche de l‟ipséité .....................................................................................................347
4.6.2 Narration et maîtrise de la temporalité ..................................................................................348
Conclusion : voyager dans la temporalité .................................................................................................351
Conclusion : expériences corporelle et narrative de la temporalité ...........................................................354
Conclusion générale ..................................................................................................................................356
Bibliographie ............................................................................................................................................365
Filmographie .............................................................................................................................................388
Annexe A : Entretiens consultés................................................................................................................389
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Une étude spécifique sur le rapport à la temporalité des jeunes reste, paradoxalement,
généraliste. Ce rapport prend de multiples visages, il se manifeste dans la plupart des
comportements humains, car la temporalité englobe ou épouse - selon le point de vue l‟ensemble des actes posés par le sujet. Ainsi une étude sur le rapport à la temporalité des
jeunes pose-t-elle le problème, non seulement de la position épistémologique et
méthodologique du chercheur, mais aussi celui de l‟étendue de son analyse.
Notre travail se restreint ici à analyser la relation entre temporalité et risque chez les
jeunes générations. Il s‟agit à la fois d‟en comprendre le fondement théorique, comment
les jeune se la représentent et l‟incarnent dans certains comportements. Une dynamique
se révèle, elle alimente, non seulement l‟émergence de nouveaux comportements, mais
aussi l‟effervescence d‟une culture du risque en particulier et d‟une culture juvénile en
général.
La première partie de cette thèse précise d‟abord les notions centrales de notre
recherche. Les termes de risque et de temporalité sont relativement visibles et repérables
dans le champ de l‟anthropologie et de la sociologie. Les approches sont multiples, un
travail de définition s'impose. Le premier chapitre introduit le lecteur à la réflexion sur le
risque et la temporalité, un premier état des lieux clarifie leur relation. En effet, des
travaux abordent - souvent comme un simple élément parmi d‟autres - l‟influence du
rapport à la temporalité sur la prise de risque et implicitement l‟influence de la prise de
risque sur la temporalité.
Une exploration des différentes approches du temps et de la temporalité en sociologie
souligne la diversité des travaux disponibles. Cependant, peu de concepts semblent
adéquats pour penser la temporalité à partir de l‟expérience du sujet dans le contexte de
l‟hypermodernité. Un retour sur les mutations anthropologiques du rapport de la
communauté et du sujet au temps montre l‟importance d‟adapter nos outils conceptuels.
Dans un second chapitre, nous justifions notre approche méthodologique, fortement
12
inspirée par l‟interactionnisme symbolique et l‟analyse de discours. Les entretiens
consultés dans le contexte de cette recherche renforcent notre analyse théorique issue de
nos études de maîtrise et de l‟écriture de plusieurs articles.
La deuxième partie analyse le discours de 26 jeunes scolarisés et âgés entre 14 et 19
ans. Elle rend compte de la représentation de la temporalité chez ces jeunes. Le troisième
chapitre développe le rôle des différents cadres sociaux du temps sur la construction de
leur rapport à la temporalité. Cette analyse met à jour des éléments conflictuels au sein de
l‟univers familial, mais également l‟intériorisation de valeurs défendues par leurs parents.
La relation de négociation caractérise le débat entre jeunes d‟une part et parents d‟autre
part. L‟analyse s‟oriente ensuite vers l‟influence de l‟école, toujours selon le discours des
jeunes. Dans une perspective de rapport à la temporalité, le monde scolaire est critiqué
par rapport à sa relative inefficacité. Cette critique confirme l‟intériorisation de certaines
valeurs (néolibérales ?) par les jeunes. L‟analyse de la représentation de leurs pratiques
culturelles souligne la perpétuation d'une relation de négociation au-delà du cercle
familial et du monde scolaire pour gérer leur temps libre.
L‟analyse des cadres sociaux du temps interroge la relation de ces jeunes à leur passé,
leur présent et leur avenir. La volonté de briser le caractère linéaire et irréversible de la
ligne du temps soulève certaines interrogations et traduit de nouvelles formes de
malaises. L‟étude de la représentation d'utopies temporelles, comme le voyage dans le
temps ou la réalisation symbolique de l‟ubiquité, étaye l'une de nos observations : une
volonté d‟intensifier le présent. Leur représentation du rythme de vie confirme la volonté
de s‟arracher aux cadres sociaux du temps, à toutes contraintes dénuées de significations.
La troisième partie de cette thèse analyse des stratégies développées par certains jeunes
pour redonner du sens aux différentes temporalités vécues, voire pour s‟arracher de toutes
contraintes temporelles, pour une durée provisoire. Dans le quatrième chapitre, nous
montrons comment le rapport à la temporalité de jeunes scolarisés constitue l'arrière-plan
d‟intelligibilité de certaines pratiques à risque, révélant leur volonté de s'insérer dans le
lien social. C‟est pourquoi le cinquième chapitre analyse deux cas de figure : les amateurs
13
de vitesse, dont l‟étude repose sur l'analyse de discours dans 11 entretiens approfondis
auprès de jeunes âgés entre 18 et 22 ans, et les consommateurs d‟ecstasy, étudiés à partir
d‟observations théoriques et de recherches empiriques. Ces comportements sont le fait de
jeunes inscrits dans le lien social, loin de la marginalisation. Ils illustrent le rapport à la
temporalité analysé chez l‟ensemble des jeunes scolarisés.
Si ces comportements mettent d‟abord et avant tout le corps en jeu et en danger, d‟autres
jeunes s'en remettent surtout à la parole. En effet, le risque trouve aussi sa place
symboliquement dans le développement de stratégies narratives. La mise en récit répond
parfois à la maltemporalité spécifique aux sociétés occidentales. Le dernier chapitre
s‟intéresse donc à quelques exemples (Le théâtre d‟improvisation, le cinéma, le voyage et
certains usages de l'internet) dévoilant une dynamique semblable entre prise de parole,
prise de risque et temporalité.
En conclusion générale, nous revenons sur les mutations anthropologiques, le rapport du
sujet contemporain à la temporalité et l‟effervescence de la culture juvénile. Se confirme
l'hypothèse d'un rapport à la temporalité du sujet structurant un imaginaire du risque.
Mais ce rapport est aussi à l‟origine de formes culturelles originales, du développement
de la créativité et de l‟émergence de pratiques positives pour un sujet en quête, non pas de
ses limites, mais de nouvelles limites.
L‟originalité de cette recherche repose donc sur sa volonté de s‟étendre sur deux axes. Le
premier propose une lecture socio-historique de la relation du jeune à la temporalité et au
risque, analyse développée plus particulièrement dans la première partie de cette thèse.
Notre travail propose de revisiter, des sociétés traditionnelles aux sociétés
hypermodernes, les modalités d‟inscription du sujet dans une représentation du temps,
tout en y soulignant sa place et son rôle. Le deuxième axe propose plutôt une lecture de la
relation contemporaine du jeune à la temporalité et au risque sans une perspective socioanthropologique. En d‟autres termes, notre thèse fait le pari d‟une étude généraliste de la
relation entre temporalité et risque chez les jeunes, et de ses manifestations situées, selon
nous, au fondement de la culture juvénile contemporaine.
14
PREMIÈRE PARTIE : PROBLÉMATIQUE ET MÉTHODE DE RECHERCHE
15
CHAPITRE 1 : PROBLÉMATIQUE
Chez tout être humain, son usage du temps et le sens que
revêtait sa vie étaient étroitement liés. Mais, hormis
justement les philosophes, peu de gens en prenaient
vraiment conscience. Du moins jusqu'à ce que le temps soit
devenu une ressource rare. Désormais, cette préoccupation
est générale, ce qui marque un réel progrès. Nous voici
ainsi obligés de considérer et d'étudier la trame même de
notre existence
- Servan-Schreiber, L'art du temps, 1983 : 25.
A) RISQUE ET TEMPORALITÉ
INTRODUCTION
Les notions de risque et de temporalité méritent chacune d‟être clarifiées, leur polysémie
et leur vaste utilisation dans le champ des sciences humaines brouillant parfois leur
définition. De ce premier examen se dégage les points de rencontres entre les deux
notions, orientant notre réflexion sur ce lien intuitif et diffus entre risque délibéré et
rapport à la temporalité chez les jeunes.
1. LES RISQUES DÉLIBÉRÉS
L‟étymologie du terme risque relève de l‟italien risco (provenant du latin médiéval
risicus ou riscus). Il se rapproche du latin resecare, signifiant « enlever en coupant »,
souvent utilisé dans le monde de la navigation pour signifier l'évitement d'une mauvaise
vague, un écueil. Sa racine romane, rixecare, associée à la querelle, est plutôt liée au
1
danger inhérent au combat . Ainsi l‟origine étymologique du risque renvoie soit à l‟idée
1. Les racines étymologiques de « temps » nous renvoient à celles du risque. En effet, le tempus latin
(dérivé de temnein en grec) exprime aussi le fait de couper, à la différence qu‟elle s‟applique plutôt à la
division d‟un temps apparemment continu. Pour plus de détails sur les enjeux liés à cette notion, le lecteur
peut consulter le numéro 37 de la Revue des Sciences Sociales. (Hintermeyer, P., Le Breton, D (dir), 2007).
16
d‟évitement du danger, soit à celle d‟affrontement. Les prises de risque vacillent entre
ces deux acceptions, elles donnent au sujet l'illusion de maîtriser la situation en affrontant
le danger en évitant ainsi le sentiment d'insécurité : « fixer ainsi la mort, y tracer les
limites de sa puissance, renforce le sentiment d'identité de celui qui ose le défi. Du succès
de l'entreprise naît un enthousiasme, une bouffée de sens répondant à une efficacité
symbolique qui restitue à l'existence, au moins pour un temps, des assises plus propices »
(Le Breton, 1991 : 17).
Les conduites à risque sont des prises de risques répétées dans le temps, le résultat d‟une
surenchère de la limite, évoquant au passage le besoin récurrent chez le sujet de répéter
l‟acte. La notion renvoie à plusieurs comportements dont la montée substantielle est
observée depuis les années 80 : toxicomanie, alcoolisme, vitesse au volant, fugue,
errance, relation sexuelle non-protégées, tentative de suicide, anorexie :
Le terme conduite à risque, appliqué aux jeunes générations, s‟impose de plus
en plus pour désigner une série de conduites disparates dont le trait commun
consiste dans l‟exposition de soi à une probabilité non-négligeable de se
blesser ou de mourir, de léser son avenir personnel ou de mettre sa santé en
péril : défis, tentatives de suicide, toxicomanies, troubles alimentaires, vitesse
sur les routes, violences, etc. (Le Breton, 2005 : 18).
Les conduites à risque se distinguent donc des prises de risque associées parfois à des
comportements inscrits positivement dans l‟espace social. En effet, les prises de risque se
révèlent aussi dans des activités variées comme les compétitions dans les sports extrêmes
(Duret, 2008), l‟errance positive (backpacking) (Lachance, 2007a), l‟improvisation
théâtrale (Lachance, 2007b), etc.
Dans la lignée des travaux de David Le Breton et de Stephen Lyng, la représentation de
ces formes de passages à l‟acte chez les acteurs sont mises au premier plan de notre
travail. En fait, « les sociologues qui s‟intéressent à ces comportements mettent l‟accent
sur le sens qu‟ils prennent pour leurs auteurs, et cherchent à déterminer quelles
circonstances ou quels traits structuraux de la société ont pu les susciter » (Peretti-Watel,
2003 : 126). Le rapport à la temporalité des jeunes générations constituerait l’un de
ces traits structuraux. Plus encore, il se manifesterait sous plusieurs formes dans la
17
culture juvénile contemporaine. En ce sens, le renouvellement du rapport à la
temporalité de ces jeunes se situerait au fondement même de l’émergence et de
l’effervescence d’une culture du risque en particulier et d’une culture juvénile
hypermoderne en général.
1.1 De la prise de risque aux conduites à risque
Se distinguent les conduites à risque des prises de risques délibérées :
Or il apparaît nécessaire de distinguer les conduites à risque des prises de
risque délibérées revendiquées par les individus. En effet, les premières sont
des constructions expertes dans lesquelles les individus ne se reconnaissent pas
forcément : du point de vue de la santé publique, le tabagisme, le manque
d‟exercice, manger trop gras ou sauter un repas sont des conduites à risque,
même si leurs auteurs ne vivent pas ces comportement comme des prises de
risque. Les usages de drogues illustrent bien ce hiatus entre conduites à risque
et prises de risque, puisque les données disponibles montrent qu‟à
l‟adolescence de tels usages ne sont généralement pas vécus comme une prise
de risque délibérée. Ces usages mettent ainsi en évidence les limites de la
notion de conduite à risque construite par les experts, et invitent à mobiliser
quelques acquis de la sociologie des sciences pour s‟interroger sur la genèse et
l‟utilisation de cette notion (Peretti-Watel, 2004 : 17).
Une recherche menée sur la représentation de la notion de conduites à risque chez
différents acteurs du travail social révèle sa polysémie (Lachance, 2004). Victime de sa
popularité, connue de tous, la notion est loin de faire l‟unanimité. Par exemple, certains la
réduisent aux conduites addictives, d‟autres la généralisent à la pratique excessive de jeux
vidéo, à la traversée au feu rouge d‟un piéton, etc. Certaines dimensions fondamentales
des conduites à risque des jeunes, relevées par David Le Breton, le rapport à la limite et à
la mort, ne sont pas toujours évoquées. Ainsi les interprétations se multiplient à la fois
dans les travaux des chercheurs sur la jeunesse, dans le sens commun comme dans
l'univers professionnel du travail social. Il convient donc de revenir sur le risque délibéré.
D‟une part, les prises de risque se caractérisent par leur ponctualité. D‟autre part, les
conduites à risque impliquent à la fois une répétition dans le temps et une surenchère de
la limite recherchée. Or, dans certains cas, des jeunes répètent les prises de risque, sans
repousser la limite déjà atteintes auparavant. C‟est le cas, par exemple, de la majorité des
18
consommateurs réguliers d‟ecstasy qui n‟augmentent pas nécessairement les doses
consommées par le passé. Le risque est ainsi toujours présent, le consommateur ne
connaît pas, en tout état de cause, le contenu des pilules ingérées, mais il n‟entre pas dans
un jeu de surenchère. Ces comportements ne sont donc ni des prises de risque ni des
conduites à risque. Nous les nommerons pratiques à risque.
Ces pratiques à risque trouvent une place dans l‟existence de jeunes insérées dans le lien
social. Les « teuffeurs » illustrent cette capacité du sujet à pratiquer le risque tout en
poursuivant sa route aux côtés des autres :
Comme les autres, ils poursuivent des études ou tentent de s‟insérer dans le
monde du travail. Conformément à leur catégorie d‟âge, ils habitent encore
souvent chez leurs parents et résident parfois seuls ou partagent un appartement
avec d‟autres. Ils sont immergés dans la culture médiatique, lisent des
magazines, sont branchés au quotidien et sans exclusive sur la télévision, la
radio, les jeux vidéo et internet. Comme eux, ils pratiquent une sociabilité
juvénile qui agglomère successivement les copains d‟école, puis ceux de la fac,
éventuellement ceux de leur "petit copain" ou "petite copine", ou ceux de leur
lieu de travail. Comme eux, donc, ils utilisent leur temps libre, relativement
élastique à cet âge, à se brancher sur l‟imaginaire médiatique ou à voir des
amis (Dagnaud, 2008 : 54).
Ces jeunes respectent les impératifs sociaux prescrits par le monde scolaire ou
professionnel. Ils empruntent le chemin classique de l‟insertion sociale. Ils se distinguent
partiellement des jeunes entrés dans des logiques de conduites à risque, ils ne repoussent
pas sans cesse la limite jusqu‟à faire éclater leur relation avec l‟institution scolaire, leurs
parents, etc. Les pratiques à risque sont intéressantes dans le contexte d‟une étude sur la
temporalité, elles se situent, non pas en marge, mais bien à l‟intérieur du lien social. Le
rapport à la temporalité étudié ici concerne des jeunes d‟âge scolaire. Ils font
l‟apprentissage du rapport à la temporalité des sociétés néolibérales.
1.2 Temps et temporalité
« Si, philosophiquement parlant, on peut mettre en doute le temps ou ne le considérer que
comme le témoin de l'entropie, en pratique, dans une vie faite d'action, il joue le rôle
d'une ressource » (Servan-Schreiber, 1983 : 15). Ainsi lorsqu‟il s‟intéresse à la question
19
de la temporalité, le sociologue n‟aborde pas les questions philosophiques sur l‟existence
du temps, ni même celles concernant sa nature :
Le problème de savoir si les temps sociaux ont une existence réelle, objective,
ou bien s‟ils ne sont que des phénomènes de conscience, n‟importe pas
directement au sociologue. C‟est là un problème philosophique plus que
sociologique. Ce qui importe par contre, c‟est de construire des concepts
scientifiquement opératoires, et de comprendre les concepts socialement
construits (Farrugia, 1999 : 108).
Pour Norbert Elias, le temps « désigne symboliquement la relation qu'un groupe humain,
ou tout groupe d'être vivants doué d'une capacité biologique, de mémoire, et de synthèse,
établit entre deux ou plusieurs processus, dont l'un est normalisé pour servir aux autres de
cadre de référence et d'étalon de mesure » (Elias, 1996 : 59). Le temps implique un étalon
de mesure, dont les plus communs aujourd‟hui sont l‟horloge et le calendrier. Pour
reprendre les termes d‟Elias, le processus normalisé de comptabilisation des secondes,
des minutes, des heures, etc. agit comme cadre de référence pour différents processus : la
course d‟un sprinter, le travail d‟un employé, le déplacement d‟un train, la rotation de la
planète. Ces étalons quantifient, sous un dénominateur commun reconnu mondialement,
le temps des activités humaines et naturelles. Insistons sur sa dimension relationnelle : le
temps met toujours en relation deux processus et il implique toujours la reconnaissance
d‟un point de référence.
Or, le sens donné aux comportements à risque est fondamental pour les situer dans le
contexte social d'aujourd'hui (Le Breton, 2002, 2007 ; Lyng, 2004). La définition de
Norbert Elias n‟implique pas cette dimension subjective. L'élaboration et l‟attribution
d‟une signification par le sujet à ses pratiques sociales sont évincées. C‟est pourquoi le
terme de temporalités s„impose :
Malgré leur grande diversité, ces dernières (les temporalités) constituent un
champ beaucoup plus restreint que le temps ; c‟est aussi un champ plus
homogène et par définition plus domestiqué que l‟on assimilera au temps vécu
: ce temps vécu et verbalisé concerne d‟un côté les temps individuels
tributaires des impressions de mouvements volontaires ou involontaires
produits par une personne, de l‟autre les temps sociaux liés aux différents
modes d‟organisation que se donne un groupe social déterminé dans les
activités qu‟il mène. Ces temporalités constituent le temps vécu individuel
et/ou social ; elles ont comme caractéristiques communes d‟être intériorisées
en représentations mentales et de donner lieu à telle ou telle forme de
verbalisation conceptuelle qui classe et découpe à sa façon les variétés de
mouvements initiés ou imaginés (Boutinet, 2004 : 36).
20
Le rapport à la temporalité souligne toujours la dimension interprétative et subjective du
sujet face au temps. Si la notion de temps insiste plutôt sur le caractère relationnel entre
deux processus, sur la mesure et la quantification, de son côté, la temporalité renvoie (et
renverra tout au long de ce travail) d‟abord à la dimension qualitative du temps, au vécu
du sujet, à son rapport subjectif.
1.3 Jeunes, risques délibérés et temporalité
Les travaux sur les risques délibérés des jeunes abordent indirectement le lien avec la
temporalité. Évoquée chez plusieurs, ce lien se résume principalement à deux axes :
d‟une part, les transformations du rapport à la temporalité au cours des dernières
décennies expliquent en partie la massification des conduites à risque des jeunes ; d‟autre
part, certaines conduites à risque agissent sur la temporalité. Ainsi se révèle une
dynamique originale entre l'un et l'autre.
1.3.1 Maltemporalité et risques délibérés chez les jeunes
Les transformations de la temporalité au niveau macro-sociologique sont considérées
aujourd'hui comme des caractéristiques majeures de notre époque. Des auteurs comme
Beck et Giddens établissent un lien solide entre ces transformations et le rapport des
sociétés aux risques. D'abord, l'incertitude y est examinée et analysée, elle devient une
caractéristique centrale pour comprendre le rapport du sujet à l'avenir. À la suite des
travaux de Jean-François Lyotard, ces auteurs rappellent la fin des Grands Récits de la
modernité. Ils insistent sur l'émergence d'un nouveau rapport au monde et à l'avenir.
Même si les penseurs et les acteurs de la modernité « ont cherché à remplacer les dogmes
pré-établis par des certitudes, la modernité implique dans les faits l'institutionnalisation
du doute [...]. Tout est révisable dans le monde du doute, y compris les sciences »
(Giddens, 1994 : 183). Comme forme de radicalisation de la modernité, l'époque actuelle
se caractérise donc par l'importance de l'avenir dans le présent, au détriment du passé :
« La modernité est par nature tournée vers l'avenir, de telle sorte que le futur a le statut
d'une projection intellectuelle dans l'avenir. C'est à partir de là que je fonde la notion de
21
réalisme utopique. Les anticipations du futur deviennent un élément du présent,
rejaillissant sur la manière dont se développe effectivement le futur » (Giddens, 1994 :
184). Ainsi, nous retrouvons chez Giddens cette omniprésence de l'avenir dans le présent,
si chère aux penseurs de l'hypermodernité2.
Le rapport à la temporalité est influencé par ces transformations macro-sociales. L'une
des caractéristiques essentielles mentionnées par Giddens est l'intensification des effets
de discontinuité vécus par le sujet dans cette modernité avancée.
Comment distinguer les discontinuités entre institutions sociales et modernes et
systèmes sociaux traditionnels ? Plusieurs aspects sont à considérer. L'un d'eux
est manifestement la vitesse du changement inaugurée par l'ère moderne.
Certaines civilisations traditionnelles ont peut-être été considérablement plus
dynamiques que d'autres, mais la modernité inaugure une extrême rapidité du
changement. Le domaine technologique en est peut-être l'exemple le plus
flagrant, mais cette rapidité d'évolution s'est également imposée dans les autres
domaines. La portée du changement est la deuxième grande discontinuité. Avec
l'interconnexion entre les différentes régions du globe, les transformations
sociales ont déferlé sur pratiquement toute la surface du la Terre. Le troisième
point concerne la nature intrinsèque des institutions modernes (Giddens, 1994 :
15).
Les effets de discontinuité se font ressentir, les choses changent plus vite. Ce changement
étend son influence et touche la nature même des institutions. Ces effets de discontinuité
bouleversent aussi la position personnelle du sujet.
Giddens insiste également sur la déconnexion entre l'espace et le temps. Dans le contexte
d'un temps planétaire, partagé par tous, les relations se jouent des distances spatiales, il
est possible de rencontrer l'autre dans le temps sans le rencontrer dans l'espace. Un autre,
éloigné physiquement, paraît parfois plus près dans le temps :
Les caractéristiques essentielles de la modernité peuvent se comprendre,
comme nous l'avons vu, selon les nouvelles relations entre espace et temps,
alors que l'action peut de plus en plus être dissociée de la co-présence des
acteurs, l'espace est en quelque sorte aboli par les moyens de communication
de masse d'une part et par les transports de l'autre, et il en va de même pour le
temps dès qu'il est possible d'agir en temps réel. La localisation spatiale
d'activités n'implique plus que celles-ci soient limitées par des contraintes
spatiales locales, et Giddens parle à ce propos de désenchâssement des activités
par rapport aux contextes locaux et à la co-présence (Watier, 1992 : 389).
2. La conceptualisation du rapport entre présent et avenir chez les penseurs de l'hypermodernité est
développée un peu plus loin dans ce travail.
22
Lors d'une visioconférence, les participants partagent le sentiment d'une certaine
proximité. Des gens plus près dans l'espace, dans une pièce voisine par exemple,
semblent plus éloignés3. Le temps et l'espace sont déconnectés. Le sujet, doté d'un
nouveau pouvoir, recompose parfois par son action le lien entre l'espace et le temps.
Giddens parle des risques réflexifs, ces risques causés par l'activité humaine. En tentant
d'enrayer certains risques collectifs, des institutions créent paradoxalement de nouveaux
risques. Ces institutions tournées vers l'avenir produisent en quelque sorte des risques
imaginaires ou bien réels, alourdissent le présent de nouvelles craintes. Cet imaginaire du
risque affecte au passage nos actions. « Si nous discutons du risque, nous discutons de
quelque chose qui ne s'est pas encore produit mais qui pourrait se produire si nous ne
changeons pas de route » (Beck, 2000 : 123). Comme un cercle se refermant sur luimême, la crainte appelle à l'action et l'action renforce certaines craintes. Le présent et
l'avenir s'influencent sans cesse l'un et l'autre. « La perspective temporelle de la société
du risque relie donc l'agir présent à l'expérience future ; elle se réfère à la pensée
rationnelle probabiliste pour aménager la vie quotidienne » (Miranda, 2004 : 5).
La jeunesse contemporaine évolue dans cette société du risque, un monde caractérisé par
la maltemporalité (Bacqué, 2007), c‟est-à-dire par la difficulté à se situer dans le temps,
en regard de son passé, de son présent et de son futur. Le sujet vit en effet l'influence de
ces transformations récentes du rapport des sociétés occidentales à la temporalité. Les
jeunes subissent cette influence singulièrement. L‟adolescence et la post-adolescence se
définissent comme des périodes marquées par l'incertitude identitaire, la difficulté à
s'orienter dans le temps. Les transformations corporelles, relationnelles, sociales,
alimentent un quotidien caractérisé par un sentiment de discontinuité. Le changement est
vécu au quotidien ; l‟éphémère remplace le durable. La période de la jeunesse est donc
l'occasion de renouveler son rapport à la temporalité, voire de refonder la cohérence de
son histoire personnelle en articulant autrement son passé à son avenir. En fait, « la
3. Nous verrons plus loin que Zygmunt Bauman insiste sur cette caractéristique actuelle du rapport entre
temps et espace.
23
fracture du présent, consacrant la discontinuité temporelle de la jeunesse, serait alors
l'occasion de créer de nouvelles formes de connexions entre le passé et le futur » (AttiasDonfut, 1996 : 20).
Avec ses transformations exponentielles, les sociétés occidentales accentuent ce
sentiment de discontinuité chez le sujet. « Les sociétés occidentales connaissent
aujourd‟hui une accélération des processus techniques et sociaux qui déracine les
systèmes de sens et de valeurs permettant à l‟homme de s‟orienter et de mener sa vie à
travers un sentiment de sécurité » (Le Breton, 1996 : 43). Cette accélération perturbe
l'intimité du sujet :
La vitesse de la vie empêche le recueillement. Il n y a plus de temps de
retrouvailles avec soi-même pour parfaire l‟équilibre avec son intériorité. Dans
un climat d‟instabilité, les jeunes courent à la rencontre de leur plénitude qui
s‟annonce à travers les impératifs d‟un matérialisme sensualiste. Il n‟y a plus
de temps pour la réflexion, pour la compréhension de l‟homme. C‟est le temps
de la programmation et de l‟établissement des stratégies : c‟est le temps des
bilans et de la logistique des unités humaines. Jeté au monde, le jeune dont
l‟existence incarne désormais une simple durée de vie, suit la pente utilitaire du
cours des choses, comme acteur d‟un drame qui est évalué par les gestes
expressifs de son être (Samet, 2001: 31).
L‟accélération des transformations sociales brouille en quelque sorte les repères sur
lesquels le sujet prend appui. Il fait face à un vide de sens créé par cette dictature de
l‟éphémère. « L‟indétermination de nos sociétés toujours en mouvement, le déracinement
des repères collectifs projettent chaque individu vers une quête de sens fortement
individualisée » (Le Breton, 1996 : 46). Dans ce contexte, les prises de risques délibérées
sont des réponses à ce nouveau rapport collectif à la temporalité : en répondant au déficit
de sens causé par ces processus d‟accélération et de transformations exponentielles, le
risque se révèle comme une conséquence de ces bouleversements sociaux. Les prises de
risque délibérées répondent précisément de trois façons à cette maltemporalité.
Premièrement, selon David Le Breton, les conduites à risque des jeunes sont des actes de
passages, des mises en scène d‟épreuves traversées par le jeune pour prouver leur valeur.
Comme les épreuves infligées par les aînées des sociétés traditionnelles aux initiés lors
des rites de passages, les conduites à risque sont des tentatives de marquer leur entrée
dans le monde des adultes :
24
Sommé de faire sans cesse ses preuves (à ses propres yeux) dans une société où
les références sont innombrables et contradictoires, l‟individu cherche dans une
frontalité avec le monde une voie royale de mise à l‟épreuve de ses ressources
personnelles d‟endurance, de force et de courage. Les grilles de performances,
la capacité d‟aller au bout de la difficulté qu‟il s‟est lui-même infligé viennent
se substituer aux autres références pour prouver son ambiguïté une légitimité
d‟exister qui trouve là une voie sûre pour s‟étayer (Le Breton, 1996 : 28).
Les conduites à risque situent le sujet dans le temps, elles marquent une distinction entre
un avant et un après. Dans les sociétés traditionnelles, l‟enfant devient adulte dans le
temps de la cérémonie rituelle. L‟épreuve traversée signe la reconnaissance et
l'assignation d'un nouveau statut par les adultes de la communauté. Dans les sociétés
contemporaines, l‟incapacité de symboliser le passage au statut d‟adulte pousse les jeunes
générations à trouver des moyens de forcer le passage, de signifier leur valeur aux yeux
de leur entourage, de montrer qu‟ils ne sont plus des enfants. Ainsi le risque joue un
premier rôle avec la temporalité, il consiste ici à marquer la fin d‟une étape, à reléguer le
passé derrière soi pour avancer vers l‟avenir. L‟épreuve ultime dans les conduites à risque
des jeunes questionne un futur ne faisant pas nécessairement sens pour le sujet : «
l‟ordalie moderne ignore ce qu‟elle poursuit en empruntant une voie de traverse, elle
interroge l‟avenir d‟un individu coupé de son sentiment d‟appartenance à la société et ne
répond qu‟en ce qui le concerne lui » (Le Breton, 1996 : 20).
Deuxièmement, les prises de risque délibérées servent à conjurer l‟anxiété dans des
sociétés marquées par l‟insécurité. Se définissant comme un « état de non-quiétude dans
lequel prédomine l‟appréhension d‟une situation qui, bien que généralement
indéterminée,
pourrait
s‟avérer
désagréable,
voire
dangereuse »
(Dictionnaire
fondamental de psychologie, 2007 : 74), l‟anxiété suppose une difficulté à regarder vers
l‟avenir, à se projeter sans mal. Par la prise de risque délibérée, le sujet affronte
l‟insécurité, se met délibérément en danger, pour reprendre la maîtrise sur une situation
imprévisible. Le risque pose ici le sujet en maître d‟une situation de mise en danger. Il
n'est plus la victime potentielle et passive. Le risque rejette l‟attente, ramène l‟avenir sur
le présent. Il s'agit donc d'un jeu avec la temporalité. « Les prises de risques délibérées
serviraient d‟exutoire à une anxiété diffuse propre à nos sociétés » (Peretti-Watel, 2003 :
140).
25
Troisièmement, le risque délibéré coupe momentanément le sujet de son rapport ordinaire
et quotidien à la temporalité. Il crée un moment singulier, l'affrontement du danger
devient l‟ultime et l'unique but du sujet. Les derniers repères temporels se brouillent, le
jeune s‟en remet momentanément à l‟urgence. En fait, « la culture du risque brouille nos
repères et remet en cause la continuité entre passé, présent et futur, typique des sociétés
traditionnelles : elle nous enjoint à prendre des décisions au moment où les conséquences
de celles-ci sont les plus difficiles à apprécier » (Peretti-Watel, 2003 : 131). Dans le
contexte de la maltemporalité, le risque transforme le rapport problématique à la
temporalité. Le jeune se positionne en maître, il brouille les derniers repères et s'arrache
lui-même à la continuité du temps.
1.3.2 Présentisme, projet et risque
« Les adolescents ont le goût du risque, mais plus que tout celui des convictions et des
projets » (Pommereau, 2001 : 121). Le risque délibéré suppose une adhésion à une forme
de présentisme, de repli sur le présent. Les conséquences à long terme sont occultées au
profit d‟un « bénéfice » immédiat : conjuration de l‟anxiété, sentiment de restauration de
sa valeur personnelle… Certaines prises de risque délibérées sont aussi des projets, elles
sont planifiées et attendues. Dans certains cas, cette planification est rigoureuse : c‟est le
cas, entre autre, de certains consommateurs de psychotropes, notamment les amateurs
d‟ecstasy. Le risque projette le sujet à moyen terme. Dans les deux cas, il s‟agit de
transformer le présent, soit en l‟intensifiant, soit en l‟étirant.
Le présentisme traduit une volonté de vivre le présent avec ferveur, sans limite, au
détriment de l‟après :
Un autre critère d'évaluation qui va biaiser la perception du risque est le critère
du temps. Plus précisément, les individus vont tenir compte de la proximité des
conséquences liées au risque pour estimer son ampleur et faire le choix de s'y
engager ou non. Les risques dont les conséquences sont estimées immédiates
ou proches dans le temps sont jugés plus importants que les risques aux
conséquences éloignés dans le temps, ces derniers vont être estimés moins
graves et seront moins craints. On observe ainsi que l'inquiétude des individus
face à certains risques est proportionnelle à la distance temporelle les séparant
de la survenue de l'évènement négatif. Ceci signifie que plus les conséquences
négatives d'une prise de risque sont susceptibles de se déclarer tardivement,
moins les sujets considèrent leur action comme étant risquée. Les individus
26
vont ainsi le plus souvent sous-estimer les risques dont les conséquences ne
sont pas immédiates. Les conséquences négatives de la non-protection
s'avèrent lointaines et décalées par rapport à l'action immédiate (Spitzenstetter,
2008 : 5).
La planification traduit plutôt la volonté de donner au moment de la prise de risque une
temporalité plus vaste. Elle ouvre une parenthèse. Le sujet décide, attend, réalise. Il fixe
dans le temps le moment ultime. Il patiente durant quelques heures, jours ou mois. Il
passe à l'action.
Dans les deux cas, le risque délibéré agit sur la temporalité. Ces actions impliquent un
sentiment de maîtrise sur celle-ci. À travers le risque, l‟action du sujet devient
l‟instrument du pouvoir sur la temporalité.
CONCLUSION : AU FONDEMENT DE LA DYNAMIQUE DU RISQUE ET DE LA
TEMPORALITÉ
La maltemporalité explique l‟apparition de prises de risque délibérées lesquelles
entraînent certaines conséquences sur la temporalité. Ces observations autorisent une
étude approfondie de la dynamique entre risque et temporalité chez les jeunes pour mieux
en comprendre la nature. Or, cette approche suppose un sujet capable d‟agir sur ce
rapport, un sujet doté d‟une certaine liberté d‟action et d‟un certain pouvoir. Notre revue
de la littérature propose une lecture de la place de ce sujet par rapport au temps et à la
temporalité.
27
B) EXPLORATION DE LA LITTÉRATURE
INTRODUCTION
« L‟erreur, avec le temps, c‟est de le considérer comme une catégorie simple » (Hall,
1984 : 23), comme le souligne Edward Hall. Pendant longtemps, l‟étude du temps et des
temporalités sociales est restée secondaire. Le temps est déjà un objet sociologique chez
les durkheimiens, mais son importance est restreinte. Il ne s'agit pas d'une thématique
majeure des écrits de la première moitié du XXe siècle, le temps y est alors abordé
indirectement, à travers d'autres objets d'étude.
Les travaux des auteurs issus principalement des champs de la sociologie et de
l‟anthropologie dessinent deux tendances tout au long du XXe siècle. Les auteurs se sont
d'abord intéressés progressivement aux spécificités de groupes de plus en plus restreints.
Le temps, à l'échelle d'une civilisation ou d'une culture, laisse place aux temps multiples
vécus par de petits groupes, la famille, les ouvriers, etc. Leurs analyses ont ensuite
déplacé le regard du chercheur, intéressé d„abord à l'influence du contexte social sur la
représentation des individus, vers l'influence de l‟action du sujet sur ce contexte social.
Cette exploration, sans prétendre à l'exhaustivité, révèle la multiplicité des concepts
disponibles pour appréhender le rapport à la temporalité du sujet contemporain. Elle
souligne aussi leurs limites pour resituer la place du sujet par rapport à sa capacité d‟agir
sur la temporalité.
2. L’approche sociologique du temps
Notre étude s‟inscrit dans une tradition sociologique du temps et des temporalités. Elle
repose sur le postulat d'un rapport au temps spécifique pour un groupe social déterminé.
Elle trouve sa place dans l'histoire d'une sociologie démarquée de l‟interminable débat
philosophique sur le temps et des analyses relativement récentes proposées par la
psychologie. Le temps est une notion abordée par la plupart des disciplines scientifiques,
il est aussi une catégorie sociologique.
28
Le travail de Durkheim ouvre la voie aux travaux sociologiques sur le temps. Ses
réflexions s‟avèrent à la fois riches et incomplètes pour en saisir la complexité dans un
monde en constantes transformations. À travers l‟adaptation de l‟approche sociologique
du temps aux évolutions sociales du dernier siècle, une sensibilité se développe à l‟égard
de la spécificité de groupes de plus en plus restreints (sexes, classes sociales...). Ces
approches ouvrent alors la porte à une analyse du rapport à la temporalité de groupes
sociaux, comme la jeunesse et l‟adolescence.
2.1 Le temps : notion polysémique et polémique
La célèbre citation de Saint Augustin apparaît en filigrane de nombreux textes
sociologiques : « Si vous me demandez ce qu‟est le temps, je le sais, si vous me
demandez de vous l‟expliquer, je ne le sais plus ». Le temps est devenu une notion
« passe-partout » : elle séduit le moderne, elle fait partie de son existence à une époque
où la question du temps se pose quotidiennement au sujet. « Manque de temps », « Perte
et gain de temps », etc., les auteurs parlent du temps, souvent sans d'autres précisions.
Pourtant, s‟il existe une notion polémique et problématique malgré une longue tradition
de débats, c‟est bien celle de temps.
2.2 L’école durkheimienne et le temps
À son origine, la sociologie française s‟intéresse timidement à la question du temps.
Durkheim s‟efforce de donner à la notion une acception sociologique. Pour lui, le temps
ne devrait pas être pensé comme une qualité ontologique du sujet, mais plutôt comme une
caractéristique du groupe social. « Durkheim explique que le temps n'échappe pas plus
que l'espace, le genre, le nombre ou encore la cause à cette emprise du collectif » (Gadéa,
Lallement, 2004 : 48). Cette approche a l‟avantage de reconnaître la singularité des
représentations et du rapport au temps pour chaque société. Elle ouvre la voie à une
relecture en profondeur de la culture.
29
2.2.1 Émile Durkheim et le temps dominant
Durkheim considère le temps comme une pure construction du social. Il émerge du vivre
ensemble. « La notion ou catégorie de temps est un cadre abstrait et impersonnel qui
enveloppe non seulement notre existence individuelle, mais celle de l‟humanité »
(Durkheim, 1937 : 14). Chacun s‟inscrit dans un modèle de représentation du temps. Sans
y être soumis aveuglement, il ne s'y soustrait jamais. Toutefois, sa représentation
personnelle du temps s‟en inspire impérativement. Le sujet est contraint d‟en respecter
les limites :
Durkheim, par cette imputation du social du temps, consacre le passage d‟une
philosophie du temps à une sociologie du temps, puisqu‟il réfère à une
catégorie, en apparence pure, à ses cadres sociaux, à ses conditions sociales et
culturelles de possibilités. Notre appréhension temporelle individuelle des
phénomènes est bien une mise en ordre du monde, mais elle est elle-même déjà
ordonnée par une forme collective et commune du temps, supérieure aux
formes singulières et particulières qui n‟en sont que des modalisations
individuelles. Aucune expérience propre ne se peut concevoir et avant et hors
d‟un cadre temporel socialement préexistant, prégnant et culturellement
transmis de génération en génération, élaboré sur la longue durée de la vie
sociale religieuse et culturelle (Farrugia, 1999 : 97).
Durkheim est sensible à la contrainte du cadre social imposée au sujet, également aux
luttes livrées par différentes instances pour s'approprier le contrôle de la mesure du
temps. Par exemple, le religieux et le politique s‟affrontent sur de nombreux terrains,
cherchant à contrôler les horaires et les calendriers4. Ces sociétés de l‟époque offrent au
sujet de quoi penser le temps, lui attribuent une signification dans une perspective
religieuse ou politique. Les modèles proposés s‟inscrivent dans une idéologie plus large,
ils orientent les actes du sujet dans le temps. Les cadres sociaux proposent une ligne
directrice, un modèle de représentation du temps significatif. Le modèle durkheimien est
tout à fait légitime, il rend compte des réalités contemporaines observées jusque-là. La
place du sujet y est cependant minime, voire inexistante.
4. Nous pensons ici, entre autre, aux conflits entretenus entre les Églises et les mairies pour l‟appropriation
de la cloche à une époque où elle est encore le seul repère permanent pour se situer dans le temps et
synchroniser les horaires des uns aux autres. Il existerait donc à la fois une dynamique entre le sujet et les
cadres sociaux du temps, mais aussi entre certaines institutions pour définir les caractéristiques et les
limites de ces cadres.
30
Durkheim ouvre également la voie à l‟étude des temps sacré et profane : « Durkheim‟s
famous contribution to categorical of time in his distinction between sacred and profane
objects and actions » (Katovich, 1987 : 374). Cette distinction influence notamment
Mircea Eliade dans son étude du sacré. En fait, « pour Durkheim, qui l'assimilait
précisément à une catégorie sociale, le temps est un produit de la pensée religieuse dont
la qualité essentielle est la régularité » (Ramos, 1991 : 20). Le temps dominant affecte le
rythme de la vie des sociétés, il s'impose et n'épargne aucune dimension de l'existence :
« le rythme de la vie collective domine et embrasse les rythmes variés de toutes les vies
élémentaires dont il résulte ; par la suite, le temps qui l'exprime domine et embrasse
toutes les données particulières. C'est le temps total » (Durkheim, 2002 : 631).
Malgré quelques ouvertures, le travail de Durkheim reste limité par rapport à l‟étude des
temporalités. La subjectivité du sujet n‟a pas encore de véritable place. « Le temps
individuel existe aussi, bien évidemment. Durkheim en considère la présence mais il
affirme qu‟il s‟agit d‟ « états de conscience » qui ne sont pas suffisants pour permettre
aux hommes de penser temporellement » (Tabboni, 2006 : 50).
2.2.2 Maurice Halbwachs et la mémoire
Maurice Halbwachs poursuit le travail d‟Émile Durkheim en insistant sur la dimension
sociale de la mémoire :
Dès ses débuts, l‟école durkheimienne de sociologie s‟intéresse à l‟étude des
représentations du temps. Les travaux de cette école montrent à la fois la
pertinence de ce thème pour comprendre les fondements culturels d‟une société
et les insuffisances des analyses de types psychologiques, particulièrement
celles relatives aux représentations du passé. Dans cette optique, Halbwachs
met en relief le fait que la mémoire est collective, c‟est-à-dire que, dans une
large mesure, elle dépend d‟un ensemble de "cadres sociaux" (Mercure, 1995 :
59).
En introduisant l‟idée des cadres sociaux de la mémoire, Halbwachs propose d‟affiner
notre regard. Il entre dans la complexité des représentations du temps des sociétés. Il
existe effectivement des visions collectives du temps, des cadres sociaux du temps
restreints à un plus petit nombre d‟individus :
31
De même qu‟il montre le caractère qualitatif de l‟espace, il signale le caractère
non homogène du temps social, bien qu‟il se donne comme modèle un temps
abstrait et mathématique. Les divisions du temps en jours, heures, minutes et
secondes ne se confondent pas avec celles d‟un temps homogène parce qu‟elles
ont une signification collective définie. Les repères chronologiques ne sont pas
interchangeables dans la pensée commune. Les différentes heures de la
journée, les différents jours du mois et de la semaine (…) ne sont pas que des
divisions arbitraires, mais ont des sens, des qualités différentes (Lasen, 2003 :
166).
Son analyse de la mémoire consacre la catégorie de temps comme objet sociologique. Le
temps se situe au fondement du lien social. Le souvenir assure la survivance et la
réactualisation au présent des relations sociales d‟hier. La mémoire ne se réduit pas à des
mécanismes psycho-cognitifs, elle fait appel à tout un ensemble de symboles et de
situations partagés. Les sentiments les accompagnants sont aussi construits socialement.
La mémoire est un moyen d‟entretenir un rapport consistant et viable entre le sujet et la
société :
Suivant Durkheim, Halbwachs affirme que la société au présent montre les
aspects les moins attirants, les contraintes et les impositions sur les individus.
Les réflexions après-coup et les souvenirs nous montrent les autres aspects
bienfaisants du passé, un prestige qui réside principalement dans le caractère
affectif des relations sociales. Ainsi la mémoire contribue à renouer le dialogue
entre l‟individu et la société en donnant une image de celle-ci plus conforme à
la réalité, tout en restant incomplète (Lasen, 2003 : 169).
Les représentations que chacun se fait du temps se développent à partir d‟une négociation
des différents cadres sociaux. « Ces cadres sont un ensemble de représentations
dominantes, c‟est-à-dire de visions du monde et de la société issues de notre « entourage
social », soit des supports sociaux des cadres du temps que sont la famille, la religion, les
classes sociales, etc. » (Mercure, 1995 : 147).
Halbwachs pointe une nouvelle dimension du temps, au-delà des analyses initiales de
Durkheim. Il soulève implicitement la question de la cohabitation de différents rapports
au temps au sein d‟une même société. Si Durkheim reconnait la diversité des rapports au
temps à l‟échelle des différentes cultures en insistant sur la notion de temps dominant,
Halbwachs remarque l'existence de différences à l'intérieur d‟une même culture. Il nous
sensibilise à deux nouvelles dimensions. D‟une part, il ouvre la voie à une analyse des
conflits entre différents rapports au temps au sein d‟une même culture. D‟autre part, les
32
cadres sociaux sont aussi des cadres sociaux du temps, le sujet se souvient des
évènements passés par diverses interactions sociales au sein de groupes spécifiques
(Halbwachs, 1925). Ce travail est récupéré par ses successeurs :
Le mérite essentiel d‟Halbwachs – reconnu chez Gurvitch – est évidemment
d‟avoir conféré à la mémoire un statut social, et d‟avoir attribué au temps une
dimension sociologique précisément spécifiée dans les complexes et multiples
opérations de remémoration constitutive de l‟identité à la fois individuelle et
collective. La mémoire médiatise notre rapport au temps – donc à nous-mêmes,
c‟est-à-dire au groupe – et le reconstruit sans cesse. Le temps, à son tour,
permet de reconstruire le réel, car il est déjà lui-même un construit social, un
héritage et une tradition (Farrugia, 1999 : 99).
2.2.3 George Gurvitch et la multiplicité des temps sociaux
George Gurvitch prend le relais des travaux entamés par Durkheim et poursuivis par
Halbwachs. Ces derniers travaillent sur l‟articulation complexe entre l‟individuel et le
collectif. Le premier insiste sur l‟intériorisation du temps social par chaque membre
d‟une société donnée. Le second interroge l‟inscription de l‟individu dans un cadre social
lors du processus de mémorisation. Halbwachs souligne la cohabitation de différents
temps sociaux au sein d‟une même société, mais Gurvitch insiste plus fortement sur la
multiplicité des temps sociaux : « chaque classe sociale, chaque groupe particulier,
chaque élément microsocial, c‟est-à-dire chaque Nous et chaque rapport avec Autrui [...],
chaque activité sociale même (mythique, religieuse et magique, ou économique, ou
technique, ou juridique, ou politique, ou cognitive, ou morale, ou éducative) a tendance à
se mouvoir dans un temps qui lui est propre » (Gurvitch, 1963 : 325).
L‟originalité du travail de Gurvitch ne s‟arrête pas là. Il déplace légèrement le point de
vue de ses prédécesseurs pour s‟intéresser plus précisément à l‟articulation des temps
sociaux entre eux. Gurvitch construit son analyse du temps comme catégorie
sociologique sur le terrain laissé en friche par Halbwachs : « Pour préciser ce que nous
comprenons sous le terme de temps, nous dirons que, dans l‟optique où nous nous
plaçons, il suffit de le décrire tantôt comme une coordination, tantôt comme un décalage
des mouvements, coordination et décalages qui durent dans la succession et se succèdent
dans la durée » (Gurvitch, 1963 : 329).
33
2.2.4 L’école durkheimienne et le contexte contemporain
L‟école durkheimienne positionne les cadres sociaux du temps au premier plan de
l‟analyse du rapport à la temporalité du sujet. Elle « transmet une image
hiérarchiquement déséquilibrée du rapport entre temps social et temps individuel »
(Tabboni, 2006 : 51). Néanmoins, elle nous sensibilise à l‟importance fondamentale du
cadre social dans la construction du rapport individuel au temps. Le concept de temps
e
dominant impose une question : quel serait, en ce début de XXI siècle, le temps
dominant ? Pouvons-nous toujours affirmer que ce temps dominant existe ? Si oui, quel
est-il ? Quelles en sont les caractéristiques ? Si non, comment pouvons-nous expliquer sa
disparition ? Quelles en sont les conséquences ?
Pour l‟école durkheimienne, le rapport au temps du sujet s'inscrit dans un contexte plus
large, macrosocial. Or, nos analyses préliminaires sur le risque délibéré mettent au
premier plan l‟importance de l‟action du sujet et de sa représentation subjective. Ainsi,
concernant le travail de Durkheim, « his macrofoundation can be recontextualized by
symbolic
interactionnists,
ethnomethodologist,
conversation
analysts,
and
phenomenologist as fluid symboles enacted and activated within any system of
transactions » (Katovich, 1987: 380). Dans ce contexte, les concepts développés par
l‟école durkheimienne enrichissent notre réflexion, à la condition de redéfinir la place du
sujet, de son action et de sa subjectivité, à l‟intérieur même de ces cadres sociaux. La
prise en compte de cette dimension qualitative du temps s'appuie, entre autre, sur une
anthropologie du temps dont les origines remontent également au début du XXe siècle.
2.2.5 De l’école durkheimienne à l’anthropologie (Mauss, Malinowski, Spencer).
« Dans la masse des ouvrages recensés au fil des parutions, les références à la notion de
temps ne sont pas toujours très abondantes, mais elles indiquent la présence d'un lien très
tôt noué entre la notion de temps et les mythes et croyances structurant les calendriers des
fêtes, cérémonies et activités humaines » (Gadéa, Lallement, 2004 : 51). Des
anthropologues comme Marcel Mauss, Bronislav Malinovski et Hubert Spencer ont
34
souligné la variation du temps dominant d‟une société à une autre, en insistant sur
l‟inexistence d‟un temps universel. Cette observation s‟est notamment révélée à travers
l‟étude du caractère plus ou moins relatif des calendriers construits par différentes
sociétés. Pour ces auteurs, l‟objectif principal de ces calendriers n'est pas la mesure du
temps, mais bien de rythmer la vie sociale, en y inscrivant les fêtes religieuses.
« L‟existence de ces systèmes atteste la nécessité d‟un rythme spécifique, qui préside à
l‟éparpillement dans le temps des actes religieux. Pour la religion et la magie, le
calendrier n‟a pas pour objet de mesurer, mais de rythmer le temps » (Hubert, Mauss,
1905 : 9). Le calendrier des fêtes et des rites circonscrit aussi les différents aspects de la
vie sociale dans l‟espace et le temps, comme par exemple la sexualité (Malinovsky,
1931). Ces travaux remettent au devant de l‟analyse la dimension sociale, mais aussi
qualitative du temps : « Ainsi, l‟institution des calendriers n‟a pas pour objet unique, ni
sans doute pour objet premier de mesurer l‟écoulement du temps considéré comme
quantité. Elle procède non pas de l‟idée d‟un temps purement quantitatif, mais de l‟idée
du temps qualitatif, composé de parties discontinues, hétérogènes et tournant sans cesse
sur lui-même » (Hubert, Mauss, 1905 : 29). Ainsi, « M. Mauss s'accorde néanmoins avec
H. Hubert pour reconnaître que la notion de temps ne ressort pas de la psychologie mais
que son origine est sociale » (Gadéa, Lallement, 2004 : 54).
L‟anthropologue Edward T. Hall porte également une attention particulière aux rythmes
sociaux. L‟Américain montre comment les rapports au temps diffèrent d‟une culture à
une autre, comment des représentations distinctes sont à l‟origine de conflits, voire de
stigmatisation. Hall utilise l'exemple des Hopis et des Américains occidentaux : les
premiers n‟envisageant pas une tâche avec l‟idée de la mener à terme, les second sont
incapables de situer leurs actions sans en imaginer l‟aboutissement (Hall, 1984). La
représentation du projet favorise des malentendus et soulève de nombreux conflits.
Ces anthropologues resituent la subjectivité du groupe dans certains contextes culturels.
Comme chez les durkheimiens, le collectif prévaut sur l‟individu. Toutefois, ils prennent
en compte la subjectivité dans la composition d‟un rapport au temps collectif. Le temps
35
est vécu différemment d‟un groupe à l‟autre. Pourrait-il être vécu différemment d‟un sujet
à l‟autre ?
2.3 Les temporalistes
Héritiers de l‟école durkheimienne et de l„anthropologie, plusieurs sociologues
poursuivent le travail de conceptualisation des notions de temps et de temporalité. Dès les
années 1970, William Grossin en France et Daniel Mercure au Québec s'attèlent à la
tâche. Leurs approches donnent une nouvelle place aux groupes et aux sujets.
Le premier pointe la pression des activités du quotidien sur les temps personnels
(Grossin, 1974). Son vaste travail consiste, entre autre, à sensibiliser le lecteur aux
contraintes du temps sur les parcours individuels :
Pour établir leurs cadres temporels personnels, les individus utilisent souvent
des instruments de répartition et de mémorisation, comme les répertoires ou les
agendas, de plus en plus offerts ou vendus. La civilisation industrielle multiplie
les cadres temporels personnels, ou de travail ou de loisir. La pratique de
rendez-vous à date et heure impérative se généralise. Ils introduisent dans la
vie courante des exigences de ponctualité qui se répercutent d'une personne à
l'autre (Grossin, 1996 : 31).
William Grossin s'intéresse aux réponses des individus face aux contraintes temporelles.
Pour Grossin, le sujet est « prisonnier du temps » (Grossin, 1998 : 11). L'homo
temporalis est soumis aux cadres sociaux du temps, aux cadres temporels :
Qu'est-ce qu'un cadre temporel ? L'expression, apparemment, se suffit à ellemême. Selon un usage courant, elle recourt à l'espace pour fournir une image
du temps, du moins d'une portion du temps. Elle isole d'un large
environnement une étendue close, mais remplie. Elle enferme quelque chose
dans des limites définies. Se juxtaposent ainsi, ou plutôt s'opposent un
contenant et un contenu, une chronologie et un évènement, un horaire et une
durée, deux repères temporels et un état (ou une activité), c'est-à-dire ce que
nous avons appelé ailleurs une "géométrie" et une "substance". La notion de
cadre temporel distingue un temps enfermant – la géométrie – de temps
enfermés – ceux de la substance. Ces derniers réagissent plus ou moins à
l'enfermement (Grossin, 1995 : 14).
William Grossin classifie aussi les approches conceptuelles du temps, en repérant les
catégories dualistes qui orientent l‟étude des temporalités sociales (temps rigides/souples,
36
réguliers/modifiables, etc.). Ses recherches alimentent une réflexion avec le but d„agir, de
proposer des solutions pour vivre la temporalité en harmonie. William Grossin
conceptualise cette démarche à travers l’écologie temporelle : « Nous aurions de nous
féliciter d‟avoir « gagné » du temps pour la qualité de vie. Or, ce qui domine dans l‟état
d‟esprit fin de siècle, c‟est l‟impression générale d‟un « mal ajustement », sinon d‟un
malaise ou d‟un mal-être à l‟égard de tous ces temps qui nous assaillent et nous
contraignent, se disputent et notre activité et notre repos » (Grossin, 1974 : 7).
Daniel Mercure, en s‟inspirant des travaux de l‟école durkheimienne, met plutôt en avant
la dimension subjective des temporalités sociales. Il s‟intéresse à « la réalité des temps
vécus par les groupes, c‟est-à-dire la multiplicité des conduites temporelles et des
représentations du temps liées à la diversité des situations sociales et des modes
d‟activités dans le temps » (Mercure, 1979 : 263). En reprenant en autre les travaux de
Gurvitch, Mercure déplace notre attention vers la représentation des conflits temporels
chez les groupes. Par exemple, le temps des patrons et le temps des employés se
rencontrent et s'opposent. La subjectivité d‟un groupe social est ici prise en compte.
Les travaux de ces auteurs5 insistent sur les pressions temporelles exercées sur le sujet.
Pour Mercure et Grossin, le sujet se retrouve au milieu de la tourmente des temporalités
qui se multiplient, se croisent et se rencontrent. La contrainte et la pression sont au cœur
de leurs analyses. L'image d'un sujet soumis subsiste toujours.
2.4 Norbert Elias et le temps
Pour Norbert Elias, le temps consiste d'abord en la capacité humaine de mettre en relation
deux phénomènes, l'un devenant l'étalon de mesure de l'autre. Le temps, chez Elias, est
donc avant tout le résultat d'une activité humaine, des mises en relation effectuées par
l'homme. Évolutives, elles se complexifient au cours du processus de civilisation. Elles
deviennent évidentes pour le sujet, même si leur complexité est souvent dissimulée : c'est
le cas de l'horloge et du calendrier, véritables incarnation du temps. En devenant les
5. Et également de l'équipe travaillant autour de la revue Temporalités, devenue temporalistes.
37
étalons de mesure par excellence, ces instruments deviennent les symboles du temps.
Pour faire sens, ces symboles doivent être connus et partagé par tous. La signification du
temps dépend alors de la capacité de chacun à se reconnaître dans ces symboles.
L'individu hérite donc de la complexification du rapport des sociétés au temps : « La
transformation de la contrainte exercée de l'extérieure par l'institution sociale du temps en
un système d'autodiscipline embrassant toute l'existence d'un individu illustre de façon
saisissante la manière dont le processus de civilisation contribue à former les habitus
sociaux qui sont partie intégrante de toute structure de la personnalité » (Elias, 1996 : 16).
Pour Elias, l'intériorisation de la contrainte extérieure induit le partage d'une certaine
sensibilité face au temps. L'appropriation de symboles communs encourage l'apparition
d'une représentation partagée de la temporalité.
2.5 Les enquêtes budget-temps
Les enquêtes budgets-temps quantifient l'emploi du temps du sujet. Elles occultent la
représentation du temps vécu. En fait, « un budget-temps consiste en un relevé de la
succession et de la durée des activités d‟un individu sur une période qui recouvre
généralement la journée de 24 heures ou la semaine » (Samuel, 1999 : 4). L‟enquête
budget-temps se développe à partir du XIXe siècle. Son histoire se divise en quatre
parties. Les précurseurs (Friedrich Engels, 1845 ; Frédéric le Play, 1850 ; Frederic Taylor,
1911 ; George Esdras, 1913) l'utilisent d'abord pour évaluer l‟emploi du temps des classes
ouvrière et paysanne. Les budgets-temps sont d'ailleurs utilisés avec un objectif
semblable durant les années 1920 en Union Soviétique. À la fin des années 1930, son
introduction par Pitrim Sorokin aux États-Unis marque une seconde étape. Le sociologue
d‟origine russe enrichit ces enquêtes d'une analyse qualitative, pour mieux comprendre la
signification de ces emplois du temps. Certains pionniers reconnaissent déjà les limites de
ce type d'enquête. Seul, l'examen d'un emploi du temps ne répond pas à la question de sa
signification. L‟après-guerre constitue l'époque dorée de l'enquête budget-temps. En
Amérique du Nord, des chercheurs l'utilisent pour analyser le développement de la
société de consommation. À la même époque, les Soviétiques ont aussi recours à cette
38
technique pour évaluer les effets de la Révolution sur la population. Aujourd‟hui, ces
enquêtes tentent toujours de quantifier les emplois du temps de la population, notamment
des consommateurs.
Dans l‟espace francophone, Gilles Pronovost demeure l‟un des piliers en la matière. Ses
travaux s‟intéressent à la population jeune en France et au Québec. Ses enquêtes sont des
sources intéressantes d„informations, elles donnent quelques tendances générales sur
leurs emplois du temps. Cependant, les critiques à l'égard des enquêtes budget-temps sont
intactes, la méthode impose toujours des catégories prédéterminées aux répondants, la
dimension subjective de ces emplois du temps est occultée. Elles sont des marqueurs de
tendances.
2.6 Les apports de la psychologie du temps
La psychologie du temps naît avec les travaux de Jean Piaget au milieu des années 1940.
Il montre comment la perception du temps est influencée par l'apprentissage. Quelques
années plus tard, les travaux de Paul Fraise soulignent le caractère variable de la
perception du temps, notamment de la durée en fonction de l‟activité. « Le temps a trait à
la subjectivité de l'individu. En effet, s'il nous est possible d'accorder nos montres sur une
même heure, force est de reconnaître que nous vivons et percevons différemment le
temps. Paul Fraise a ainsi mis en évidence la variabilité du temps en fonction de
l'activité » (Allemand, 1995 : 13). D‟emblée, la psychologie a mis l‟accent sur la
dimension qualitative et subjective de la perception du temps. En général, en psychologie
du développement, les rythmes biologiques, les comportements rythmiques et le
conditionnement (comme principe explicatif de l‟anticipation) ont fait l‟objet de la
plupart des travaux. Ces approches soulignent aussi l'influence de l'âge sur le rapport au
temps du sujet.
Dans les années 1940-1950, l‟introduction de la notion de time perspective alimente les
recherches en psychologie du temps :
En reconnaissant à la perspective temporelle une signification dans la conduite
présente, la psychologie étendait son champ bien au-delà du temps court et
39
local, aux aspects les plus englobant, les plus intégrés, les plus existentiels de
l‟expérience subjective de la temporalité : ils concernent, en effet, dans une
participation de la personnalité totale, la conception que chacun se fait,
aujourd‟hui, de son propre devenir, les repères significatifs qu‟il y reconnaît,
l‟appropriation qu‟il réalise d‟un passé et d‟un avenir qui dépassent les
frontières de sa propre existence, le sentiment qu‟il a du présent fugace et de
l‟irréversible marche vers la mort (Rodriguez-Tomé, 1987 : 16).
L'orientation psychosociologique introduit la dimension culturelle, même si elle reste
secondaire par rapport au vécu intime du sujet.
Ces travaux s‟inscrivent souvent dans le champ plus large des études des enfants en très
bas âge. Dans le cadre plus singulier de l‟étude de la relation des jeunes au temps, les
analyses se sont portées sur l‟impact des changements cognitifs (aptitude à planifier,
notion de temps abstrait…) et des bouleversements identitaires sur la perception du
temps, principalement de son passé, de son présent et de son futur6.
Si les approches sociologiques et anthropologiques laissent une place secondaire à la
subjectivité du sujet, la psychologie du temps reste tout aussi insatisfaisante pour la
raison contraire. Elle redonne la première place au sujet, mais elle ne s'intéresse guère à
l'influence du sujet sur le contexte social.
Depuis quelques années, la chronopsychologie redonne à l'étude du temps son intérêt
dans le champ de la psychologie cognitive, en s'intéressant à l'attention, aux capacités
intellectuelles et de mémorisation du sujet selon le moment de la journée, voire de la
semaine ou de l'année (Leconte, 1995). Cette approche consiste à comprendre quand et
comment le sujet maximise son potentiel, elle s'appuie sur le postulat qu'une meilleure
compréhension des rythmes « naturels » peut orienter nos actions, notamment en matière
d'éducation. Elle prône aussi la maximisation des capacités individuelles, tout en
respectant les limites physiologiques du sujet. La chronopsychologie s'intéresse, non pas
vers la subjectivité du sujet, mais vers la dimension biologique de son rapport au temps.
6. Pour plus de précision, le lecteur pourra trouver un état des lieux de ces travaux dans Rodriguez-Tomé,
Bariaud, Françoise (1987).
40
CONCLUSION : APPORTS ET LIMITES
La sociologie et l‟anthropologie du temps posent certaines limites pour appréhender la
relation entre risque délibéré et temporalité. Malgré une place de plus en plus importante
accordée au sujet, à son action et à sa subjectivité, la sociologie et l‟anthropologie du
temps lui redonnent difficilement une place centrale. Au contraire, la psychologie du
temps s'intéresse peu à l'impact des représentations sur le collectif. Un retour sur
l‟évolution anthropologique du rapport du sujet au temps et à la temporalité ouvre de
nouvelles perspectives pour appréhender le lien entre risque délibéré et temporalité. Ce
détour confirme une liberté de plus en plus importante accordée au sujet. Des mutations
récentes orientent d'ailleurs notre étude vers une prise en compte de sa subjectivité.
41
C) CADRE THÉORIQUE
3.1 ANTHROPOLOGIE DU RAPPORT AU TEMPS
3.1.1 Rapport au temps dans les sociétés traditionnelles
Les sociétés traditionnelles se caractérisent par un rapport spécifique au temps, enraciné
dans une mythologie dont les significations sont partagées par chaque membre de la
communauté. Mircea Eliade montre l'importance de l'éternel retour dans les structures
cosmogoniques du mythe, de la prévalence du passé sur le présent et l'avenir. La
représentation du temps de l‟homme archaïque s‟appuie davantage sur l‟appartenance à
l‟origine créateur, moins sur des objectifs à-venir. Dans les sociétés traditionnelles, « il
faut que tout continue aujourd‟hui comme hier et demain comme aujourd‟hui » (Caillois,
1950 : 161). Cette dynamique de l'éternel retour s'incarne d'ailleurs dans le langage7.
La puissance symbolique des rites de passage entretient l‟efficacité de ces mythologies
auprès de chaque membre de la communauté. Le passage de l‟initié signifie son entrée
dans un nouveau rôle, reconnu par les pairs. Il est affublé de droits et de devoirs. La
cérémonie rituelle départage un avant et un après, marquant ainsi la fin d‟une étape. Pour
les aînés, elle est aussi l‟occasion de revivre, d‟un nouveau point de vue, la cérémonie
vécue des années auparavant. Les rites redonnent au monde sa cohérence et solidifient le
sens donné à la position de chacun dans le temps.
Le lien avec la nature, avec les ancêtres aussi, est renforcé. Chaque rituel constitue un
acte de commémoration d„un temps ancestral, des gestes des anciens, voire des Dieux.
Ainsi « la répétition d'un rituel fondé par les êtres divins implique la réactualisation du
Temps originel, lorsque le rite a été célébré pour la première fois. C'est la raison pour
laquelle un rite est efficace : il participe à la plénitude du Temps sacré, primordial. Le rite
7. Parmi les exemples nombreux, une étude sur les Bamiléké indique qu'un même unique terme, yo,
désigne à la fois le passé et l'avenir (Kandem, 1994 : 12).
42
rend le mythe présent » (Eliade, 1976 : 29). Le temps est vécu comme un éternel
recommencement, par la répétition et la réactualisation d‟un temps sacré, porteur du sens
de l‟existence pour l‟ensemble de la communauté.
Les ritualités traditionnelles se caractérisent aussi par leur délimitation dans l'espace et
dans le temps. Des moments planifiés, organisés et dirigés par les aînés sont réservés au
déroulement des cérémonies. Nuit de la pleine lune, équinoxe du printemps, première
pluie : les rites de passage se déroulent à la condition que le temps soit opportun. Ils
s‟inscrivent dans le calendrier des communautés les mettant en place (Mauss, Hubert,
1905). Dans plusieurs cas, des lieux déterminés, choisis souvent pour leur relation
symbolique à des croyances ancestrales, servent de décors aux mises en scène rituelles.
Le choix d'un endroit précis, une clairière, le sommet d'une colline ou d'une montagne,
mais aussi le Temple ou l'Église, renforce l'épaisseur symbolique du rite. Cette spécificité
à la fois spatiale et temporelle relève d'un rapport plus général au sacré. « Par le paradoxe
du rite, tout espace coïncide avec le Centre du Monde, tout comme le temps d'un rituel
quelconque avec le temps mythique du commencement » (Eliade, 1969 : 33). La
cérémonie rituelle se situe aussi dans le rapport au temps et à l'espace de la communauté.
Elle prend une place singulière à la fois dans son calendrier et sur son territoire, sous la
forme d'un rapport sacré au monde :
Si vivre dans le monde a pour l'homme archaïque valeur de religion, c'est que
cela résulte d'une expérience spécifique de ce qu'on appellera « espace sacré ».
En effet, pour l'homme religieux, l'espace n'est pas homogène ; certaines de ses
parties diffèrent qualitativement les unes des autres. Il y a un espace sacré,
donc fort, signifiant ; et il y a d'autres, non sacrés et partant, sans structure,
forme ou signification. Mais il y a plus. Cette non-homogénéité spatiale se
traduit pour l'homme religieux dans l'expérience d'une opposition entre un
espace sacré - le seul espace réel et réellement existant - et tout les autres
espaces faits d'informes étendues qui l'environnent (Eliade, 1978 : 34).
Comme l‟ensemble des cérémonies rituelles, le rite de passage à l'âge d'Homme ne se
résume pas à faire entrer l'initié dans son nouveau statut. Il est aussi le temps d'une
réactualisation de la mythologie au sein même de la mise en scène rituelle, une
mythologie donnant à chacun un sens au temps. Le mythe enveloppe les gestes posés et
les mots prononcés au cours du rite. Ces gestes et ces mots sont chargés d'une force
symbolique importante. Ils réactivent, dans un présent partagé, le passé héroïque des
Ancêtres et l'acte créateur des Dieux. Ces mêmes rites confirment le passage de l„initié
43
d„un statut à un autre, nécessaire pour se situer dans le temps : « Philosophiquement
parlant, l'initiation équivaut à une mutation ontologique du régime existentiel. À la fin de
ses épreuves, le néophyte jouit d'une toute autre existence qu'avant l'initiation : il est
devenu autre » (Eliade, 1971 : 206).
Un sens partagé émerge de cette cérémonie, il est renforcé à la fois par une mise en jeu du
corps et le recours à la parole orale. À la répétition de gestes archétypaux s'ajoute des
mots fétiches, sacrés. Le corps et la parole participent de la transmission du mythe,
notamment par la mise en récit. Si le mythe est garant d‟une orientation temporelle, d'un
accès à une représentation du temps, le corps et la parole demeurent les agents principaux
de sa transmission. L‟un et l‟autre convergent vers le même sens. Dans l'instant du rituel,
un seul sens émerge de la fusion des gestes et des mots. Cette mythologie détermine pour
chacun ses origines et en partie son avenir.
Les mots sont un support du mythe et du sens accordé au temps. Ils transmettent des
récits ancestraux, sous la forme orale ou écrite. D'ailleurs « les ethnologues ont été
frappés par l'extrême intérêt avec lequel les novices écoutent les traditions mythiques et
participent à la vie cérémonielle » (Eliade, 1957 : 47). Les mots demeurent l'instrument
nécessaire et incontournable pour enseigner le mythe, le faire passer d'une génération à
une autre. Isolés, les gestes n'auraient pas la même charge symbolique. Dans la plupart
des sociétés traditionnelles, l‟utilisation même de la parole orale relève du sacré. Son
apparition, dans des temps immémoriaux, s'explique à travers une cosmogonie. La parole
orale demeure d'abord et avant tout la propriété des Dieux. Son utilisation implique dès
lors un rapport au sacré.
Les gestes rituels ne relèvent pas du hasard, mais bien d'une symbolisation de chaque
mouvement du corps. Les genoux que l'on plie, les mains que l'on joint, les yeux que l'on
lève vers le ciel sont des exemples d'un langage muet, mais puissant, dont le sens est à
chaque fois institué par le Mythe. Les gestes rituels rappellent ceux des Dieux aux Temps
Créateurs. Ces gestes ordonnèrent le monde et lui donnèrent sa cohérence. En ce sens, le
44
corps, comme la langue orale, est aussi un outil donné par les Dieux pour s'exprimer et
exprimer son rapport au sacré.
Le rituel souligne, dans un moment fort et souvent festif, l'harmonie régnante entre corps,
parole orale et mythologie, fusionnés dans une signification partagée pour toute la
communauté. Ils enrichissent la même dimension symbolique attribuée au passage. Ils
entretiennent et renforçent ensemble une vision du monde, une seule signification à
l'existence. La stabilité relative des sociétés traditionnelles repose en grande partie sur
l‟illusion d'un unique univers de sens exprimé à travers le rite. Le sens ne s'individualise
pas, il se retrouve moins dans une interprétation individuelle, davantage dans une
interprétation partagée. Chaque geste et chaque mot orientent le rapport de chaque
membre de la communauté à l'ensemble du monde.
L'autorité du mythe ne garantit pas à elle seule la cohésion du groupe. Des acteurs
importants du rite de passage transmettent ce mythe par la planification et l'organisation
des cérémonies rituelles. Les aînés, en tant que Maîtres, Guides et Modèles racontent et
rapportent le mythe aux plus jeunes. Ils agissent à titre de repères pour l'initié prêt à
traverser les épreuves imposées par la communauté. Incantation, chansons et prières, etc.,
les mots prononcés par l'aîné donnent une consistance au Mythe, ces mots ont aussi la
qualité de transmettre un modèle de représentation du temps8.
Les corps jouent aussi un rôle semblable : danse, transe, etc. L'aîné n'est pas un simple
accompagnateur. Sa présence signifie aussi à l'initié qu'un autre statut l'attend aux termes
de ce rituel. Ce statut le situe dans le temps. Il s‟accompagne aussi d‟une représentation
de l‟avant et de l‟après, d'hier et de demain. L‟aîné garantit, en quelque sorte, une durée
limitée du passage, le déploiement d‟une nouvelle temporalité après l'épreuve. La phase
marginalisante du rite de passage est affrontée certainement avec la peur d'échouer, mais
8. Par exemple, dans les rites d'initiations chez les Bororos, un aîné a recours aux mots pour apaiser l'initié
aux prises avec les effets d'une drogue puissante. La dissipation progressive des effets ressentis et la
réappropriation du contrôle du corps par l‟initié peuvent alors être intimement associées aux paroles
entendues.
45
la réussite débouche sur une existence nouvelle, elle est porteuse d„un nouvel horizon,
d„une nouvelle temporalité.
Connaissant le Mythe, l'aîné partage aussi une orientation temporelle, ce sens à
l‟existence. Il fait valoir sa capacité à transmettre un rapport partagé au passé, au présent
et à l‟avenir. Une certaine stabilité est entretenue par sa présence, « les aînées qui
transmettent aux plus jeunes leur interprétation de la culture du passé rendent le
changement mythologique ou le nient » (Mead, 1971 : 52). « Cependant, la réflexivité se
limite toujours, dans les civilisations pré-modernes, à la réinterprétation de la clarification
de la tradition, de telle sorte que dans la balance du temps, le plateau du « passé » pèse
beaucoup plus que celui du "futur" » (Giddens, 1994 : 44).
L‟interprétation du temps par chacun se rapproche au plus près de celle qui est partagée
par la communauté. « Aussi les toutes premières sociétés enserrent-elles le temps dans
des normes rigoureuses, fixées par des mythes et par les exigences de l‟agriculture et de
l‟élevage. Le temps n‟existe là que par les activités qui le meublent et par les mythes qui
le décrivent. Ni la hâte ni la lenteur n‟ont de sens. Chaque évènement a son rythme, son
origine, sa durée ». (Attali, 1982 : 18). L’éternel recommencement influence aussi le
rythme de vie des différents membres de la communauté. Le sens attribué à cette manière
de rythmer et vivre la temporalité donne alors aux véritables maîtres du temps, les Dieux,
le contrôle et la maîtrise du monde :
La supériorité de la religion et la loi communautaire fondée sur l‟alternance des
temps sacrés et des temps profanes, que l‟on rencontre dans certaines cultures,
est en quelque sorte le reflet de la supériorité qui est attribuée aux forces de la
nature et à tout ce qui dépasse la connaissance et la capacité de contrôle de
l‟homme. Les hommes qui vivent dans ces sociétés savent, par expérience,
qu‟ils ne peuvent pas maîtriser ces forces (Tabboni, 2006 : 21).
Les Dieux réservent un sort aux hommes. Ils décident le sens de la temporalité, du
rythme. Ils contrôlent ce qui arrive et ce qui n‟arrive pas. Cette croyance donne à la
communauté des repères pour interpréter tous les évènements du quotidien, même les
plus inattendus:
Les normes qui règlent la vie sociale imposent un souffle rythmé et régulier,
qui imite les rythmes et les cycles de la nature et qui étouffe les motivations
d‟agir éventuellement en dehors de ces derniers et de viser de nouvelles
46
réalisations humaines. C‟est aussi de cette façon que la signification attribuée
au changement continu de tout ce qui nous concerne va être interprété comme
un mouvement mis en place par la volonté divine ou à l‟éternel retour de toutes
les choses. Le temps est vécu comme le retour cyclique des mêmes
phénomènes et non pas comme une addition linéaire, progressive et continue
des résultats de l‟activité humaine : le sens de la soumission à un ordre
impérieux des évènements prévaut sur n‟importe quelle action individuelle ou
collective (Tabboni, 2006 : 22).
3.1.2 Monothéismes et modernité
L'imposition progressive des religions monothéistes en Occident ne rejettent pas
l'importance du passé. Les Genèses proposent de nouvelles lectures de l'Origine et
renforcent, du même coup, l'autorité du passé sur le présent. Toutefois, ces religions
brisent le caractère cyclique du temps, sans l‟évacuer. La Genèse réaffirme l'importance
du passé, les religions monothéistes donnent aussi une place de choix à un à-venir, un
paradis, situé au-delà de la vie humain. Elles donnent à la temporalité de l‟existence un
nouvel horizon. L'avenir devient important, aux côté du passé. La vie céleste appelle
implicitement à une dévalorisation de la vie terrestre. Le rapport linéaire au temps voit le
jour, il enchaîne le présent entre un passé et un futur mythologisés.
Le rapport moderne au temps s'enracine dans cette linéarité héritée des religions
monothéistes. Cependant, il tend de plus en plus à s'incliner vers l'avenir au détriment du
passé. En mettant au premier plan de la vie sociale, politique, économique et culturelle,
les idées de Progrès et de Raison, la modernité construit et diffuse un éloge du futur au
sein des sociétés occidentales dès la Renaissance. « On peut dire, d‟ailleurs, que le
christianisme est la "religion" de l‟homme moderne et de l‟homme historique, de celui
qui a découvert simultanément la liberté personnelle et le temps continu » (Eliade, 1969 :
238). Cette nouvelle forme de confiance en l'avenir touche à la fois le destin collectif et
individuel. L'avenir s'ouvre devant les hommes, la collectivité et le sujet aspirent à une
vie meilleure, non seulement dans un au-delà, mais aussi sur terre.
Les idées modernes de Progrès sont difficilement dissociables de l'avènement du
protestantisme. Ce dernier se démarque du catholicisme, entre autre, par l'affirmation
d'une nouvelle forme de représentation du temps :
47
Ce n‟est ni l‟oisiveté ni la jouissance, mais l‟activité seule qui sert à accroître la
gloire de Dieu, selon les manifestations sans équivoque de sa volonté. Gaspiller
son temps est donc le premier, en principe le plus grave, de tous les pêchés.
Notre vie ne dure qu‟un moment, infiniment bref et précieux, qui devra
« confirmer » notre propre élévation. Passer son temps en société, le perdre en
vains bavardage, dans le luxe, voire en dormant plus qu‟il est nécessaire à la
santé, six à huit heure au plus est possible d‟une condamnation morale absolue
(Weber, 1994 : 189).
Le protestantisme affuble le présent d‟une nouvelle valeur. Le travail fait désormais le
présent. Le fidèle récolte ce qu'il sème. Le présent n'est plus une attente, une transition
entre un passé originel et un futur prometteur. Il est le moment d'agir pour préparer ce
futur. Le passé perd de sa valeur par rapport à l'avenir. « Le moderne serait le mouvement
du présent qui chasse le passé, car le passé serait épuisé, dépassé, démodé » (Jeffrey,
1998 : 22).
La dimension eschatologique des religions monothéistes donnent aussi à penser la
temporalité sous la forme d'une ligne, composée du trinôme passé, présent, futur. La fin
du monde terrestre indique aussi un impossible retour vers l'arrière. La représentation
linéaire du temps impose implicitement auprès de ses croyants l'idée de son
irréversibilité. Ce qui a été ne sera plus jamais. Il importe davantage de se tourner vers
l'avenir, sans cependant oublier le passé. Dans le sillage du développement du
protestantisme, le temps sacré se rapproche du temps terrestre, l‟écart entre les affaires
spirituelles et temporelles se rétrécit. Il est désormais possible de rendre gloire à Dieu à
travers des activités concrètes, menées sur terre. « Estimer que le devoir s‟accomplit dans
les affaires temporelles, qu‟il constitue l‟activité morale la plus haute que l‟homme puisse
assigner ici-bas – voilà sans conteste un fait absolument nouveau » (Weber, 1994 : 90).
Au cours de la modernité, la perspective temporelle du sujet se retourne à 180 degré. Les
sociétés traditionnelles et modernes se distinguent, imposant à leurs membres des
rapports différents au temps. Les premières accordent une prévalence au passé sur le
futur, les secondes s'appuient sur une représentation linéaire, elles se tournent davantage
vers l'à-venir. Le modernité ouvre la porte à l'anticipation et à la prévoyance. Cette
tendance apparaît, au début du siècle, comme un trait distinctif entre les primitifs et les
48
civilisés, selon une sociologie encore embourbée dans des postulats ethnocentriques
(Gadéa, Lallement, 2004 : 54).
Les Grands Récits de la modernité orientent le sujet vers le futur. L'idée de destinée
collective s'associe aux grandes valeurs de la modernité, s'institutionnalise en Occident à
la suite des Révolutions américaine puis française. Le bonheur individuel passe souvent
par l'engagement au sein d'un groupe. Ces groupes transcendent la durée limitée de leur
existence. Le sacrifice pour la patrie, par exemple, illustre le partage d'une orientation
temporelle, le don de soi. Il se sacrifie pour le futur du collectif.
Sous l'influence de l'esprit du capitalisme, le mouvement remplace la stabilité. Le temps
de l'existence doit être fructifié, la vie terrestre engage le sujet à faire toujours mieux. Les
modernes évoquent cet esprit, ils valorisent le changement sur les plans des structures
sociales et de l'existence individuelle. Dans L’anneau du Rhin, Wagner fait dire à Wotan :
« tout ce qui vit veut du changement ». Dans Le Spleen de Paris, Charles Baudelaire écrit
: « cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé par le désir de changer de lit »
(Baudelaire, 1972 : 172). Le mouvement, comme valeur de la modernité, s'affirme déjà
au milieu du XIXe Un avenir meilleur demande de la flexibilité dans le présent. La
modernité « est essentiellement mouvement, mobilité généralisée ; elle rend plus évidente
ce qui est devenu impossible, mais elle ouvre les voies à de nombreux possibles ; elle
confronte à des futurs mal définis et peu prévisibles ; aucun référent de la tradition ne
peut cautionner le choix de certaines ruptures, aucun savoir scientifique fondé ne peut les
dissocier, puisqu‟elle renforce par son action les facteurs d‟indéterminations » (Balandier,
2001 : 13). Le relâchement du contrôle des institutions sur le sujet en particulier et sur les
jeunes en général explique en partie l'omniprésence du mouvement et de l'instabilité.
3.1.3 Le contrôle institutionnel du temps des jeunes
La jeunesse se révèle dans le contexte de la modernité. Elle devient plus libre de gérer
son temps. Au fil des siècles, la jeunesse, soumise à des horaires stricts, profite de plus en
plus de temps libre. Elle échappe plus souvent au regard des adultes. La modernité ne
49
signe pourtant pas la déstructuration des repères temporels pour les plus jeunes. Comme
dans les sociétés traditionnelles, l‟enfant se socialise progressivement, il passe parfois
imperceptiblement d‟un statut à un autre. Les distinctions entre les classes d‟âges sont
d‟ailleurs brouillées par l‟entremêlement des activités des adultes et des plus jeunes :
Aussi peut-on dire que jamais l‟éducation n‟a été plus agissante qu‟en ces
sociétés primitives où l‟enfant, sitôt qu‟il le pouvait, était mêlé aux occupations
de ses parents, des adultes de son clan ou de sa tribu. Suivant et imitant son
père ou sa mère selon qu‟il était garçon ou fille, à la chasse, dans les
occupations ménagères ou agricoles, associé de bonne heure à leurs travaux
dès qu‟il pouvait rendre service, il apprenait sans le savoir à vivre sa vie
d‟homme. Et la vie, l‟action, étaient sa véritable école. (Gal, 1991 : 9).
Au Moyen Âge, cette tendance est toujours d‟actualité. Pensons « aux méthodes
médiévales de simultanéité et de répétition, et à la pédagogie humaniste qui ne distinguait
pas l‟enfant de l‟homme, et confondait l‟instruction scolaire - une préparation à la vie - et
la culture de la vie » (Ariès, 1973 : 192). En créant les premiers internats sous le modèle
de la vie monastique, le Moyen Âge institutionnalise une éducation basée sur l‟imitation.
La transmission se perpétue sous la forme de la récitation de prières, de la connaissance
des textes sacrés, de la reproduction des rites de l‟eucharistie, etc. Cette innovation
suppose aussi un mode de vie ascétique, caractérisé par le respect strict des horaires. Elle
implique aussi la synchronisation des uns aux autres. « En l‟absence d‟horloges
publiques, les leçons se réglant sur la cloche des Eglises voisines, seuls bâtiments
susceptibles à l‟époque de mesurer le temps avec plus ou moins d‟exactitude » (Moulin,
1991 : 72).
e
Fortement imprégné par la société de cours, le XVII siècle se caractérise par l‟ascétisme
(Elias, 1991). L‟éducation n‟échappe pas à cette tendance issue de la centralisation du
pouvoir par Louis XIV. L‟enfant naît dans sa société, pour le meilleur et pour le pire. Il
doit acquérir les savoirs-faires, être et vivre selon sa condition sociale et son sexe. Les
garçons et les filles sont soumis à une éducation programmée, ils se soumettent aux
horaires stricts établis par l'institution :
La vie de l‟internat imposait d‟ailleurs l‟observation de la règle monacale et de
ses exercices : les fillettes, selon l‟établissement, l‟âge et les saisons, se
levaient entre 4 et 7 heures du matin et commençait la journée en prière. Elle se
couchait entre 20 heures et 21 heures 30 après la prière du soir, l‟instruction et
les offices religieux occupant la plus grande partie de la journée. Les autres
50
enseignements –pour l‟essentiel "l‟économie domestique" et les travaux
d‟aiguille –comblaient les rares temps libres (Grell, 2004 : 16).
La régulation du temps des plus jeunes s'impose en continuité, avec de rares intermèdes
ponctués par des célébrations souvent de nature religieuse. Les adultes organisent ce
temps, tout en vivant eux-mêmes avec des horaires contraignants et un quotidien ritualisé.
À l'extérieur du monde scolaire, les contraintes temporelles s'imposent aussi :
Dans les sociétés traditionnelles de l'Ancien Régime, les jeunes étaient
étroitement associés à la vie des adultes. Voici, par exemple, tel qu'a pu le
reconstituer une historienne, le déroulement d'un dimanche dans la vie d'un
apprenti maréchal-ferrant poitevin en 1782 : le jeune Jean Mulleau, âgé de 12
ans, se lève à l'aube pour accompagner dès cinq heures du matin, l'épouse de
son employeur à la messe ; il assiste ensuite avec elle à une bénédiction, puis
consacre le reste de sa matinée à accomplir des travaux ménager et à faire les
courses de la famille dans Poitiers ; il déjeune, comme les autres jours, avec la
famille de son patron et les autres compagnons ; il n'est finalement libéré que
l'après-midi qu'il consacre à la pêche. On voit à quel point la vie de ce préadolescent était imbriquée à celle des adultes qui l'employaient et travaillaient
avec lui (Troger, 2002 : 20).
e
La représentation de l‟enfance se transforme considérablement au cours du XVIII siècle.
Cependant, la discipline et l‟encadrement sévère des jeunes se situent encore au cœur du
rapport entre l'aîné (père, tuteur, maître, prêtre) et l‟enfant. « Moraliste et éducateur se
e
retrouvent dans la lutte contre l‟oisiveté. Dès l‟école, au XVIII siècle, on apprend aux
enfants de nouvelles ponctualités, liées au travail » (Attali, 1985 : 200). L‟école
républicaine poursuit dans le même sens9. Les rares moments de récréation sont encadrés.
L‟entrée sur le marché du travail se fait en très bas âge, toujours sur le modèle de
l‟imitation d‟un maître, souvent du père lui-même ou d‟un proche parent.
e
Au cours du XIX siècle, ils sont de plus en plus de jeunes à fréquenter les écoles. Son
accessibilité grandit, elle se réalise dans toutes les classes sociales. Selon Olivier Galland,
l‟entrée massive de la jeunesse au sein de l‟institution scolaire mène à l‟apparition d‟une
culture jeune et à la reconnaissance sociale d‟une catégorie d‟âge. « L'éducation prend
donc, dans la bourgeoisie, progressivement la place de l'ancienne notion d'établissement
9. La volonté de rupture avec l‟enseignement traditionnellement organisé et dispensé par le clergé,
notamment par les Jésuites, est bien réelle chez les Révolutionnaires. Pourtant, l‟histoire montre que, si
l‟enseignement religieux fut toujours l‟objet de débats houleux, la forme de l‟enseignement s‟est inspiré
pendant longtemps (et s‟inspire encore ?) des modèles traditionnels basés sur l‟imitation et la récitation.
51
qui paraît exclusivement par le canal familial. Le nombre d'élèves et d'étudiants se
développe rapidement, témoignant de l'entrée sur la scène sociale d'une nouvelle
catégorie intermédiaire à la fois entre la famille et la société globale et entre l'enfance et
l'âge adulte : l'adolescence » (Galland, 2002 : 16). En d'autres termes, elle apparaît autour
d'un rassemblement, du partage d'un rythme de vie commun, d'un horaire quotidien
partagé.
Cette participation de plus en plus massive aux activités scolaires impose
progressivement, à un nombre croissant de jeunes de l‟époque, les mêmes rythmes de
l‟institution et les mêmes exigences d‟apprentissage. Les transformations de l‟institution
scolaire modifient par la suite les cadences imposées. La vie de classe uniformise aussi ce
rythme selon l‟âge du jeune. Le rythme collectif devient officiellement un critère de
discrimination, il départage les « bons » des « mauvais » élèves. Il influence les
représentations encore aujourd'hui. Il ne suffit plus de suivre le rythme, il est possible
d'être plus rapide, de dépasser tous les autres. « On remarque que les élèves les plus
performants scolairement, qui disposent de méta-connaissances précises et maîtrisent
bien leur métier d'élève, ont tendance à accomplir les tâches prescrites rapidement, ce qui
rejoint les présupposés des enseignants qui pensent généralement qu'un bon élève
travaille vite et bien » (Pierrisnard-Robert, 1999 : 11). À la démocratisation de l‟école
s‟ajoute l‟uniformisation des apprentissages. L'incapacité à suivre un rythme, une
certaine norme de la vitesse, crée une forme de marginalisation. La réussite engage
l'intériorisation d‟un modèle collectif de rapport au temps.
Les lois limitant le temps scolaire produisent un décalage entre le temps consacré par les
parents au travail et le temps passé à l'école par les enfants. En 1841, les lois limitent à 12
heures par jour le temps de travail des jeunes de 6 à 12 ans. Elles réduisent en 1864 ce
temps à 6 heures et le temps de travail des jeunes de 16 à 18 ans à 11 heures en 1892. Ces
lois participent à l'apparition d'un temps libre. Phénomène apparemment unique dans
l‟histoire occidentale, un temps libéré de toutes contraintes institutionnelles,
provisoirement vécu hors du cadre scolaire et familial, donne à certains enfants de
52
l‟époque une liberté nouvelle. Ces derniers se retrouvent laissés à eux-mêmes, la plupart
des parents étant retenus à l'usine.
L‟Église ne tarde pas à occuper ces jeunes qui « traînent » dans la rue. Toutefois, les
mouvements d‟inspiration religieuse laissent peu à peu une nouvelle place aux jeunes
dans l‟organisation de leurs activités. Pour certains auteurs, ces regroupements se situent
même au fondement de la révolte étudiante des années 1960. La jeunesse apprend à gérer
son temps libre sous la tutelle de l'Eglise10.
Les revendications étudiantes de mai 68 remettent en question l‟organisation du système
d‟éducation, mais aussi la faible participation des étudiants aux instances décisionnelles.
Elles dénoncent le pouvoir ancestral des adultes sur les enfants. Elles proposent, pour la
première fois dans l‟histoire, l‟idée d'une prise en charge par les jeunes et pour les jeunes
de leur propre devenir. Les revendications touchent une autonomie des jeunes s'incarnant
dans les institutions. Elles s‟élèvent contre l‟imitation docile des modes de vie et de
pensées de la génération précédente. En ce sens, les soixante-huitards renversent la
logique d‟une transmission à sens unique.
De nouvelles pratiques culturelles comblent ce temps libre, elles transforment
passablement le mode de socialisation des jeunes. Ces activités se déroulent souvent
« loin » du regard des parents. L‟Occident assiste au développement d'une culture
juvénile. Des activités sont proposées à une jeunesse libre de choisir. La société de
consommation leur offre une liberté nouvelle, aux antipodes de l‟encadrement des
activités scolaires, des mouvements à caractère religieux, etc. Déjà au début des années
60, Joffre Dumazedier note l'influence de la société de consommation émergente sur cette
nouvelle société des loisirs. « L'exploitation commerciale des grands moyens de
divertissement et d'information recherche le plus souvent dans l'homme un client facile »
10. À cet effet, Louise Bienvenue analyse la situation québécoise. Elle soutient d‟ailleurs que les
mouvements de jeunes institués par l‟Eglise ont participé à la réorganisation politique du Québec moderne
par les jeunes de l‟époque. En fait, pour l‟auteur, « il semble indéniable que les objectifs de promotion et de
défense de la catégorie jeunesse poursuivis par les mouvements se sont avérés des vecteurs de socialisation
politique important » (Bienvenue, 2003 : 247).
53
(Dumazedier, 1962 : 79). Temps libre et consommation se lient l'un et l'autre dans le
sillage de leur développement.
Cette nouvelle liberté relative des jeunes demeure parfois suspecte aux yeux des aînés.
L‟autorité parentale s‟impose toujours dans de nombreuses familles, soucieuses de
préserver leurs enfants d‟un mode de vie plus libertaire. Des cadres sociaux du temps ne
sont plus créés par les aînés, mais plutôt par l‟industrie naissante des loisirs et par le
regroupement de jeunes, à l‟extérieur du cadre scolaire.
Le rapport au temps chez les jeunes d‟aujourd‟hui supporte encore le poids d‟une longue
tradition d‟encadrement par les aînées. Cet aspect socio-historique attire l‟attention, les
jeunes générations doivent désormais composer avec un mouvement de renversement de
l‟histoire. Le temps libre apparaît pour ces jeunes comme un droit revendiqué, en
témoignent la multiplication de loisirs réservés aux jeunes et le développement d‟un
marché adolescent. D‟un point de vue des aînés, des parents, à la reconnaissance de ce
temps libre correspond un relâchement du contrôle sur leurs enfants11. La planification et
l‟organisation du temps constituent donc un enjeu où parents et enfants cherchent le
compromis. Mais d‟autres acteurs viennent complexifier ce partage forcé du temps des
jeunes, comme ce fut le cas tout au long de l‟histoire : l‟école, les activités entre amis,
mais aussi plusieurs pratiques culturelles, cinéma, internet, jeux vidéo... Désormais, le
jeune participe personnellement à l‟organisation de son temps. Ce besoin d'un temps à
soi, libéré de contraintes, s'inscrit dans un réseau complexe de temporalités.
La gestion du temps libre par les jeunes générations se caractérisent par une
transformation importante des modes et de la nature de la transmission. Dans les sociétés
traditionnelles, la ritualisation participe de la structuration du temps des plus jeunes au
quotidien. Son expérience journalière se borne ici, en grande partie, à respecter les cadres
imposés. Le désarroi de certains jeunes aujourd‟hui s‟explique aussi par l‟incapacité des
11. À cet effet, le contrôle parental exercé sur l‟utilisation de l‟internet par les jeunes en est un exemple.
L‟achat, de plus en plus importants, par les parents de téléphones portables destinés à leurs enfants (certains
étant même équipés de GPS) indique aussi une tendance au resserrement du contrôle, malgré une la liberté
apparente.
54
sociétés actuelles à remplir leur rôle traditionnel. Résultat : « les jeunes ne savent plus
comment utiliser leur temps. Ils donnent l‟impression de vivre dans un monde
désorganisé et leur environnement est vécu comme hostile, étranger » (Bickel, 1995 : 62).
3.1.4 Postmodernité et rapport au temps : jouissance du présent ?
La postmodernité signe l‟émergence d‟un nouveau rapport à la temporalité. Elle souligne
une transformation significative de la modernité :
Les auteurs postmodernistes circonscrivent la post-modernité à la période
contemporaine (de 1960 à nos jours), période à l'intérieur de laquelle
s'effectuent d'importantes transformations culturelles. Selon eux, la culture
occidentale tenterait ainsi de s'adapter aux bouleversements profonds
engendrés par l'essor fulgurant de la technoscience (Boisvert, 1995 : 16).
Les valeurs de la modernité, portées par les Grands Récits, appartiennent désormais à un
temps révolu. Le sujet ne se projette plus dans un futur illimité. Rien ne transcende la
durée limitée de son existence. L'appartenance généalogique se dissout progressivement
dans un monde où l'ordre de la transmission s‟est inversé. L„aîné ne remplit plus les rôles
qu„il tenait dans les sociétés traditionnelles :
Aujourd'hui on ne trouve nulle part dans le monde des aînés qui savent ce que
savent les enfants, si éloignés et si simples que soient les sociétés où vivent ces
enfants. Dans le passé, il y avait toujours des aînés qui en savaient plus que
n'importe quel enfant, du fait qu'ils avaient grandi à l'intérieur d'un système
culturel. Aujourd'hui, il n'y en a plus. Non seulement parce que les parents ne
sont plus des guides, mais parce qu'il n'y a plus de guides, qu'on les cherche
dans son propre pays ou à l'étranger. Aucun adulte d'aujourd'hui ne sait de
notre monde ce qu'en savent les enfants qui y sont nés au cours des vingt
dernières années (Mead, 1971 : 124).
L'ordre religieux d'antan ne donne plus à penser l'avenir. Les croyances en une vie après
la mort sont désormais soumises à de constantes réévaluations. Les membres des sociétés
postmodernes sont aussi moins nombreux à se reconnaître dans un idéal politique, un
projet collectif devant aboutir à l‟avènement d‟une société « meilleure » :
L'intellectuel précise que les individus, en prenant conscience que l'avant-garde
n'est plus porteuse de critère de vérité, se libèrent de sa tutelle et optent pour
les valeurs qui semblent le mieux répondre à leur quotidien et à leur manière de
vivre. Les gens se mettent à croire que leurs interprétations et leurs vérités,
c'est-à-dire ce qu'ils croient être le plus près de leurs valeurs et de leurs
besoins, peuvent être aussi valable que toutes celles qu'on leur avait proposées
depuis si longtemps. Ils assument pleinement désormais leurs choix culturels,
religieux et politiques (Boisvert, 1995 : 41).
55
Les projets collectifs, comme dans le cas du mouvement altermondialiste ou écologiste,
se présentent comme le revers d‟une incertitude face à l‟avenir. Le rapport au travail, lié
autrefois à des valeurs comme la loyauté, n‟offre plus des perspectives de carrière
durable, ni l‟impression d‟appartenir à un groupe. Il est aussi fait d‟incertitudes et de
remises en question.
Dans la deuxième moitié du XXe siècle, une série d'évènements bouleversent le rapport
de l'homme à la Religion, au Travail, à la Famille et la Patrie. Elle ébranle la confiance
dans les Sciences et dans le Progrès. Pérennisation de la peur du nucléaire issue de la
prolongation de la guerre froide, crise des missiles cubains, guerre du Viêt-Nam, crise du
pétrole, vague de chômage, émergence du SIDA, etc., autant d‟exemples forçant le sujet à
réviser sa confiance en l‟avenir, mais aussi à interroger les directions prises par
l‟humanité au cours de son histoire. Une interrogation sérieuse du passé et de l‟avenir
s‟amplifie jusqu‟à s‟incarner dans des mouvements sociaux concrets, comme l‟illustre si
bien le no futur du mouvement punk.
Jacques Attali montre comment les périodes de désordre sociaux coïncident avec le
passage de la maîtrise des instruments de mesure du temps d‟une élite à une autre (Attali,
1982). Mais ces élites, le clergé, l‟aristocratie ou la bourgeoisie montante, défendent aussi
un modèle de représentation du temps. Aujourd‟hui, dans notre époque marquée par la
primauté du pouvoir économique, les classes dominantes ne semblent pas encourager le
développement particulier d‟un modèle de représentation du temps, mais elles insistent
sur certaines modalités d‟inscription du sujet dans le temps. Le sujet est libre de
composer lui-même son propre rapport au passé et à l‟avenir, à la condition de
rentabiliser et de maximiser son présent12.
e
Encore au XIX siècle, l‟industrialisation confère une importance sans doute jamais
octroyée auparavant
à l‟avenir, notamment
par une apologie
explicite des
développements techniques. Pourtant, dans la période de l‟Après-guerre, les sociétés de
12. Le rapport entre temporalité et néolibéralisme est examinée plus loin dans ce travail.
56
demain, prometteuses d'une vie meilleure et encouragées par la machine capitaliste, sont
remises sérieusement en question. La destinée humaine échappe désormais aux Hommes.
L'avenir n‟est plus un gage absolu d'amélioration de la condition humaine. Les Grands
Récits, faisant rêver les individus d'hier, apparaissent désormais comme des utopies. Ni la
Science ni la Raison n‟assurent des lendemains meilleurs.
En termes de rapport au temps, les sociologues observent, au cours des années 1980,
l'apparition du présentisme, un mode de vie caractérisé par un repli sur le présent :
Comme l'individu postmoderne n'est plus à l'heure des grandes questions
existentielles, un nouveau mode de vie s'installe : la « vie en séquences-flash »,
au jour le jour. On vit telle chose un jour, son contraire le lendemain, et le
surlendemain semble déjà trop loin pour qu'on tente de le prévoir. Cette vie
constamment branchée sur le présent a le mérite de ne pas exiger de grand
projet, il suffit de le vivre comme une succession de présents [...]. L'intérêt
pour la « la vie au présent » et le familier, s'inscrit dans la recherche d'un sens
« léger », c'est-à-dire qui n'exige pas d'investissement profond, ce qui permet à
l'individu postmoderne d'avoir l'impression que sa vie a un sens, sans pour
autant l'obliger à se plier au diktat d'une quelconque autorité extérieure. Cette
vie en « vie en séquences-flash » donne donc à l'individu qu'il cherche un but à
sa vie, même si ce n'est qu'un simulacre, et qu'il change et renouvelle chaque
jour ce pseudo-sens (Boisvert, 1995 : 62).
Pour ces observateurs, le sujet des années 1980 a tendance à nier, non seulement le passé,
mais aussi le futur. Ce dernier ne tient plus ses promesses, apparaît alors une nouvelle
forme d'hédonisme :
La culture du plaisir, le sentiment du tragique, l‟affrontement au destin, tout
cela est cause et effet d‟une éthique de l‟instant, d‟une accentuation des
situations vécues elles-mêmes, situations s‟épuisant dans l‟acte même, et ne se
projetant plus dans un avenir prévisible et maîtrisable à souhait. C‟est cela la
conséquence de la « nécessité » en son sens philosophique : elle engendre des
héros, nouveaux chevaliers de la postmodernité, capables de risquer leur vie
pour cause pouvant être, tout à la fois, idéaliste et parfaitement frivole
(Maffesoli, 2000 : 32).
Le présent fut structuré par le passé, il fut engagé vers l'avenir. La postmodernité annonce
l'avènement d'un nouveau rapport à la temporalité. Le passé et l'avenir sont reniés, au
profit d'un repli sur l'instant, le moment, le court terme. « Ce qui est important dans
l‟intensité du moment, c‟est la poursuite du plaisir pour lui-même. La recherche du plaisir
qui s‟épuise dans l‟acte, qui ne projette plus dans l‟avenir. En même temps, ce soucis des
"bons moments", tout en
ne s‟orientant pas vers un but à atteindre, accentue,
paradoxalement, l‟idée même du cheminement. Un cheminement comme une succession
57
d‟instants intenses » (Maffesoli, 1997 : 112). La Génération X paye alors le prix de ces
mutations annoncées par le no futur du mouvement punk dès la fin des années 1970. Sans
s‟exprimer radicalement chez chacun, le présentisme caractérise aujourd‟hui une part
importante des jeunes générations.
3.1.5 Hypermodernité et rapport au temps : inquiétude de l'avenir au présent ?
Les penseurs de L'hypermodernité suggèrent la réconciliation des sociétés actuelles avec
la modernité, tournée vers l'avenir, et la postmodernité, repliée sur le présent (Aubert,
2004 ; Gaujelac, 2005 ; Ascher, 2005 ; Lipovetsky, 2006). Ce repli, le présentisme, existe
au quotidien sous la forme du détachement, du refus de l'engagement, du déni de l‟avenir.
Pourtant, l‟hypermodernité se caractérise d‟abord par l‟influence d‟un futur incertain sur
le sujet (Lipovetsky, 2004). Ce retour du futur dans le présent se distingue de l‟éloge
aveugle en l‟avenir proposé par la modernité et du présentisme maffésolien, considérant
l'épuisement du sens de l'acte dans le présent. Demain est fait d‟ambivalence,
simultanément d'incertitudes, de craintes, de fantasmes, voire de mysticisme :
Le point a été évoqué plus haut : un nouveau climat social et culturel s‟est mis
en place, s‟éloignant chaque jour un peu plus de l‟insouciance décontractée des
années postmodernes. Avec la précarisation de l‟emploi et le chômage insistant
montent les sentiments de vulnérabilité, l‟insécurité professionnelle et
matérielle, la crainte de la dévalorisation des diplômes, des activités sousqualifiées de la déchéance sociale. Les plus jeunes ont peur de ne pas trouver
de place dans l‟univers du travail, les plus âgées de perdre définitivement la
leur. D‟où la nécessité de nuancer très sensiblement les diagnostics faisant état
d‟une culture néodyonysiaque reposant sur le seul souci du présent et les désirs
de jouissance ici et maintenant. En réalité, c‟est moins un carpe diem qui
caractérise l‟esprit du temps que l‟inquiétude face à un avenir frappé
d‟incertitude et de risques. Dans ce contexte, vivre au jour le jour ne signifie
plus tant conquête d‟une vie à soi libérée des carcans collectifs que contrainte
imposée par la déstructuration du marché du travail. La fièvre consumériste des
satisfactions immédiates, les aspirations ludico-hédonistes n‟ont certes
nullement disparu, elles se déchaînent plus que jamais, mais enveloppées d‟un
halo de peurs et d‟inquiétudes (Lipovetsky, 2004 : 101).
Le sujet contemporain n'est pas parfaitement coupé de l'avenir. Au contraire, il allie un
présentisme avec la conscience d'une temporalité étendue vers l'avenir :
Toutefois, assumer l'incertitude n'implique pas forcément l'idée postmoderniste anti-téléologique : il reste encore une place pour une téléologie de
l'incertitude. Dans le domaine de la démocratie ou du droit, "disposer de
l'irréversibilité" peut se traduire par une inversion des temporalités, où l'éthique
et l'écologique s'inscrivent dans la responsabilité, vis-à-vis des générations
58
figures. L'idée de développement durable ou le principe de précaution
(concevoir des procédures incluant une révision possible des décisions
innovantes) traduisent des préoccupations qui assument l'incertitude des
conséquences des actes et des décisions pour le futur par une volonté de le
préserver. On aboutirait donc à l'idée fondamentale de superposition et de
complémentarité de deux modalités du temps, immédiateté et temporisation, où
l'accélération, qui relève d'une dynamique de l'agir collectif, se complèterait
(plutôt que de s'opposer) » (Bessin, 1998 : 18).
Sociétés de l'avenir ? Sociétés du passé ? Sociétés du présent ? Les propositions
abondent, les sociologues s‟efforcent de penser le rapport à la temporalité du sujet
contemporain en fonction de l‟importance accordé au passé, au présent et au futur.
Or, le temps dominant aujourd‟hui, le néolibéralisme, ne remplierait pas sa fonction
d‟attribuer un sens à la temporalité. Il se contenterait d‟imposer des catégories pour
penser cette temporalité, comme le passé, le présent et l‟avenir. Retenu par les auteurs de
l‟hypermodernité comme arrière-plan d‟intelligibilité du social, le néolibéralisme
influence d‟abord les modalités d‟inscription du sujet dans le temps, pour ensuite créer un
vide relatif de signification. En d'autres termes, si le néolibéralisme est compris comme
un modèle dominant du temps, au sens de Durkheim, ce dernier se préoccupe de l‟agir
avant la signification de cet agir. L‟hypermodernité ne s‟oppose pas à l‟idée postmoderne
d‟une déstructuration des repères traditionnels. Elle insiste aussi sur l‟apparition de
nouveaux comportements, illustrant un sujet à la fois jouisseur et inquiet, angoissé,
dépressif, etc.
3.1.6 Temporalité et société post-industrielle : le temps dominant du temps à
dominer
Postmodernes ou hypermodernes, les sociétés occidentales sont marquées par le
néolibéralisme. Selon l'historien Jacques Le Goff, à l‟avènement du temps des marchands
au Moyen Âge correspond une nouvelle forme de rapport à la temporalité. Pendant
longtemps, remarque-t-il, le paiement d‟intérêts pour un prêt est impensable, le temps
n‟appartient qu‟à Dieu, les hommes n'ont pas le droit de lui attribuer une valeur
monétaire. L'acceptation du principe de l'intérêt signifie l'appropriation d'un nouveau
droit et d'un nouveau rapport au temps par l'homme. « Le principe de l‟intérêt est inconnu
59
en Occident chrétien ; il est contraire à la conviction commune selon laquelle le temps est
une propriété de Dieu dont il est pêché mortel de faire du commerce : le fait que leur gain
présuppose une hypothèque sur le temps qui n‟appartient qu‟à Dieu est l‟une des
premières accusations adressés aux marchands » (Tabboni, 2006 : 67). Le temps des
marchands, version embryonnaire du capitaliste contemporain, fait entrer l'idée de
prévoyance au sein du rapport à la temporalité. « Le marchand fonde son activité sur des
hypothèses dont le temps est la trame même – stockage en prévision des famines, achat et
revente aux moments favorables, déduits de la connaissance de la conjoncture
économiques, de la constante du marché et de la rentrée de l'argent » (Le Goff, 1997 :
47). Il introduit aussi l‟idée d'un temps quantifiable. Il pose le cadre d‟une représentation
d‟un temps mesurable en argent.
Les travaux de Georg Simmel soulignent l'influence de l'usage de l'argent sur les rythmes
de vie13 :
J'en viens maintenant à une deuxième détermination du style de vie ; elle n'est
pas désignée par une analogie spatiale, comme la distanciation, mais par une
analogie temporelle. En effet, étant donné que le temps englobe pareillement
les évènements intérieurs et extérieurs, la réalité se laisse donc plus
directement caractériser par lui, et avec un moindre recours au symbole, que
dans le cas de l'espace. Il s'agit du rythme auquel les contenus de la vie
apparaissent et se retirent, de la question de savoir dans quelle mesure les
différentes époques de la civilisation favorisent ou détruisent la rythmicité dans
le déroulement de ces contenus, et si l'argent non seulement y participe dans
ses mouvements propres, mais influence aussi, de lui-même, la domination ou
la diminution de la périodicité de la vie. Notre vie, dans toutes ses séries, est
axée sur le rythme du temps fort et du temps faible ; le mouvement ondulatoire
que nous reconnaissons immédiatement dans la nature extérieure, en tant que
13. Cette relation entre temps et argent a été formalisée par un professeur de la Columbia Law school, par
la création de « Time Dollar ». « A l’inverse des services rémunérés en monnaie nationale, pour lesquels le
prix du temps passé diffère selon le type de prestation, les Time Dollars ou les bons Troc-temps posent en
principe qu’une heure en vaut une autre quelle que soit l’entraide accordée. La "monnaie-temps" apprécie
donc l’acte d’entraide plutôt que son objet et plutôt que la valeur économique intrinsèque du service rendu.
Elle institue dans l’économie domestique ou de proximité une mesure différente de celle qui est pratiquée
dans l’économie monétaire. Elle facilite les échanges entre personnes dépourvues de moyens. Elle libère la
personne aidée du fardeau moral de la gratitude ou la prive d’un sentiment de reconnaissance qui
l’enrichit » (Grossin, 1993 : 15). Ce procédé connaît actuellement une certaine popularité, notamment en
France, à travers des sites web qui mettent en relation différentes personnes prêtes à rendre un service
contre
des
« crédits »
comptabilisés
en
temps
(http://www.troc-services.com/
;
http://s143214527.onlinehome.fr/banquedutemps/accueil.php). Ainsi, en rendant service, une personne
accumule du temps de services qu'il pourra utiliser selon son vœu, selon les services offerts par les autres
membres.
60
forme fondamentale de tant de phénomènes, domine aussi le psychique dans la
sphère la plus vaste (Simmel, 1987 : 624).
Or, l'argent affecte ce rythme : « pour de l'argent on peut tout acheter à tout moment, et
qu'ainsi les incitations et excitations de l'individus n'ont plus à se plier à un rythme qui,
du point de vue des possibilités de satisfactions, les rendraient esclaves d'une périodicité
transindividuelle » (Simmel, 1987 : 627). Le sujet échange des objets pour de l'argent, il
possède des choses différentes plus facilement, la nouveauté entre aisément dans sa vie.
Le sujet jouit d'une certaine flexibilité, l'argent encourage donc les transformations, le
renouvellement de la nouveauté. L'argent rend possible un mouvement plus flexible, qui
s'accélère.
Sa présence de plus en plus importante influence la qualité de l'existence, même le
rythme de vie. Mais cette quantification du temps modifie aussi la dimension qualitative
du temps, la temporalité :
L‟équation temps = argent est le symbole le plus éloquent d‟un temps
totalement transformé en marchandise, réduit à une « chose », rationalisé et
mathématisé pour les principaux besoins d‟une société fondée sur la production
de valeurs et d‟échange. Le temps de l‟expérience et de l‟interaction affective
et personnelle, des rapports familiers, situé du côté opposé à celui des rapports
gérés par l‟argent, perd son importance et tend lui-même à être également
contrôlé et estimé en termes quantitatifs. Le temps qui n‟est pas traduisible en
argent ne reçoit aucune considération sociale ou estimé négativement comme
temps perdu et sans rendement. Certains comportements, certains niveaux de
l‟interaction humaine qui requièrent habituellement de grandes quantités de
temps et qui ne peuvent être traduits en argent sinon comme absence de
productivité, sont alors considéré comme un luxe (Tabboni, 2006 : 91).
Dans un système capitalisme, le temps est soumis à la mathématisation et à la
quantification systématique. La taylorisation explique cette mesure du temps de plus en
plus serrée et précise à des fins de productivité :
Le temps industriel s'affiche sur le cadran des horloges, se mesure au
chronomètre, s'inscrit sur les « progressions » techniques planifiées, les
emplois du temps et les feuilles de paye. Il détermine les horaires de transports
de la main-d‟œuvre, distribue les congés, modélise le fonctionnement des
services, notamment de la distribution des temps scolaires. Le salarié ordinaire
(90% de la population active) transite d'un cadre temporel à un autre, inclus ou
enclos dans des périodes délimitées. Il se conforme à des temps agencés qu'il
n'a point voulus. Le temps de type industriel supprime ou restreint l'étendue de
ses choix. Le temps industriel, classique, brouille l'alternance des saisons et
celle du jour et de la nuit. Par conséquent, il entre en conflit avec les temps
naturels (Grossin, 1998 : 10).
61
Le temps quantifié possède une valeur forte, partagée. La signification d‟un temps évalué
uniquement en fonction de sa qualité ne va plus de soi : le « beaucoup » de temps est
parfois plus significatif que le « bon » temps. La quantité de temps influence
l'interprétation subjective. L'exemple des vacances l'illustre bien : est-ce plus important
de passer de bonnes vacances ou de longues vacances ? L'un va-t-il sans l'autre ? Peutêtre, mais la durée des vacances est sans doute un facteur de qualité.
Ce temps des marchands s'approche aujourd'hui au plus près du temps dominant, au sens
où l'entend Durkheim. En fait, « À un espace-temps discontinu se substitue une sorte de
continuum spatio-temporel commercial. Partout, l‟heure est à l‟optimisation marchande
des lieux de passage et de transport, à la disparition des espaces vides de marques, à la
conquête d‟un espace-temps continu de la consommation de produits et de services »
(Lipovetsky, 2005 : 97). Le temps du néolibéralisme se superpose le plus souvent aux
autres temporalités de l'existence : temps du travail, temps des loisirs… En d'autres
termes, l'esprit du capitalisme influence notre conception plus générale du temps, il
touche les sphères les plus intimes de l'existence.
« L'économie de l'hypermarchandise coïncide avec la course effrénée au renouvellement
accéléré des produits et modèles » (Lipovetsky, 2005 : 79). Une première caractéristique
consiste en l'accélération constante des transformations sociales, culturelles, politiques et
économiques. Cette accélération encourage avant tout le changement et la discontinuité.
Elle provient en grande partie de la société de consommation, au moins à deux niveaux.
D'abord, « l'horizon temporel du consommateur est de plus en plus rapproché. Les biens
durables sont conçus par l'entrepreneur comme ayant une espérance de vie très courte »
(Herpin, 1997 : 25). La consommation est assujettie à cet empire de l'éphémère. Ensuite,
l'éphémère tire son origine de la transformation relativement récente du monde du travail
soumis aux caprices du marché : « Depuis le premier choc pétrolier, le marché du travail
s'est diversifié au détriment des emplois stables. Les industriels, mettant de mieux en
mieux à profit les ressources naturelles et humaines qu'offre chaque site géographique,
délocalisent leur production » (Herpin, 1997 : 25). Ce nouveau temps dominant embrasse
l'existence du sujet :
62
La grande mutation qui s'est produite, c'est que désormais l'individu veut
dominer le temps, il veut en être maître, aboutissement ultime de la logique
capitaliste pour laquelle « le temps, c'est de l'argent » et qui s'est traduite par
une accélération de plus en plus forcenée. Cette volonté de dominer le temps a,
bien sûr, un soubassement économique puisque la compétition a basculé dans
le champ du temps, avec la dictature du temps réel qui sous-tend l'économie, et
que c'est en gagnant du temps qu'on conquiert de nouveaux marchés (Aubert,
2004 : 38).
L'influence du néolibéralisme sur la temporalité consiste principalement en l'accélération
des transformations touchant l'ensemble des sociétés en Occident. Ce renouvellement
incessant produit des effets de discontinuité et obligent le sujet à s'adapter. Il exalte la
vitesse, fait l'éloge de la maximisation du temps auprès du sujet.
CONCLUSION : MUTATIONS ANTHROPOLOGIQUES
Ce détour anthropologique confirme plusieurs de nos hypothèses préliminaires. Le temps
dominant du néolibéralisme oriente l'inscription du sujet dans la temporalité, il en
influence fortement les modalités. Il ne leur donne cependant pas un sens précis. En
d'autres termes, ce temps dominant s'intéresse au comment sans répondre à la question du
pourquoi. Ce détour montre aussi comment nous sommes passés progressivement d‟un
sujet « prisonnier » d‟une représentation collective du temps à un sujet contraint de
construire lui-même sa propre représentation significative de la temporalité. Face aux
contraintes actuelles, le sujet se démène et cherche à trouver le sens de son passé, son
présent, son avenir, et de son rythme de vie.
63
3.2 Le contexte contemporain
Le contexte actuel se caractérise par un rapport problématique du sujet à la temporalité,
alimenté par une accélération apparente du rythme de vie, une tendance à la maximisation
de son temps dans le domaine du travail et des loisirs, la mondialisation et l‟échange en
temps réel, la technologisation des interactions sociales, etc. Ces phénomènes
questionnent le sens même accordé à cette existence humaine en proie au mouvement et à
l‟accélération. Si l‟humanité est entrée dans une course folle, une tendance, apparemment
irréversible, au toujours plus vite, ses objectifs à long termes ne sont pas toujours clairs
aux yeux de chacun. Les analyses renvoient tôt ou tard le lecteur à la présence
envahissante du néolibéralisme dans toutes les sphères de la vie sociale d‟aujourd‟hui.
Seule la recherche du profit, entendue ici au sens large et applicable à l‟ensemble des
champs de l‟existence humaine, expliquerait alors l‟engouement – démesuré ? – de ce
nouveau siècle pour la vitesse.
3.2.1 Le culte de la jeunesse
Le culte de la jeunesse désigne la valorisation des valeurs « jeunes » - beauté, santé,
vitalité. Il se traduit par le désir des plus vieux de rester jeune, l‟effervescence de
l‟industrie du cosmétique, le développement des centres sportifs, etc. témoignant de la
marchandisation de ce désir omniprésent de combattre la vieillesse. Ce culte influence
profondément le rapport au corps (Le Breton, 1999) ; refusant le vieillissement, et donc
l‟autorité du biologique, le sujet cherche, par tous les moyens, à retarder, à masquer (et
enrayer ?) les limites corporelles :
Dans des systèmes personnalisés, il ne reste dès lors qu'à durer et s'entretenir,
accroître la fiabilité du corps, gagner du temps et gagner contre le temps. La
personnalisation du corps appelle à l'impératif de jeunesse, la lutte contre
l'adversité temporelle, le combat en vue de notre identité à conserver sans
hiatus ni panne. Rester jeune, ne pas vieillir : même impératif de fonctionnalité
pure, même impératif de désubstantialisation traquant les stigmates du temps
afin de dissoudre les hétérogénéités de l'âge (Lipovetsky, 1983 : 88).
Plusieurs cherchent à prolonger leur vitalité : les antidépresseurs et le viagra en sont des
exemples singuliers. En résumé, ce culte élève la jeunesse au rang d‟idéal, il fait l'éloge
des capacités physiques propres à cet âge. La sagesse des anciens, autrefois vénérée, cet
64
avenir attendu, est souvent remplacée par le désir de rester jeune et de figer le présent.
Depuis l‟avènement de la modernité, les choses ont bien changées :
Supposons que quelques savants trouvassent un jour le secret d‟accélérer la
vieillesse et l‟art d‟engager les hommes à faire usage de cette rare découverte.
Persuasion qui ne seroit peut-être pas si difficile à produire qu‟elle paraît au
premier aspect. Car la raison, ce grand véhicule de toutes nos sottises, n‟auroit
de garde de nous manquer à celle-ci. Les Philosophes, surtout, et les gens
sensés pour secouer le joug des passions et goûter le précieux repos de l‟âme,
gagneroient à grand pas l‟âge de Nestor, et renonceroient volontiers aux désirs
qu‟on peu satisfaire afin de se garantir de ceux qu‟il faut étouffer. Il n‟y auroit
que quelques étourdis qui, rougissant même de leur foi blesse voudroient
follement rester jeunes et heureux au lieu de vieillir pour être sages (Rousseau,
1825 : 378).
Aujourd„hui, au contraire, « le séjour dans le temps de la jeunesse, allongé autrefois par
l‟extension de la scolarité obligatoire, continue à s‟allonger par une plus lente intégration
au marché du travail : on est jeune de plus en plus longtemps » (Pronovost, 1996 : 112).
Des facteurs économiques, tel le chômage, contribuent à son allongement. Le temps de la
jeunesse est devenu le refuge pour celui rêvant d‟une beauté et d‟une vitalité éternelles,
son allongement témoigne aussi d'une difficulté chez certains à y renoncer, dans un
monde où le corps vieillissant est détestable. De ce point de vue, l‟allongement du temps
de la jeunesse n'est pas seulement attribuable à des forces extérieures au sujet - comme le
chômage - mais aussi à sa volonté plus ou moins consciente de rester jeune.
Un renversement anthropologique s‟accentue alors, les sociétés ayant valorisées, depuis
toujours, la sagesse des aînées :
Le brouillage des critères temporels s‟impose en même temps que celui des
critères spatiaux ; conjointement, ils contribuent à une sorte de bricolage dans
la construction identitaire et dans la constitution des rapports interpersonnels.
L‟imprécision des frontières entre générations, la substitution de la jeunesse à
la maturité comme idéal, le flou des repérages dans une culture
continuellement changeante, qu‟entretient le sentiment d‟une constante
immigration dans le temps, le choix de l‟instant coupé du passé et contraire à
tout projet comme à tout héritage, sont les manifestations le plus souvent
retenu de l‟effacement ou de la confusion des référents temporels (Balandier,
2001 : 154).
La vigueur et la spontanéité sont constamment valorisées. Porteurs de fraîcheur, dans un
monde en redemandant, ces valeurs jeunes se propagent et influencent désormais
l„ensemble de la population. La jeunesse, autrefois soumise à l‟autorité et aux normes
65
dictées par les aînés, se retrouve aujourd‟hui dans une position l'autorisant à construire
certaines normes, notamment en matière de modes musicales, vestimentaires, etc. À cet
effet, les valeurs des jeunes et des plus âgées tendent à se rapprocher. La grande capacité
des aînées à s‟adapter aux valeurs des plus jeunes, et donc de s‟en inspirer, expliquent en
partie ce rapprochement (Galland, Roudet, 2005).
Ce renversement n‟est pas sans conséquence sur le rapport du sujet à la temporalité. D‟un
côté, les adultes appartiennent rapidement à la classe des dépassés et des démodées. Ils
doivent impérativement tourner leur regard vers leurs enfants, désormais créateurs de
modes et de tendances. Le passage d‟une société préfigurative à postfigurative est
consacré, c‟est-à-dire d‟une société où les enfants apprennent davantage de leurs parents
à une autre, où les parents apprennent davantage de leurs enfants (Mead, 1971). Sans être
devenu l‟âge de raison, la jeunesse n‟a plus les torts de son inexpérience de la vie. Au
contraire, l‟âge adulte s'associe à l‟enlisement, au renoncement, voire au regret. De
l‟autre, les jeunes entrent dans un nouveau temps exploitable, une étape de vie pour jouir
du présent tout en craignant l'avenir. Ainsi « le culte bien connu de la jeunesse ne fait que
dévaluer la position sociale de ceux qui en font partie » (Galland, 1997 : 38). La jeunesse
n'est pas qu'un mot, elle n'est qu'une étape. Elle est donc appelée à passer, à se terminer.
3.2.2 Le culte de l’urgence
« Vieillir c'est accumuler du temps sans jamais pouvoir revenir dessus » (Fromage, 1994
: 14). Un sentiment d‟urgence peut accompagner le jeune. La jeunesse lui file entre les
doigts, l‟avenir, le monde des adultes, laissant miroiter de nouvelles restrictions. Ce
sentiment se situe dans un contexte plus large :
Le montée de l'urgence comme mode d'être et d'agir dans le temps, qui nous
fait exiger du présent ce que l'on pouvait attendre auparavant de l'avenir et que
l'on retrouve dans des domaines aussi variés que la politique, la santé, ou la
justice, symbolise bien ces mutations temporelles, marquées par une rupture
avec la perception linéaire du temps orienté par le Progrès. La crise de l'avenir,
alimentée par l'incertitude, l'instabilité et les contingences, se traduit par une
généralisation de l'urgence qui interpelle en premier lieu la démocratie et les
modalités du vivre ensemble (Bessin, 1998 : 17).
66
Le sentiment d‟urgence est lié au culte de la jeunesse. Nicole Aubert insiste sur cette
propension, relativement récente, notamment chez les cadres, à transformer chaque
tâches en priorités. Tout devient urgent. Les priorités s‟accumulent et se hiérarchisent.
Cette forme de gestion du temps influence la structure administrative de la machine
capitaliste et diffuse au sein des sociétés une vision de cette gestion auprès de l‟ensemble
de la population. Selon Aubert, l‟accomplissement, mais surtout l‟accumulation de
tâches, procure au sujet un sentiment de toute-puissance. Il en accepte de nouvelles,
d'autres défis, jamais dépassé par les évènements en apparence. Il signifie aux autres son
talent à gérer les situations, malgré la réalité caché de son épuisement ou de son désarroi.
Il maîtrise illusoirement le temps. Vivre dans l‟urgence influence la représentation plus
générale de l'existence :
Ainsi, dans le fait d‟être en permanence débordé, se joue une lutte contre
l‟anxiété intérieure et un besoin de réassurance. Mais les choses peuvent aller
plus profondément encore et mettre en jeu une angoisse plus fondamentale,
celle de mourir sans avoir vécu, sans avoir fait quelque chose de sa vie. Le vide
de l‟activité est alors synonyme de mort, renvoyant à la vacuité d‟une vie nonaccomplie, comme si on n‟avait pas rempli un contrat implicite, celui de devoir
donner un sens à son existence. Le tourbillon d‟activités fait alors fonction de
sens à lui seul, l‟urgence et la surcharge qu‟elle implique rassurant plutôt
qu‟elles n‟angoissent (Aubert, 2003 : 107).
L‟urgence rappelle constamment au sujet sa capacité de répondre aux exigences du
monde d‟aujourd‟hui. Il se montre flexible et attentif aux caprices des marchés. En
d„autres termes, « cette mutation, qui a mis au premier plan les notions d'instantanéité,
d'immédiateté et d'urgence, est survenu du fait de l'alliance qui s'est opéré entre la logique
des marchés financiers, régissant désormais l'économie, et l'instantanéité des nouveaux
moyens de communication, l'ensemble conduisant à l'instauration d'une sorte de dictature
du temps réel » (Aubert, 2005 : 75).
Ces observations ne s‟appliquent pas seulement aux cadres supérieurs étudiés par Nicole
Aubert. L'urgence s'immisce dans l'ensemble de la population. La multiplication des
burn-out, la consommation d‟antidépresseurs14, la fatigue chronique, le stress, etc.
14. L‟augmentation et l‟importance de la consommation de médicaments psychotropes chez les jeunes n‟est
plus à démontrer. A titre d‟exemple, près de 12% des adolescentes de 17 ans aurait consommé des
médicaments psychotropes au cours du dernier mois (cf. OFDT, Médicaments psychotropes : cadre légal et
orientations publiques récentes http://www.ofdt.fr/ofdtdev/live/produits/psychotr/reponses.html).
67
témoignent de cette difficulté, chez nombre de sujets de tous les âges à gérer les
demandes, peut-être aux limites de leurs capacités biologiques. À cet effet, les chercheurs
notent depuis déjà quelques temps, la tendance au sein de la population à se plaindre de
plus en plus de manquer de temps. « À n'en pas douter, les ravages du temps font leur
œuvre. L'image d'une population occidentale à la conquête du temps, malade du temps,
ne peut être plus explicité » (Pronovost, 1998 : 4).
La multiplication des rôles sociaux et des réseaux d‟appartenance participe aussi de cette
logique. Le sujet hypermoderne doit désormais être mari ou femme, amant ou amante,
ami ou amie, père ou mère, etc., avec les temporalités façonnées par ces multiples rôles.
Le sujet se disperse dans la multiplication de réseaux de sociabilité. L‟urgence s'accentue.
Comment préserver ces nombreux liens ? La course ne prend pas seulement la forme
d‟échéances constamment renouvelées dans le domaine du travail. Les relations
familiales ou amicales encombrent aussi le temps du sujet. Si à une vie dynamique
correspond la multiplication des relations et son implication dans différents réseaux de
sociabilité, si ces relations sont une preuve de réussite sociale, voire de bien-être, cette
dynamique entraîne aussi le sujet vers la dispersion. Une gestion serrée de son horaire
inclut au passage une gestion de ses relations.
Dans ce contexte, les temps libres sont vécus parfois comme des temps morts. Le rythme
de la vie contemporaine transforme les modalités de réussites sociales. « Beaucoup de
personnes considèrent que tout va trop vite. Elles ont l‟impression de ne pas pouvoir tenir
le rythme, d‟être tôt ou tard dépassées. La peur du pouvoir des grands est remplacée par
la peur du pouvoir des rapides : ce ne sont plus les grands qui mangent les petits mais les
rapides qui mangent les plus lents » (Baier, 2002 : 10). L‟organisation du temps alimente
aussi une compétition, une course à la vitesse. Notre époque « se caractérise par des
changements perpétuels qui exigent de notre part une grande capacité d‟adaptation et, par
conséquent, de la rapidité dans nos conduites » (Sansot, 1998 : 126). Dans ce contexte, la
jeunesse est vécue parfois dans l‟urgence. Il s‟agit de la vivre avec intensité, de ne pas en
gaspiller la durée, en se procurant l‟illusion de maîtriser ce temps qui passe. Pour le
68
jeune, un nouvel impératif se dresse sur son parcours, ne pas perdre une minute, justifier
l'occupation de son temps.
Dans le monde scolaire, il doit suivre la cadence, être plus vite parfois, s'adapter aux
horaires et à ses échéances :
L‟éducation d‟abord : le temps consacré à la formation, à l‟aube de la vie de
chaque homme, pèse de plus en plus lourd sur l‟obsession du temps gagné.
Pour mieux préparer socialement et économiquement l‟homme à sa fonction,
l‟école occupe une durée croissante de la vie et exige un temps de service qui
ne produit pas de valeur marchande elle-même. Il faut donc, selon la loi de la
valeur, l‟accélérer sans en réduire la qualité. En même temps, l‟obsession du
temps gagné s‟y infiltre. Le maître doit d‟abord commenter le spectacle
électronique de chaque jour. Puis, peu à peu, la maison, l‟école et le corps luimême sont envahis par l‟ordinateur qui permet aux enfants de contrôler leurs
connaissances à domicile, d‟apprendre un partie seuls les langues, les
mathématiques, la physique ou la grammaire. Les producteurs américains
d‟ordinateurs et de vidéodisques ne s‟y trompent pas, qui offrent dès
aujourd‟hui des micro-ordinateurs aux enfants à l‟école, pour que s‟y forment
les futurs acheteurs de leurs produits (Attali, 1982 : 308).
La capacité de gérer personnellement son temps est mise à l'épreuve. L‟urgence devient
parfois le moteur de l‟existence, mais aussi, et dans de nombreux cas, un facteur
d‟essoufflement.
3.2.3 Le culte de la performance
Le culte de la performance se greffe à ceux de la jeunesse et de l‟urgence comme le
troisième homme d‟un inséparable trio. Comme le souligne Alain Ehrenberg, la
performance touche l‟ensemble des sphères de l‟existence humaine, au-delà de celle du
travail. En fait, « nous sommes entrés dans l‟âge de l‟individu quelconque, c‟est-à-dire un
âge où n‟importe qui doit s‟exposer dans l‟action personnelle afin de produire et montrer
sa propre existence au lieu de se reposer sur des institutions qui agissent à sa place et
parlent en son nom » (Ehrenberg 1981 : 279). L‟exemple des loisirs illustrent bien son
propos. Le temps libre est fortement influencé par ce culte de la performance : désir de se
dépenser, de donner le maximum de soi, de réaliser un exploit, etc. En ce sens, les néoaventuriers traversant des mers, touchant les sommets des montagnes, etc. sont
représentatifs de cette volonté de réussir à tous les niveaux, de se dépasser, y compris au
cours d'activités de loisir (Le Breton, 1996).
69
Le culte de la performance modifie le rapport à l‟identité. Est performant le sujet à travers
ses multiples rôles. Autrement dit, le temps est généralement assujetti au culte de la
performance, car il implique aussi une gestion appropriée de son agenda, la capacité de
faire beaucoup, et beaucoup plus, dans un temps limité. Les semaines de vacances sont
souvent rentabilisées, comme les semaines de travail : faire tant dans un temps donné. Le
culte de la performance pousse le sujet davantage dans un mouvement d‟intensification,
moins dans une logique de projection. Le présent est élargi au détriment du futur,
« l'individu est condamné à réussir, et cette réussite est sans limites, sans fin, sans repos.
Il ne s'agit pas d'atteindre un but, il s'agit d'être le meilleur. Chacun doit progresser sans
cesse. La réussite devient un but en soi » (De Gaujelac, 2005 : 22).
3.3 Jeunesse et temporalités aujourd‟hui
Le jeune d‟aujourd‟hui se retrouve au croisement de ces trois cultes, ils mettent à mal son
rapport à la temporalité. Une pression s‟impose. « Dans les sociétés contemporaines, la
contrainte temporelle externe exerçant une pression normative discrète, peu visible mais
sur-envahissante, tend à se transformer en auto-contrainte, en attention et en sensibilité
vis-à-vis des aspects temporels de l‟existence » (Tabboni, 2006 : 40). Le jeune fait face à
une société insistant sur les modalités d„inscription du sujet dans le temps. Il élabore luimême son modèle personnalisé de rapport à la temporalité dans un contexte
contemporain marqué par l‟envahissement d‟un néolibéralisme instrumental intéressé
davantage à la question du comment qu‟à celle du pourquoi.
Contrairement aux contextes traditionnels et modernes, le néolibéralisme pose des
impératifs par rapport à l‟utilisation du temps, sans donner de sens à la lecture du passé et
de l‟avenir. Il encourage une forme d‟expérimentation de la temporalité, sous le mode la
maximisation et de la rentabilisation. Il influence le rapport pratique et concret à la
temporalité, non pas directement sa signification.
70
Le passé, le présent et l‟avenir font partie des préoccupations existentielles du sujet. Ce
sont des catégories imposées dans le contexte occidental pour penser la temporalité.
Héritier des monothéismes et de la modernité, le sujet contemporain se retrouve devant ce
trinôme, survivant de la postmodernité, aujourd‟hui dépourvu de sa signification. En
effet, le néolibéralisme semble incapable à lui donner un sens pour s‟inscrire sur la ligne
du temps, de lui transmettre un modèle efficace de représentation de la temporalité.
Comment le sujet s‟inscrit alors dans un rapport significatif à la temporalité, une relation
chargée de sens, et sans souffrance ?
Le sujet est chargé de relever un nouveau défi, d'élaborer une signification pour investir
la temporalité, pour se situer dans un monde aux repères flous. Mais des contraintes
existent, malgré le vide de significations. Par conséquent, le rapport à la temporalité du
sujet ne s'analyse pas uniquement à partir des cadres sociaux du temps (comme le
propose les approches sociologiques du temps), ni à partir du sujet (comme le propose,
par exemple, la psychologie du temps). Il s'analyse plutôt à partir de leur interaction.
Toutefois, cette dernière ne se conçoit pas comme un simple mouvement de va-et-vient
entre le cadre social et le sujet. Les actions du sujet participent à la co-construction de ces
cadres. Le sujet ne se démène pas seulement contre les contraintes, il les évite, les
transforme, se les approprie :
L‟expérience du temps peut être également appréhendée comme une contrainte.
Cette expérience, si ordinaire dans l‟organisation de l‟activité dans les sociétés
contemporaines, est celle où le sujet bâtit lui-même son organisation
quotidienne, mensuelle et annuelle, en agençant les morceaux des temps
socialement liés selon un plan individuel, où il cherche à respecter à la fois ses
exigences individuelles et les exigences sociales. Contraintes et libertés
apparaissent simultanément dans cette expérience parce que l‟individu, pour
assumer ses multiples rôles sociaux, doit trouver lui-même les moyens de les
concilier en faisant appel à toute sa capacité inventive pour les rendre
compatibles entre eux. Mais il doit également admettre son obligation de
soumettre aux contraintes que lui impose la vie en société (Tabboni, 2006 : 14).
3.4 Temporalité et mimésis chez Christoph Wulf.
Pour Christoph Wulf, les processus mimétiques sont à distinguer de l‟imitation : ils sont
des tentatives « d‟être comme », « de rassembler à ». À travers cette impossibilité de
reproduction à l‟identique, le sujet élabore inconsciemment un espace de subjectivité.
71
L‟enfant, par exemple, tente de prendre la cuillère comme le fait ses parents, de
reproduire le mouvement du moulin à vent avec ses bras, de marcher comme son frère
cadet, etc. Pourtant, jamais ces tentatives ne le mènent à une imitation parfaite. Dès les
premiers moments de son existence, le sujet personnalise son rapport au monde par des
expériences corporelles concrètes. Il s‟inspire des objets et des adultes l‟entourant pour se
mouvoir dans ce monde. Il les découvre sans connaître leur complexité. Il s‟approprie le
monde par processus mimétiques, avant d‟en connaître le sens, ouvrant ainsi la porte à
des interprétations intimes. « L‟adjectif "mimétique" ne sert pas à qualifier des processus
de pure reproduction, mais il caractérise des actions qui sont réalisées en référence à
d‟autres individus, d‟autres situations ou d‟autres mondes, mais qui produisent en même
temps de la différence » (Wulf, 2007 : 59). La mimésis éclaire certaines dimensions du
rituel et de nombreuses formes de comportements. Par mimésis sociale, le sujet invente
provisoirement une signification pour le geste reproduit.
Le concept de mimésis s'associe à une réflexion sur la temporalité. Dans les sociétés
traditionnelles, la lecture du passé, du présent et du futur est facilitée par la transmission
du mythe. Cette lecture du monde, située au fondement même des cosmogonies, est
uniquement pensable si le mythe et le rite se rencontrent. Si le mythe se conçoit comme
un modèle de représentation du temps, les rites sont des modalités d‟inscription du sujet
dans ce modèle. Le mythe pense le temps, le rite en fait faire l'expérience au sujet. En
d‟autres termes, le mythe est efficace parce que le rite est pratiqué, le modèle de
représentation du temps est accepté parce qu‟il est transmis au cours de cérémonies
rituelles. Ici des significations sont partagées, et donc renforcées, par l‟ensemble de la
communauté. Par conséquent, de l‟analyse du concept de mimésis se dégagent deux
dynamiques.
D‟une part, au cours du rituel, l‟initié s‟approprie le mythe par processus mimétiques. Au
cours du rite, le néophyte se soumet à des paroles et à des gestes rituels dont le sens lui
échappe, à défaut de bien connaître le mythe souvent donné à l‟initié aux termes de la
cérémonie. Lorsqu‟il tente d‟imiter autrui, le sujet crée inconsciemment un espace de
subjectivité. Cet espace constitue le lieu de la négociation entre l‟inflexibilité apparente
72
du mythe et la soumission aveugle de l‟initié. Entre le sens donné et le sens reçu, entre le
sens joué et le sens compris, la rencontre apparaît comme parfaite aux yeux de l‟initié, il
n'échappe cependant jamais à une personnalisation de son rapport au mythe. En
« imitant » l‟autre, l‟illusion d‟une signification identique est effective. Par processus
mimétiques, la lecture du temps est aussi transmise au sujet. Certes, le partage du mythe
évite les écarts importants entre les interprétations personnelles de chaque membre de la
communauté. La cohérence du groupe est préservée, les mots accompagnent les actes. Ce
mouvement d‟uniformisation du sens pour tous et chacun s‟accomplit, en grande partie,
parce que la parole s‟associe aux gestes.
Lorsqu‟il entend le mythe, le néophyte
n‟échappe pas aux processus mimétiques : lorsqu‟il le raconte à son tour aux futurs
initiés, il imite maladroitement son aîné. Ainsi il transmet inconsciemment une version
altérée du mythe et par le fait même de sa propre interprétation. Malgré l‟immuabilité
apparente des sociétés traditionnelles, de profondes transformations sont rendues
possibles. La lecture du temps, proposée par le mythe, n‟y échappe pas.
D‟autre part, les modalités d‟inscription du sujet dans le mythe sont aussi assujetties aux
processus mimétiques. Il ne s‟agit pas seulement de s‟approprier la signification du
mythe, mais aussi les structures anthropologiques par lesquelles l‟aîné le transmet et
l‟initié y adhère. Les modalités de transmission, les manières de « faire » changent
malgré leur apparente immuabilité. Puisque l‟imitation n‟est jamais parfaite, la structure
conserve un semblant de permanence malgré sa transformation.
Dans ce contexte, l'explication mythologique du temps n‟empêche pas la création d‟un
espace de subjectivité et une personnalisation de son rapport à ce modèle. L‟appropriation
de modalités de transmission ou d‟adhésion à un modèle de représentation de la
temporalité implique aussi un processus de personnalisation plus ou moins conscient. Les
mythes traditionnels et les Grands Récits de la modernité ont perdu de leur efficacité
symbolique. Le sujet ne se repose plus sur eux pour donner un sens à son existence. II se
confronte plutôt aux nombreux modèles présents dans nos sociétés. À partir de son
expérience, il se compose un modèle unique et original d‟existence, une signification
intime. Lorsqu‟il tente de donner un sens à son passé, à son présent et à son avenir, le
73
sujet se retrouve aussi devant l‟absence d‟un modèle unique et fort de représentation de la
temporalité.
Le sujet contemporain n‟échappe pas aux processus mimétiques. Il concerne aujourd'hui
l‟ensemble des rituels quotidiens, ceux de la famille, ceux des amis, ceux de l‟école…
Ainsi, dans le contexte de notre réflexion sur la temporalité, quels modèles et modalités le
sujet s‟approprie par processus mimétiques ? Quels sont les gestes qui l'engagent dans la
temporalité, sur lesquels il met du sens ? Sans doute sont-ils nombreux. Chez l‟enfant
pressé d‟attacher ses lacets, chez l'élève rivé à l'horloge durant l'examen, chez l'étudiant
se préparant pour le contrôle de la semaine prochaine, s‟installent des façons de vivre
quotidiennement la temporalité, l'urgence, les échéanciers, les projets. Ces actes incarnent
certaines façons de vivre la temporalité. Le sujet construit sa signification à partir de ses
expériences. Le vide de sens appelle à son élaboration.
Ces actes se produisent dans le contexte du temps dominant du néolibéralisme.
Maximisation et rentabilisation du temps sont alors les leitmotive engageant chacun dans
une course effrénée. L‟enfant y est constamment confronté, pressé par la famille et le
système scolaire. Des normes implicites (savoir attacher ses lacets avant tel âge) et
explicites (savoir son alphabet avant la fin de la première année) les renforcent. Par
processus mimétiques, en essayant d‟imiter les parents et les professeurs (mais aussi les
autres enfants), chacun reprend les gestes de l‟autre, tend vers une imitation impossible,
avant même d‟avoir accès à leur signification. Ainsi est-il possible de transmettre des
gestes traduisant l‟urgence et la rentabilisation du temps. La différence est pourtant
cruciale avec les sociétés traditionnelles : dans le monde néolibéral, il n‟existe aucune
signification en dehors de la portée instrumentale et économique de l‟acte, aucun sens
facilitant la projection de soi en dehors de la durée limitée de sa propre existence.
Les processus mimétiques engagent les jeunes générations dans un apprentissage
progressif de la synchronisation, de la flexibilité, de la rentabilisation et de la
maximisation du temps. Aucun de ces éléments ne porte en eux des grilles de lecture du
passé, du présent et du futur, de cette ligne du temps héritée des religions monothéistes.
74
En d‟autres termes, des modèles dénués de signification sont imités par les plus jeunes.
L‟espace de subjectivité apparaît alors comme un espace d‟appropriation, non pas d'une
signification, mais d'une manière de faire.
S‟il est un temps dominant, le néolibéralisme semble se préoccuper davantage du
comment que du pourquoi. Il encourage les valeurs de flexibilité, d'adaptabilité, sans se
soucier des effets importants de discontinuité qu'elles entraînent dans l'existence du sujet.
Le changement est mis en premier plan, la perte de temps est à proscrire. En d‟autres
termes, si le néolibéralisme est un modèle dominant du temps, selon la définition de
Durkheim, il oriente l'action, mais n'en donne aucune signification durable.
Comment le jeune aujourd‟hui fait l‟expérience de la temporalité au quotidien ? Elle est
vécue à travers les micro-rituels (Javeau, 1998). Ces micro-rituels composent le
quotidien, se situent aujourd'hui au fondement de la construction du rapport à la
temporalité du sujet, dans un monde où l'expérience de la temporalité crée de la
signification, et non le contraire.
Le lien étroit entre rapport à la temporalité, rite et mythe, renforce l‟idée selon laquelle
l‟étude du quotidien enrichi notre réflexion. Les difficultés du sujet à s‟inscrire dans la
temporalité, attribuées jusqu‟ici à la disparition de l‟efficacité symbolique des
mythologies des sociétés traditionnelles et modernes, méritent une attention singulière.
Elle dessine l‟importance des mutations anthropologiques dont le jeune sujet à l‟heure
actuelle apparaît comme l‟heureux et le malheureux héritier.
CONCLUSION : APPRÉHENDER LA TEMPORALITÉ ET LE RISQUE CHEZ LES JEUNES
Des études plus spécifiques sur le rapport des jeunes à la temporalité se sont développées,
surtout à quatre niveaux :
Dans le champ de la sociologie du travail et de la jeunesse, elles s'intéressent souvent à la
représentation de l'avenir des jeunes en général et de la représentation de l'avenir
75
professionnel en particulier. Ces études analysent l'impact de l'institutionnalisation du
chômage sur les jeunes et expliquent un certain repli sur le présent (Pronovost, 1996,
2005, 2007 ; Mercure, 1995, 1996).
Dans le champ de la sociologie des loisirs et du temps libre, elles s'intéressent à l'emploi
du temps des jeunes. Cette approche inclut généralement l'analyse de leurs pratiques
culturelles. Elles répondent à la question « que font-ils de leurs temps libres ? »
(Pronovost, 2005, 2007). Ajoutons ici les études traitant des pratiques culturelles des
jeunes (Claes, 2003 ; Pasquier, 2005).
Dans les champs des sciences de l'éducation et de la psychologie sociale, les chercheurs
s'attardent surtout aux rythmes scolaires en rapport avec ceux des élèves. La capacité
d'adaptation de l'un à l'autre constitue souvent l'arrière-plan de ces recherches
(Montagner, 1991; Magnin, 1993 ; Testu, 1994 ; Amiel, 1996).
Dans le champ de l'anthropologie, le temps des jeunes est appréhendé surtout comme une
période de transition, entre un avant et un après. Les auteurs décrivent l'entrée dans cette
période, la difficulté à s'inscrire dans la temporalité dans un contexte d'incertitude
identitaire et surtout les complications pour en sortir. L'allongement du temps de la
jeunesse est au cœur de ces réflexions (Goguel, 1994 ; Le Breton, 2002, 2007 ; Galland,
2002 ; Fize, 2002 ; Huerre, 2002). Le nombre d'études s'intéressant au rapport à la
temporalité des jeunes est important, mais rares sont celles l'abordant dans une
perspective généraliste.
Rien n'échappe au temps. Chaque activité en est constitutive. Le quotidien est devenu le
moment de son expérimentation. Les micro-rituels sont l'occasion de renouveler ces
expériences à chaque moment de l'existence. Quelles sont les représentations spécifiques
recouvrant ce quotidien complexe ? La représentation de ces actes quotidiens informe le
chercheur sur le rapport du sujet à la temporalité. Pour comprendre comment il structure
certaines pratiques à risque chez des jeunes scolarisés, il importe de mieux le connaître
dans un premier temps. En d‟autres termes, il s‟agit ici d‟approfondir nos connaissances
76
sur la représentation de la temporalité des jeunes, pour ensuite expliciter sa relation avec
le risque.
Notre analyse préliminaire montre la complexité de l‟étude du rapport à la temporalité du
sujet en général et chez les jeunes en particulier. Il s‟en dégage des lignes directrices,
interrogeant l‟état actuel du rapport à la temporalité chez les jeunes générations. Ces
lignes traversent les différents aspects de l'existence, elles demandent de ne pas réduire
notre analyse à un aspect en particulier du rapport à la temporalité des jeunes. Nous
retenons ainsi les points suivants :
1. Comme temps dominant, le néolibéralisme s'intéresse davantage au comment qu'au
pourquoi. Il encourage des valeurs influençant son action sans pour autant lui attribuer
une signification forte et partagée par tous. En d'autres termes, il oriente les modalités
d‟inscription du sujet dans la temporalité, sous le mode de l‟adaptabilité, de la
maximisation et de la rentabilisation. Le sujet est chargé de la tâche de construire luimême la signification de son inscription dans ce temps dominant.
2. Le sujet contemporain en Occident n'échappe pas aux concepts de présent, de passé et
de futur pour se représenter la temporalité. Le sens de la ligne du temps n‟est cependant
plus donné par les mythes traditionnels et modernes. Le sujet doit construire lui-même
cette signification.
3. À ces contraintes s‟ajoute, pour le sujet contemporain, une nouvelle liberté : il agit sur
son rapport à la temporalité, à la fois sur ses gestes et sur ses représentations. Malgré les
contraintes, il possède un certain espace d‟action et de réflexion.
4. L‟expérience personnelle de la temporalité est vécue quotidiennement dans la famille,
l‟école, avec les amis, etc. Un quotidien partagé suppose alors des rituels communs. La
fréquentation du monde scolaire, l'adhésion à une culture juvénile originale, la
cohabitation avec les parents caractérisent l'existence des jeunes.
77
Comment les jeunes générations se représentent donc ces rituels quotidiens de la
temporalité ? Quels liens existent-ils entre ces représentations et certaines pratiques à
risque ? Notre étude engageant avant tout la question du sens, nous nous orienterons vers
une approche compréhensive, dont il importe d‟en définir la pertinence.
78
CHAPITRE 2 : MÉTHODOLOGIE
On ne peut pas se borner à étudier les aspects normatifs du
temps. Le temps n‟est pas que l‟origine de l‟ordre social
dans lequel nous organisons notre vie : il est aussi lié au
choix que chaque acteur opère dans une situation définie
d‟abord par sa limite. En considérant le temps uniquement
comme norme, nous ne serions pas à même de comprendre
pour quelles raisons les conceptions du temps changent
historiquement et comment il se fait que, face à la même
contrainte temporelle, chaque individu opère un choix qui
lui reste personnel.
- Tabboni, Les temps sociaux, 2006 : 56.
INTRODUCTION
L‟approche compréhensive s‟intéresse au discours du sujet. Le chercheur se met à son
écoute, pour révéler ensuite le sens de sa parole. Notre travail puise une grande part de sa
légitimité méthodologique dans l'interactionnisme symbolique. Cette approche a stimulé
de nombreuses recherches sur les jeunes : pratiques culturelles, phénomène de bandes,
consommation de psychotropes, etc. À leur suite, notre travail choisit de redonner une
place centrale au sujet et à son discours
1.1 La représentation sociale
« Les attributs du temps sont ceux de la culture à laquelle appartient la définition du
temps » (Tabboni, 2006 : 32). En quoi certains jeunes, partageant une culture commune,
développent une certaine représentation de la temporalité ? Notre étude suppose que la
parole de l‟autre a du sens et qu'elle motive l‟action. L'analyse du discours des jeunes
confrontée à l‟épreuve de la théorie constitue la base de notre recherche, redonnant, du
même coup, une importance fondamentale au sujet :
La notion elle-même a pourtant changé, les représentations collectives cédant
la place aux représentations sociales. On voit aisément pourquoi. D‟un côté, il
fallait tenir compte d‟une certaine diversité d‟origine, tant dans les individus
que dans les groupes. De l‟autre côté, il était nécessaire de déplacer l‟accent sur
la communication qui permet aux sentiments et aux individus de converger, de
sorte que quelque chose d‟individuel peut devenir social, ou vice et versa. En
reconnaissant que les représentations sont à la fois générées et acquises, on leur
79
enlève ce côté préétabli, statique, qu‟elles avaient dans la vision classique. Ce
ne sont pas les substrats, mais les interactions qui comptent (Moscovici, 1989 :
99).
Il s'agit d‟inscrire d'abord ces représentations de la temporalité dans une perspective
anthropologique et dans le contexte contemporain, caractérisé par un brouillage des
repères temporels, une difficulté à penser l‟avenir, à déterminer ses origines, à vivre dans
le présent. Ces représentations seront aussi mises en perspective avec les caractéristiques
de la jeunesse, en examinant le rôle de l'appropriation et de la gestion du temps dans un
contexte d'autonomisation. En ce sens, notre analyse ouvre aussi une fenêtre sur la
représentation du processus de construction identitaire.
L‟analyse des représentations sociales est une approche adaptée, elle rend compte de la
complexité de notre objet d‟étude. D‟autres approches sociologiques ne sauraient en faire
autant. Par son caractère « insaisissable », la mesure objective du temps semble plutôt
difficile. Même les aspects quantifiables du temps ont un intérêt, dans le cadre de notre
recherche, seulement à travers la signification donnée par le sujet, d‟où l‟importance
d‟orienter notre choix méthodologique vers une approche plaçant son discours au centre
de l‟analyse.
1.2 L’interactionnisme symbolique
Depuis ses premiers balbutiements, l‟interactionnisme symbolique a donné à de
nombreux sociologues une trame épistémologique et méthodologique dynamique,
opposée en grande partie à des écoles dominantes, privilégiant l‟approche qualitative et
fondant son analyse sur un travail d‟objectivation des phénomènes sociaux. À la
différence de courants, comme le fonctionnalisme, les interactionnistes développent
depuis près d‟une centaine d‟années des stratégies de recherches axées sur un
rapprochement entre le chercheur et son objet, sans toutefois occulter la question de
l‟éthique scientifique. Cette proximité entre le chercheur et l‟objet s‟explique, entre autre,
à travers la défense du paradigme interprétatif, reconnaissant à l‟acteur social le pouvoir
de détenir le sens qui induit ses actions. Inspiré des grands fondateurs de l‟école
sociologique de Chicago (Charles Horton Cooley, William Isaac Thomas, Robert Ezra
80
Park, Herbert Blumer, George Herbert Mead), une tradition interactionniste est perpétuée
par plusieurs chercheurs (Erving Goffman, Howard Becker, Anselm Strauss, etc.).
Comme le souligne George Mead, « la signification n‟est pas une nature inhérente aux
choses, elle traduit l‟interprétation de l‟individu et engage son comportement. Le monde
n‟est pas une réalité en soi, il est le produit de la permanente activité de pensée des
individus, il devient un univers de sens. Et de cette mise en signification du monde ou des
comportements le langage est l‟instrument essentiel » (Le Breton, 2004 : 33). Le travail
du chercheur relève en grande partie de sa capacité à accéder à ce sens construit par le
sujet. Lors de cette recherche, le discours produit par les jeunes autour de la notion de
temporalité constitue un accès à leur représentation.
Du point de vue de l‟interactionnisme, le discours du sujet ne donne pas accès à une
construction purement imaginaire, en quelque sorte détachée du contexte social. Au
contraire, ce sens se construit au contact de l‟environnement, c‟est-à-dire du contexte
social, mais aussi plus précisément de la culture, de sa réalité économique, de son milieu
social, etc. Le sens émerge toujours d‟une relation du sujet avec l‟extérieur. Au quotidien,
il demeure en mouvement perpétuel, se modifie au fil des rencontres. Il est le résultat
d‟une dynamique en constante évolution.
Les jeunes ne constituent certainement pas une tranche isolée de la population. Toutefois,
avec leurs pratiques culturelles singulières, leur rapport aux nouvelles technologies, leur
fréquentation du monde scolaire, leur confrontation aux remaniements pubertaires et
leurs premières expériences sexuelles, etc., ces jeunes construisent le sens de leur rapport
au monde au sein d‟un environnement singulièrement distinct du monde de l‟enfant, de
l‟adulte, de la personne âgée. L‟approche interactionniste offre de rendre compte de la
complexité des représentations d‟une tranche de la population partageant une situation
singulière. Pour mieux saisir les relations entre rapport à la temporalité et risque, à une
période précise de l‟existence, l‟approche interactionniste donne l‟avantage de mettre en
avant la spécificité du contexte social du jeune, à travers son discours. Elle nous engage
d‟ailleurs à le circonscrire dans le contexte plus large où évolue la jeunesse actuelle. La
81
mise en parole, l‟appropriation des mots, en d‟autres termes l‟expression et la
communication servent le partage de ce sens donné par le sujet à ses actions.
Nos choix méthodologiques, inspirés de l‟interactionnisme, cherche à éviter une
explication « biologisante » des comportements humains. Certes, des sciences dures et
appliquées comme la biologie ou la neurologie révèlent des données sur le
fonctionnement du corps humain, de ses rythmes physiologiques entre autre. Toutefois,
l‟importance est accordée ici à la signification du rapport à la temporalité et au rôle de la
subjectivité. Notre approche limite la portée des schémas explicatifs comportementalistes
réduisant des phénomènes « déviants » liés au rapport au temps (stress, fatigue chronique,
insomnie, etc.) et d‟autres liés à la prise de risque (délinquance, vitesse au volant,
violence, etc.) à des considérations et des déterminismes biologiques. En ce sens,
l‟approche interactionniste conserve ici sa tradition contestataire.
1.2.1 L'analyse de discours à partir d’entretiens semi-directifs
L‟entretien semi-directif « repose sur l‟idée que la perspective de l‟autre a du sens. Il est
possible de la connaître et de la rendre explicite. Ce postulat n‟est pas sans rappeler la
théorie de l‟interactionnisme symbolique qui voit l‟être humain comme un organisme
actif, c‟est-à-dire qu‟il peut s‟engager dans une activité, car il possède un "soi" qui lui
permet de traiter l‟information reçue de son environnement et il peut y répondre : c‟est le
sens induit qui stimule l‟action » (Savoie-Zajc, 2003 : 267). Notre travail sur les
représentations interpelle une méthode qualitative, délaissant volontairement l‟approche
quantitative. À cet effet, l‟exemple des budget-temps illustre bien les limites d‟approches
privilégiant la proposition de catégories prédéterminées aux répondants. Pertinentes pour
étayer notre propos, les données statistiques ne donnent pas un accès au sens conféré à la
notion de temporalité.
Le schéma d‟entretien donne la chance d‟établir plus facilement des parallèles entre les
différents discours des jeunes. Il enrichit et facilite l‟analyse puisque « la convention de
comparabilité permet le classement des informations et un traitement plus aisé pour
82
l‟analyse » (Le Breton, 2004 : 177). En ce sens, il est le meilleur outil pour approcher le
sujet dans sa singularité et d‟en faire ressortir le caractère profondément social, partagé,
de son discours. Sans catégoriser les jeunes, il les rassemble néanmoins autour d„une
représentation commune.
1.2.2 La grille d'analyse
Notre grille d‟analyse vise à saisir la représentation de la temporalité. Nous y
parviendrons en balayant six axes d‟appréhension de la temporalité, dégagés
précédemment.
1. La représentation sociale des temps sociaux ou cadres sociaux du temps, tels la
famille, l'école, les pairs.
Cet axe vérifie le rapport subjectif des jeunes à ces cadres décloisonnés. D‟un point vu
anthropologique, cette mutation relativement récente mérite une attention singulière, elle
reste un axe important pour la structuration de la représentation de la temporalité chez le
sujet.
2. La représentation de l’existence, selon le schéma occidental basé sur la relation passé,
présent, futur.
Ce deuxième axe aborde deux aspects fondamentaux du rapport du sujet à la temporalité :
le rapport à la mort et à la ligne du temps, linéaire et irréversible. Elle pose les questions
cruciales de l‟origine et de l'avenir, de la généalogie et de l‟eschatologie.
3. La représentation du rythme de vie, le manque de temps, le stress, la fatigue, etc.
Cet axe s'intéresse aux transformations contemporaines du rythme de vie, à son
accélération et ses conséquences. Dans quelle proportion les jeunes adhèrent aux
83
modalités d‟inscription dans le temps proposées par le néolibéralisme (flexibilité,
maximisation, rentabilisation, etc.) ?
4. La représentation de la planification et de l’organisation du temps.
L‟axe quatre analyse à la fois le rapport au projet à court, moyen et long terme. Il
interroge aussi la recherche de maîtrise par l‟organisation et la planification du temps. Il
pose la question de l‟agir sur la temporalité.
5. La représentation de leurs pratiques culturelles, le temps consacré à leurs activités.
Les pratiques culturelles sont au cœur de la sociabilité juvénile. Elles remplissent une
bonne partie du temps libre des jeunes, c‟est-à-dire du temps qu‟ils ont le loisir d'occuper
à leur guise, de structurer, planifier et organiser selon leur volonté. Comment se
déroulent-elles et surtout révèlent-elles des jeux singuliers avec la temporalité ?
6. La représentation des « utopies » temporelles, de leur envie de voyager dans le temps,
d'être à deux endroits au même instant, d'être immortel.
Ces utopies indiquent quelles sont les limites posées par le jeune. L'imaginaire défie-t-il
certaines de nos conceptions de la temporalité ?
Ces six axes prolongent les propos tenus dans notre problématique. Ces derniers se
retrouvent au cœur de la maltemporalité. D‟un point de vue théorique, l‟inconsistance des
cadres sociaux du temps, la difficulté pour le sujet à se situer par rapport à son passé et à
se projeter dans l‟avenir, son assujettissement à des logiques de maximisation du temps,
sa tentative d‟harmoniser les différentes temporalités traversant son existence, sa
tendance à pousser, parfois jusqu‟à la limite du réalisable, sa capacité à produire, à
réaliser, à vivre, dans les limites temporelles imputées à tout homme sont des questions
légitimes. Cette première partie cherche à saisir le discours des jeunes, à travers une
attention portée à un corpus d'entretiens auxquels ont répondus des jeunes scolarisés et
84
affirmant prendre régulièrement des risques. Comment décrivent-ils cette relation à la
temporalité ? Exprime-t-elle de nouvelles façons de comprendre et vivre « le temps » ?
En interrogeant le quotidien de ces jeunes, nous dégagerons la dimension subjective de
leur rapport au temps. Nous verrons ensuite comment ces caractéristiques s'observent ou
non dans le rapport à la temporalité révélé dans certaines pratiques à risque. La suite de
ce travail articule l'analyse d'entretiens spécifiques, notamment ceux passés auprès
d'amateurs de vitesse, mais aussi une investigation théorique.
1.2.2 Corpus retenu
Notre analyse repose sur un corpus importants d'entretiens, mis à notre disposition par
l'orientation « Corps » de l'Université de Strasbourg, dirigée par David Le Breton 15. Les
entretiens retenus, parmi un vaste corpus, concernent des jeunes scolarisés, ne
manifestant pas de difficultés scolaires, déclarant faire l‟expérience régulière de prises de
risque : vitesse au volant, fugue, consommation de drogues et abusive d‟alcool, relation
sexuelle non-protégée, etc. Leur dénominateur commun n‟est pas une forme singulière de
prises de risque répétées et délibérées, mais bien la reconnaissance de pratiques régulières
du risque. Ces jeunes sont célibataires ou en couple, la plupart habitent encore chez leurs
parents. Outre la pratique régulière de comportements à risque, rien ne les distingue
fondamentalement des autres jeunes de leur âge. Il ne s‟agit pas de s‟intéresser à la
représentation de la temporalité chez des jeunes marginalisés, mais plutôt de dévoiler
celle de jeunes en accord avec les exigences des sociétés contemporaines, tout en
esquissant des stratégies pour concilier leurs comportements et leur poursuite vers
l‟intégration à une vie adulte.
Les entretiens retenus dépassent les clivages de classes sociales. Ils rassemblent les
discours de jeunes issus des classes populaires et moyennes, de familles monoparentale et
nucléaire, filles et garçons. Cette thèse n'a pas la prétention de distinguer les différents
types de rapport à la temporalité des jeunes, mais de relever des tendances partagées,
15. Listes des entretiens analysés en annexe.
85
dans une visée anthropologique de rassembler ce que nous tendons parfois à séparer. Les
entretiens retenus concernent des jeunes âgés entre 14 et 19 ans, Français, de sexe
féminin et masculin. Nous choisissons ici de nous intéresser plus précisément au 14-19
ans pour les raisons suivantes :
- L‟ensemble des statistiques concernant les pratiques à risque des jeunes indiquent que
ces conduites sont plus importantes chez les 15-19 ans (ORSAL, 2001).
- La consommation de psychotropes, nous intéressant particulièrement, augmente
principalement autour de l‟âge de 14-15 ans. Par exemple, l‟ivresse prend une proportion
importante vers l‟âge de 15 ans (3,2% - 4,5% chez les 12-14 ans et 18,8% - 29,5% chez
les 15-17ans et semble décroitre vers l‟âge de 22 ans (ORSAL, 2001)). Nous remarquons
une tendance semblable pour certaines drogues, notamment le cannabis (OFDT, 2005,
2007).
- Dans une perspective de rapport à la temporalité, la prise de risque au volant, sous le
mode de la vitesse, est incontournable, elle implique un rapport direct au mouvement,
souvent lié à l‟idée de perte, de manque et ou de gain de temps. D‟ailleurs une attention
particulière est accordée dans cette étude aux amateurs de vitesse. C‟est pourquoi nous
avons choisi d‟établir l‟âge limite de notre échantillon à 19 ans, en rappelant qu‟en
France, le permis n'est pas délivré avant l‟âge de 18 ans. D‟ailleurs, l‟acquisition de
scooters est légale en France à partir de l‟âge de 14 ans. Le corpus retenu implique des
jeunes âgés de 19 ans. Nous interprétons ici la représentation de jeunes parfois sortis de
l'école secondaire, certains sont même entrés dans le monde du travail. Nous dévoilons
ici le rapport à la temporalité de jeunes en voie d'intégration sociale. La partie suivante
propose une analyse de leur discours, soumis à l‟épreuve d‟autres recherches et de
théories.
86
DEUXIÈME PARTIE : RAPPORT À LA TEMPORALITÉ CHEZ LES JEUNES
87
CHAPITRE 3 : LES CADRES SOCIAUX DU TEMPS
Entre autre paradoxes – il y en a tant – constatons que si le
« sentiment » du temps diffère d'une personne à l'autre,
l'accord se fait sur une conception généralisée de la
« notion » de temps. Celle-ci, indiscutée, règle nos rapports
sociaux selon les choix temporels des institutions et le
recours constant à l'arbitrage des horloges. Elle procède,
cette notion, d'une adhésion totale à la conscience
collective d'un temps simplifié, appauvri, souverain et subi,
qui s'écoule comme un long fleuve tranquille. L'accord ne
se réalise que sur des figurations réductionnistes, sur des
abstractions admises qui masquent les temps concrets et
stérilisent les hypothèses de recherche
- Grossin, Le temps au prisme de quelques
interrogations actuelles, 1998 : 8.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Les cadres sociaux du temps sont soumis à l‟agir du sujet et participent à la construction
de son rapport à la temporalité. Ils sont des repères, des cadres aux contours flexibles.
Ainsi les relations entretenues entre le jeune et ces cadres sociaux du temps constituent
des espaces d‟expérimentation, les lieux d‟un rapport singulier à la temporalité. Le sujet
se confronte et s‟adapte à certains impératifs suggérés et imposés de l‟extérieur. Ils sont
aussi des espaces de subjectivité d‟où émergent les significations personnellement
attribuées à la temporalité.
Ce chapitre se divise en trois parties. D‟abord, il explore les principaux temps parsemant
l‟horaire quotidien des jeunes : celui de la famille, de l‟école et des pairs. Un
approfondissement des pratiques culturelles s‟impose, étant donné leur place dans
l‟organisation du temps des jeunes. Ensuite, ce chapitre analyse plus singulièrement le
rapport des jeunes à la ligne du temps et aux catégories passé, présent et futur, héritées
88
des religions monothéistes et de la modernité. Finalement, il s‟intéresse à la
représentation du rythme de vie des jeunes, rejeté et critiqué dans une large mesure.
A) L’APPRENTISSAGE DE LA TEMPORALITÉ CHEZ LES JEUNES
Le temps est avant tout créé par l'activité. Toute activité
peut donc être étudiée du point du vue de la temporalité
qu'elle déploie. C'est en cela notamment que le temps
intéresse les sociologues.

Roger Sue, Vers le temps libéré, 1995 : 18
1. LE TEMPS DE LA FAMILLE
Le temps de la famille se définit comme l‟ensemble des « activités quotidiennes en
présence d‟au moins un membre de la famille ; bien souvent, deux membres peuvent être
présents, conjoint et enfant par exemple » (Pronovost, 2004 : 149). Ce temps consiste en
la synchronisation ponctuelle des horaires de deux ou plusieurs membres de la famille, de
la rencontre sous le toit familial ou à l‟extérieur de ses murs.
Pendant longtemps, les horaires des enfants et des parents se rapprochent largement les
uns des autres, particulièrement dans les classes ouvrières et paysannes. En participant à
l‟économie domestique, les jeunes enfants apprennent très tôt à vivre selon le rythme de
vie des adultes, de l‟usine en ville, des champs et des récoltes à la campagne. Les
compagnons imitent aussi le rythme de vie de leur maître. La synchronisation entre
l‟horaire du fils et du père, de la fille et de la mère s‟établit au fil des jours, avec l‟objectif
d'enseigner un travail. Or, l‟individualisation des parcours de vie encourage, non pas la
synchronisation entre les membres de la famille, mais plutôt la constitution d‟horaires
individualisés. Chaque membre autonome a désormais la charge de synchroniser
ponctuellement son horaire à ceux des autres, le temps d'un rendez-vous, d'une fête, etc.
Le temps familial est influencé et modelé par le temps de travail et le temps scolaire
89
(Pronovost, 2005). Les activités familiales s‟articulent souvent à partir de temporalités
individuelles composant avec des exigences singulières. Certaines complications
d‟envergure émergent pour se rencontrer, particulièrement lorsque les parents travaillent
et que l‟activité de l‟enfant, devenu adolescent, est aussi soumis à des influences
extérieures : école, amis, loisirs, etc.
1.1 L’apprentissage de la temporalité au sein de la famille
La conquête de l‟autonomie passe par une prise de distance avec la famille,
particulièrement avec les parents. « Si avoir du temps à soi est bel et bien une valeur
centrale, il s‟agit de le vivre dans l‟éclatement et la multiplicité : autrement dit, il s‟agit
beaucoup plus d‟agencer les temporalités propres à cet âge que de les subsumer d‟une
manière volontariste dans une temporalité (fut-elle vécue) unique » (Schehr, 1999 : 20).
Le temps familial entre dans une sorte de concurrence avec les autres temps composant
l‟univers du jeune. La place des amis, des loisirs, de l‟école ; la place d‟un temps pour
soi, vécu en solitaire, prend de l‟importance. La temporalité devient un matériel de
l‟autonomie, il importe d'en être le gérant, voire le maître. La synchronisation avec
l‟horaire des parents ne doit pas être vécue – du moins, après un certain âge – comme une
contrainte, mais plutôt comme un choix. Avec la famille, les activités de loisirs sont
appréciées, davantage que les tâches domestiques. Le jeune passe moins, mais passe
encore du temps avec ses parents, il en décide souvent la teneur, la durée. Il se plie moins
au rituel quotidien de la famille. Ce passage d‟un horaire soumis aux contraintes
parentales à un horaire individualisé, personnalisé et choisi par le jeune constitue l‟un des
points d‟achoppement de la transformation des relations parents-enfants.
Ce passage ne se déroule pas sans conflits, l‟acquisition de l‟autonomie. La capacité du
jeune à gérer par lui-même et pour lui-même son temps implique une remise en question
de l‟horaire proposé par le(s) parent(s). Elle se traduit par des actes de désynchronisation,
car « l‟indépendance à la maison consiste en la possibilité de se désynchroniser du temps
des parents » (Lasen, 2003 : 93). L'affirmation d'un horaire personnalisé participe de la
construction identitaire, « il s'agit de se distinguer, d'affirmer une spécificité, de mettre en
90
acte l'exigence d'autonomie par des caractéristiques remarquables, d'être hors du commun
» (De Gaujelac, 2005 : 21).
Un paradoxe subsiste à travers cette volonté de s‟arracher aux horaires des parents. D‟une
part, le jeune s‟engage sur la voie de l‟autonomisation en gérant son temps, pour luimême, il rejette en partie le modèle donné par les parents. D‟autre part, il se compose un
horaire personnel, influencée par ses expériences antérieures, selon le vécu de la
temporalité par les parents eux-mêmes. Dans le cadre du foyer familial, l‟enfant, devenu
adolescent, côtoie les membres de sa famille il s'initie aux manières de se mouvoir dans
le monde, dans l‟espace et dans le temps. La volonté de conquérir son autonomie
temporelle n'élimine jamais l‟influence des parents.
1.2 Le temps comme limite
« Le temps, c’est quelque chose que tu dois prendre le temps de vivre. C’est quelque
chose qu’on nous donne pour vivre et pour apprendre quelque chose de la vie. Le temps,
c’est comme une récompense » (10). Les jeunes16 disent jouir d'une grande liberté, ils
sont libres en grande partie de gérer leur temps. Les parents leur reconnaissent ce droit
soumis cependant au respect de conditions plus ou moins explicites. À la croisée de ces
exigences et du désir d‟autonomie du jeune se dessine un espace de négociation. En fait,
« aujourd‟hui, échanger en famille suppose une harmonie avec les rythmes de chacun, et
demande parfois aussi un effort des uns et des autres » (De Taisne, 1997 : 63). Les
rencontres se compliquent parfois : « On habite ensemble, mais on se voit vraiment pas
souvent » (8) ; « Avec l’école, les amis, c’est très difficile de passer du temps avec la
famille » (13).
Les heures de rentrées sont parfois explicites, souvent implicites. Lorsqu‟elles sont
claires, les jeunes développent des stratégies pour échapper aux contraintes posées :
« Quand j’ai de l’école, c’est préférable 10 heures. Le week-end, avant, c’était minuit.
16. Dans cette partie, nous utiliserons le terme jeunes pour désigner les répondants des entretiens analysés
dans le cadre de ce travail.
91
Mais les soirées commencent à cette heure là ! Mais quand j’ai pas d’école je les envoie
chier et tout, ou je trouve une place pour dormir parce qu’ils aiment pas quand je rentre
tard. Dans le fond, ça revient au même, sauf que c’est dans leur tête » (1). Cette limite est
présente à l‟esprit de l‟ensemble des jeunes : « C'est sur que je peux pas rentrer tout le
temps à trois heures du matin, des choses comme ça. Je suis assez libre là-dessus, mais si
j'exagère, je vais peut-être avoir une heure précise ». (7) ; « J’ai demandé d’avoir plus de
liberté. J’ai comme prouvé, petit à petit, que je rentrais à des heures descentes. C’est pas
parce que je grandissais que j’allais rentrer à 2 heures du matin » (22) ; « C’est sûr que
je rentrerais pas le lendemain matin, faut que j’appelle ma mère. Si je décide de pas
rentrer coucher, j’appelle ma mère. Au moins, faut que j’appelle » (13). Le jeune ne doit
pas seulement gagner cette liberté, mais la préserver en prouvant sa capacité à entretenir
une certaine autodiscipline. Ces jeunes sont tenus dans une phase liminaire d‟incertitude,
ils peuvent, à tout moment, perdre leurs acquis, revenir en quelque sorte à un statut
d‟enfant. Ces jeunes ne doivent pas seulement respecter la limite imposée, mais prouver
l'intériorisation de cette limite.
Pour Xavier Pommereau, cette limite n'est pas une mince ligne départageant clairement
une zone d‟une autre. Cette ligne, rappelle-t-il, possède toujours une épaisseur, elle
correspond dans les faits à l‟espace de négociation caractérisant aujourd‟hui les échanges
entre parents et jeunes17. Cette observation s‟applique à la gestion du temps, les cadres
sociaux ne sont plus imposés par la famille, mais proposés, négociés : « Quand j’avais 15
ou 16 ans, ma mère me disait "ce serait bien si tu rentrais avant 11 heures, tu as de
l’école le lendemain". Alors, je respectais ça, parce que j’ai toujours été compréhensif
aussi. Si ça ne faisait pas, j’en parlais avec ma mère. On négociait. J’expliquais mon
point de vue » (8). Dans ce contexte de négociation, la gestion du temps est aussi une
expérience de la parole. Le jeune développe son propre rapport subjectif à travers cette
négociation. Il est libre de gérer son temps, mais à l‟intérieur d‟une limite implicite. Le
cadre de cette liberté n‟est pas rigide, mais évolutif. Seul par le dialogue, dans un premier
temps, il obtient davantage de liberté. Les parents sont sensibles à l‟importance de la
gestion personnelle du temps par leurs enfants. Les jeunes reconnaissent aussi le rôle de
17. Journée d‟étude « Les violences chez l'adolescent », Sépia, 22 décembre 2006, Colmar (Alsace).
92
leurs parents : « C’est certain que si j’étais parent je serais inquiète aussi, mais si on était
inquiet sur tout ce qui se passe, on ferait pas beaucoup de choses » (17). Le temps est un
matériel d‟autonomie, la volonté du jeune et les désirs des parents s'y rencontrent. Le
temps est une limite négociable, certains jeunes la franchissent, d'autres la transgressent,
plusieurs l'intériorisent.
1.3 La liberté de ne pas perdre son temps
L‟acquisition de l‟autonomie temporelle est soumise à plusieurs conditions posées par les
parents. Elle se mérite et se gagne. La première condition est associée à la rentabilisation,
le temps vécu maintenant, au présent, doit être orienté vers l‟avenir. En effet, ces jeunes
doivent faire la preuve qu‟ils acceptent, dans une certaine mesure, cette orientation. La
rentabilisation suppose un bénéfice à obtenir dans un futur plus ou moins proche. Mais le
quotidien du jeune, ses loisirs, parfois son travail, « c’est pas comme aller à l’école pour
apprendre des choses qui te serviront pas » (9). Les parents se sentent pour une large part
concernés par l‟avenir de leurs enfants. Ils les incitent quotidiennement à reproduire des
micro-rituels. Faire ses devoirs quotidiennement, par exemple, est encouragé et valorisé.
Il s'agit de pousser les plus jeunes à répéter certains actes les projetant dans l'avenir. Les
jeunes jouissent, en toute liberté, du droit à ne pas perdre leur temps, à l‟investir
maintenant pour en jouir plus tard : « Il me pousse vraiment pour travailler. Je veux qu’il
me laisse tranquille, avec mes problèmes, que je me ramasse dans la rue. Je m’en fout,
mais qu’il me laisse tranquille. Je veux faire mes trucs toute seule, mais ils essaient
toujours de se mêler de tout. "je veux que tu prennes tes responsabilités". Il faudrait peutêtre que je me débrouille toute seule ? » (1) ; « Elle me rappelle des choses que j’ai à
faire, je le sais que j’ai à les faire, mais elle me les rappelle quand même » (18).
La constance de certains micro-rituels prouve aux parents la volonté du jeune d'orienter
sa perspective vers l‟avenir. Les jeunes de notre étude font preuve d‟un bon rendement
scolaire et se plaignent généralement peu des contraintes parentales. En prouvant à leurs
parents leur capacité à investir le présent pour mieux jouir de l‟avenir, ils ont reçu pour
récompense le droit d‟ user d‟une autonomie plus grande : « Pas de pression. Ce que je
93
fais, c'est bien. Si je veux aller pour ma carrière, j’y vais. J'ai pas d'obligation » (8). La
plupart des jeunes évitent la confrontation. La négociation s'applique pour la conquête de
l'autonomie temporelle comme pour l'ensemble des revendications du jeune auprès de ses
parents. En fait, « il s'agit de conserver une position ferme et cohérente concernant le
respect de leurs propres territoires, mais de tolérer des espaces de négociations et de
discussions au sein desquels chaque protagoniste doit pouvoir se remettre en question
sans risquer de se disqualifier » (Pommereau, 2001 : 122).
1.4 Société éducative et culte de la performance
Les demandes des parents en matière de gestion du temps font sens dans le cadre plus
large de la société éducative décrite par Joffre Dumazedier. Cette société suppose la
présence d'une dimension formatrice dans l'ensemble des activités du sujet contemporain
(Dumazedier, 1988). Elle imprègnerait les différents temps de son existence :
En fait, de nos jours, cette notion est prolongée par celle de la montée de
l‟autoformation permanente. Celle-ci n‟est pas une forme mineure d‟éducation,
mais bien une pratique de plus en plus répandue, de l‟adolescence à la
vieillesse. Si l‟école a le devoir et la responsabilité d‟y préparer, elle prend vite
conscience de ses limites et doit s‟appuyer sur toutes les ressources éducatives
de la société (Pronovost, 2005 : 72).
La société éducative modifie la représentation de la perte de temps. Le temps libre des
enfants est potentiellement un temps de formation aux yeux de plusieurs parents. Le
choix des loisirs est critiqué parfois, certains donnent leur préférence pour des activités
remplissant à la fois une mission récréative et éducative. Le temps libre du jeune se
consacre éventuellement à sa formation professionnelle, à l‟amélioration de sa culture
générale, etc. Même dans le cas où une activité récréative ne comporte pas une dimension
éducative, elle peut être perçue comme une pause nécessaire pour la bonne poursuite des
activités formatrices.
Le contrôle des parents ne touche pas seulement le temps scolaire, le temps libre est aussi
soumis à une certaine évaluation. La formation personnelle du sujet est souvent
supervisée par les parents. Ces derniers vérifient les heures de rentrées, les résultats
scolaires, le respect des horaires prescrits, heures de coucher et de repas. Ils s'intéressent
94
aussi aux temps libres de leurs enfants. Les « où étais-tu ? » et « que fais-tu ce soir ? »
traduisent chez certains parents le besoin de savoir où ils sont, ce qu‟ils font. Ils s'assurent
aussi que le temps passé loin d'eux n'est pas un temps perdu. L‟exigence de
rentabilisation du temps influence aussi le contrôle du temps libre par les parents, leur
demande de produire des preuves.
La fin des héritiers signe la radicalisation de l‟individualité et de son éloge. « La question
de l'identité se pose de moins en moins dans la gestion des passages et des écarts entre
l'identité hérité, l'identité espérée et l'identité acquise » (De Gaulejac, 2005 : 22). Cette
exaltation d‟un soi original interroge la reconnaissance. Cette question s‟affirme dans
l‟espace social où le sujet est davantage responsable de lui-même : « Nous vivons dans
un monde où les gens peuvent choisir leur mode de vie, agir conformément à leurs
convictions, en somme, maîtriser leur existence d'une foule de façons dont nos ancêtres
n'avaient aucune idée » (Taylor, 1994 : 10). La société de la performance décrite par
Alain Erhenberg prend ici de plus en plus d‟importance. Elle se répercute dans le rapport
des jeunes au temps scolaire. Les parents se révèlent comme des agents intermédiaires et
des alliés du système scolaire. Selon les jeunes, ce dernier repose sur des modes de
sélection et de notations des élèves parfaitement inscrits dans cette logique de
l‟exposition de soi et de la reconnaissance de l‟effort individuel. « Au primaire, ils me
mettaient de la pression pour que je réussisse mes études. Maintenant que j’ai prouvé que
je pouvais le faire, ils s’en foutent pas mal. Ils disent : "ah ! T’as encore un 15" » (2) ;
« Ma mère me pousse énormément : "ah trouve toi un travail !", mais j’en ai un ! "Ah va
à l’école", mais je vais à l’école… Je sais qu’elle fait ça pour mon bien, mais quand
même arrêtes de me… » (13).
La capacité à bien gérer son temps s‟exprime à travers des résultats concrets. Ces preuves
touchent principalement les rendements scolaires et, dans plusieurs familles, l'embauche
pour un emploi d‟été. L‟autonomie temporelle ne s'illustre pas seulement par des discours
: même dans le cas d‟une négociation avec les parents, les actes doivent confirmer les
engagements. Ce gain d‟autonomie implique ses preuves visibles. Par conséquent, les
parents encouragent le jeune à produire ces preuves, à agir dans ce sens. Cet impératif
95
traduit un besoin de preuve dans le cadre d‟une société de la performance demandant au
sujet de s‟exposer dans l‟action (Ehrenberg, 1991).
La société de la performance valorise également la multiplication des réseaux
d‟appartenance. L‟image d‟un jeune isolé, coupé du reste de ses pairs, se consacrant en
permanence à ses études ne représente pas le modèle idéal dans les sociétés occidentales.
En fait, performance et rentabilisation se conjuguent à une vie relationnelle intense. Il
s‟agit aussi d‟être performant à ce niveau. La figure du bouc-émissaire, du « rejeté »,
s‟oppose ici à celle des vedettes locales de nos écoles secondaires. La popularité et
l‟engouement portés par les jeunes générations pour les célébrités du monde du sport, du
cinéma, de la mode, etc. sont représentatifs de cette nouvelle forme de performance
relationnelle. Il ne faut plus simplement vivre des relations intimes et intenses, sincères et
fortes : en plus, il faut être connu et se faire connaître, d‟où l‟importance de travailler à la
promotion de soi.
Un jeune actif, multipliant les loisirs et les amis, est bien perçu par ses parents, à la
condition que les impératifs scolaires soient d‟abord remplis. À cet effet, Pascal Duret
donne l'exemple de la pratique du sport chez les jeunes. Il rappelle que « le temps
consacré au sport, souvent concédé aux adolescents comme un acquis imprescriptible,
peut par la suite en fonction des résultats scolaires être pourtant renégocié à la baisse »
(Duret, 2008 : 94). Pour nombre de familles, cette exigence influence l‟organisation et la
planification des horaires, des temps libres des plus jeunes. Le développement de
relations interpersonnelles, de la sociabilité en général, est aussi encouragé par les
parents, elle est associée à une certaine forme de performance. Plus encore, elle s‟inscrit
dans un contexte contemporain où l‟isolement et la solitude du sujet inquiète (Suefeld,
1982)18, « notre civilisation, qui est une civilisation de travail et de loisirs, n'est pas une
18. Dans son célèbre roman publié en 1932, Le meilleur des mondes, Aldous Huxley cible cette inquiétude
latente dans les sociétés aux technologies avancées. En effet, dans le monde « parfait » d'Huxley, dont le
lecteur ne peut s'empêcher d'établir des liens avec les sociétés actuelles, le retrait loin des autres, voire la
volonté de se distinguer, est considéré comme dangereuse, non seulement pour l'ordre social, mais pour le
sujet lui-même.
96
civilisation d'intimité, ou qui préserve les valeurs de liberté personnelle » (Barreau, 1997
: 8).
Selon les jeunes, les parents insistent, d‟une part, sur un investissement sérieux du temps
scolaire et, d‟autre part, sur l‟investissement personnel du jeune à l'extérieur du cadre
scolaire, sur le développement de temps de formation hors des murs de l'école. Les
résultats obtenus attestent au-delà de la valeur de l‟effort donné, de la capacité du jeune à
agencer réussite scolaire et réussite sociale. Cela prouve ainsi la qualité de son
organisation du temps, le résultat attestant de la qualité de la démarche. En ce sens, les
jeunes rentabilisent leur temps, en espérant des résultats dans un laps de temps
relativement court. La promotion de soi est une sorte de publicité identitaire demandant
des bénéfices quasi immédiats, contrairement à l‟idée de rentabilisation chapeautant le
système scolaire19. D‟autres, au contraire, vivent des conséquences négatives : « Je trouve
que j’ai pas beaucoup d’amis. En même temps, j’ai pas vraiment besoin d’en avoir plus.
C’est ça, je me sens mal, mais ma situation actuelle est parfaite » (3).
La société de la performance crée des effets contradictoires, elle disperse le jeune dans le
présent et vers son avenir, elle encombre le temps d'exigences. D‟une part, la société
éducative, influencée par l‟exigence de performance, suppose un rapport à la temporalité
se déployant dans la durée, l‟attente, la satisfaction différée des désirs et des besoins. Elle
suppose un sacrifice pour l‟élève studieux quand ses amis jouissent « pleinement » de
leur temps libre. La promotion de soi impose plutôt un repli de la temporalité sur le
maintenant. Le jeune se retrouve aux prises avec ce message contradictoire de la société
de la performance : profite de l‟existence pour maintenant et pour demain. Dans ce
contexte, marqué par un rapport à la temporalité problématique, « l'adolescent
19. Le film Thirteen en est ici une bonne illustration : Tracy, adolescente de 13 ans, change son look du jour
au lendemain, se présente aux autres filles de son lycée sous cette nouvelle image, obtient commentaires et
reconnaissance sur le champ. Rapidement, ses fréquentations changent, le regard des garçons aussi. Les
achats et les vols de vêtements qu‟elle commet sont rentables du point de vue relationnel puisque les gestes
sont porteurs de résultats dans un futur proche, ramené à sa durée la plus restreinte (Le Breton, 2009).
97
d'aujourd'hui associe la dévotion à la culture sociale et le refus à la culture scolaire »
(Meirieu, 2008 : 30)20.
Nos remarques s'apparentent aux observations de Gilles Pronovost au sujet de la jeunesse
du début des années 1990. Cet auteur souligne déjà cette particularité chez les jeunes
générations d'articuler un horizon temporel tournée vers l'avenir à un autre replié sur le
présent :
C'est pourquoi nous avons déjà écrit que la culture jeune est une « culture à
deux temps » qui permet de réconcilier les valeurs propres aux jeunes et celles
du monde des adultes. La plupart des études sur les jeunes ont montré que
ceux-ci sont davantage préoccupés par leur univers immédiat, qu'ils tentent de
vivre intensément le temps présent, dans un cercle de relations sociales
relativement fermé dont le loisir constitue le champ privilégié. Les jeunes nous
semblent tout à fait conscients de cet état de choses, qu'ils vivent comme un
temps d'aventure, de flexibilité, de mobilité, qu'ils préservent presque
jalousement avant d'entrer dans le monde du travail et des responsabilités
familiales, en n'hésitant pas à prolonger ce plaisir tard dans la nuit. Il y a ainsi
un temps à court terme dont il faut savoir profiter ; les valeurs du loisir et de
l'aventure, parfois l'insouciance extrême, prédominent nettement ; les mass
médias, particulièrement la musique populaire, prennent une plus grande
importance. Mais il y a aussi le temps à moyen terme, lequel fait
indéniablement partie de l'horizon de la culture des jeunes et grâce auquel on
retrouve chez eux des traces très nettes de l'ordre temporel adulte auquel ils se
soumettent progressivement (Pronovost, 1996 : 151).
Des différences cependant apparaissent à l'aube du troisième millénaire. D'abord, la
société de la performance remet en question l'idée d'un « cercle de relations sociales
relativement fermé ». La densité des relations chez les jeunes s'amplifie depuis les
dernières décennies, les groupes d'adolescents augmentent en nombre, les relations
interpersonnelles s'entrecroisent (Cleas, 2003). L'intensité du temps vécu distingue les
jeunes d'aujourd'hui de ceux d'hier : nombreux sont ceux déchirés entre les opportunités
offertes, entre leurs différents réseaux d'amis, ceux fréquentés dans des activités
sportives, sur des jeux en-ligne, sur les forums et les sites de clavardage21. Le jeune
20. Ces observations ne sont pas sans affecter le rapport des jeunes à leurs loisirs. Pour Joffre Dumazedier,
le temps de loisir a trois fonctions : le délassement, le divertissement, le développement (Dumazedier,
1988). Or, les jeunes générations semblent de plus en plus orientées vers des activités favorisent le
développement au détriment du délassement, ce dernier renvoyant implicitement à une forme de perte de
temps, du moins, dans un contexte néolibéral. Ainsi le développement est conditionnel au divertissement,
un préalable.
21. Mot français pour « chater ».
98
contemporain fait l'expérience très tôt de la dispersion. L'ordre temporel des adultes se
retrouve déjà chez les jeunes (Pronovost, 2007), mais le déficit de sens l'accompagne
avec une force peut-être jamais égalée auparavant. Les jeunes s'insèrent progressivement
dans l'ordre temporel des adultes, sans lui attribuer une valeur significative. Comme
Pronovost l'a déjà écrit, « leur culture du temps adulte les mène à accepter d'intérioriser
progressivement l'univers des horaires, de la planification et du travail » (Pronovost, 1996
: 157). Désormais, les jeunes générations cherchent à préserver une culture juvénile
spécifique, malgré l'entrée progressive dans le monde adulte.
1.4.1 L’esprit du capitalisme
L‟impératif de la preuve encourage l‟agir dans le cadre plus large de la société
néolibérale. Cette société de l‟instrumentalisation fait précisément de l‟action l‟un de ses
agents les plus appréciés. L’esprit du capitalisme s‟exprime dans sa version radicale, elle
imprègne la représentation d‟un temps à remplir par l‟activité. Lutte contre l‟oisiveté,
l‟investissement de la temporalité par les jeunes est soumis à cet impératif, sous l‟œil
attentif des parents. La preuve d‟une bonne gestion du temps se retrouve dans l‟évitement
des temps « morts », par le remplissage de l‟horaire par des activités « constructives ».
Les préadolescents vivent ces contraintes, « ce qui est plus problématique, c‟est un trop
fort engagement dans des activités de loisirs qui aurait pour conséquence d‟une part de
menacer les investissements scolaires et d‟autre part de négliger des activités jugées par
les parents comme compléments éducatifs » (De Singly, 2006 : 321). Le jeune ne remplit
pas son temps uniquement par des activités scolaires, il prouve sa capacité à planifier et
organiser son temps, pour éviter les temps morts : « Elle est toujours en train de regarder
ce que je fais. À telle heure, je suis rendu où » (10).
Les temps libres doivent être bien occupés, les parents insistent auprès de leurs enfants.
Dans tous les cas, la guerre à la perte de temps entraîne la transmission de deux valeurs :
la planification, mais aussi, paradoxalement, l‟improvisation. L'un et l'autre servent la
réduction des temps morts. La planification réduit les temps morts entre les différentes
activités. L‟improvisation est un moyen de ne pas perdre de temps, de réagir face aux
99
imprévus. La planification perd cependant la lutte lorsque vient le temps de « remplir »
ses temps libres : « Je risque de jouer au X box » (10) ; « ce soir, ce soir… je sais pas, je
vais sortir avec une amie, ou voir ma copine… je sais pas encore ce que je vais faire… »
(15) ; « J’aimerais ça aller chez les parents de mon copain [...] ; J’aimerais ça faire une
soirée » (1) ; « je vais probablement jouer au play » (3) ; « peut-être que je vais
travailler » (16). L‟omniprésence du conditionnel marque ici la large place laissée à
l‟imprévu : « Je sais pas, je vis jour après jour » (13). Les jeunes font, malgré les
pressions de leurs parents, l‟éloge de l‟improvisation.
Les preuves satisfont les parents, tournés généralement vers une temporalité étendue vers
l‟avenir. Si ces preuves ne sont pas produites dans le contexte scolaire, comment prouver
sa capacité à bien investir le présent ? Est-ce envisageable autrement qu‟ à travers la
réussite scolaire ? L‟agir seul sert de preuve d‟une conquête bien réelle de l‟autonomie
temporelle. Pour le jeune incapable d‟investir le milieu scolaire ou du travail pour
prouver sa volonté de rentabiliser son temps, sous quelle forme l‟agir et le désir de
s‟autonomiser se révèlent-ils ?
1.5 L’absence des parents
La jeunesse est souvent associée au désinvestissement du foyer familial. Rarement est
évoqué le désinvestissement de ce même espace par les parents. Plusieurs jeunes
affirment ne pas passer assez de temps avec leur famille. Certes, leurs propres sorties
expliquent les réunions de plus en plus rares entre les différents membres de la famille.
Mais la plupart évoque également l‟absence récurrente des parents : « L’autre jour, mes
parents sont partis, je sais pas où, et j’étais toute seule ici… C’était la joie ! J’avais rien
à faire et je m’ennuyais » (9). Les horaires de travail et de loisir des parents, souvent
différents de ceux de leurs enfants, expliquent aussi cette difficulté à partager du temps.
« Moyennement... mon père conduit des autobus, alors le soir il n'est pas souvent là. Ma
mère oui, mais avec mon père et ses horaires, c’est pas évident. Il travaille le soir, les
week-end, un jour, peut-être » (25) ; « Moi je suis souvent à la maison. C’est certain, les
parents travaillent, ils partent tôt le matin… Mais, presque tous les jours, je les vois »
100
(19). Les uns et les autres ne se retrouvent souvent qu‟à l‟heure du dîner. « Même ma
mère je la vois presque pas, parce qu‘on n’a pas les mêmes horaires. On se croise, on se
dit : "salut". Elle me prépare mes repas, j'arrive, je mange, je repars le lendemain » (6) ;
« Considérant que je les aime pas, oui, je passe assez de temps avec eux, mais dans un
sens, je passe pas assez de temps avec eux. Le seul temps qu’on passe ensemble, c’est
pour manger et on se parle même pas » (4) ; « Dans ma famille, on mange tous en même
temps, mais pas à la même place » (13).
La difficulté à trouver des activités communes rend plus difficile le partage du temps en
dehors du foyer familial. Dans le cas des jeunes de famille monoparentale ou à enfant
unique, la présence d‟un seul parent ou d‟un seul enfant augmente substantiellement les
occasions de se retrouver seul à la maison. Lorsque le jeune est actif comme ses parents,
il s‟accommode mieux de leur absence : « mes parents me disent que je suis pas assez
souvent là, mais moi, je trouve que c’est assez. Je suis là au repas du soir, c’est suffisant.
Ma mère me dit qu’on se voit quasiment pas, mais elle travaille de nuit, moi je travaille
(à l’école) le jour. C’est normal qu’on se voit pas beaucoup » (2).
Ces remarques sont confirmées par les enquêtes budget-temps. En effet, les parents ayant
des enfants de 15 ans « semblent profiter de leur nouvelle situation parentale,
essentiellement marquée par une diminution substantielle des soins aux enfants, pour
accroître légèrement le temps consacré aux activités culturelles, aux repas au restaurant et
aux soins personnels ; de plus, ils « reprennent » le temps qu‟ils avaient dû diminuer pour
les achats et services ainsi que pour la vie associative ; « libérés » de certaines contraintes
familiales, il mènent une vie culturelle et sociale plus intense » (Pronovost, 2005 : 118).
Ce désinvestissement du foyer raréfie les moments de rencontres, le partage d‟un temps
commun, la synchronisation de leurs activités et le renforcement d‟un temps familial
significatif. L‟exemple des temps partagés autour de la table illustre aussi cette
observation.
101
1.6 Le temps des repas
« Nous avons bien moins conscience aujourd'hui du rôle que la nourriture et le fait de
manger continuent de jouer dans l'organisation du temps, la coordination et la
synchronisation du réseau des activités sociales » (Mennel, 1993 : 48). Le repas est un
temps de convivialité, de rassemblement, un temps de partage : autour de la table, les
convives échangent dans l‟espace de la salle à manger, du restaurant, etc. Comme
impératif physiologique, le temps du repas répond au besoin incontournable de se nourrir.
Du point de vue sociologique, il se révèle chargé de significations, il joue, au-delà de sa
fonction physiologique, d‟autres rôles.
À plusieurs reprises, les jeunes évoquent le moment du repas comme temps de rencontre
et de partage avec les parents. Ces rituels quotidiens subissent des mutations importantes.
Le repas ne ponctue plus l‟existence de ces jeunes régulièrement. En fait, « il est moins
dit qu‟ils ont le droit de manger ou de ne pas manger, mais il leur est répété de façon
diverses que manger est un acte de volonté et que ce qu‟ils mangent et ce que devient leur
corps dépend de leur capacité à exercer cette volonté » (Ascher, 2005 : 247). La
temporalité du repas s'adapte aux temps de la famille, tout en répondant aux exigences du
temps scolaire et du temps de travail : « Je ne mange jamais à des heures régulières, sauf
à l’école. À l’école, j’ai pas le choix de manger après la cloche, sinon je mange quand
j’ai le temps ou quand j’ai faim. Quand je travaille, je mange pendant mes pauses. C’est
pas nécessairement aux même heures et en plus je mange pas toujours » (22) ; « s’il n’y
avait pas d’école, je ne pense pas qu’on mangerait régulièrement pour l’heure du
déjeuner » (9) ; « souvent, je vais manger aussi à d’autres heures, surtout quand j’ai
congé » (20) ; « Je mange vite, c’est rare que ça me prend plus de 10 minutes. Ça se fait
automatiquement. J’ai déjà essayé de manger plus lentement, et je suis pas capable » (3).
Le repas joue le plus souvent un rôle nutritionnel. Dans plusieurs cas, l‟acte de manger
est réduit à une nécessité physiologique. Le repas limité à cette fonction transforme le
temps pris pour manger, il entre dans un schéma fonctionnel, souvent influencé par des
impératifs inhérents à la structuration des horaires du milieu scolaire (et parfois du
travail), l‟acte de manger apparaît parfois comme une perte de temps. La consommation
102
remplace la dégustation : « je mange vite. Je me base sur les autres. Je finis toujours mon
assiette en premier. Je mange, je mange, je mange, je finis » (8) ; « en principe, je prends
mon temps, si je travaille ou j’ai une partie de football, j’ai pas le choix de manger vite »
(11). En fait, « dans une société où se développe un modèle de socialisation valorisant la
vitesse, le "goût" est accéléré lors d'une absorption de liquide. Dans une société où
l'éphémère est posé comme source de plaisir, la glisse est, elle aussi, valorisée »
(Corbeau, 2002 : 92). L'engouement pour le fast-food, mais aussi pour les saveurs
« extrêmes », sucrées, salées, participe d'une recherche de sensations le « plus vite
possible ».
La place du repas dans l‟horaire quotidien est influencée par la dimension instrumentale
de l‟acte de manger. Le repas prend une forme particulière si le sujet lui assigne une
signification intime : « Habituellement, je mange vite, sauf quand je prends le temps de
me faire quelque chose qui est bon. Sauf que si j’ai vraiment pas le temps, je prendrai pas
le temps de manger » (2) ; « si c’est un steak, je vais me dépêcher à le manger pour
manger autre chose » (16). Les modèles traditionnels sont remis en question. La plupart
des jeunes reconnaissent l‟absence relative de modèles alimentaires. Cette liberté
déstructure le rythme des repas, leurs durées, voire leur qualité. Certains s'autorisent la
construction d‟un modèle précis et personnel d‟alimentation : « j’ai été voir sur internet,
et il paraît que c’est mieux de manger tout le temps » (1). Cette tendance à se dissocier de
l'horaire des repas des autres, des parents surtout, s'explique aussi par une disposition
physiologique propre au jeune car « il doit manger constamment pour satisfaire à ses
besoins, et son horaire peut en conséquence devenir très irrégulier et comporter plusieurs
petits repas » (Utermohlen, 1993 : 63).
L‟absence d‟un rythme imposé de l‟extérieur pendant les temps libres participe de la
dérégulation dont souffrent les jeunes générations : « quand je suis en vacances, c’est à
peu près la même chose, mais je mange entre les repas » (18). En fait, « les jours
ordinaires, le repas formel vient à être remplacé par des repas plus petits, qui ne sont plus
pris en groupe ou en famille, mais plutôt à la hâte et individuellement » (Utermohlen,
1993 : 63). À notre époque cependant, les autres jours ne sont plus l'occasion, à tout
103
coup, de réunir les gens séparés par la routine de la semaine. La liberté du sujet s'affirme
au-delà d'une simple impossibilité à rencontrer les autres : il existe ainsi des moments où
le sujet ne peut pas partager avec les autres et d'autres moments où il ne veut pas partager
avec les autres. Le sujet oriente ses actions dans le domaine de l'alimentation. En fait,
« l'alimentation moderne, même lorsqu'il y a convivialité ou commensalité, devient de
plus en plus un lieu d'affirmation de l'individualisation. Manger avec l'autre ne signifie
plus manger comme l'autre » (Corbeau, 2002 : 94). Certains trouvent ici une liberté,
d'autres se retrouvent plutôt démunis face à cette perte de repères22.
Ce processus d'individualisation n'est pas nouveau. Le Moyen Âge, selon Stephen
Mennel, se caractérise par une alternance entre des périodes de bombances et de disettes,
en grande partie à cause de l'irrégularité de l'approvisionnement et de la difficulté à
conserver les aliments. Les siècles suivants voient l'apparition d'une régularisation des
quantités mangées jour après jour, puis d'une tendance, chez les classes aisées, à prévaloir
la qualité sur la quantité (Mennel, 1993 : 51). En d'autres termes, la plus grande
disponibilité de nourriture modifie les comportements de la population : avec le temps,
les récoltes, l'accès privilégié et ponctuel à la nourriture ne détermine plus les temps de
festin et de régime. La volonté du sujet, soumis aux contraintes de sa classe sociale, se
substitue aux anciennes limites. Nous assistons aujourd'hui à la radicalisation de cette
évolution sociale, l'abondance autorise à chacun de déterminer ses temps de festin et de
régime, de redéfinir son modèle alimentaire au quotidien. Ceci s'observe aussi au niveau
du choix des horaires des repas. En effet, les classes aisées ont progressivement retardé
l'heure du dîner, se posant ainsi en maître de leur temps (Grignon, 1993 : 283). Or, cette
maîtrise s'observe aujourd'hui au niveau du sujet, particulièrement chez le jeune, en se
désynchronisant souvent des horaires de repas des parents.
22.À cet effet, soulignons que les troubles alimentaires consiste, entre autre, en une « suspension du
temps », comme le dit la psychanalyste Sylvie Poulichet. En effet, par les vomissements répétés, successifs,
provoqués par le sujet, la temporalité se conforme alors au rituel instauré par ce dernier, l'enfermant alors
dans un rythme cyclique. Comme l'écrit Poulichet, « Lors des vomissements qui suivaient
systématiquement ce gavage, Isabelle se trouvait en quelque sorte remise au monde par sa mère, recrachée,
expulsée du corps maternel qu'elle venait de remplir en avalant. Les terreurs disparaissaient alors durant
quelques heures, puis il fallait recommencer l'opération. Ainsi s'instaurait un temps circulaire, un circuit
autophage ramenant toujours le corps au même « temps zéro », en lequel rien ne devait jamais commencer,
mais seulement à l'identique » (Poulichet, 1999 : 89).
104
1.7 Le temps de dormir
Comme le repas, le sommeil répond d‟abord à un impératif physiologique. Il renvoie aux
exigences du corps. À l‟adolescence, le sommeil est parfois troublé à cause des
bouleversements physiologiques. Ces troubles se retrouvent chez les jeunes, à travers des
difficultés ponctuelles à trouver le sommeil, une fatigue s‟exprimant en milieu de
journée, etc. « Je suis souvent fatiguée, mais je dors pas pendant les moments où je dois
être réveillée. J’arrive à me concentrer » (21). Toutefois, une distinction nette se révèle
entre cette régulation du sommeil pendant la saison scolaire et pendant les vacances :
« Sois je dors trop, sois je dors pas assez. Sois que je dors trop parce que j’ai des temps
morts, j’ai rien à faire, je dors, je dors tellement que ça me fatigue. J’ai trop d’heures de
sommeil ou pas assez » (8). Dans le premier cas, le temps de sommeil respecte les
horaires de l‟école. Dans le second cas, sans contraintes extérieures, le rythme du
sommeil est violenté et les longues heures de repos succèdent de courtes nuits. Les siestes
l‟après-midi ne sont pas rares. Le sommeil devient pour certains une activité, un passetemps. Tout comme les repas, le sommeil ne rythme plus le quotidien de ces jeunes, il
subit l‟influence soit des impératifs scolaires, soit de la volonté du sujet.
La déstructuration des heures de sommeil se radicalise depuis un siècle. En fait, « les
enfants de treize à dix-sept ans dormaient neuf heure et demi en 1910. En 1990, ceux de
treize ans dormaient un peu plus de huit heures, ceux de dix-sept ans, sept heures et demi.
Près de vingt-cinq pour cent des enfants de treize ans et plus tombent de sommeil à
l'école au moins une fois par semaine »23 (Grossin, 1993 : 10). À la réduction de la
quantité d'heures de sommeil s'ajoute une fragmentation du temps passé à dormir,
touchant du coup à la qualité du sommeil.
23Tirée d'une enquête menée auprès de jeunes américains.
105
1.8 Intimité et temps de la solitude
Les jeunes associent l‟intimité au respect par les parents de l‟espace de la chambre
personnel et aux occasions d‟être seul à la maison : « Elle frappe avant d’entrer, elle me
laisse respirer » (18) ; « Ma mère est malentendante. Elle n’entend rien ! Je peux faire
tout ce que je veux dans ma chambre ! (rire) » (8) ; « Avec un frère plus jeune, c’est très
difficile d’avoir de l’intimité [...]. Il rentre dans ta chambre... il rentre dans ta chambre
sans frapper (rire) » (24) ; « J’ai pas de pièce pour moi » (14). Par rapport à ces deux
critères, les jeunes affirment avoir de l‟intimité en général. Frapper à la porte constitue le
signe principal du respect de l‟intimité par les parents. À l‟absence répétée des parents
s‟ajoute les moments où le jeune se replie lui-même dans sa chambre pour y chercher la
solitude. Le contexte de ce moment de solitude influence sa signification aux yeux du
sujet : s'il correspond au départ des parents, il est associé à un sentiment d‟hétéronomie.
Au contraire, s‟il s‟explique par un isolement voulu par le jeune, il est vécu positivement.
« Dans la vie quotidienne, ce rapport ambivalent à l‟appartenance familiale s‟exprime
souvent de façon remarquable dans le rapport du sujet aux espaces et aux temps
familiaux. Du point de vue de l‟espace, des auteurs décrivent l‟investissement de certains
lieux, comme la chambre, où l‟adolescent se retranche de tout contact avec ses parents,
souvent tout en leur notifiant sa présence (par exemple, avec une musique forte qui
traverse les murs) » (Dupont, 2007 : 47). Ainsi l‟impression d‟avoir agi le premier, d‟être
responsable de la situation vécue joue sur la qualité de ce temps, elle transforme le
sentiment de solitude : « J’aime ça sortir. J’aime pas être tout seul chez moi, me semble
que c’est nul. Ça me dérange pas être chez moi, quand je suis avec quelqu’un mais seul »
(15). L'action brise l'uniformité du temps vécu par le jeune. Cette capacité d'agir
significativement distingue sans doute certains jeunes des autres. Pour des jeunes en
situation précaire, de décrochage scolaire, « le temps semble ne jamais s'écouler
puisqu'aucun événement marquant n'en brise l'uniformité » (Aquatias, 1999 : 28).
L'action est le remède à l'ennui, elle rompt avec la monotonie, le vide du temps. Elle fait
parfois événement, devient souvent significative.
106
CONCLUSION : NÉGOCIATION ET TEMPORALITÉ
La conquête de l‟autonomie temporelle s‟exerce à travers une relation de négociation, la
liberté conquise n‟est que partielle, de nombreuses exigences orientent l‟utilisation du
temps par les jeunes. Dans une société de la performance, ils décrivent bien le paradoxe
central expliquant nombre de conflits : à une époque où l‟autonomie du sujet est
valorisée, son exercice reste soumis à des orientations contradictoires. D‟une part, le
jeune répond à l‟exigence de performance sur le long terme : réussir ses études pour
réussir socialement. D‟autre part, sur le court terme, il prouve maintenant, par la diversité
de ses activités et l‟intensité de ses relations, son engagement sur la voie de la réussite. Il
s'agit de prouver sa réussite dans la vie et sa propre vie. Ici s‟ajoute l‟évitement des
temps morts, considéré généralement comme une entrave à la réalisation de soi.
Les relations familiales sont bousculées par la rencontre de deux représentations
singulières de la temporalité. Dans l‟ensemble, l‟impression extraordinaire d'une
difficulté à partager du temps est décrite dans le discours des jeunes. Ces jeunes sont euxmêmes plus libres, plus actifs, plus souvent à l‟extérieur de la maison. Nombre de parents
sont souvent absents à cause de leur travail, du renouvellement de leur vie récréative. Les
rythmes de vie de chaque membre de la famille se distinguent les uns des autres, ils
affaiblissent le sens des rituels traditionnels, comme celui du repas. La synchronisation se
complique. Le respect des règles imposées par les parents prennent une importance
significative, tout comme les signes qui les rassurent, leur font croire en une bonne
gestion des horaires par leurs jeunes. Ces signes deviennent significatifs, ils poussent les
jeunes à les produire. Moins les parents et les enfants se croisent, partagent du temps
ensemble, plus le temps est investi comme une interface de la négociation. Plus le jeune
et ses parents sont séparés dans l'espace, plus le contrôle sur le temps des jeunes devient
important.
Cette difficulté à synchroniser les activités des uns aux autres induit un partage de temps
moins important au sein d'un même espace. Le temps familial est ici pensé à partir de
cette rencontre en face-à-face, principalement sous le toit familial. Or, les jeunes
107
d'aujourd'hui passent beaucoup de temps à échanger avec leurs parents au téléphone,
depuis l'avènement du portable ou par le truchement d'internet. Ainsi le temps familial
d'aujourd'hui devrait chercher une nouvelle définition, incluant tous les temps partagés et
non pas uniquement la réunion dans un même espace. Car la rencontre ne se réduit plus
au face-à-face et la proximité ne se juge plus par l'étendue des kilomètres séparant
désormais fictivement les uns des autres.
108
2. LES TEMPS SCOLAIRES
« L'enfance se passe dans un environnement temporel constitué. L'apprentissage des
règles temporelles fait partie de notre système éducatif. On peut même parler d'un
dressage sans indulgence » (Grossin, 1996c : 12). À la suite de William Grossin, Gilles
Pronovost souligne l‟importance fondamentale du temps scolaire dans la structuration du
rapport à la temporalité chez les jeunes. Son hypothèse est certainement défendable,
l‟enfant et l‟adolescent passent effectivement une partie importante de leur temps au sein
des institutions scolaires :
L‟école fait un usage abondant des procédés modernes de gestion du temps.
Elle a élaboré ou implanté des mécanismes de maîtrise du temps : les horaires
définissent le cadre temporel souvent très rigide des activités scolaires, le nonrespect de l‟horaire est même considéré comme une faute possible de
sanctions. L‟équivalent de l‟horloge et de la cloche est omniprésent. Selon les
pays, les enfants doivent apprendre plus ou moins tôt à se servir d‟un agenda
personnel, souvent d‟ailleurs objet de vérification, par lequel ils sont amenés à
planifier leurs travaux, prévoir les contrôles, aménager leurs temps non
scolaires en fonction des travaux scolaires : chez l‟enfant, d‟abord, qui doit
apprendre à prolonger à la maison une certaine organisation de son temps en
fonction des exigences scolaires ; chez les parents, ensuite, qui doivent
apprendre à composer avec le rythme scolaire et à organiser par exemple leurs
tâches domestiques, leurs sorties, leurs vacances et même leurs horaires de
travail en fonction de l‟école (Pronovost, 2005 : 65).
Les temps scolaires servent de points de référence aux jeunes et ils influencent fortement
leurs représentations du temps. Des contraintes s'imposent dans le milieu scolaire :
Un double contrôle s'établit, d'une part, celui des activités quotidiennes qui se
déroulent de manière ordonnée et prévisible : durée et ordre des cours et des
pauses de recréations, heures auxquelles ils débutent et finissent, ainsi que
l'année scolaire, les dates de vacances et des examens, ou le programme des
contenus appris dans l'année, d'autre part, un contrôle sur le long terme grâce à
une politique éducative nationale ce qu'il faut apprendre à chaque âge (Lasen,
2001 : 142).
Comment s‟exprime la représentation subjective développée à l‟égard des temps
scolaires dans le discours des jeunes ? La confrontation du sujet aux temps scolaires
participe à la construction d‟un rapport singulier à la temporalité :
Pour les élèves, le contexte et la situation sont des co-constructions
dynamiques. Ils évoluent sans cesse et les élèves ont toujours espoir de faire
reculer les limites temporelles en cas de besoin. Leur gestion des aspects
temporels est informelle. Elle est guidée par la recherche du plus grand confort
personnel et de la plus grande économie cognitive. Leur jugement sur les
aspects temporels est toujours susceptible d'être modifié en fonction des
interactions avec l'environnement (Pierrisnard-Robert, 1999 : 11).
109
Les adolescents ont déjà acquis une certaine autonomie temporelle. L‟espace de
négociation dans le contexte des temps familiaux trouve aussi sa place dans les temps
scolaires.
2.1 Temps scolaires et maximisation du temps
Les termes de maximisation et de rentabilisation impliquent deux temporalités distinctes.
Dans le cas de la maximisation (de maximum, le plus grand), il s‟agit surtout de vivre le
présent avec l‟intention d‟y accomplir le plus grand nombre d‟activités possibles. Elle
renvoie à la notion d‟intensification. Dans le cas de la rentabilisation (de rente, obtenir un
bénéfice), il s‟agit surtout d‟envisager un retour positif à la suite de ses actes. Elle est
donc tournée vers l‟avenir. Elle renvoie à la notion de projection. Les notions de
maximisation et de rentabilisation font échos à deux temporalités divergentes, celle des
parents, tournée vers l‟avenir professionnel de leurs enfants, et celle des plus jeunes,
tournée vers le présent. Cette confrontation entre maximisation et rentabilisation se
retrouve aussi dans l‟examen approfondi du rapport des jeunes aux temps scolaires.
Les horaires scolaires, rassemblant des éléments aussi diversifiés que la durée des cours
et des vacances, le rythme des journées, le nombre de jours de classe dans l'année, etc., ne
sont que très rarement critiqués et explicitent la tendance des jeunes à la maximisation du
temps. Les critiques dénoncent plutôt une forme de perte de temps : « Le temps que le
monde s’installe, et après 5 minutes avant la cloche, tout le monde est énervé. Donc, t’a
même pas une heure pour donner ton cours. Je trouve que t’a comme pas le temps » (10).
La plupart des jeunes se sont adaptés aux contraintes du rythme scolaire. La durée des
cours fait rarement l‟objet de remises en question. Il s‟agit d‟une question d‟habitude :
« C’est surtout les profs qui sont endormants ! C’est une bonne durée, je me suis
habituée » (9). Cette habitude renvoie implicitement à l'intériorisation d'un certain rythme
de vie par la pratique, par l‟expérience concrète et répétée quotidiennement. À leur âge,
après de nombreuses années scolaires, ces horaires leurs apparaissent comme viables :
110
« les pauses sont de 15 minutes, je trouve ça bien » (1) ; « Je me suis habitué. Je me lève
le matin, je pars… je suis le rythme » (3).
Les jeunes mettent en avant ce processus d'intériorisation. Mais à quoi au juste se sont-ils
habitués ? Au rythme scolaire, mais implicitement aux idées de performance et de
maximisation défendues par nos systèmes d‟éducation. Certains vont plus loin. Selon
eux, des améliorations sont imaginables. Plusieurs proposent de contracter la durée de
cette journée, notamment en limitant l‟heure du déjeuner : « Ils veulent changer, je trouve
pas ça super. Ils veulent donner plus de temps pour le déjeuner... Au lieu de donner plus
de temps, ils ont juste à enlever du temps en fin de journée » (9). Ce plaidoyer en faveur
d‟une contraction du temps scolaire induit des temps interstitiels à proscrire, mais pas
uniquement dans le cadre scolaire. Les temps interstitiels, comme les définit William
Grossin, sont des périodes de temps départageant la sortie et l‟entrée dans une nouvelle
activité. Par exemple, le temps passé à attendre entre deux cours est un des temps
interstitiels (Grossin, 1996). L‟adaptabilité des jeunes aux temps scolaires consiste, entre
autre, à éliminer ces temps interstitiels. Ces derniers sont considérés comme des pertes de
temps.
Plusieurs jeunes affirment leur volonté d'éliminer ces temps, notamment en créant des
situations d'urgence : « Au pire, ce que je faisais, ça sonne à 8h45, j’arrivais à 7h15.
J’étudiais le matin... Je suis toujours à la dernière minute, toujours à temps, mais
toujours à la dernière minute. Comme mes travaux, je les fais la veille. J’étais supposée
être là à 11 heures, je bouge à 11 heures moins 10 » (1) ; « Je me lève toujours juste
avant de faire quelque chose, jusqu’à midi, c’est comme ça. Si j’ai quelque chose à faire
à 11h30 par exemple. Si c’est à 7 heures, je vais me lever à 6h30 » (4). Ces situations
supposent des chances importantes d'être en retard, elles assurent néanmoins au sujet
d'enrayer l'attente. Plus encore, « le retardataire se fabrique aussi une excitation, une
angoisse artificielle qu'il préférera, là encore, à l'absence de stimulation. Dans une vie un
peu grise, on peut s'offrir quelques palpitations en jouant au "vais-je rater mon avion ?"
(et oublier ma brosse à dent ?) tout comme certains adolescents jouent au "vais-je me tuer
à moto ?" » (Servan-Schreiber, 2005 : 74). Il est possible d‟obtenir un temps libre d‟une
111
durée plus importante, grâce à une bonne gestion des horaires : « C’est bien, on s’est
habitué. Mais pour moi, ce serait mieux qu’on commence une heure plus tard, d’après
moi, le monde serait plus reposé. 9h30 et le déjeuner qui dure une heure et demi, qu’ils
prennent une demie heure et qu’on finisse plus tôt. Dormir un peu le matin… je sais que
les emplois sont comme ça. C’est comme pour nous habituer… » (1).
2.2 Vacances et rythmes scolaires
Plusieurs jeunes revendiquent un temps de vacances plus court. Ils dénoncent des étés
souvent trop longs, faute d'activités pour remplir ces jours de congé : « Deux mois, on
s’ennuie. Après deux mois, je trouve ça trop long » (2). La durée idéale du temps libre
n‟est pas mesurable en secondes, minutes, heures, jours ou années. Elle correspond plutôt
à un temps rempli ou non par le sujet : « Des fois je trouve les étés longs, mais c’est parce
que je fais rien » (17) ; « Le soir, je suis souvent libre, les week-ends aussi. Je cherche
quelque chose à faire (8). Le jeune s'épuise parfois à trouver des idées pour combler le
vide, il fait alors face aux heures qui s‟écoulent. L‟ennui le guette, il prend conscience de
sa propre impuissance devant le temps : « Quand tu es seule, tu t’ennuis, c’est nul, et le
temps est long » (24) ; « quand j’ai fait le tour de tout ce que j’avais à faire » (3). Il est
soumis provisoirement au sentiment de ne pas contrôler son existence. Le sentiment
d‟hétéronomie est plus intense lorsque le jeune est confronté à sa propre inaction, moins
lorsqu‟il est confronté à des impératifs prescrits de l‟extérieur.
L‟expérience du temps libre est parfois douloureuse, elle rappelle au jeune sa relative
incapacité à gérer son emploi du temps. Sans point de références, le jeune risque de
sombrer dans l‟ennui et se rappelle l‟importance de repères extérieurs, de cadres, pour la
structuration de son quotidien. Le rythme de l‟institution scolaire ou de la famille
s'impose à l‟enfant, il ne disparaît pas totalement à l‟adolescence. En revanche, il
s‟assouplit : les parents donnent progressivement plus de liberté à leurs enfants, le
système scolaire impose progressivement des horaires différents, années après années,
des horaires en partie influencés par les choix de cours des élèves. Avec le temps, le jeune
se retrouve dans l‟obligation de s‟impliquer davantage dans la gestion de son horaire.
112
Certains ne se plaignent pas d‟avoir trop de temps libre, ils imitent le rythme du temps
scolaire et du travail dans le champ des loisirs : « J’essaie de ne pas avoir de vacances,
faut quand même de l’argent si tu veux faire quelques choses en vacances » (8). S‟amuser
correspond à vivre pleinement son temps, à le remplir d'activités. La lenteur est évacuée :
elle devient le symbole de la passivité. Les jeunes ayant un horaire chargé l‟été apprécient
davantage le temps de ces « vacances », transformées en temps de travail : « J’en ai
assez, mais j’en voudrais plus ! Oui, je dois travailler mais pas comme à l’école. Ici (au
travail), j’ai des amis, bon, à l’école aussi ! Mais c’est pas la même dynamique… À
l’école, je vois mes amis mais pas ceux du travail, ici, tandis que lorsque je suis ici je
peux voir ceux d’ici et ceux de l’école le soir. J’ai plus de temps pour moi » (8).
2.3 Rythmes scolaires et perte de temps
L‟institution scolaire est responsable d‟une certaine perte de temps aux yeux des jeunes.
Elle fait quotidiennement perdre du temps à ses élèves par une présence trop importante
des temps interstitiels. Elle leur en fait également perdre sur la période de l‟année, à
cause d'une mauvaise répartition du temps des vacances. Le temps utilisé par l‟institution
scolaire ne gène pas ces jeunes, mais l‟organisation de ce temps est pour eux
« illogique ». Ils la critiquent à partir d'une grille de lecture défendue par la société
néolibérale, voire par le système d'éducation :
Le temps de l‟enfant écolier, en interaction permanente avec son contexte,
évolue en même temps que les conditions sociales, économiques et culturelles,
et la pensée pédagogique, qui constituent son environnement. Il est le produit
d‟une vision de l‟enfant et de l‟enfance qu‟ont les adultes, de la fonction qu‟ils
attribuent à l‟école, et plus globalement de la conception de l‟éducation qu‟a
majoritairement la société : le temps de l‟enfant n‟échappe pas à l‟air du temps,
ni aux choix idéologiques qui le modèlent ou le façonnent (Penin, 1998 : 36).
Le jeune est tributaire de ses longues années de fréquentation du système scolaire, de
l‟apprentissage de ses rituels quotidiens, du respect de ses rythmes et de ses impératifs.
En filigrane, l‟incapacité apparente de l‟institution scolaire à minimiser les temps
interstitiels et à bien rythmer l‟année est pointée du doigt. Cette critique vaut aussi pour
les périodes d‟examen. Les jeunes s‟élèvent contre le déséquilibre entre des périodes
113
relativement calmes et d‟autres où se déroulent la majorité des épreuves. La critique se
situe à la fois au niveau du rythme imposé et de la densité des épreuves à certaines
périodes de l‟année : « Après les vacances de Noël on a beaucoup de congé. Moi je pense
qu’il devrait mettre des congés pour qu’on puisse étudier entre. Quand je suis revenue
des examens, j’avais la tête qui faisait brrrrrrr. Pour étudier l’économie, ça voulait plus
rentrer. Fallait que je me lève le matin et là, fallait que j’étudie, que je me dépêche. Je
trouve que les résultats sont pas vrais : c’est pas ce que je sais, c’est plus ce que je savais
hier pendant que ça fait brrrrrrr » (1). L‟incohérence est décriée par les jeunes : « Je
m’organise avec mon temps, mais… c’est seulement quand les profs mettent tout en même
temps, ça devient compliqué » (7) ; « Quand on va à l’école, je trouve que je suis toujours
pressé, éparpillé à dix milles places » (10).
La pratique d‟une certaine discipline du temps fait moins violence à ces jeunes que
l‟absence
d‟une
signification
attribuée
au
rythme
et
à
la
densité
des
épreuves. L‟incohérence renvoie à une incompréhension des choix des aînées et imposées
aux élèves. Le système scolaire indique comment se plier aux exigences de ses horaires,
mais les jeunes rencontrés posent la question du pourquoi. L‟incohérence décriée est
vécue parfois comme une injustice, les jeunes cherchent sans trouver leur signification.
Ils se replient sur l‟habitude, sur le comment. Ils héritent du même coup d‟un travail
d'élaboration de la signification. Les jeunes ne s'opposent pas aux horaires scolaires.
Malgré l‟habitude prise, ils en cherchent le sens, notamment à travers l‟exemple des
horaires quotidiens et du temps attribué pour le déjeuner. L‟idée d‟un mode
d‟organisation du temps est accepté et acceptable : pour maintenir un minimum de bienêtre pour chacun, la structuration des horaires est nécessaire, mais pourquoi prendraientils cette forme ?
Les retards de certains élèves illustrent l'ambivalence des jeunes face aux horaires
scolaires : « Je suis toujours ponctuel, même que j’arrive toujours un peu à l’avance. Ça
dépend du monde. Au travail, je vais être ponctuel, aller voir mes amis, je vais être le
plus ponctuel possible. À l’école, je vais toujours être en retard. Je serai toujours en
retard, c’est ma marque de commerce » (8). Ces retards correspondent à une volonté de
114
désynchronisation, ces jeunes reconnaissent l'importance d'un cadre, mais ils y
personnalisent leur rapport. La désynchronisation provisoire traduit une interprétation
intime du rythme scolaire, elle donne au sujet l‟impression d‟être autonome malgré
l‟acceptation du monde normé : « parce que je prends le temps de faire mes affaires,
alors si tu es pas content parce que je suis pas à l’heure, je suis désolé, mais moi, je
prends mon temps » (13).
La plupart des jeunes accordent à la ponctualité une importance majeure. Signe de respect
envers l‟autre, signe de professionnalisme aux yeux d‟un futur employeur, la ponctualité
est fondamentale. Elle lie deux ou plusieurs personnes lors de la prise d‟un rendez-vous,
elle facilite la synchronisation : « J’arrive toujours 30 minutes en avance » (3) ; « Je
déteste arriver en retard... Ma mère m’a toujours appris à être ponctuel » (22) ; « Je
trouve ça important, c’est une question de respect » (4) ; « J’essaie même d’arriver en
avance un peu, un petit cinq minutes. Je déteste arriver en retard » (10).
2.4 Le rythme des études
Peu de jeunes reconnaissent étudier régulièrement : « J’étudie pas mais je devrais ! Mais,
si j’étudie pas, j’ai plus de temps pour mon plaisir quand je reviens de l’école, je me dis
« j’ai du temps à moi » » (1) ; « J’étudie pas. Au primaire, j’étudiais pas, je passais. À
moment donné, j’ai essayé d’étudier pour un examen, et je l’ai raté. Depuis ce temps là,
j’ai jamais étudié » (15) ; « J’étudie pas, parce que j’ai relativement de la facilité à
apprendre les choses que j’ai besoin d’étudier » (9). Pourtant, peu d'entre eux affirment
manquer de temps pour étudier. Au contraire, ils en auraient « trop » : « Oui, même quand
je travaille, j’ai du temps pour étudier » (10). Leurs périodes d‟études se conforment aux
périodes d‟examen concentrées sur une mince portion du calendrier scolaire. L'étude pour
un examen a principalement lieu dans les jours précédents, la veille, voire le matin même
de l‟épreuve : « Je suis pas du genre à arriver chez nous et à tout réviser. Je suis le genre
: examen dans deux jours, faut que je me bourre le crâne ! » (8) ; « pour mes études, je
vais vite » (18). L‟examen est représenté dans sa version instrumentale : il s‟agit moins
d‟apprendre pour toujours que d‟apprendre en vue de passer l‟examen. L‟effort intense se
115
substitue à l‟effort soutenu. La finalité s‟inscrit dans une logique du culte de la
performance : le résultat fait foi de la capacité du jeune à s‟adapter indépendamment des
efforts effectués et des techniques utilisées24. Il n‟est pas rare d‟étudier la veille, de passer
l‟examen le jour suivant et d‟en oublier le contenu le jour d‟après. L‟importance de
l‟épreuve est ainsi réduite à une temporalité restreinte. Elle se vit dans l'urgence. Cette
manière d‟étudier, et de traverser les années dans certains cas, est possible uniquement
dans une société se souciant de la fin, moins des moyens, le bon résultat attestant de la
qualité de l‟étude et de l„étudiant.
Le temps consacré à l‟étude en dehors des heures de classe est assujetti aux caprices du
jeune, il se déroule à l‟extérieur du temps institutionnel, à l‟intérieur de sa période de
temps libre et personnel. Ils sont sous la surveillance plus ou moins intense des parents.
La motivation personnelle du jeune désigne le temps réel accordé à l‟étude ou, le cas
échéant, à une autre activité : « Je suis paresseux un peu parfois, j’aurais mieux passé si
j’avais mieux étudié une demie-heure pour l’examen final. J’ai ouvert mon cahier et ça
ne me tentait pas, alors j’ai arrêté... J’ai étudié assez et j’ai écouté en classe, étudier
c’est bien beau, mais le temps à écouter en classe, c’est bien mieux » (3). Il s'agit encore
de maximiser le présent, le temps en classe étant déjà un temps utilisé à l'étude.
2.5 Le temps des déplacements
L'entrée dans la jeunesse, partagée entre la famille, l‟école, les loisirs et les amis,
implique une augmentation des temps de déplacement. Ces temps sont relativement
nouveaux, l‟enfant n‟est que très rarement laissé à lui-même, il est reconduit d‟un point à
un autre. Les temps de vagabondage sont relativement rares en bas âge, comme le
souligne d‟ailleurs Françoise Dolto :
24. Ces dernières années, l'utilisation de fiches de lectures, disponibles sur le net, semblent s'être
généralisée chez les lycéens. Ces fiches consistent en des résumés de classiques de la littérature et de la
philosophie, des explications thématiques de certaines notions dans des domaines aussi diversifiés que
l'histoire, la biologie, la physique, etc. Ainsi, certains devoirs peuvent être réalisés avec un simple « copiercoller » à partir de ces fiches disponibles sur le net, qui sont aussi échangées entre pairs via les services de
messageries instantanées.
116
La route des vacances et même le chemin de l'école, surtout en milieu rural,
étaient autrefois l'occasion pour l'enfant de 6 ans de découvrir le monde au-delà
de son petit territoire. Pour qu'il investisse le trajet qui va de son lieu de vie à
ces lieux d'échanges nouveaux, il faut que le défilement du paysage soit
relativement lent. Or, c'était possible quand il y avait la déambulation à la
marche, au charroi, au pas du cheval, qui était une vitesse humanisée, mais
maintenant qu'il est transporté en voiture sur autoroute, il faut à l'enfant de très
longs trajets pour que par des flashes successifs qui ne sont jamais les mêmes,
tout d'un coup, il découvre un bout de paysage qu'il fasse le lien avec la
représentation qu'il a de lui-même à ce moment-là (Dolto, 1985 : 64).
Mais, à l'adolescence, la confiance donnée au sujet par les parents se traduit par une
nouvelle liberté de mouvement : le jeune passe du banc arrière de la voiture, de la main
tenue par ses parents aux bancs des autobus, des trams, des métros, au vélo, à la marche
parfois en solitaire. Pour certains, les choses ont toutefois peu changé : « C’est mon père
qui vient me reconduire (rire) ou amis qui ont leur permis » (21). Mais pour la grande
majorité, les déplacements se font plus souvent sans les parents.
Ces déplacements sont des expériences concrètes et quotidiennes de l'autonomie
conquise, un temps de liberté passé loin du regard des parents. Le jeune échappe
provisoirement au regard du père et de la mère. Ce sont des temps d'errance insérés dans
le quotidien et la routine. Ces temps de déplacements sont perçus comme de réels
moments de liberté. Dans ces itinéraires souvent tracés l'imprévu surgit parfois. De la
maison à l‟école ou chez des amis, les jeunes vivent leur déplacement comme une
ouverture des possibles. On rencontre des gens, des amis, des connaissances inattendues :
« Non, c’est pas une perte de temps. Ça me fait faire de l’exercice quand c’est à pied. Ça
fait connaître du monde quand tu es en autobus. Tu rencontres du monde que ça fait
longtemps que tu n’as pas vu. Et en voiture, oui, c’est une perte de temps » (2). Ces
temps de déplacements sont représentés comme des temps de hasard.
Rares sont ceux possédant une voiture. Les transports en commun, le vélo et la marche
sont les principaux moyens de locomotions des jeunes. Les jeunes en vantent les mérites.
Le vélo et la marche, par exemple, sont souvent associés à l‟exercice physique et à leur
caractère écologique : « Parfois c’est long, mais comme j’ai dit, c’est bon pour
l’environnement et ma santé, donc c’est pas vraiment long » (20) ; « J’aime bien me
déplacer à pied aussi. Je sais pas, c’est bien marcher. On respire, on prend l’air, ça
117
défoule » (8) ; « Quand tu prends l’autobus, c’est pour aller faire quelque chose comme
aller voir tes amis, et ça, c’est pas une perte de temps aller voir tes amis » (13) ; « ça me
fait perdre le chocolat que je mange ! » (14) ; « le vélo, ça me permet d’aller plus loin,
tout en faisant de l’exercice et ça me prend pas tant de temps que ça » (16). Ces moyens
sont bénéfiques, il s'agit de faire d'une pierre deux coups, de se déplacer, tout en y
reconnaissant d'autres avantages. Le présent s'intensifie, le sujet lui assigne plusieurs
registres de significations.
2.6 Travail à temps partiel et gestion du temps
« C’est vraiment difficile, faut que tu essaies de jongler avec le travail et l’école » (24).
Plusieurs font leurs premières expériences de travail dès l‟adolescence. Certains jeunes
scolarisés travaillent à temps partiel pendant l‟année scolaire ou à temps partiel ou
complet pendant l‟été. Pour eux, le travail apparaît comme une première expérience de la
temporalité hors des cadres scolaire et familial, une façon de gagner de l‟argent de poche.
Ainsi les horaires de travail sont assujettis à ceux de l‟école : « Je travaillais en même
temps dans une quincaillerie. Pour les horaires, je n’avais pas de complications. Si je
pouvais travailler, je le disais. Pas trop de problèmes » (8). Le travail est aussi un
élément supplémentaire parmi une pluralité d‟exigences à ordonner et organiser. Les
copains, travaillant aussi ou ne travaillant pas, sont rencontrés lors des temps libres. Ces
jeunes font l‟expérience de la gestion d‟un agenda : « Moi, je travaille l‘été, donc mes
amis, dans la journée, ils ne travaillent pas. Le jour, ils se voient souvent, mais moi, je
suis ici, mais ça me dérange pas. D’autres ont des petits copains, alors le week-end, ils
sont partis » (11).
CONCLUSION : LES INFLUENCES DU TEMPS SCOLAIRE
Les jeunes abordent peu la question du contenu des cours. Ils préfèrent parler de
l‟organisation des journées en fonction du rythme de leurs journées et de leur année. Ces
rythmes scolaires influencent la gestion personnelle du temps de ces jeunes à travers,
entre autre, l‟exemple des périodes d‟études répondant au rythme institué par les périodes
118
d‟examen. Les modes d‟organisation du temps des jeunes prennent forme à partir des
horaires imposés dans le cadre scolaire. Le vécu des horaires est influencé fortement par
ce cadre.
Le déroulement des journées est critiqué et remis en question, la perte de temps inhérente
aux temps interstitiels réduit, selon eux, le temps à consacrer à d‟autres activités. La
même critique se révèle lorsqu‟ils abordent la question des vacances : les étés, trop longs,
sont aussi assimilés à une perte de temps.
Le rythme des journées et le rythme des années ont des défauts opposés menant, dans un
cas comme dans l‟autre, à la même critique : l‟incohérence de leur rythme et de leur
densité. Cette incohérence est justifiée à la condition d‟adhérer à une logique de
maximisation du temps : pourquoi « perdre » du temps quand il est possible de le
réorganiser autrement et de se dégager du temps libre ? Cette critique affirme aussi sa
capacité, en tant que sujet, à juger de la pertinence d‟un cadre social du temps imposé,
voire de souligner l‟importance d'agir à son égard.
La rentabilisation et la maximisation du temps se rencontrent, s‟allient, s‟opposent dans
une certaine mesure. L‟une et l‟autre cohabitent difficilement au sein du système scolaire
selon plusieurs jeunes. L‟école espère être performante et cherche à aménager des temps
de repos afin de maximiser la disposition de l‟élève à l‟apprentissage. Elle n‟occulte
cependant pas l‟idée de rentabilisation du temps, elle prépare les jeunes pour leur avenir
professionnel. Cette approche privilégie la réussite à long terme sur des bénéfices
immédiats. C'est pourquoi il importe d' « introduire de la temporalité dans l'école et
penser la scolarité comme accompagnement d'un développement continu plutôt que
comme une maturation invisible et silencieuse suivie d'une brusque et tardive éclosion »
(Meirieu, 2008 : 31). Or, la critique des jeunes repose principalement sur une incohérence
émergeant d‟un déficit de sens, dans une perspective de maximisation du temps. L‟idée
d‟une contraction des horaires quotidiens constitue un compromis, non pas entre l‟idée de
maximisation et de rentabilisation, mais plutôt entre la maximisation du temps scolaire
pour une meilleure maximisation du temps libre.
119
3. LE TEMPS LIBRE ET LE TEMPS DES PAIRS
« Mes amis sont importants, tous ces gens qui veulent passer du temps avec moi, sans
nécessairement faire partie de ma famille » (20). Le temps libre inclut les temps
consacrés aux loisirs et à la sociabilité. Ils viennent compléter le tableau esquissé jusqu‟à
maintenant : le temps libre n‟est ni le temps scolaire et du travail. Est exclu également de
cette catégorie le temps de la famille qui est aussi un temps de sociabilité. Or, avec
l‟importance des pairs à cette période de la vie, le temps libre se définit par sa situation
hors du temps familial et scolaire (et du travail) :
À l‟adolescence, les relations d‟amitié revêtent toutefois une importance plus
cruciale qu‟à n‟importe quelle autre période de la vie. C‟est à l‟adolescence
que les garçons et les filles disposent du réseau d‟amitié le plus étendu. Le
groupe des amis constitue de loin la catégorie la plus importante parmi les
personnes significatives citées par les adolescents : près de 50% de leur réseau
social. C‟est durant l‟adolescence que l‟on fréquente les amis le plus
assidûment, pratiquement chaque jour, et qu‟on leur consacre plus de temps.
C‟est à cette époque qu‟on insiste le plus sur l‟importance d‟avoir des amis, au
point que l‟idée sans ami paraît intolérable (Claes, 2003 : 94).
Le temps libre de ces jeunes est celui de la sociabilité juvénile, des amis et des loisirs.
Son examen explore comment il est vécu par les jeunes. La négociation est au cœur de
l‟organisation du temps consacré aux amis. Elle mérite une attention singulière, elle met
théoriquement en jeu des intérêts convergents et libérés de contraintes : si les parents et
l‟institution scolaire portent toujours une légitimité quant à l'imposition d'un horaire, d'un
rythme aux enfants, l‟ami, en revanche, ne la fonde que sur le consentement de l‟autre et
le sentiment de réciprocité. L‟analyse du temps libre examine ces relations, le contenu,
les pratiques de ce temps « libéré de toutes contraintes ».
3.1 La rencontre entre les pairs
« J’ai trop de temps libre ! Comme hier soir, il y avait rien à la télé, j’étais fatigué de lire.
Dans le fond, j’ai mangé et j’ai rien fait » (9) ; « D’après moi, oui, j’ai assez de temps
libre. Mes temps libres, je les passe à faire d’autres choses, alors je pense que j’en ai
assez » (10) ». À l‟heure où une portion de plus en plus importante de la population
occidentale se plaint de manquer de temps (Pronovost, 2006), les jeunes disent en avoir
120
trop à leur disposition. Les temps libres prennent une part importante de leur existence,
selon leurs dires. Ces jeunes ont trop de temps pour étudier, beaucoup de temps pour voir
leurs amis, ils passent aussi plusieurs heures à s‟ennuyer… Ainsi ont-ils le temps de
rencontrer leurs amis, la plupart de leur temps libre leur sont consacrés. Plusieurs font
déjà l‟expérience de contraintes, complexifiant la rencontre des pairs. Paradoxalement, la
synchronisation entre eux devient difficile à certain moment de l'année scolaire : « à
l’école, c’est difficile, on n’a pas les mêmes horaires. À l’extérieur, on réussit à se voir,
mais pas en grand groupe, deux ou trois à la fois » (2) ; « Je trouve que j’ai trop de
temps… c’est les autres qui manquent de temps pour être avec moi » (15).
Les jeunes planifient peu leurs activités, privilégient l‟improvisation, le « dernière
minute », pour se contacter en vue d‟une sortie. Chacun décide de sortir ou non selon son
sentiment présent, sa motivation ou sa paresse : « Habituellement, il y a quelqu’un qui a
une idée et il appelle tout le monde. Après, si on est intéressé ou disponible, y viennent ou
pas » (10) ; « On n’organise pas vraiment. Il m’appelle sur le coup et on décide si on le
fait ou non... Hier, il m‘a appelé vers 8 heures et demi pour savoir si je voulais aller au
cinéma et j‘ai dit oui » (18) ; « On va dire : est-ce que ça te tente de venir ? » (11). Les
sorties en groupe se dessinent au hasard du moment, selon l‟envie de chacun et le
moment opportun. Le Kairos des jeunes est individualisé, le bon moment pour l‟un est
parfois le mauvais moment pour l‟autre. Cette stratégie masque à peine le désir de ne rien
manquer, d‟être au bon endroit au bon moment : « J’attends si quelque chose d’autre peut
se passer. J’essaie d’être au bon endroit au bon moment, et les bonnes affaires se
rencontrent. C’est con, je crois pas au destin, mais j’essaie de rester dans les endroits les
plus propices de vivre quelque chose de fou » (1).
Ces jeunes respectent la décision de l‟autre, ils défendent un individualisme positif. La
décision de chacun prime sur celle du groupe. Les initiatives individuelles, souvent
impulsées sur le moment, influencent le quotidien des uns et des autres : « ça dépend de
la personnalité de la personne, je veux dire, il y a des gens à qui tu dois proposer des
choses et d’autres qui ont toujours une idée pour toi » (4) ; « Comme on était quatre
amies à aller dans les magasins. Il y en avait une que ça lui tentait pas parce qu’elle
121
avait pas d’argent alors on a dit : « c’est pas grave, on va faire autre chose » (13). Le
résultat final dépend toujours de la libre décision prise par chacun, d‟où l‟importance de
rencontrer ou non le désir de l‟autre dans l‟instant, de négocier pour trouver un
compromis, même s'il faut parfois renoncer à se voir.
3.2 Relations ponctuelles, éphémères et durables ?
La plupart des jeunes possèdent un téléphone portable, tous utilisent l‟internet
quotidiennement. Les appels téléphoniques (incluant les sms) et les messageries
instantanées leur permettent de joindre rapidement leurs ami(e)s. Lors de ces contacts,
impulsés sur le moment, se décident les activités du soir. L'engagement est rarement pris
avant. Au bout du fil ou du clavier, le jeune est libre d‟accepter ou de refuser la
proposition, voire de faire une contre-proposition. Le mode de communication facilite
aussi le refus, le jeune coupe court à l‟échange s'il le désire. Le retrait est plus facile lors
d'échanges sans le rapport direct du face-à-face entre les interlocuteurs (Cadéa, 2002).
Les technologies de la communication sont donc investies sur un mode convergeant vers
un éloge de l'improvisation. La prise de contact, comme prélude à l‟organisation
d‟activités entre amis, est elle-même accomplie dans l'urgence. Les résultats ne sont pas
toujours concluants et la démarche même, consistant à trouver une idée d„activité, en
devient une en soi : « On se parle un peu sur msn. On se parle et se dit : qu’est-ce qu’on
ferait ? Et là, on se dit qu’on a rien à faire. Au bout d’une heure, on dit : "ok, on va rien
faire parce qu’on a rien à faire". C’est vraiment ça qu’on fait ! Ça fait quatre jours
comme ça avec mon ami » (16).
L'urgence caractérise, paradoxalement, les relations à long terme. L‟épreuve du temps a
parfois raison de ces relations reconnues comme étant fondamentales dans leur existence.
Des raisons pratiques, comme l‟éloignement causé par un déménagement, expliquent
parfois le doute semé chez certains : « J’espère le garder longtemps… au cours du
temps… j’ai déjà une amie que j’ai gardée pendant trois ans et elle a déménagé. On s’est
perdu de vue… » (3). L‟envie, la motivation personnelle à poursuivre une amitié, garantit
122
sa longévité. Les obstacles vaincus sont des signes confirmant la force et la signification
d'une relation au fil du temps.
Il existe deux types d‟amitié, l‟une circonstancielle, l‟autre sentimentale. Dans le premier
cas, les jeunes désignent des amitiés s‟expliquant par la fréquentation des mêmes lieux :
école, loisirs… « La seule chose qui nous rapproche moi et mes amis, c’est nos soirées
au centre. À part ça, il y a pas beaucoup de choses qui nous rapprochent » (9). Cette
première forme d‟amitié fonde sa légitimité dans le partage ponctuel d‟une activité et
accorde au moment son importance. Le présent renouvelé assure la continuité de la
relation.
La seconde forme d‟amitié fonde sa valeur sur la signification accordée à la relation,
indépendamment de la fréquence des rencontres : « C’est des personnes à qui je peux
faire confiance, ils seront toujours là pour moi » (14). Les meilleurs » amis sont souvent
éloignés ou très occupés. Les rencontres sont plutôt rares dans certains cas : « on se voit
pas beaucoup, alors on a beaucoup de choses à se dire » (8). L‟intensité de ces relations
est mise en avant, elles sont souvent construites sur des souvenirs communs, forts,
fondateurs, sur le simple sentiment d‟avoir partagé quelque chose d‟important, de
significatif : « Je ne les verrai pas tous dans l’avenir. Il y a des gens que je vois à l’école
et je sais que je ne me forcerai pas à rappeler pour les voir à l’extérieur. Mais comme
Valérie, avec qui je suis partie en voyage, avec elle, je pense que je vais essayer d’être
amie plus longtemps » (21) ; « C’est sur qui en a qui partent, il y a de nouveaux amis,
mais les vrais amies restent pour toujours » (24). Le sentiment est souvent construit sur
l‟expérience concrète, sur des sensations se transformant en sentiments, en quelque chose
de durable. L‟intensité de la rencontre et le sens donné à cette intensité sont des gages de
la longévité d‟une relation. L‟éphémère et le ponctuel garantissent une temporalité d‟une
durée considérable, une temporalité tournée vers l‟avenir. Ils ouvrent la voie à une
réflexion sur le rôle d‟un présent vécu avec intensité dans la construction d‟une
représentation de l‟avenir, même si le présent vécu avec intensité est souvent interprété
comme une coupure avec cet avenir25.
25. C‟est le cas des thèses maffésoliennes considèrant que le sens de l‟acte s‟épuise dans le présent
123
Malgré l‟importance accordée à certaines relations, notamment les relations amoureuses,
plusieurs doutent de leur durabilité. La qualité de la relation n'est pas mise en doute.
Cependant, la durabilité de la signification accordée à cette relation n'est jamais assurée.
L‟épreuve du temps est aussi une épreuve du sens. L‟espoir naît dans l‟esprit des jeunes,
l‟impermanence est la seule chose durable : « C’est un peu con de penser ça, mais oui,
j’aimerais le garder toute ma vie » (1). L'usure, comme ultime défi du couple (Duret,
2007), imprègne les jeunes générations et bouleverse leurs représentations de la durée et
de la qualité des relations.
3.3 Les réseaux sociaux et la multiplication des temporalités
« Le terme réseau social désigne l‟ensemble des relations interpersonnelles qu‟un
individu entretient avec les personnes significatives de son entourage » (Claes, 2003 :
27). Ce réseau se caractérise par son nombre de personnes, mais aussi par le nombre de
groupes s'y rassemblant. À cet effet, le site de sociabilité virtuelle Facebook26 illustre
cette tendance, non seulement à appartenir à de multiples groupes pour leurs apports
fonctionnels et affectifs, mais aussi à faire de ce réseau un miroir de son existence. Ainsi
sur ce site il est possible pour les « amis » de voir le profil personnel du sujet, d‟accéder à
des données de sa vie personnelle (coordonnées, photos, etc.) et de voir combien il
possède « d‟amis ». Avoir des amis, connaître des gens est aujourd‟hui un instrument de
la promotion de soi.
(Maffesoli, 2003). Or, cette thèse occulte le souvenir de l'acte comme élément constitutif de l'avenir.
26. Développé par des étudiants de l'Université de Harvard, ouvert à tous depuis 2006, le site Facebook,
comme certains autres (comme My Space), met à la disposition de ses utilisateurs un espace personnel où
ils peuvent se décrire, partager des informations personnelles et réactualiser rapidement, sur une base
journalière s‟ils le désirent, leur profil. Ces informations sont visibles et disponibles à tous les autres
utilisateurs du site, reconnu par l‟utilisateur comme étant un « ami ». Ainsi, les « amis » peuvent consulter
le profil de l‟utilisateur et sont avertis automatiquement de chacune de ses réactualisations, comme, par
exemple, s‟il ajoute de nouvelles photos, donnent une information sur un évènement, etc. Ils ont donc
accès, non seulement aux profils de leurs « amis », mais également à leurs réseaux de sociabilité. Pour
entretenir ces liens, Facebook met à la disposition de ses membres de nombreux services (messageries
différées et instantanées, calendrier des anniversaires, espaces de téléchargement de photos et de vidéos,
etc.). Facebook compte à ce jour plus de 175 millions membres à travers le monde. entretenir ces liens,.
124
La multiplication des relations joue un rôle important dans la perspective d‟une
organisation des activités de dernières minutes. Posséder un nombre important d‟amis
signifie aussi des chances plus élevées de trouver une personne disponible au moment
opportun, disposée à se consacrer à la même activité. Il augmente substantiellement les
chances du sujet de pratiquer l‟activité qui le tente sur le moment et diminue ses chances
de se retrouver seul lorsqu‟il ne le souhaite pas : « Une personne appelle tout le monde,
on s’appelle et là, on se rejoint à telle place et à telle heure. On essaie de rejoindre le
plus grand nombre de personnes qu’on veut voir » (19) ; « les choix organisés, ça ne
m’intéresse pas » (3). En d‟autres termes, un nombre élevé d‟amis facilite l‟organisation
de son propre temps. À cet effet, la densité des réseaux sociaux chez les adolescents, le
recoupement entre les relations amicales, est particulièrement forte (Claes, 2003) :
« Disons que le secondaire a été plus intéressant que le primaire, t’a comme plus un gros
cercle d’amis et tu évolues en même temps qu’eux » (10). En d‟autres termes, plus le
nombre d‟amis est élevé, plus grand est le nombre d‟amis disponible au moment voulu, et
plus il est facile d‟organiser son temps sur le mode de la dernière minute sans risquer de
se retrouver seul.
La multiplication des sous-réseaux et du nombre d‟amis assure aussi une certaine
diversité des activités pratiquées : « ça dépend avec qui, on se promène en vélo, on joue à
l’ordinateur, on fait des activités à l’extérieur. Mes amis font toujours des choses
différentes, je trouve ça bien. J’aime faire des choses différentes. On peut aller au
cinéma, des trucs comme ça [...] La plupart du temps, j’essaie de faire quelque chose de
nouveau, parce que j’ai besoin de faire quelque chose de nouveau, même si ça ne me
tente pas, une fois que c’est fait, je suis content » (4). À la multiplication des relations
correspond la multiplication des champs d‟intérêts. Ces réseaux répondent à la fois à un
besoin et à un désir de diversifier ses pratiques culturelles.
CONCLUSION : IMPROVISATION ET ENGAGEMENTS
125
Dans nos différents exemples, l‟improvisation demeure au cœur de la rencontre et de
l‟organisation des activités. Il en découle une nouvelle forme de négociation entre pairs.
Le sujet y reformule son engagement, s'implique au dernier moment. La liberté du sujet
est mise en avant, l‟authenticité est implicitement évoquée, les relations durables et les
participations à des activités sont toujours voulues par le sujet libre de se défiler.
Ainsi se développent deux aspects caractérisant le rapport à la temporalité de ces jeunes.
D‟une part, les engagements sont pris par le sujet pour des durées limitées dans le temps.
L'accompagnement d'un ami à une soirée n‟implique pas de partager l'ensemble de cette
soirée. D‟autre part, la décision de s‟engager est rapprochée au plus près du moment où
l‟action, signant cet engagement, se produit. Il est préférable d‟accepter d‟aller au cinéma
quelques heures avant la représentation. L‟improvisation est alors mise en avant, elle
concilie cette liberté du sujet avec son désir d‟entretenir des liens, de partager des
moments avec des amis. Elle autorise un engagement limité envers l'autre significatif.
C'est aussi une façon de garder l'univers des possibles ouverts devant soi. L'univers
culturel des jeunes générations constitue le reflet de cette inscription dans la temporalité.
4. LES PRATIQUES CULTURELLES ET LA CULTURE NUMÉRIQUE
126
La jeunesse se distingue des autres périodes de l'existence, entre autre, par sa culture
complexe, originale et diversifiée. « Dans la sociologie contemporaine, les sociologues et
les statisticiens identifient parmi l'ensemble des pratiques sociales celles qui relèvent de
la culture » (Lexique, 2007 : 227). Il s'agit des pratiques culturelles se révélant
aujourd'hui chez les jeunes dans toute leur complexité :
La culture adolescente n‟est pas, comme on l‟imagine d‟ordinaire, simple
addition de loisirs, de « pratiques », selon le jargon administrativo-scientifique
en usage. Elle n‟est pas davantage l‟affirmation d‟un temps libre, qui
s‟opposerait aux temps « contraints » (famille, école…), parce qu‟elle est tout
le temps, d‟une manière ou d‟une autre. Elle n‟est pas un temps léger (frivole)
face à des temps lourds, sérieux. Le temps adolescent est un temps en continu,
un temps éminemment quotidien qui se conjugue au présent immédiat. C‟est
un temps rayonnant, celui du réel bien sûr, mais aussi celui du rêve. Michaël
Jordan hier, Zinedine Zidane aujourd‟hui remplissent les nuits des apprentis
sportifs. Britney Spears, Alizée, celle des jeunes filles en herbe (Fize, 2002 :
127).
Pour Michel Fize, les pratiques culturelles constituent une part de la culture adolescente.
Malgré le foisonnement des pratiques juvéniles, du rap au gothisme ; malgré son
caractère éclectique et sa grande diversité, un élément se retrouve dans le quotidien de la
plupart des jeunes d'aujourd‟hui. Il se situe au fondement du lien social : les nouvelles
technologies de la communication. Pascal Lardellier parle de culture numérique, une
culture ludique, personnalisée, évolutive, fulgurante, réticulaire, assortie d‟instruments
autorisant l‟expérience d‟une nouvelle forme de toute-puissance et de transgression :
Mais, la culture, c‟est plus largement un processus. Les anthropologues disent
même qu‟il s‟agit de tout ce qu‟il faut savoir pour appartenir à une
communauté donnée. C‟est un ensemble de références et de pratiques admises
au sein d‟un groupe, qui permet de l‟intégrer et d‟y trouver une place. Elle
rassemble alors les manières de parler, de se nourrir, de se vêtir, de regarder
l‟autre et le monde, et condamne à rester à l‟extérieur du groupe ceux qui ne
respectent pas ces codes. Cette définition de la culture amène à considérer
qu‟elle est inclusive et exclusive. Elle engage surtout des notions
fondamentales : le partage et la transmission. La culture des numériques des
ados procède des mêmes logiques : elle est un certain regard, une manière de
penser, de s‟exprimer, de faire venir le monde à soi via ses écrans magiques,
« au doigt et à l‟œil ». Elle est une façon de décomposer et de recomposer les
réalités culturelles et sociales, qui requiert une vraie technicité, une ingéniosité
technique mais pas seulement (Lardellier, 2006 : 40).
L‟importance de cette culture numérique chez les jeunes n‟est plus à démontrer. Selon
l‟INSEE, les 15-19 ans sont à la fois les plus grands utilisateurs de messageries
127
instantanées (62% comparativement à 47% des 20-29 ans), de forums de discussion (41%
contre 28%), de logiciels de téléchargement et d‟écoute de films, de musique (60% contre
42%) et de logiciels de jeux (34% contre 27%). Les 15-19 ans se démarquent plus
largement de l‟ensemble de la population par rapport à tous ces aspects de leur pratique.
(Frydel, 2006). Toujours selon l‟INSEE, en 2005, 88% des 15-24 ans ont fréquenté les
cinémas dans les 12 derniers mois contre 47% pour l‟ensemble de la population et 96%
ont écouté des CD et/ou des cassettes contre 75% (Tavan, 2003). En 2006, une étude du
CREDOC estime que 70% des 12-17 ans possèdent personnellement un téléphone
portable (Bigot, 2006).
Les cultures juvéniles baignent donc aujourd‟hui - et pour la première fois de notre
histoire - dans un univers technologique modélisant leur mode de communication et leur
offrant un nouvel univers. Ce dernier influence le rapport à la temporalité des jeunes
générations, mais l‟inverse est aussi vrai : l‟utilisation des technologies de la
communication incarne un rapport singulier à la temporalité. Si l'usage au quotidien de
ces instruments façonne leur représentation de la temporalité, elle suggère aussi que cette
représentation de la temporalité se révèle, à son tour, à travers l‟utilisation de ces mêmes
instruments.
4.1 Un univers autoréférencé
Il s‟agit bien d‟un univers. Les usages de ces instruments sont inter-reliés, ils constituent
un tout, une constellation d‟outils. Ils interfèrent les uns avec les autres, ils se font
références constamment, s‟interpellent. Par exemple, avec l‟internet, les jeunes regardent
des clips ; les clips sont le support visuel de la musique ; la musique est écoutée par
l‟intermédiaire du téléphone portable ; avec le téléphone portable, le jeune « bouge », il
n'attend pas, il fait autre chose : « Je me suis dit : « je vais avoir mon téléphone comme ça
ils vont pouvoir m’appeler et je vais pouvoir rappeler plus vite. Juste pour ça » (10). Les
nouvelles technologies de la communication font aujourd‟hui le pont entre les différentes
passions entretenues par les jeunes générations à l‟égard du cinéma, de la musique, des
jeux vidéo : « internet pour avoir des renseignements sur des films, parler avec des amis,
128
écouter de la musique » (19) ; « Ces temps-ci j’écoute de la musique classique avec des
guitares électriques, des reprises de musiques de jeux vidéo » (3). Une grande partie de
ces nouvelles technologies de la communication sert à diffuser des informations sur le
monde du cinéma, de la musique et des jeux vidéo auprès des pairs.
Ces objets renforcent la cohérence entre différents aspects de la culture juvénile. Ils
constituent un univers autoréférencé : les jeux vidéo s‟inspirent de films cultes27, les
rappeurs recyclent des dialogues de ces mêmes films dans leurs propres chansons, etc.
Les jeunes partagent leurs propres créations, à travers des sites internet comme
dailymotion.com ou youtube.com28. Leurs créations personnelles participent à la
prolifération des sous-produits de la culture juvénile, autant de productions originales
relevant d‟un travail de récupération et de réinterprétation des références partagées 29. Une
fois de plus, les voici devenu acteur de cette culture.
4.2 Pratiques culturelles et rapport à la temporalité
Chez les jeunes générations, les pratiques culturelles s'insèrent dans le contexte de la
culture juvénile, elles se caractérisent aujourd'hui par l'omniprésence de l'usage des
nouvelles technologies de la communication : téléphone, ordinateur, internet, etc. sont
devenus les outils centraux de cette culture. Situées au fondement du lien social, elles
transforment aussi leur rapport au temps :
Les nouvelles technologies de la communication jouent un rôle fondamental
dans la mutation du rapport au temps qui s‟est opéré ces dernières années. Elles
sont l‟un des soubassements du temps mondial qui s‟est mis en place et qui,
27. Les exemples sont nombreux. Citons ici celui de Fight Club, film de David Fincher sortie en salle en
1999, qui est devenu un jeu vidéo en 2004 ; et le célèbre Scarface de Brian De Palma, devenu un jeu vidéo
en 2006. Ces deux films cultes sont des exemples de cette culture de la récupération propre à l‟univers
autoréférencé de la culture numérique (Dupont, Lachance, Lesourd, 2007 ; Lachance, Dupont, 2007, 2009 ;
Rahmani, 2009).
28. Youtube.com (Février 2005) et dailymotion.com (Mars 2005) sont des sites de partage et de visionnage
de vidéo. Il est possible pour l'utilisateur de partager et de regarder des séquences vidéo gratuitement. À
titre d'exemple, dailymotion.com estime à 3 millions le nombre de visiteurs journaliers sur son site.
29. À titre d'exemple, sur les sites de diffusions de vidéo amateurs, notamment sur celui de
dailymotion.com, une section « parodie de films » est destinée aux fans qui reproduisent des scènes de leurs
films préférés.
129
nous ouvrant le monde, le referme sur nous de façon insidieuse. Elles
s‟inscrivent dans l‟histoire de la régulation du temps qui s‟est opérée de façon
progressive, induisant une uniformisation imposée, étape par étape aux
temporalités particulières de la société (Aubert, 2003 : 55).
Avec ces technologies de la communication, ils entretiennent une sociabilité active et
bien réelle. L'impression de leur isolement aux yeux des adultes confirme l'émergence
d'une culture avec ses codes. Devant l'écran de leurs ordinateurs, jamais ils n‟ont été dans
un contact aussi étroit et continu avec leurs pairs. Leurs principaux loisirs, le cinéma, la
musique, les jeux vidéo et l‟internet s‟inscrivent tous dans des pratiques profondément
socialisantes et interactives : « Pas sur internet, sur MSN, c’est internet quand même,
plus sur MSN » (10) ; « Pour chater avec mes amis, après ça, pour aller voir mes
messages, pour aller me chercher de la musique » (9). Ces pratiques motivent la
rencontre, lui donnent de la consistance. Elles sont des moyens d'entrer en contact, de
partager, de créer du lien social : « On n’est pas comme tous pareil. C’était toujours le
même monde autour, alors je voulais leur montrer que ma musique aussi était bonne. Et
c’est ce qui est arrivé. Y a des gens qui venaient dans le local et ils disaient : c’est quoi
ça ? C’est qui ? Où ? Je trouve ça intéressant. Et on pouvait parler. C’est comme un club
social de musique » (1).
Ces pratiques remplissent le rôle fondamental du loisir : ils sont d‟abord et avant tout des
passe-temps. Ces jeunes s‟accordent pour dire que la télé, l‟ordinateur, les jeux vidéo et
l‟internet sont des outils pour combattre l„ennui. Lorsque cet ennui les guette, la plupart
se replie sur ces instruments : « Quand j’ai rien à faire. C’est pas comme : « ah là !
J’aurai pas le temps d’aller sur internet ! » (1); « Je regarde souvent la télé, quand j’ai
rien à faire d’autre que regarder la télé. Là, je zappe » (16) ; « Des fois ça me tente plus.
Tu fais vite le tour sur internet, si t’as pas quelque chose à aller chercher » (18). « Tout le
temps, quand j’ai rien à faire, mes temps libres, je les passe sur internet. Je regarde le
monde qui y sont et je trouve quelque chose à faire » (8).
Ces nouvelles technologies, l‟internet, mais aussi le téléphone portable, redonnent le
pouvoir d‟agir, d‟expérimenter un monde rempli de promesses : « En cas d’urgence, je
peux appeler des amis et tout » (13). À défaut de réaliser quelque chose, de ne pas perdre
130
son temps, le sujet cherche à réaliser quelque chose : « Ils évoquent même le temps passé
- et perdu - devant l’écran. Et, après tout, il faut bien passer le temps d’une manière ou
d’une autre, comme la génération précédente passait des heures au téléphone, ou zappait
mollement devant des séries de seconde zone des après-midi entières » (Lardellier, 2006 :
210). Paradoxalement, chercher quelque chose à faire par l‟intermédiaire de ces
technologies, devient en soi quelque chose de fait, comme passer, par exemple, du temps
sur la messagerie instantanée, afin d‟y rencontrer un ami.
La rencontre est au centre de ces nouvelles technologies de la communication. Elles sont
des outils de la connexion et de la synchronisation. « On l‟a compris, ce sont les ados qui,
au premier chef, inventent cette culture là. Leur ingéniosité fait qu‟ils s‟approprient les
outils, en jouent et s‟en jouent pour inventer des codes. Mais aussi, par extension, une
nouvelle temporalité relationnelle, et un tempo social nouveau » (Lardellier, 2006 : 47).
L‟émergence de nouvelles temporalités relationnelles s‟explique par le développement
massif de ces nouvelles technologies de la communication. Ces temporalités
relationnelles se caractérisent, entre autre, par des rencontres se produisant, non pas dans
l‟espace, mais dans le temps. La synchronisation des interlocuteurs au même moment
détermine l‟effectivité de la rencontre, il est donc envisageable de partager du temps sans
partager l'espace. Le tempo est également nouveau, cette synchronisation dans le temps
autorise la rencontre malgré l‟éloignement et la mobilité de chacun.
Les jeunes insistent, ils ne sont pas les esclaves du téléphone portable car « celui-ci est
effectivement un outil de réaménagement du temps vers sa plus grande rentabilisation »
(Jauréguiberry, 1998 : 10). Ces types d'outils technologiques leur donnent une nouvelle
liberté, notamment par rapport à la gestion de leur temps. Ces derniers ne dictent pas
leurs horaires : « Je regarde des clips quand ils passent, je suis pas du genre à attendre »
(7). Ils ont besoin de ces instruments, mais ils entraînent, non pas une aliénation du sujet,
ils évitent au sujet l‟aliénation subie par ceux qui ne les possèdent pas. Le téléphone
portable comme l‟internet sont perçus du côté du pouvoir donné au sujet :
D‟un côté, elles permettent de gagner du temps, de se libérer de l‟astreinte
d‟une présence physique, de vivre selon le rythme du désir immédiat, dans une
illusion d‟abolition du temps. De l‟autre, elles génèrent une contrainte
nouvelle, celle de devoir, soi-même, répondre et être joint dans l‟instantané,
131
dans une mise sous tension permanente et sans aucune possibilité de temporiser
la relation (Aubert, 2003 : 64).
Le pouvoir de la mobilité, d‟être joignable en tout temps, correspond surtout à l'avantage
de ne jamais attendre l‟autre, indépendamment de la volonté de bel et bien espérer une
rencontre : « Le fait de pouvoir entrer directement en contact avec ses interlocuteurs
professionnels, sa famille ou ses amis, contribue sans doute à évacuer une part de stress
lié à l'attente » (Jauréguiberry, 1998 : 12).
L'abolition de l‟attente s‟exprime aussi dans le rapport aux multimédias. Concernant la
télévision, on remarque « d‟ailleurs, (que) les plus jeunes ne sont plus les téléspectateurs
les plus assidus » (Boily, 2005 : 114) : « Ce que j‟aime pas avec la télé, c‟est qu‟on
t‟impose un horaire. Avec un DVD, tu le vois quand tu veux, le nombre de fois que tu
veux et tu n‟as pas de pub » (20). Les nouvelles technologies sont des moyens d‟enrayer
l‟attente. Ils redonnent du pouvoir au sujet revendiquant sa liberté, sans remettre en
question ses relations aux autres : « J’aime ça être joignable partout. Si j’ai rien à faire,
je ne veux pas nécessairement attendre chez moi que quelqu'un appelle » (8). Cependant,
ces technologies de la communication font des promesses auxquelles elles ne donnent pas
toujours de suites favorables : « Même avec la technologie, des fois, il faut attendre…
l’ordinateur, faut attendre que la page s’ouvre, t’attend après la recherche… » (13). Si le
pouvoir sur l‟organisation du temps est significatif chez certains jeunes, les frustrations
sont parfois vives et mal vécues.
4.3 Technologie et perte de temps
Si plusieurs affirment gagner du temps grâce à l‟internet, nombre d'entre eux évoquent
aussi les effets inattendus et contradictoires de ces technologies sur le quotidien. Le
monde du transport est passablement épargné. En revanche, celui des communications est
soumis à la critique. Les blâmes sont diversifiés : inefficacité des services téléphoniques,
dysfonctionnement des systèmes informatiques, etc. Mais, au-delà de cette inefficacité,
les jeunes mentionnent les effets pervers de ces technologies. Elles ouvrent les portes sur
un univers chronophage car, pour le parcourir, il faut du temps : « Les ordinateurs quand
132
ça bogue, quand ça fonctionne plus, ça aide pas. T‘es obligé de le réparer, ça fait perdre
du temps » (22) ; « Le monde va plus vite, oui. Mais dans le sens qu’il peut faire plus de
choses après. Si ton ordinateur va plus vite, tu vas rester deux heures de plus. Moi, c’est
comme ça, si mon ordi va plus vite, c’est juste que ça me prend 30 secondes pour ouvrir
une page, j’en ouvrirai plus » (17). La loi du faire plus dépasse la loi du faire plus vite.
La rapidité est aussi critiquée. Elle n‟est pas expressément un facteur de libération du
temps. Certes, elle repousse certaines limites, mais crée, dans le même élan, des effets
indésirables et indésirés : « ça sert à rien de trop se presser. Je connais des jeunes de mon
âge qui prennent leur mobylette pour aller trois coins de rue plus loin. C’est pas un
vélo… Ou tu marches, tu prends le temps de faire de l’exercice. Tu restes assis sur ton cul
et tu manges après ! » (9).
4.4 Des temporalités relationnelles
La communication fait référence à l‟échange, au passage, plus ou moins réussi d‟un
message d‟un sujet émetteur à un sujet récepteur. L‟expression, quant à elle, suppose la
mise en mot d‟un sentiment, d‟une idée. Elle implique le partage, un mouvement allant
de l‟intérieur vers l‟extérieur, un mouvement à sens unique, du moins, dans un premier
temps. L‟usage de l‟internet remplit ces deux fonctions pour les jeunes. Certes, ils ne sont
pas les seuls à utiliser les services gratuits de messageries instantanées et à entretenir
quotidiennement leur blog. Ces activités sont également le fait des adultes (Nachez,
Schmoll, 2003 : 6). La communication et l‟expression sont constamment au cœur de ces
pratiques culturelles, derrière l'isolement apparent se cache souvent une sociabilité
intense : « On peut affirmer que l‟ensemble de leurs activités est empreint de sociabilité,
même dans l‟usage de média perçu comme étant une pratique solitaire, captive et
antisociale, nommément la télévision et internet. En réalité, l‟écoute de la télévision se
fait plus souvent qu‟autrement en compagnie d‟autres membres de la famille ou de
colocataires » (Boily, 2003 : 107). Ces pratiques culturelles mettent la plupart du temps
en jeu les nouvelles technologies de la communication, il s'agit d'un temps relationnel, un
moment de renforcement, voire de création du lien social.
133
L‟utilisation de la télévision et de l‟ordinateur n‟est pas exclusivement utilisée en solitaire
:
Le contexte des loisirs devant écran a également été étudié : le plus souvent, ils
sont pratiqués sans présence d‟un tiers, mais dans des proportions variables :
l‟ordinateur est ainsi utilisé le plus souvent seul par plus de trois répondants sur
quatre (335 - 76%). Ce contexte d‟usage est déclaré comme le plus courant
pour 44% des collégiens interrogés pour la télévision (195) et 42% d‟entre eux
pour les consoles de jeux (Louacheni, 2007 : 163).
Seuls les chiffres concernant l‟ordinateur indiquent majoritairement un usage en solitaire.
Or, ces statistiques ne prennent pas en considération la présence en-ligne d‟autres
personnes. Pour les jeunes, cette présence, virtuelle et donc « irréelle » aux yeux de
nombre d‟adultes, demeure bel et bien réelle à leurs yeux. Par ailleurs, la même étude lie
les jeunes utilisant intensivement ces objets et le désinvestissement des autres formes de
loisirs. Ces jeunes se caractérisent plutôt par une multiplication de leurs pratiques
culturelles, une intensification du temps de leur existence. En d'autres termes, les jeunes
passant le plus de temps devant l'ordinateur sont aussi les jeunes ayant le plus d'activités à
l'extérieur de la maison.
La musique participe aussi au renforcement de la culture juvénile et de la rencontre entre
les jeunes. Certes, « l‟écoute de la musique n‟est pas exclusive aux jeunes, mais elle est
typique de leur univers culturel, étant présente dans la plupart de leurs activités
quotidiennes » (Boily, 2003 : 109). Rares sont les jeunes n'ayant pas la musique comme
passion principale. Mais il ne s‟agit pas ici d‟un simple moyen d‟évasion, encore moins
d‟une écoute passive. Au contraire, les textes des chansons sont écoutés attentivement,
discutés entre amis et constamment soumis à l‟interprétation des jeunes : « J’aime surtout
les paroles. J’aime les chansons qui sont un peu tristes, comme Billy Talent, « nothing to
loose ». C’est un gars qui veut se suicider. Je l’aime beaucoup cette chanson. Elle a
quelque chose à dire » (9) ; « J’écoute de la musique en français et du rap parce que
dans leurs paroles, c'est des choses vraies qu’ils disent » (14) ; « les chansons dans les
clips, t’a plein de façon de les interpréter, moi, je les vois pas comme les images et je
compare, je fais des liens, je pense comme lui, on peut avoir des points qui se touchent »
(1) ; « J’aime le rap parce que les paroles ont du sens [...]. Les clips c‘est bien parce que
ça explique ce que disent les paroles quand c’est en anglais » (24) ; « Moi je suis
134
métaleuse et plutôt Black Dess Métal. C’est de la musique très violente mais ce que
j’aime chez eux, c’est qu’ils ont quelque chose à dire contrairement à ce que l’on entend
à la radio qui sont plus des chansons à succès » (21) ; « C’est le rap français plutôt,
américain aussi, mais en français je peux bien comprendre ce qui se raconte » (22).
La télévision, l‟internet, le téléphone portable, etc. sont tous des supports de la musique,
ils la transportent dans leur quotidien : « Il y a des chansons que j’écouterais pas, mais
juste parce qu’il y a un clip, je vais le regarder. Tu as le support visuel, tu as comme une
version, une façon de voir la chanson. C’est intéressant parce que tu as toujours ta façon
de voir la chanson, tu as la version du vidéo, de l’artiste. Je trouve ça bien de pouvoir
comparer ça, d’avoir une représentation visuelle » (4). Les textes des chanteurs, comme
les films d‟ailleurs, se révèlent comme des propositions de sens, avec leur contexte. La
musique, et surtout les paroles des chansons sont des tiers, elles sont l'occasion d'un recul
face à leurs propres émotions, elles laissent dire à défaut de pouvoir dire par soi-même.
La musique est aussi une interface entre soi et ses pairs. L‟expression d‟un état d‟âme
passe parfois par la visualisation en groupe d‟un clip ou de l‟écoute de la musique, par
des débats autour de ces derniers. La musique est un médiateur pour soi-même, mais
aussi une interface entre soi-même et les autres. Elle facilite l‟échange et le renforce, à
travers le partage de sources communes.
Ainsi se forment des groupes de jeunes autour d'appartenances musicales. Des sousgroupe se créent à moyen terme, des rassemblements ponctuels ont lieu : « Tout le monde
se parle, tout le monde se calcule, on danse tous ensemble, enfin c’est normal » (21). Les
jeunes métaleux et rappeurs, mais aussi ravers se retrouvent à l‟occasion d‟évènements
spécifiques, autour d‟une passion commune, mais la diversité de leur réseau
d‟appartenance ne les enferme pas autour de cette passion : « Chacun est différent. Mes
amis écoutent ce qu’ils veulent. Comme dit, je ne choisis pas mes amis en fonction de ce
qu’ils écoutent » (10) ; « Y’en a oui et d’autres non parce qu'ils ont leur style à eux »
(23).
135
Ces pratiques culturelles participent de la synchronisation des différents membres d‟un
groupe. Elles sont de bonnes raisons pour se voir et se rencontrer. Mais elles impliquent
une dimension supplémentaire, elles participent à la construction du rapport à la
temporalité chez les jeunes. Ces pratiques sont l'occasion de rencontrer l‟autre,
indépendamment de la disponibilité de chacun. Une chanson appréciée par plusieurs
jeunes ne remplit plus simplement le rôle de divertissement. Lorsqu‟un jeune écoute,
réécoute, analyse les paroles d‟une chanson, en décortique la signification, il entre dans le
débat entourant cette dernière. Il participe à la culture contemporaine et mouvante de la
jeunesse, en devient un membre à part entière, voire un expert. Il sait que ses
connaissances et ses impressions ne resteront pas à jamais enfermées dans ses pensées.
Tôt ou tard, il revient, fort de sa connaissance et de sa passion vers les siens. Ainsi la
culture juvénile contemporaine est devenue un lieu de réconciliation entre le réseau et le
récit, pour reprendre les concepts de Zaki Laïdi (2000).
4.5 Récits et réseaux
Avec ses produits culturels, ses lieux et ses acteurs, la culture juvénile peut être comprise
comme un réseau. Les jeunes s'y retrouve, ils se connectent les uns aux autres, à travers le
partage de cette culture vivante.
Pour Laïdi, l'époque contemporaine se caractérise, entre autre, par le passage d‟une
société du récit à une société des réseaux. Dans la première, le sujet se reconnaît dans une
narration transcendant la durée limitée de son existence. Ce sont ici les Grands Récits de
Lyotard. Or, la dissolution de ces récits est entrée dans une phase radicale. Ces derniers
ne sont plus à même de tenir serrées les mailles du lien social. Cette société du récit aurait
été remplacée par une société des réseaux :
Spatialement, le réseau se nourrit sans cesse de connexions nouvelles et récuse
de ce fait les frontières tracées a priori. Sa survie dépend même de l‟extension
incessante de ces frontières. Temporellement, la distinction entre réseau et récit
est encore plus forte. Le principe de connexion sur lequel est fondé le réseau
est de rassembler pendant une période relativement courte des personnes très
disparates sans destin commun, mais prises dans un jeu de relations plus ou
moins durables. À un certain moment, ces relations seront intenses. À un autre,
elles seront mises en sommeil. Les connexions sont temporaires mais
réactivables (Laïdi, 2000 : 158).
136
La culture juvénile constitue l‟un de ces réseaux. Les nouvelles technologies de la
communication s'y greffent, en deviennent les médiateurs par excellence. Les forums, les
blogs, les services de messageries instantanées, etc. favorisent l‟échange rapide
d‟informations sur les vedettes, les derniers « tubes », le prochain film, etc. Ces échanges
s‟intensifient au cours de rencontres entre petits groupes d‟amis ou lors d‟immenses
rassemblements comme un concert, une journée internationale de la jeunesse… Lorsque
le jeune télécharge un nouvel album, lorsqu‟il voit un nouveau film, il se connecte à ce
réseau possédant plusieurs niveaux concentriques.
Dans ce mode d‟être-ensemble, le sujet jouit d‟une grande liberté de mouvement. Il joint,
se retire et rejoint le réseau en temps voulu. La rencontre avec l‟autre ne se caractérise
pas seulement par la capacité de joindre n‟importe qui sur la planète en temps réel, mais
de pouvoir aller vers l‟autre en tout temps, qu'il soit disponible ou non. La rencontre avec
l‟autre est pensable, indépendamment de sa disponibilité. Par exemple, il est possible, en
tout temps, de laisser un message à un ami sur un répondeur, d‟envoyer un courriel au
milieu de la nuit, etc. Il existe désormais des interfaces dont l‟épaisseur temporelle donne
au sujet l‟impression d'être connecté en permanence avec les autres. Ces messages, ses
envois de courriels ou les réactualisations d‟un blog, par exemple, ressemblent à des
lettres envoyées selon le désir de son auteur puis ouvertes selon la disponibilité de son
lecteur.
Pour Laïdi, ces relations ponctuelles et intermittentes vacillent entre intensité et mise en
veille. Toutefois, dans la culture juvénile, ce réseau est rempli de micro-récits. Souvent,
ces relations sont même réactivables à travers le partage d'un micro-récit, c'est-à-dire de
récits d'évènements ponctuant l'existence du sujet : un message lancé par courriel, par
exemple, crée une connexion provisoire avec l'autre. Le partage d'un film, d'un site, d'une
chanson par internet joue ce rôle de créer un contact par le partage d'un micro-récit. Ces
films, ces sites, ces chansons sont des récits, disponibles à de multiples interprétations.
En fait, « ces technologies ne sont pas pour eux des outils purement fonctionnels : elles
induisent des relations personnalisées et dynamiques, permettant le partage de contenus
137
élaborés » (Lardellier, 2008 : 119). Par conséquent, le récit est toujours un organisateur de
la temporalité, mais il remplit ici un rôle différent de celui des Grands Récits de la
modernité.
Le récit est une matière première de l'échange et de la connexion. Le développement de la
société du réseau ne s‟explique pas seulement par la dissolution des Grands Récits. Elle
s'enracine dans le besoin continu chez le sujet de recourir au récit pour donner un sens à
son existence. Ainsi le réseau apparaît comme une volonté d‟entretenir le récit, cette fois,
sur une base personnelle et intime. Il participe à leur diffusion et à leur valorisation.
Les débats entourant l‟exposition (ou l‟exhibition) de la vie personnelle à la télévision,
comme sur le net, ou dans les espaces publics envahis par les téléphones portables30,
soulignent cette profusion des micro-récits et leur diffusion volontaire auprès des autres.
La population en général est confrontée à cette exposition, indépendamment de l'intérêt
suscité. L‟apparition du terme « extimité »31 pour parler de ce partage de l‟intimité, entre
autre sur les blogs, rappelle cette rencontre entre la société du réseau et la société du petit
récit. En fait, la connexion au réseau suppose aussi l‟exposition du sujet aux récits des
autres.
La recherche de sens, la construction d‟un récit intime et significatif par le sujet, ne se
passe jamais de la reconnaissance d‟autrui. Cette dernière ne fait pas l'économie de
l‟action du sujet, à la fois pour construire le récit et pour en diffuser le contenu. Cette
action se caractérise par la diffusion d'objet porteur de sens, mais aussi par
l‟interprétation de leurs récits par l„autre. C‟est pourquoi l'internet est devenu un outil,
non seulement de promotion de soi, mais également de diffusion de soi.
30. Nous pensons ici aux nombreuses personnes que l'on entend parler librement dans leur téléphone
portable dans les lieux publics (trams, centres commerciaux, places publiques, etc.). Ces personnes
s'expriment alors sous les oreilles tendues des gens qui circulent autour d'eux.
31. L'expression a été récemment popularisée par le psychanalyste Serge Tisseron.
138
L'internet est l'occasion pour ces jeunes de se construire un récit personnel et de le
diffuser. Sont aussi diffusés des micro-récits préfabriqués : chanson, clips, films… Par
exemple, comme acte narratif, le film et la chanson renferment des idées, des thèmes, etc.
Il s‟agit de propositions de sens. Ces micro-récits formalisent l‟émotion ressentie par le
jeune, ses craintes, ses angoisses, ses joies et ses réussites. Ces objets sont facilement
exportables et épousent les exigences de la société du réseau, un réseau existant à travers
la manipulation des nouvelles technologies de la communication. Ainsi s‟imbriquent la
société des réseaux et du petit récit : à défaut de trouver les mots leur permettant
d'accéder à une reconnaissance durable, la culture juvénile se développe autour de cette
double exigence en multipliant les propositions de formes narratives et d‟occasion de les
échanger et d‟en discuter.
Cette société du réseau et des micro-récits modifie le fondement même du rapport à la
temporalité. Elle suppose, d‟une part, la diffusion continuelle des micro-récits
préfabriqués par l‟industrie ou fabriqués par le sujet lui-même. D‟autre part, elle offre de
multiplier ces supports pour fabriquer des récits ou les diffuser. L‟expérience narrative
devient pour plusieurs une activité quasiment journalière pour des millions de jeunes à
travers le monde32. Ils se racontent, s'adonnent à un acte de configuration de la
temporalité, c'est-à-dire à une remise en cohérence des épisodes et des éléments
apparemment dispersés de leur existence (Ricoeur, 1983).
4.6 Le cadre temporel du jeu vidéo
Selon Lafrance, « le jeu n‟annule pas le temps et l‟espace, il les remplace par un autre
temps et un autre espace » (2004 : 152). Plusieurs jeunes apprécient les jeux vidéo. Ils
ouvrent un espace et un temps d‟expérimentation déjà connus des plus âgés, parfois
même par les parents des jeunes générations actuelles (Nachez, Schmoll, 2003 : 6). «58%
des joueurs qui ont l'habitude de jouer sur les consoles ont plus de 18 ans ; 72% des
joueurs qui s'adonnent davantage au PC ont plus de 18 ans ; l'âge des joueurs (consoles et
32. Nous approfondirons cette dimension de la temporalité à travers différentes expressions de la culture
juvénile contemporaine, en troisième partie de notre recherche : cinéma, usages d'internet, backpacking...
139
PC) se situe principalement entre 12 et 35 ans, avec une moyenne de 28 ans » (Lafrance,
2004 : 112).
Selon ces jeunes, les jeux remplissent deux rôles. D‟abord, le jeu vidéo sert à fuir
provisoirement le monde réel, se réfugier dans l‟imaginaire, dans un cadre échappant au
monde contraignant : « Tu fais plein de choses que tu pourrais pas faire dans la vrai vie.
Ça te donne aussi… tu décolles de qui tu es. Tu décroches un peu de ta vie, et de tes
problèmes dans le fond » (3). Ensuite, le joueur expérimente de nouvelles situations, il
jouit de privilèges sans équivalents dans la réalité. Ces jeux autorisent de jouer à être
quelqu‟un d‟autre, à faire l‟expérience d‟une liberté inédite, voire impensable. « J’aime
surtout la liberté dans les jeux, comme sims city [...]. J’aime pouvoir faire ce que je veux
et que ce soit différent de la vrai vie. On pourrait dire que sims, c’est la vraie vie, mais il
y a quand même une différence parce que tu peux faire plus ce que tu veux et ça te fait
sortir de ton monde » (20). Le jeu vidéo se rapproche à la fois du jeu de rôle et de la
lecture : ces formes de loisir créent des temps provisoires où la connaissance de soimême et le pouvoir sur les autres, comme sur le monde, est arraché à la continuité de
l‟existence, à ses règles et à ses contraintes. Il inscrit le sujet dans un autre contexte plus
attrayant : « Je lis du fantastique, j’aime le monde fantastique. Toute la magie qu’on y
trouve, leur univers, c’est tellement… fantastique ! C’est tellement beau… Quand tu
regardes Harry Potter tu peux pas te dire : j’aimerais pas être un sorcier ou une sorcière.
Il y a tellement de possibilités infinies dans ces livres… » (9) ; « la lecture, ça m’emmène
ailleurs que dans ma petite vie quotidienne. Les romans policiers, les énigmes les romans
fantastiques, ça m’amène carrément ailleurs, dans un autre monde » (10). Dans le cas du
jeu de rôle, la place donnée à la narration transforme aussi le rapport à la temporalité du
sujet. « La particularité de ce type de jeu est qu'il est sur l'intérieur des personnages avec
d'autres personnages, joueurs ou non-joueurs, dans le dessein de créer des dialogues qui
mèneront au déroulement du jeu. Souvent organisés autour d'une quête, ces jeux se
déroulent d'une manière plus narrative que linéaire » (Lafrance, 2004 : 40). Des
expériences provisoires d‟un rapport différent à la temporalité se profilent ici : « Je ne
vois pas tout le temps le temps passé. Je regarde l’heure, mais ça passe vite quand
même » (3). Ils posent des systèmes de règles liés tout de même au monde « réel » :
140
« C’est un jeu qui tient de la logique même si tu contrôles un renard qui vit sur une
planète de dinosaures » (9). Certains personnages, incarnés par le sujet, meurent,
renaissent, se multiplient. « Comme dans un rêve, le joueur peut mourir plusieurs fois et
renaître sans cesse. Il peut rêver être mort et vivant, au même moment ; il peut regarder
vivre tout en étant mort, comme à l‟état de fantôme » (Lafrance, 2006 : 86). Le jeune fait
ainsi l'expérience symbolique de l'ubiquité. Il existe sur plusieurs registres à la fois, les
erreurs sont possibles et les essais sont infinis. Certains jeux s'interrompent, mais d‟autres
univers virtuels ne cesseront d‟exister indépendamment de la participation du joueur :
Un nouveau type de jeu vidéo essentiellement basé sur la technologie du
virtuel a fait son apparition il y a quelques années. En forte expansion, cet
archétype peut être considéré comme la forme commercialisée la plus aboutie
du ludique et du virtuel. Ce « jeu de rôle massivement multi joueur en-ligne »
correspond à la condensation dans un univers virtuel du jeu de rôle, du jeu
vidéo et de la communication interactive propre à internet. Il peut regrouper
plusieurs milliers de joueur en temps réel, leur âge variant entre dix et soixante
ans avec une forte population adolescente, et post-adolescente surtout
masculine. Il fonctionne tout le temps, indépendamment des joueurs, n‟a pas de
fin et peut être amélioré par les concepteurs périodiquement. Le monde virtuel
dont il est le cadre est dit persistant ; il a une géographie, une histoire, des
règles physiques, une autonomie, des habitants (Lafrance, 2006 : 49).
Ces mondes virtuels ont également une mesure spécifique du temps.
Le passage progressif des jeux en console aux jeux en réseaux fait apparaître une
nouvelle donnée dans une perspective de rapport à la temporalité. Dans le premier cas,
l‟existence du monde virtuel est soumis à l‟agir du sujet : il n‟existe qu‟entre le début et
la fin d‟une partie. Dans le deuxième cas, ce monde n‟est pas limité à la partie menée par
le joueur. Il existe, non seulement indépendamment de sa participation, mais en
permanente continuité. Plus encore, le joueur y retourne à partir de n‟importe quel
ordinateur, à condition qu‟il soit muni des logiciels requis. Dans un cas comme dans
l‟autre, le jeune fait une expérience nouvelle, l‟expérience d‟un rapport à la temporalité
émergeant dans un nouveau contexte, avec de nouvelles formes de mesure. L‟exemple
des jeux de sports est représentatif : les parties de football sur jeux vidéo sont
chronométrés, comme dans la réalité. Mais ce temps, même s‟il est en nombre de 90
minutes ne correspond pas en durée réelle au temps écoulé dans les véritables parties : le
temps s‟écoule plus rapidement. Le joueur choisit le mode de chronométrage. Il peut
141
modifier, non seulement la durée de la partie, mais aussi la vitesse d'écoulement du temps
affiché. Ainsi le joueur ne fait pas uniquement des expériences originales dans l'univers
du jeu vidéo, il participe aussi à définir le contexte : « Non seulement il a la possibilité de
créer son héros sur mesure, mais il peut même choisir les caractéristiques de
l'environnement où celui-ci évolue » (Tisseron, 2000 : 49).
En d‟autres termes, au réalisme de ces jeux s‟opposent cependant la proposition d‟une
nouvelle échelle de mesure du temps. Le jeune fait l‟expérience de contraintes différentes
:
En changeant les règles du temps et de l‟espace, le joueur tente de sortir de sa
condition terrestre en devenant Dieu, concept théologico-philosophique inventé
pour expliquer ce que l‟homme ne peut comprendre ou accepter comme
l‟irréversibilité du temps, le commencement et la fin du monde, l‟infinité de
l‟espace. Dieu est le commencement et la fin de tout, il est éternel et
omniprésent, il est omniscient et omnipuissant. Le jeu est une entreprise
démiurgique visant à donner à l‟homme des pouvoirs divins, une puissance
divine ; c‟est ce qui explique l‟aspect grisant du jeu, son pouvoir à la fois
dionysiaque et prométhéen (…). Dans le cyberespace, le joueur a perdu son
existence chosique ; il n„a plus l‟inertie d‟une chose, il est devenu une sorte
d‟entité ubiquitaire (Lafrance, 2004 : 88).
Le joueur exalte une maîtrise différente de la temporalité. Il prouve une maîtrise à un
degré rarement égalé dans la vie de tous les jours : « ça te permet d’avoir ce que tu peux
pas avoir en vrai » (2).
L'entité ubiquitaire évoquée par Lafrance existe dans une société où les « masques
sociaux » se multiplient, où s‟ajoutent désormais le personnage virtuel. Mais une
différence subsiste entre l‟incarnation d‟un personnage virtuel et l‟incarnation d‟un
personnage sur la scène de la vie quotidienne. À la différence de tous les autres, le
personnage et le monde virtuel existent en simultanéité avec l‟un des nombreux
personnages de la vie courante. En d'autres termes, lorsque le sujet vaque à ses
occupations quotidiennes, il délaisse un univers vivant continuellement, indépendamment
de sa volonté. Le jeune peut-il jouir de l‟illusion provisoire de vivre sur deux plans
temporels à la fois ? Sur le plan de la vie réelle et du monde virtuel ? L‟expérience
symbolique de l‟ubiquité devient massive, elle se répand : par choix et par plaisir,
certains vivent sur deux plans temporels à la fois.
142
CONCLUSION : DENSIFICATION DE LA TEMPORALITÉ
La culture juvénile resserre les liens entre action et récit. En effet, la parole des jeunes
(orale et écrite) se nourrit des évènements vécus. Pour se faire valoir à travers
l‟exposition et la diffusion de soi, il importe d‟abord de vivre des évènements pour
ensuite y apposer un discours, choisir les moments significatifs, les recomposer à travers
le récit. En d‟autres termes, pour s‟exprimer sur son blog comme pour se raconter auprès
de ses amis, le jeune doit avoir vécu. L‟expérience est le matériel premier, non seulement
de la parole, mais aussi de la promotion de soi. La prolifération des actes narratifs produit
sur le net par les jeunes (comme les blogs, les fans-fictions33…) ou préfabriqués
(musique, film…) témoigne de leur importance croissante.
Plusieurs comportements juvéniles préparent le terrain à cette prise de parole. La
recherche de reconnaissance appelle à la prise de parole, et cette prise de parole appelle à
l'action. Mais encore faut-il une action posée et une forme donnée au récit qui intéresse
un interlocuteur significatif. Cette course à la reconnaissance participe à une
intensification et une densification de la temporalité. Intensification, faire plus dans la
minute, contacter plus de personnes, être branché sur plusieurs réseaux simultanément,
avoir l‟impression d‟être joignable en tout temps par tous, partagé des vidéos par courriel
avec des amis dispersés aux quatre coins de la ville et de la planète, pour vivre plus
intensément le présent, pour aller davantage à la rencontre de l‟autre. L‟utilisation des
nouvelles technologies, en ce sens, rapproche davantage le sujet des autres, la relation en
face-à-face limite le nombre de relations dans l'espace. Densification, car dans ce jeu de
réseaux, dans ces interactions multiples, le temps s'encombre, pour le meilleur et pour le
pire. Le sujet fait davantage en moins de temps.
33. Les fans fictions sont des jeux narratifs en ligne. Il s‟agit d‟incarner un personnage d‟un récit déjà
connu (un manga, par exemple) et de poursuivre, par la voie de la messagerie instantanée ou d'un forum,
l‟histoire de ce personnage, en interaction avec d‟autres personnages joués par les interlocuteurs. Ainsi par
des échanges écrits, les joueurs prolongent une histoire à travers leur vision des personnages, mis en
interaction.
143
CONCLUSION GÉNÉRALE : L'INTENSIFICATION DE LA TEMPORALITÉ
Le rapport des jeunes aux temps de la famille, de l‟école et des pairs, souligne
l‟importance de la négociation dans l'organisation de son temps. Entre le sujet en quête
d‟autonomie et ses parents, un conflit récurrent est implicitement soulevé, il oppose, non
pas les parents à leurs enfants, mais une volonté de maximiser à une volonté de
rentabiliser le temps. Cette opposition donne lieu au développement d‟un espace
d‟autonomie, elle demande cependant à produire des preuves : le jeune répond d‟une
utilisation responsable de son temps, se confirmant notamment à travers la réussite
scolaire. Dans le contexte de l‟école d‟ailleurs, les jeunes montrent aussi leur désaccord,
en partie, avec les rythmes imposés : à tous les niveaux de leurs critiques, l‟absence de
sens de cette forme d'investissement de la temporalité est pointée du doigt.
Lorsque les jeunes se retrouvent entre eux pour organiser leur temps, les modalités se
transforment, les conflits deviennent, semble-t-il, plus rares. L‟improvisation remplace la
prévision. Ce mode d‟organisation est possible, aucune exigence ne semble exister en
dehors du désir de chaque jeune. Le refus d‟une activité est envisageable, il correspond à
un mode de décision appelant à une expérience concrète et vécue par chacun. D‟ailleurs,
la sociabilité juvénile se caractérise par son intensité et sa densité, elle montre des jeunes
se défaisant des contraintes imposées par l‟adulte. Ils revendiquent un rapport à la
temporalité marqué par l‟intensification et la densification du présent. L‟idée de
planification ne fait pas souvent sens, ils vivent plutôt sous la dictature de l‟éphémère :
tout est appelé à changer, alors pourquoi se projeter ?
Ce rapport à la temporalité est fondé sur la volonté du jeune de créer du lien, tout en se
préservant du sentiment d'hétéronomie. Le point commun dans la relation des jeunes avec
ces différents cadres sociaux du temps reste l‟importance d‟agir, de produire du sens, de
revendiquer ses choix, en résumé de montrer son pouvoir sur la gestion de son temps et
d‟y trouver une signification. Le jeune n‟entre pas seulement en interaction avec l‟autre,
ses parents, l‟institution scolaire ou ses amis ; il n‟entre pas dans une opposition frontale
avec ces derniers. En fait, il agit plutôt sur le cadre de la rencontre. Il est le co-producteur
144
de ces contextes où il inscrit ces rapports. Il n‟oppose pas seulement sa vision des choses
à celle de ses parents en refusant, par exemple, une sortie en famille : il participe à
construire un autre cadre, en orientant le choix de sortie par la famille. Il exerce son
pouvoir, et le revendique, sur la temporalité. Cette revendication s‟exprime aussi par
rapport à l‟un des plus importants héritages de la modernité : la ligne du temps.
145
B) L’INSCRIPTION DU JEUNE SUR LA LIGNE DU TEMPS
Dans toutes les langues occidentales, le temps est traité
comme un flux continu composé d‟un passé, un présent et
un futur. Nous avons réussi, en quelque sorte, à concrétiser
ou extérioriser la manière dont nous nous représentons le
passage du temps. Nous pouvons ainsi avoir l‟impression
de maîtriser le temps, de le contrôler, le passer, le gagner
ou le gaspiller. Aussi, le processus du « temps qui passe »
nous semble réel et tangible parce que nous pouvons lui
attacher une valeur numérique. Alors que dans la langue
hopi, les verbes ne se conjuguent ni au passé, ni au présent,
ni au futur. Ils n‟ont pas de temps, mais indiquent la
validité d‟une affirmation - la nature de la relation entre
celui qui parle et sa connaissance, ou son expérience de ce
dont il parle.
- Edward, T. Hall, La danse de la vie, 1984 : 19.
INTRODUCTION
Depuis une vingtaine d‟années, les paradigmes pour interpréter la relation du sujet au
temps s‟appuient, en grande partie, sur le concept de présentisme. Selon les analyses
postmodernes et hypermodernes, les jeunes générations s‟enfoncent dans une relation au
présent, tentent de vivre, dans certaines circonstances, un présent éternel ou éternisé. La
maximisation du temps et du présent abonde en ce sens. La ligne du temps s‟impose aux
générations d‟aujourd‟hui, comme un héritage des religions monothéistes et de la
modernité. Le présent est enchaîné au passé et à l'avenir :
(…) se manifeste sur le mode d‟une continuelle réorganisation à partir de ses
trois modalités existentielles incontournables du présent qui nous occupe et que
nous évoquons, du passé d‟où nous venons et que nous rappelons, du futur vers
lequel nous nous dirigeons et que nous esquissons. Ces trois modalités vont
s‟articuler dans chaque situation individuelle, sociale, historique qui les
combinera à sa manière (Boutinet, 2004 : 37).
5. LA LIGNE DU TEMPS
Le présent ne s'analyse pas sans évoquer la relation au passé et au futur. D'ailleurs, est-il
possible de concevoir le présent sans une certaine épaisseur ? Le discours des jeunes
autorise quelques nuances : quelles relations entretiennent-ils avec la ligne du temps,
puisque « nous restons avec cette civilisation dans une conceptualisation linéaire,
146
cumulative et évolutionniste d'un temps à prétention universaliste » (Boutinet, 2004 : 69)
? La place accordée par le sujet au passé et à l‟avenir renforce l‟idée, non pas de
présentisme, mais d‟intensification du présent. Si le premier se caractérise par une
coupure avec le passé et le futur, le second réintroduit plutôt ce passé et ce futur dans le
présent, jusqu'à les soumettre à de nouvelles lectures.
5.1 L’âge idéal
Pour le sujet contemporain, l‟âge idéal correspond au point où il voudrait arrêter le temps,
s‟il en avait le pouvoir. Il détermine si le sujet est nostalgique, s‟il regrette un passé
idéalisé ou s‟il adhère à l‟idée de lendemains toujours meilleurs. Pour les jeunes, cet âge
idéal tourne généralement entre 16 et 18 ans, autour de leur âge actuel : « J’aime bien 17
ans, y a quand même beaucoup de choses à faire » (8).
5.2 Les dépendances économiques et l’avenir
Le passage de l‟enfance au statut adulte s'interprète comme un processus
d‟autonomisation : le sujet soumis à l‟autorité de ses parents se libère progressivement de
leur emprise jusqu‟à acquérir le sentiment d‟être indépendant et responsable de lui-même.
Pourtant, l‟entrée définitive dans le monde adulte est perçue chez les jeunes comme le
début d‟une nouvelle forme de dépendance. L‟âge adulte est associé à l‟entrée
permanente dans le monde du travail. À la fin des études et au début de sa carrière
professionnelle correspond l‟indépendance économique. Pourtant, le travail est aussi
représenté comme un enfermement dans la routine, un repliement de l‟avenir sur luimême : « Ils se rendent pas compte que c’est le dernier été que je peux m’amuser. Et ils
me laissent même pas aller. Je voulais aller faire du camping, ils veulent pas. Ça fait
peur, parce que, après, je vais avoir des responsabilités qui me tombent dessus et ils
veulent pas me laisser faire. Je veux pas travailler juste à cause de ça, parce que je sais,
c’est comme une routine. Je peux pas travailler et m’amuser » (1) ; « Au primaire, ça
passait lentement, tout mon primaire, mais mon secondaire, c’est rapide. Plus on
s’amuse, plus ça passe lentement je trouve » (25) ; « J’ai pas peur de vieillir, mais de
147
devenir un adulte nul. Je veux pas être un adulte nul. Je vais être un adulte fun parce que
les adultes avec des mentalités d’adultes sont nuls. On peut rien faire, y sont vieux, je
veux pas être ce genre d’adulte » (21).
L‟existence menée au foyer familial se caractérise par une dépendance relative par
rapport aux parents. Elle est réévaluée en fonction de la représentation de l‟avenir. La
relation avec les parents se caractérise par la négociation. Les jeunes ont leur mot à dire,
ils s‟expriment sur différents points, notamment par rapport à l‟organisation de leur
temps. Il existe une certaine flexibilité chez les parents, une liberté relative pour le jeune
malgré cette dépendance. Le jeune ne pense pas retrouver cette liberté dans le monde :
s‟il est possible de négocier avec les parents, en revanche, les employeurs ne promettent
pas la même flexibilité :
Finalement, une des difficulté majeures des jeunes en ce début du XXI ème siècle
tient au fait qu'ils ont beaucoup à perdre en quittant la famille et plus grand
chose à y gagner. D'un point de vue très trivial, passé le cap parfois tumultueux
du tout début de l'adolescence, entre douze, treize ans et quinze, seize ans, la
famille assure plutôt confortablement l'entretien, le coucher et le couvert à ses
enfants, grands adolescents ou jeunes adultes. Elle leur autorise une liberté de
mouvements quasi totale et accueille avec sympathie ami(e)s et petit(e)s
ami(e)s. D'un point de vue affectif, la famille reste un havre de sécurité et de
protection quasiment jamais démenti. En face, la société ne se montre pas
véritablement enthousiaste dans l'accueil de ces jeunes adultes, surtout s'ils
sont dépourvus de formation et d'entregent (le carnet d'adresse familial, clé
d'ouverture sociale soigneusement cachée et ignorée par le discours officiel
(Marcelli, 2008 : 22).
L‟âge idéal se détermine à partir d‟une réflexion sur l‟avenir et une réévaluation du
présent : « 17 ans, parce qu’on n’est pas encore majeur alors on n’a pas encore de
problème » (14). Le présent et le futur entretiennent un rapport réflexif, la qualité de l‟un
influençant la qualité de l‟autre. Cette observation se confirme à travers des études sur
des populations jeunes dites en difficultés34.
34. En effet, une étude menée auprès de jeunes des quartiers populaires montre que le présent, souvent mal
vécu, renvoie à une représentation d'un avenir sans possibilités apparentes de réussite sociale. Ainsi, « le
décalage entre les représentations de réussite de ces adolescents, qui ont parfaitement assimilé le sens des
pratiques de consommations modernes, et le plausible – ce qu'il est raisonnable d'espérer – est immense.
Jamais on ne sera riche, jamais on ne sera « grand homme ». Comment ne pas s'ennuyer quand on n'a plus
rien à attendre ? Le présent est terne et l'avenir sombre » (Aquatias, 1998 : 133).
148
Les dépendances associées respectivement au présent et à l‟avenir, la dépendance au
monde familial et la dépendance au monde du travail influencent le rapport à la
temporalité des jeunes. Elles sont hiérarchisées, la première acceptée davantage que la
seconde. La postadolescence apparaît alors comme une période idéale de l‟existence, elle
correspond à un temps où l‟indépendance est vécue quotidiennement à travers une
gestion de son horaire, tout en se soustrayant encore, par exemple, aux paiements des
factures. L‟avenir économique explique en partie le repli de ces jeunes sur un présent
relativement restreint.
5.3 Le corps et l’avenir
« Pour certains, le corps n'est plus à la hauteur des capacités requises à l'ère de
l'information, il est lent, fragile, incapable de mémoire, etc. Il convient de s'en
débarrasser en se forgeant un corps bionique » (Le Breton, 1999 : 19). Le corps est
devenu un poids, une limite s'imposant à la volonté. Le transsexualisme, les salles de
gym, l‟industrie fleurissante des produits cosmétiques, la popularisation du produit
Viagra, etc., tout un ensemble de phénomènes dénotent ce désir de modifier l‟apparence
du corps ou sa physiologie au nom d‟une volonté individuelle. Ces exemples confirment
la tendance d‟une société dont les membres cherchent de plus en plus à se débarrasser de
leurs corps.
L‟avenir est associé à la routine, également à la vieillesse. L‟âge idéal est choisi en
prenant en compte un avenir entraînant inéluctablement le vieillissement du corps. La
beauté est éphémère, il importe de la préserver mais de l‟utiliser au maximum, le temps
qu'elle dure. Le sujet dépasse-t-il cette contradiction ? L‟incapacité physique effraie
certains d‟entre eux : « Tout le monde a peur de vieillir.... La seule chose que j’ai peur,
c’est que je sois arrivée à un moment où je suis capable de ne rien faire et que tout le
monde soit obligé de s’occuper de moi » (4). La vieillesse est associée, par certains
jeunes, au retour vers la dépendance à laquelle ils tentent progressivement d'échapper.
149
Le jeune se retrouve entre l‟enfance, lui rappelant les limites de ses capacités, et la
vieillesse, signant la diminution des capacités physiques. Si l‟enfance n'assure pas au
sujet de jouir pleinement de ses capacités physiques, la jeunesse, en revanche, constitue
une période idéale : le sujet se représente alors son corps comme étant au sommet de ses
capacités : « c’était 15 ans... Là, c’était plus permissif un peu et on a plein d’énergie pour
tout faire » (1) ; « c’est vraiment l’âge idéal 16 ans, tu peux travailler, tu peux encore
t'amuser, tu es encore jeune » (9). Pourtant, cette idée ne coïncide pas parfaitement avec
la réalité35 : elle relève plutôt d‟un imaginaire marqué par le culte de la jeunesse.
L‟expérience des premières responsabilités, associées à l‟autonomisation du jeune mais
aussi à un contexte général devenu moins « permissif », suppose encore ici un avenir
perçu comme une ouverture. Le présent, et parfois un passé proche, jouit d‟une certaine
popularité au détriment de l‟avenir, à partir duquel le sujet évalue sa condition présente
(Lipovetsky, 2006).
5.4 L'agir à tous les temps
Le désengagement dans la relation amoureuse ou amicale, dans un parcours scolaire ou
professionnelle, laisse subjectivement l'univers des possibles ouverts devant le jeune.
Changer de voie, changer de vie reste imaginable. Les projets fusent de toutes parts : « Je
serais du genre à, même en faisant du droit, à faire une tonne de choses, mécanique,
travail du bois, sculpture… J’ai déjà fait de la sculpture sur pierre, ça coûte assez cher ;
une voiture, pour faire de la mécanique... Être un avocat qui a un bar ! » (8). Le jeune
conçoit son âge idéal comme un tournant dans son existence. Le présent peut engendrer
un avenir souhaitable et souhaité. L‟âge idéal se conçoit dans un présent représenté en
fonction d‟un avenir marqué par l'imaginaire social du culte de la jeunesse. Il est encore
possible pour le sujet d'agir pour changer les choses.
35. Nous savons, par exemple, que la masse musculaire augmente jusqu‟à l‟âge de 25 ans, que les meilleurs
marathoniens au monde se situent autour de la trentaine, etc. Ainsi, ce n‟est pas un rapport au corps objectif
qui se dessine à travers leurs propos, mais bien une représentation marquée par l‟idée d'un corps parfait à
cet âge, situé au maximum de ses capacités.
150
La représentation du passé est aussi assujettie à cette idée, elle associe une certaine forme
d‟idéal, voire de bien-être, à celle de maximisation et d‟intensification du temps.
Lorsqu‟ils ont des regrets, les jeunes dénoncent leur inaction. Lorsqu‟ils affirment ne pas
en avoir, ils expliquent leur position du fait qu‟ils ont, au contraire, agi : « Des regrets de
pas sortir plus souvent que ça. Parfois, y a des soirées, des trucs comme ça… J’aime pas
ça les soirées, mais je regrette quand même de pas y avoir été » (3). Le sentiment d'échec
ne puise pas sa source dans l‟impossibilité à atteindre un but, mais bien dans la
résignation, la passivité, l‟inactivité. Le verbe faire est d'ailleurs récurrent dans le
discours des jeunes : « J’ai jamais de regrets, pour que j’ai des regrets, faudrait que ce
soit quelque chose que j’ai pas fait » (8) ; « non pas de regret. J’ai quand même fait
beaucoup de choses, donc je me dis que je suis pas passée à côté de beaucoup de
choses » (10). La quantité des actes posés et des évènements vécus devient, dans certains
cas, un gage de qualité. « L'obsession du combien et du comment nous tient
confortablement à distance du pourquoi » (Servan-Schreiber, 2005 : 41).
La maximisation du temps se retrouve au centre même de leur représentation du présent,
du passé et de l'avenir. Sur cette base, ils jugent et évaluent la qualité du temps vécu et à
vivre. Le futur est représenté comme un horizon aux multiples possibilités à partir d„un
présent autorisant cette multiplication36. L‟avenir est impliqué dans une double relation
au présent. D‟une part, il est lié à une entrée dans la routine et à une nouvelle forme de
dépendance. Il valorise ainsi le présent. D‟autre part, ce présent est retourné vers cet
avenir sous la forme de multiples projets. Ces deux relations ne sont pas parfaitement
dissociées, la multiplication des projets aujourd‟hui renforce l‟idée d'un avenir se
refermant sur lui-même (les choix de vie orientant, par exemple, une spécialisation
professionnelle). À son tour, cette fermeture encourage à maximiser le temps aujourd‟hui.
Ces projets sont donc nombreux, ils paraissent parfois difficilement réalisables. Les
jeunes ne sont pas dupes : il ne s‟agit pas d‟atteindre tous ces buts, mais certains d‟entre
36. Il est à noter que cette tendance à multiplier les projets impliquent aussi leur développement simultané.
Ainsi, cette observation rejoint, en partie, les stratégies des entreprises qui adoptent désormais de plus en
plus fréquemment une approche plurielle des projets, autre façon de maximiser le temps et de renforcer la
productivité (Boutinet, 2004 : 141).
151
eux. La multiplication des projets augmente aussi les chances de réussites. Par le projet,
le sujet tente de maîtriser l‟avenir :
Les projets sont l‟expression d‟objectifs à atteindre par un ensemble de moyens
spécifiques et selon un horizon déterminé ; ils supposent une représentation de
chances raisonnables de réussite (un sentiment de maîtrise du temps), la
présence de stratégie d‟action à court terme et moyen terme, voire long terme,
ainsi qu‟une perspective d‟avenir ; en ce sens, ils sont constitutifs des
conceptions occidentales du temps (Pronovost 1996 : 58).
Dans une société de l‟impermanence et de l‟éphémère, le projet suppose aussi une part
d‟incertitude. La multiplication des projets s‟explique alors par la volonté d‟esquisser le
maximum de chemin à prendre, l‟un d‟eux devenant parfois l‟ultime route à suivre : « Je
voudrais devenir une artiste, n’importe quoi : du dessin, du manga, de la peinture à
l’huile, de la sculpture, que ce soit n’importe quoi. Moi, je veux toucher à tout.
J’aimerais ça » (9). Les attentes créées ouvrent l‟avenir :
Cette attente est un horizon. Cela signifie qu‟elle est cette ligne imaginaire et
asymptotique qui recule au fur et à mesure que l‟on avance, mais qui demeure
essentielle pour diriger nos pas. Mais l‟horizon n‟est pas une ligne qui fait
barrage. C‟est une ponctuation continue, infinie qui nous délivre plus qu‟elle
nous enferme. Elle laisse espérer en une gamme étendue de possibles (« il y a
une infinité de points sur l‟horizon ») tout en nous incitant à avancer, à
progresser. L‟horizon d‟attente nous incite ainsi à nous propulser vers l‟avenir à
partir de l‟expérience du présent, sans pour autant nous enfermer dans un
parcours préétabli. Entre l‟expérience et l‟attente, il y a moins détermination
que résonance (Laïdi, 2000 : 109).
Un obstacle d‟envergure fait barrage devant les jeunes générations, il encourage aussi la
multiplication des projets : l‟argent. Pour plusieurs, l‟atteinte de ses objectifs n‟est
possible qu‟à la condition de posséder suffisamment d‟argent. La réalisation effective de
ces projets implique la condition minimale de travailler : « juste assez d’argent pour
pouvoir acheter ce que je veux, pas plus que ça » (18). Ainsi se construit le cercle au sein
duquel les jeunes ont peur de se retrouver enfermés : la réalisation de ses projets suppose
de travailler, et travailler suppose un certain enfermement dans la routine. Le moyen mis
à la disposition du citoyen contemporain, le travail, implique aussi un assujettissement à
la logique du marché, aux caprices de l‟employeur et à l‟impératif de payer ses factures.
Le moyen mis à la disposition du sujet pour échapper à l‟emprise des parents impose luimême une nouvelle forme de dépendance. L‟avenir n‟apparaît pas comme un cul-de-sac,
mais comme une voie dont la largeur tend à se rétrécir, année après année.
152
Dans les années 90, Daniel Mercure propose une typologie des représentations de l'avenir
chez les jeunes (Mercure, 1996). L'auteur distingue ceux reproduisant le présent de ceux
produisant un présent autre ; les premiers visent à maîtriser le présent, ils y sont
emprisonnés ; les seconds visent davantage à maîtriser l'avenir en se projetant. Or, la
fracture n'est plus aussi nette. Certains sujets contemporains articulent à la fois cette
volonté de maîtriser le présent, tout en se projetant vers l'avenir. Pour Mercure, il n'existe
qu'un présent et qu'un avenir, donc une seule projection sur la ligne du temps. Le sujet
hypermoderne pourtant vit sur plusieurs registres à la fois, à partir de plusieurs présents et
de plusieurs avenirs imaginés. Il adopte simultanément des attitudes de conquête et de
conservation face à l'avenir. Ainsi en est-il d'un jeune rêvant à la fois d'être star du rock,
mère de deux enfants, propriétaire d'une maison, voyageur à temps partiel, en se réservant
le droit de changer le plan, au fil du temps. Le jeune part à la conquête de plusieurs
territoires, de plusieurs avenirs. Il se donne les moyens de les coloniser, mais il se
protège aussi. Dans la mesure où plusieurs plans coexistent, il n'est jamais obligé de les
réaliser tous.
La réussite sociale passe parfois par la capacité du sujet à gagner de l‟argent, non
seulement pour subvenir à ses besoins, mais aussi pour « profiter » des loisirs
contemporains, sans contraintes, ou du moins, sans avoir l‟impression de se contraindre.
Cette réussite « économique » n'est bien évidemment assurée pour personne. Des formes
alternatives de réussites sont imaginées, le sujet se donne ainsi l‟impression de maîtriser,
en partie du moins, son avenir sur d'autres registres : « Aucune idée de ce que je veux
faire plus tard. Je m’en vais dans un truc de bibliothécaire, mais je sais pas si ça me tente
vraiment. J’aimerais travailler dans les jeux vidéo. J’ai fait ce choix parce que la date
d’inscription arrivait et que je n’avais rien trouvé d’autre » (3) ; « J’aimerais ça être
secrétaire ou des trucs sur l’ordi, dans les papiers, des choses comme ça. Ou infirmière,
si ça marche pas. Mon plan B, c’est infirmière » (1).
Devant la montée de l‟incertitude, la multiplication des alternatives protège contre les
échecs possibles. L‟obstacle n'empêche pas la projection dans l‟avenir. Comme le
153
souligne Zaki Laïdi, il existe aujourd‟hui un écart substantiel entre les ressources du sujet
dans le présent et ses aspirations pour l'avenir. L‟impossibilité aujourd‟hui se transforme
en réalité demain, l‟attente « constitue un avenir possible au-delà du réel disponible »
(Laïdi, 2000 : 110). L‟impermanence recouvre les choses, les relations et le sens, elle
autorise à penser l‟avenir sous le signe permanent du changement. Les conditions
préalables à la réalisation de ses projets peuvent être réunies dans un futur plus ou moins
éloigné.
5.5 Vieux jeunes ou jeunes vieux ?
Le passé, le présent et le futur sont assujettis à la même loi : faire plus à défaut de faire
sens. Cette maximisation influence les actions posées par le sujet, ses représentations
également. La proximité de l‟âge idéal avec l‟âge réel des jeunes interroge sa dimension
expérimentielle. Il est désigné en fonction de l‟expérience personnelle. L‟âge idéal est
l‟âge actuel de ces jeunes. Ce bon moment à vivre est associé au présent ou à un passé ou
futur proche.
Le caractère relatif de l‟âge idéal est aussi évoqué. Le sens de l‟âge n‟a pas de demeure
fixe dans le temps: « L’âge idéal de quelqu’un, ça peut varier selon ce qu’il a vécu cette
année là » (18) ; « Il y a pas d’âge idéal, dans la vie, tu passes par tous les âges et il y a
plein de choses qui arrivent » (13). Le vrai aujourd‟hui peut être faux demain, le sens
accordé à tel ou tel objet est éphémère. L‟expérience du sujet est placée au premier plan,
seule sa subjectivité détermine son âge idéal, son expérience intime reste la plus
importante. L'âge idéal change parfois au cours du temps, selon les expériences vécues :
« Il y a plein d’âge idéal et pour plein de raisons. Mon âge pour la liberté, la liberté : je
suis bien chez mes parents, je paye pas, tu es libre de faire ce que tu veux. Mais en même
temps, la trentaine, c’est bien pour avoir des enfants. Tu commences à avoir une belle
vie, être autonome. La retraite… tu peux en profiter toute ta vie finalement » (23). Idéal
également car il est possible d‟actualiser ses projets en réalisations effectives. Une
relation directe s‟établit entre le moment idéal de l‟existence et le moment où le sujet se
situe subjectivement au maximum de ses possibilités personnelles : « 18 ans parce que tu
154
as l’âge légal pour tout faire, mais tu es encore assez jeune pour expérimenter plein de
choses » (22). Le vécu modifie parfois le temps de l'âge idéal. La qualité de ce temps
reste le plus important, elle s'évalue subjectivement : « Je me sens plus jeune, dans ma
tête, ça vient de commencer. Il y a de quoi qui commence. Je sais pas quoi, mais je sais
que ça commence. Je sais pas quoi, mais je sais que ça va commencer et que ce sera la
plus belle aventure de ma vie » (1).
Des étudiants de 17 ans affirment, dans une large majorité, se sentir « jeunes », ils se
distinguent ainsi des enfants côtoyés dans le cadre scolaire (Cipriani-Crauste, 2005 :
160). Se sentir jeune ou vieux soulève aussi la question du contexte : « ça dépend par
rapport à qui, par rapport à quoi » (4) ; « Je suis comme dans mes pensées, je me sens
plus vieille que mes amis. Je me sens comme avancée, mais je me sens jeune de corps.
J’ai pas quarante ans non plus » (10). Ils se représentent différemment leur position en
fonction du contexte. Par conséquent, en absolu, ils ne se sentent ni jeune ni vieux. Deux
points de références les influencent. D‟une part, l‟âge en nombre d‟années demeure un
étalon de mesure. Peu d‟années se sont écoulées pour plusieurs par rapport au jour de leur
naissance, par conséquent peu de temps a été vécu par rapport au nombre d‟années
restant à vivre. L'optimisme se révèle, leurs réponses prétendant à une durée de vie
passablement longue. Ils vivront « vieux » pendant longtemps, ils vivront « jeunes »
durant peu de temps. Devant le temps éphémère et compté de la jeunesse, l'intensification
du présent ralentit l'écoulement du temps et combat le sentiment d'urgence. D‟autre part,
le sentiment de sa propre maturité influence le sentiment d'être « vieux » ou « jeune »:
« comme si une grande partie de ma vie est passée ou on parle de maturité ? (8). Se
sentir « vieux » implique ici une dimension relativement positive, la maturité est une
valeur enviable de l'adulte. Par rapport à l‟âge, les jeunes se sentiront généralement
« jeunes ». Par rapport à la maturité, certains se reconnaîtront comme étant « vieux ».
Cette maturité se retrouve notamment dans le rejet de pratiques culturelles destinées aux
pré-adolescents : « Curieusement donc, on peut dire "se sentir vieux" quand on a dix-sept
ans. Il suffit pour cela d'avoir constaté au fil des jours qu'on avait des centres d'intérêts
difficiles à partager autour de soi ou qu'on nourrissait une certaine réticence à l'égard des
155
routines interactionnelles mises en œuvre dans l'entourage générationnel. Bref, qu'on ne
se comportait pas comme les autres » (Pasquier, 2005 : 53). Cette remarque se confirme à
travers leur représentation du cinéma, des adolescents revendiquent leur capacité à
supporter des images insupportables pour les enfants (Lachance, Paris, Dupont, 2009).
Ces impressions puisent leur signification dans des contextes où se retrouve
ponctuellement le sujet. Le jeune se positionne par rapport aux différents contextes qu‟il
traverse : famille, école, temps passé entre pairs, vie de couple, etc. La discontinuité
caractérise le statut du jeune, un statut constamment mouvant, changeant selon les
contextes : il est jeune, puis vieux, puis vieux et jeune, d‟où l‟impression parfois d‟être
les deux à la fois : « Je suis vieille et jeune en même temps : vieille parce que les années
avancent et je me dis : "j’avais pas tant à faire avant", jeune parce que j’ai pas trop de
responsabilités encore » (13). Cette ambivalence se situe aux antipodes du vécu des
jeunes des sociétés traditionnelles où le statut de chacun est clairement déterminé.
5.6 Passé et avenir idéaux ?
« Je me sens jeune. Pour moi, je ne suis pas une ado. Tout le monde ne joue plus alors,
moi, je n’ai plus le droit d’aimer rien que j’aimais lorsque j’étais jeune. Jouer aux
billes… » (9) ; « C’est le passé, ça reste du passé. C’est sûr qu’on apprend de nos erreurs
dans le passé, mais c’est quand même du passé » (24). L‟interprétation subjective et les
expériences passées participent du positionnement du sujet sur la ligne du temps. Ils sont
au fondement même de la nostalgie, mais aussi de l'anticipation. Elles traduisent la
difficulté de plus en plus marquée de renoncer et d‟attendre. La position du jeune est
ambivalente, il a le loisir de se réfugier dans la déresponsabilisation, caractéristique de
l‟enfance ou d'affirmer son autonomie, caractéristique de la vie adulte.
Le sujet réactualise son passé au présent, à défaut de se projeter dans l'avenir. Pour Zaki
Laïdi, le sujet contemporain hésite à « coloniser l‟avenir ». Le sujet cherche à minimiser
les portées de son action, pour laisser à ses enfants le loisir de décider, non seulement de
son propre avenir, mais également de son présent :
156
L‟homme présent ne veut avoir de visée que lui-même à la fois parce qu‟il ne
sait plus comment se représenter l‟avenir et parce qu‟il est de moins en moins à
l‟aise avec l'idée de transmettre des valeurs, des principes ou une éthique à des
générations qui n‟auraient pas construit cette éthique. C‟est pourquoi l‟homme
présent se refuse à écrire l‟avenir. Au mieux veut-il éviter que son écriture du
présent enferme les générations futures dans des situations ou des choix
défavorables ou non souhaités (…). C‟est donc en s‟imaginant comme une
construction de sens provisoire que les sociétés estiment pouvoir le mieux
penser leur rapport à l‟avenir. L‟homme présent se refuse catégoriquement à
coloniser le temps (Laïdi, 2005 : 142).
L‟observation de Zaki Laïdi n‟est pas seulement applicable aux sociétés, mais également
au sujet, plus singulièrement aux jeunes. Les sociétés refusent de coloniser le temps des
générations futures, comme le sujet refuse de coloniser le temps de son propre avenir.
Dans un cas comme dans l‟autre, à cette colonisation correspond un appauvrissement de
l‟univers des possibles, elle s‟inscrit parfaitement dans un idéal où l‟existence n‟est
pleinement vécue qu‟à la condition d‟en exploiter les moindres possibilités.
5.7 La durée de l’existence
La durée de l‟existence ne correspond pas nécessairement à la durée de vie du sujet. Elle
est dans une temporalité beaucoup plus longue pour le croyant en la réincarnation ou en
la vie après la mort. Elle renvoie aux éléments nourrissant la représentation subjective du
sujet, lui donnant de quoi penser cette durée. Pour celui qui croit en une forme d'éternité,
plusieurs décennies paraissent courtes. En revanche, ces mêmes décennies paraissent
longues pour celui qui n'imagine pas une temporalité en dehors de la durée limitée de son
existence.
Pour ces jeunes, la vie n'est ni trop courte, ni trop longue. L‟important pour eux n‟est pas
seulement d‟avoir agi, mais de vivre avec l‟impression d‟avoir agi au maximum : « Si
quelqu’un pense que c’est trop court, il va en faire trop. S’il pense qu’elle est trop longue,
il va la prendre à la légère » (8) ; « la vie est trop courte, mais il faut la vivre avec plaisir,
parce que t’as pas le temps de tout faire en une vie » (13). La vie est trop courte si le sujet
a le sentiment de ne pas s'être accompli. Au contraire, elle apparaît trop longue si le sujet
épuise ses actions : « Je trouve qu’elle est trop longue, parce qu’il y a des journées qui
157
passent pas vite » (14). En d‟autres termes, l'action transforme le rapport à la temporalité,
le faire affecte la qualité du temps vécu.
Difficile de savoir si la vie est trop longue, peu d‟années se sont écoulées. Seul le temps
vécu, rempli et passé plaide en faveur d‟une réponse ou de l‟autre : « Je suis trop jeune
pour le savoir. Je te le dirai quand je serai vieux ! » (3). La question ne relève pas d‟une
durée objective, d‟un temps mesurable, mais plutôt d‟un temps subjectif, vécu. Les jeunes
prêtent de l'importance à leur représentation intime de la temporalité, moins à une
expérience collective du temps. Pour évaluer la durée de l‟existence, le sujet s'en remet à
des repères imaginés. La singularité du rapport à la temporalité est revendiquée.
CONCLUSION : LES ÉPAISSEURS DU PRÉSENT
L‟âge idéal est associé à l‟âge vécu à l‟intérieur d‟un présent relativement restreint.
L‟avenir n‟est pas seulement fait d‟incertitudes, mais aussi de la certitude d‟entrer dans
une routine. Leur présent apparaît comme assez confortable, ils jouissent du confort du
foyer familial. L‟avenir s‟annonce encore incertain, les choses sont encore possibles.
Ainsi il existe une volonté de vivre intensément le présent, voire de l‟étirer : « Parfois, on
a pas le temps de faire ce qu’on voudrait faire. On aimerait avoir plus de temps, et finir
ce qu’on veut faire. Moi, y a des journées, je trouve que le temps avance vite, mais
j’aimerais ça arrêter et avoir le temps de faire les choses. J’aimerais avoir plus de temps
pour faire ce que je veux » (7). Cette volonté de vivre au présent n'est pas le présentisme,
il ne coupe pas le sujet de son passé et de son avenir. Au contraire, le présent est le
moment de tous les temps. Le passé y est relu et le présent est ancré dans l‟avenir
(Lipovetsky, 2006).
Faire plus, intensifier un présent possédant plusieurs épaisseurs. Selon les contextes, il
n'est plus le mince segment d'une ligne. Il existe plusieurs présents convergeant vers une
multiplicité de futurs possibles. À partir d'une vision globale de l'avenir, le sujet relit son
présent, il trace de multiples lignes vers l'avenir alimenté par ses rêves, ses craintes, ses
158
ambitions et ses projets. Ces projections se cristallisent ensuite dans une représentation
globale de l'avenir, elles influencent à nouveau les lectures du présent par le sujet.
L‟imaginaire joue un rôle fondamental dans le rapport des jeunes avec l‟âge idéal, avec
son passé, son présent et son avenir. Il recompose sa relation à la ligne du temps, selon
son expérience personnelle et ses interprétations intimes. Il explicite même l'existence
d'une ambivalence du sens, de sa transformation au fil du temps. Devant cette ligne du
temps héritée des religions monothéistes et de la modernité, une grande liberté s‟offre
paradoxalement au sujet contemporain. Il fait de son passé, de son présent ou de son
avenir, le lieu de son idéal. Cette liberté prend des proportions parfois beaucoup plus
importantes, le sujet remet alors en question le caractère linéaire et irréversible du temps.
Certains évoquent même le désir de pouvoir interrompre la régularité de la temporalité :
« Je trouve que certaines années devraient être un peu plus longues et d’autres un peu
plus courtes » (1).
159
6. LA NOSTALGIE DU PRÉSENT
« Je m'aperçois qu'on peut être nostalgique du présent. Je vis des moments parfois si
merveilleux que je me dis: « Tiens ? Je vais regretter ce moment plus tard ; il faut que je
n'oublie jamais cet instant pour pouvoir y penser quand tout ira mal », écrit Frédéric
Beigbeder dans L'amour dure trois ans. Le jeune d‟aujourd‟hui s‟adonne à un travail, non
seulement de construction d‟un modèle unique et personnalisé de rapport à la temporalité,
mais aussi de recomposition de sa relation imaginaire à la ligne du temps, telle qu‟héritée
de la modernité. Basée sur le trinôme passé-présent-futur, elle propose une représentation
d‟un temps linéaire et irréversible, mise à mal aujourd'hui par les jeunes générations. A
titre d‟exemple, la nostalgie ne se conjugue plus uniquement au passé. Elle n'est plus ce
regard tourné vers l‟hier auquel le sens commun l‟associe aisément. Il ne s'agit plus, ou
plus seulement, de regretter les évènements vécus autrefois, mais aussi ceux vécus dans
le présent. À travers l‟examen de la nostalgie, les nouvelles représentations de la
temporalité chez les jeunes s‟opposent à notre conceptualisation occidentale et linéaire du
temps. Ces dernières influencent d‟ailleurs le caractère de certaines pratiques culturelles
des jeunes générations, elles nous révèlent une dimension opérationnelle de ces
représentations de la temporalité. La nostalgie du présent rappelle alors que « les trois
moments du temps, passé, présent et futur, se succèdent irrévocablement, excluant tout
retour en arrière sinon par la pensée » (Chesneaux, 2004 : 92). L'imaginaire remodèle le
rapport à la temporalité des jeunes générations...
Depuis George Mead, l‟attention des sociologues se tourne vers l‟importance du présent
pour comprendre à la fois le passé et le futur. Pour cet auteur, il existe trois formes de
présent : le présent-passé, le présent-présent et le présent futur. La nostalgie du présent
s'accorde aussi avec la conception de la temporalité de George Mead. Le passé et le futur
existent à travers la grille du présent :
Cette idée est centrale chez Mead, pour qui le présent est à la fois le lieu de la
réalité et celui où se constituent le passé et le futur. Les trois dimensions du
temps ne coïncident pas avec un écoulement continu, mais font l'objet d'un
travail de constitution permanent. Ainsi, pour George Mead, le présent résulte,
certes, du passé, mais ce qui est plus important est de dire en quoi il résulte du
160
passé ; si le présent n'était que le produit du passé, aucun changement ne serait
concevable, tout présent, et, a fortiori, tout futur deviendraient prévisibles.
Nous sérions installés dans une durée sans changement (ArquembourgMoreau, 2003 : 60).
Or, la nostalgie du présent suppose un sujet affirmant sa maîtrise, du moins partielle, sur
un présent influençant sa relecture de son passé et de son futur. Il tente ainsi de maîtriser
un présent rassemblant en lui la complexité d'une temporalité orientée vers le passé et le
futur :
Si le passé conditionne le passage du présent vers le futur, il n'en demeure pas
moins que le présent est un processus continu mais toujours renouvelé de
transformation des objets et des structures. La notion centrale est ici celle
d' « émergence » : le changement qui prend place dans le présent est plus que
la somme des évènements qui le composent ; il est aussi le résultat de la
structuration des forces et des tendances d'où il surgit, le produit inédit dont il
est la synthèse (Pronovost, 1996 : 18).
6.1 Le passé et le futur d'aujourd'hui
Mircea Eliade parle de la nostalgie des origines, de ce retour constant de l'homme
archaïque vers l'autrefois, aux origines créatrices du monde. Roger Caillois l'évoque aussi
:
L‟homme regarde avec nostalgie vers un monde où il ne fallait que tendre la
main pour cueillir des fruits savoureux et toujours mûrs, où des récoltes
complaisantes s‟engrangeait sans labour, sans semailles, et sans moisson, qui
ne connaissait pas la dure nécessité du travail, où les désirs étaient réalisés sitôt
conçus sans qu‟ils se trouvassent mutilés, réduits, anéantis par quelque
impossibilité matérielle ou quelque prohibition sociale (Caillois, 1958 : 133).
Aujourd'hui, le sujet n'envie ni la condition des Dieux, ni celle des Héros d'antan. Il ne
leur donne plus sa confiance absolue. Ses Dieux et ses Héros n‟appartiennent pas à une
époque révolue, mais à la sienne : vedettes du monde du sport, de la musique, du cinéma,
etc. Les conditions matérielles d‟autrefois n‟égalent en rien le confort dont jouit une part
importante de la population d‟aujourd‟hui. Le sujet a aussi conscience que les structures
sociales d'antan, et même celles d'une époque idéalisée comme la Grèce Antique, sont
fort éloignées des idéaux démocratiques auxquels il s'accroche encore aujourd'hui. Il reste
critique face au présent, le passé cependant ne donne pas davantage sa place aux valeurs
qu‟ils portent plus ou moins consciemment en lui. Le sujet rêve d'une autre époque, à
travers des formes romantiques conçues comme des retours du passé vers le présent. Il
161
s'agit d'une réappropriation de l'autrefois, remixé, retraité, revendu sous des formes
consommables (Lipovetsky, 2005). La relation au passé du sujet d‟aujourd‟hui n‟est plus
celle qu‟elle fut hier.
Le sujet contemporain s‟est approprié la capacité de relire le passé. Maître de son histoire
personnelle, il travaille le sens des évènements vécus autrefois, leur assigne une nouvelle
place au sein de son récit biographique. Son passé est subordonné à son présent.
L‟opération est aussi pensable au niveau de l‟Histoire. Le cinéma américain en est un
exemple frappant. De Gladiator à Troie en passant par Titanic et Jeanne d‘Arc, ces succès
financiers se caractérisent par une reconstitution de décors oubliés et grandioses
d‟époques révolues, par une réactualisation de mythes, de fables, de moments historiques
à travers des dialogues et des thèmes contemporains. Ils font revivre le passé dans le
langage du présent car « le cinéma hypermoderne présentéise intentionnellement,
ouvertement, le spectacle du passé » (Lipovetsky, Serrot, 2007 : 179). Ainsi se situe le
sujet contemporain face à son passé : l'hier est vécu depuis son point de départ ancré dans
le maintenant, comme observé dans le cas du choix de l‟âge idéal.
6.2 Maître de sa relation imaginaire au passé et au futur
La confrontation au présent force le sujet contemporain à expérimenter la distance le
séparant du passé comme de l'avenir. Tout comme le passé, le futur n'est jamais fixé
d'avance, l‟opération de relecture de ce qui a été s‟applique aussi à ce qui sera. Vivre
pleinement le présent aujourd'hui implique le défi de repenser à la fois son rapport au
passé et à l'avenir.
Devant une perte des références à une Origine et une incapacité à se projeter fixement
dans le futur, les jeunes d'aujourd'hui ont perdu l'équilibre des générations antérieures, ils
ne s'appuient plus sur la ligne du temps, ils ne sont plus rassurés par l'histoire
généalogique et la promesse d'un monde meilleur. Dépourvu de l'un et de l'autre, le vide
créé laisse cependant la place à une nouvelle relation imaginaire à ce passé et à cet avenir.
Sans modèle, ou plutôt, confrontés à une pluralité de modèles remodelables, les jeunes
162
recréent constamment leur représentation de l'hier et du demain, le bonheur, « c'est
apprécier chaque moment, c'est pas vivre dans le passé et le futur. C'est être bien dans le
présent » (5). Ce présent s‟interpose dans la relation imaginaire au passé et au futur, le
sujet ne se soustrait jamais à l‟opération de relecture de l'un et de l'autre. Un sentiment
passager d‟équilibre naît de cette opération de lecture et de relecture sur le moment.
Cette stabilité est toujours soumise à l'épreuve du temps. La lecture du passé et du futur
assure un équilibre éphémère au sujet. La nostalgie du présent, c'est l'idée que le moment,
tel que vécu dans l'instant et le sens qui lui est accordé échapperont tôt ou tard au sujet.
Cette remarque ne s‟applique pas uniquement à l‟instant, ni à un évènement, mais aussi à
une période de la vie : « Je me dis que ma jeunesse est passée trop vite, que j'en ai de très
bons souvenirs » (9). Comme tout ce qui dure, la jeunesse est comptée. Éphémère, elle
donne au sujet le sentiment d'un temps lui échappant. Elle renforce aussi son adhésion au
mouvement comme valeur car l'action constitue une méthode préventive face à la peur du
vide.
Les jeunes ne veulent pas être immortels, ils espèrent ne jamais vieillir car « ce n'est pas
la vie qui est trop courte, mais la jeunesse » (12). La nostalgie du présent est davantage
l'affaire des jeunes générations que des adultes. Le présent échappe à celui vivant sa
relation au maintenant comme un instant destiné à disparaître tôt ou tard. Le culte de la
jeunesse se fonde en grande partie sur une prise de conscience du caractère impermanent
des sensations, des émotions, des relations, de l‟existence, etc.. La durée limitée de cette
période de la vie en augmente substantiellement la valeur. Comme phénomène social, il
affecte les adultes mais peut-être d'abord les plus jeunes d'entre nous. Il s'allie à ceux de
la performance (Ehrenberg, 1991) et de l'urgence (Aubert, 2003), en insistant sur un
temps s'allongeant dans les faits et apparaissant de plus en plus court. Ce qui dure est
alors représenté comme ce qui passe.
La nostalgie du présent suppose une conscience aigue du caractère impermanent de la
temporalité de toutes choses. La lecture actuelle du passé est aussi condamnée à s‟altérer,
le présent, tel que vécu, est aussi voué à être repensé autrement dans l‟avenir. Le sens
163
accordé aux évènements n‟a pour ainsi dire plus de demeure fixe dans le temps. Il est
détemporalisé. Le sens premier donné par le sujet à son action se transforme au fil du
temps, tout en laissant une trace dans l‟esprit de chacun.
6.3 Au fondement de l’ubiquité
Les jeunes d‟aujourd‟hui rêvent en secret d'un moment de Vérité, de l‟accès à une durée,
instantanée ou éternelle, pendant laquelle ils retrouveront l‟équilibre sur la ligne du
temps. De nos jours, cet équilibre s'atteint par un travail personnel du sujet sur lui-même.
Il souffre de maltemporalité (Bacqué, 2007), de l‟absence d‟un modèle d‟inscription dans
le temps lui permettant de transcender la durée limitée de son existence. Notre étude
montre un sujet contemporain ne jouissant plus de l‟orientation temporelle prescrite par
les mythologies des sociétés traditionnelles et modernes : Temps Sacré, Temps de la
Révolution... La ligne brouillée du temps est désormais malléable, disposée à prendre
l'orientation donnée par le sujet. Il est devenu le gérant de ce rapport à la temporalité car
« nous sommes passés d‟une période où nous étions soumis au temps, nous nous
insérions dans les contraintes du temps – mais sans violence – à une période où nous ne
cessons de violenter le temps pour en tirer un maximum de profit et de plaisir » (Aubert,
2003 : 38). Ainsi, « ce sentiment d'éphémère nous donne conscience de notre existence.
Après, à chacun de gérer sa vie au mieux qu'il peut» (14). Le sujet est confronté au défi
de définir, non seulement son rapport imaginaire au temps, mais aussi de définir comment
il ordonne au quotidien les exigences inhérentes à l‟articulation de plusieurs temporalités,
celles du travail, de la famille, des amis et des loisirs, etc..
Les points de synchronisation avec les temporalité des autres (parents, enfants, amis,
collègues, etc.) se multiplient, s‟entrecroisent et finissent parfois même par se superposer.
Des comportements émergent, trahissant le désir latent chez les jeunes générations de
réaliser symboliquement l‟ubiquité. Cette dernière consiste en la volonté d‟être à deux
endroits en même temps, de se soustraire aux contraintes imposées par la relation avec
l‟espace, voire de renier les limites de son propre corps (Le Breton, 1999). Certains
modes de vie et des comportements, particulièrement remarquables chez les jeunes
164
générations, s‟interprètent comme les conséquences de ce désir. Les « tâches multiples »
sont de plus en plus courantes : nombreux sont les gens écoutant la radio en faisant le
ménage, conduisant sur la route en téléphonant, mangeant devant la télé, etc. (Gleick,
2001). Chez les jeunes, ces comportements se révèlent au quotidien dans leurs modes de
communication (téléphone portable, usage de msn, etc.) pour se situer aujourd‟hui au
fondement même de la socialité juvénile. Cette propension à accomplir deux actions
simultanément est fondée en partie sur la capacité du sujet actuel à concevoir les
temporalités comme superposables les unes aux autres. Il ne vit plus uniquement sur un
seul plan temporel à la fois. Le jeune envoie des sms à ses amis alors qu'il mange avec ses
parents, il décloisonne la temporalité dans laquelle il se situe physiquement. Il ouvre un
second plan temporel, dont l‟existence est concomitante au premier.
« À une vie courte aux temps peu nombreux s'est substituée une vie longue aux temps
multiples et mêlés » (Servan-Schreiber, 2005 : 35). La difficulté à gérer ses engagements,
à harmoniser les multiples temporalités traversant l‟existence participe aussi au
développement de l‟ubiquité. Le désir de répondre à de plus en plus d‟engagements
l'encourage aussi. Certains outils technologiques, comme le téléphone portable et
l‟internet, renforcent l‟idée qu‟il est possible d‟y parvenir car : « ça ne fait pas vraiment
gagner du temps, ça ouvre un monde internet » (15). En fait :
Le téléphone portatif a introduit un véritable bouleversement dans la façon de
vivre la réalisation de ce désir. Il permet, en effet, d'expérimenter une ubiquité
non plus seulement mentale (par l'imaginaire, le rêve ou la construction
intellectuelle) mais aussi sensitive et verbale (par le prolongement artificiel de
l'ouïe et de la vue). De temporellement successifs et spatialement exclusifs l'un
de l'autre, l'ici et l'ailleurs se muent en « possible » qu'il s'agit d'activer et de
générer en même temps (Jauréguiberry, 1998 : 10).
L‟ubiquité est une composante de la nostalgie du présent. Pour être nostalgique du
moment se déroulant à l‟instant même, le sujet doit être en mesure de vivre sur plusieurs
plans temporels à la fois. Il se situe simultanément dans le présent et dans le futur. Le
sentiment de nostalgie émerge de cette capacité à se penser au même moment dans
l‟instant présent, c‟est-à-dire présentement, et dans un avenir plus ou moins rapproché.
Le sujet imagine aussi ce présent comme une future forme de passé. La nostalgie
165
n‟apparaît donc pas d‟emblée comme un regret du passé, mais plutôt comme le regret àvenir du moment présent.
Passé, présent et futur sont tous simultanément impliqués à travers la nostalgie du
présent. Dans celle-ci, ils retrouvent un ordre cohérent pour le sujet l‟éprouvant, cette
nostalgie recompose la relation entre les trois composantes de la ligne du temps. Elle
remet en question notre conception chrétienne et moderne du temps. Elle défie son ordre
irréversible, assigne au passé, au présent et au futur une nouvelle cohérence. La
réalisation réelle ou imaginaire de l‟ubiquité permet les retrouvailles, sans doute
douloureuses, du sujet avec un point d‟origine (le passé), le moment actuel (présent) et
une projection (avenir). Toutefois, dans le contexte décrit ici, le caractère linéaire du
trinôme est mis à mal, le passé est concomitant au présent et le présent concomitant au
futur. Cette recomposition ne correspond pas à l‟ordre hérité de la ligne du temps :
Le temps ne peut être considéré plus longtemps comme un temps linéaire où le
futur présent devient sans arrêt le présent passé et revêt ainsi le caractère
d'irréversibilité. Il n'est donc plus possible de considérer le présent uniquement
comme point de renversement où le futur ouvert est constamment commuté en
passé défini, mais il faut qu'il soit aussi conçu simultanément encore comme un
présent qui dure et où l'on peut encore prendre des décisions (Bessin, 1998 :
17).
La nostalgie du présent prouve la tendance de certains à ne plus distinguer ce qui était de
ce qui est et de ce qui sera. Ce qui est sera ce qui était.
En déficit d‟un Grand Récit pourvoyeur de sens, d‟une orientation temporelle, le sujet
contemporain se bricole sa propre ligne du temps. Le passé, le présent et le futur s'y
rencontrent, s'y bousculent et s'y confondent. La nostalgie du présent n‟apparaît pas
uniquement comme un moyen de se redonner un modèle provisoire de rapport à la
temporalité, mais aussi, de rétablir une cohérence. Les temporalités finissent par se
confondre et par ne plus s‟opposer. Le sujet harmonise certainement son rapport à la
temporalité, en lui donnant une nouvelle cohérence, mais il rejette implicitement la ligne
du temps, son caractère linéaire et irréversible. La ligne du temps apparaît comme
anachronique, un legs de l‟histoire traversant la modernité, ne faisant plus sens pour
plusieurs jeunes.
166
Ces nouvelles formes de rapport à la temporalité ne réduisent pas leurs champs d‟action
au monde de l‟imaginaire. Elles sont opérationnelles au quotidien, notamment à travers
l‟émergence et le développement de certaines pratiques culturelles. De multiples formes
de loisirs et de jeux, paraissant a priori comme éloignées les unes des autres, trouvent un
point commun à travers l‟expression de ce rapport à la temporalité. Plusieurs pratiques
culturelles rappellent à la fois la capacité du jeune d‟aujourd‟hui à superposer plusieurs
plans temporels dans un même moment et d‟affirmer implicitement la primauté du
présent, à la fois sur le passé et sur l‟avenir.
6.4 Des dimensions opérationnelles de la nostalgie du présent
Le rapport à la temporalité des jeunes générations influence directement leurs pratiques
culturelles et favorisent le développement de certaines d‟entre elles. Il encourage la
consommation de produits culturels, le développement de sensibilités esthétiques et
explique la popularité de certaines formes de jeux.
Le succès de certains films américains s‟explique en partie par le rapport à la temporalité
qu‟il met subtilement en scène. Lorsqu‟il regarde Titanic, Gladiator ou Troie, le
spectateur assiste à une relecture, au présent, d‟un passé historique. Son intérêt est moins
tourné vers la reconstitution fidèle des faits, davantage vers la dramatisation et
l‟actualisation d‟une histoire connue. Le jeune s‟identifie d‟abord aux icônes de l‟écran,
aux acteurs et aux actrices, aux phrases percutantes, aux effets spéciaux, autant
d‟éléments n‟appartenant pas au passé, mais bel et bien à notre époque. La grande
histoire de l'humanité intéresse moins le public que sa propre petite histoire. De telles
expériences cinématographiques interpellent surtout les jeunes spectateurs car elles
proposent un exercice de réactualisation du passé. Elles sont intelligibles et intéressantes
parce qu‟elles sont actualisées et paraissent donc actuelles. Les références au passé ne
s‟opposent pas au pouvoir de relecture du réalisateur, comme le passé biographique est
toujours soumis au présent du sujet. Le cinéma donne alors aux jeunes un exemple de la
167
primauté du maintenant sur l‟hier. Cette position alimente un certain sentiment de
maîtrise, voire de puissance.
Cette sensibilité esthétique dépasse la consommation de produits culturels. Elle favorise
le développement de mouvements d‟importance chez les jeunes générations. Le courant
gothique en est un exemple frappant. La réappropriation de modes d‟antan, de styles
vestimentaires moyenâgeux, de références gothiques, etc., n‟est pas représentée chez les
adeptes de ce mouvement comme un retour vers le passé, mais plutôt comme une chance
de donner un sens pleinement actuel à des objets dont le sens d‟hier s'annihile. Il
constitue la rencontre actuelle et actualisée de diverses influences :
L‟imagerie gothique traditionnelle se caractérise à la fois par l‟expression d‟un
raffinement esthétique et d‟une atmosphère lugubre. Souvent assimilée à
l‟univers de la dark fantasy, style particulièrement prolifique sur les sites
internet consacrés à la culture gothique, elle nous renvoie parfois, avec ses
nymphes, goules, autres vampires et ses mises en scènes claustrophobiques,
aux grandes figures de l‟altérité. Souvent, l‟inspiration de l‟art chrétien est
intégrée dans une dimension fantastique, parfois à mi-chemin entre
l‟occultisme et le satanisme. Dans des tableaux où l‟espoir n‟a pas sa place, la
conscience de l‟homme se ressent pourtant à travers des visions
cauchemardesques, fantasmatiques, esthétisées et érotisées (Durafour, 2005 :
42).
La croix, par exemple, n‟appartient plus à la communauté chrétienne. Elle prend
désormais une symbolique personnelle, intime, se révélant seulement dans le discours du
sujet. Ainsi le mouvement gothique n‟apparaît pas comme un refuge dans le passé, mais
plutôt comme l‟affirmation de la primauté du présent sur l‟hier. Au quotidien, les adeptes
de ce mouvement cohabitent avec parents, amis et collègues. Ils partagent des
préoccupations communes à la plupart des jeunes, questionnant leur avenir et conscients
des enjeux actuels des sociétés occidentales (écologie, terrorisme, etc.). Leur mouvement
inclut l‟appropriation d‟instruments de musique de notre époque et l‟exploitation du
vidéoclip comme support visuel de prédilection. L‟adhésion au courant gothique, avec
proposant des métamorphoses nocturnes, le temps d‟un concert, d‟un évènement pour
initiés, suppose une intériorisation d‟un rapport spécifique à la temporalité. Le gothisme
autorise une resymbolisation intime, du moins restreinte à un groupe. Des vestiges du
passé deviennent des vestiges du présent. Le retour ponctuel du jeune dans l‟univers
gothique ne révèle donc pas un sentiment de nostalgie à l‟égard d‟une époque lointaine et
168
révolue, mais plutôt une nostalgie du présent. Le moment vécu au sein de la communauté
gothique passe et demande à être répété.
Ce rapport à la temporalité encourage également le développement de nouvelles formes
de jeux chez les jeunes générations. Les jeux de rôle (sur table ou grandeur nature) sont
devenus l‟un des divertissements parmi les plus prisés chez les jeunes. Certains
néophytes interprètent ces jeux comme une volonté chez ses adeptes de retrouver un
monde antérieur, de faire revivre une époque révolue. Pourtant, ces jeux de rôle ne se
déroulent pas dans notre monde. Ses terres et leurs histoires, certainement inspirées des
nôtres, appartiennent en revanche à l‟imagination des créateurs de jeux et des jeunes
joueurs eux-mêmes. En ce sens, les univers mis en place sont plutôt des versions
réinterprétées d‟une multitude d‟époques auxquelles sont souvent ajoutés des éléments
magiques évoquant, au passage, le fantasme de la toute-puissance liée au développement
de nouvelles technologies. Dans ces mondes imaginaires et imaginés, les personnages
incarnés par les jeunes joueurs évoluent selon des règles, des codes et des limites loin de
représenter l‟époque antique ou moyenâgeuse. Ces mondes affirment un système de
signes et de sens créés par le maître de jeu, prenant consistance en temps réel. Les
références à l‟hier sont ici récupérées et recomposées pour créer un monde imaginaire
pensé par des jeunes d‟aujourd‟hui, empreints de problématiques actuelles, vivant dans le
langage du présent. Les joueurs se perçoivent sur deux plans temporels à la fois, ils
réalisent symboliquement l‟ubiquité : d‟une part, ils se retrouvent entre camarades de jeu
autour d‟une table, d‟autre part, ils participent ensemble à des quêtes se déroulant dans un
monde imaginaire. Lorsque le jeune joueur quitte la table de jeu et n‟incarne plus son
personnage, l‟envie de retourner dans ce monde imaginaire implique le désir de donner
encore une deuxième épaisseur au présent plutôt que de le nier.
CONCLUSION : LA LIGNE DU TEMPS EN QUESTION
En privant le sujet d‟une orientation temporelle, d‟un modèle unique et clairement défini
de représentation du temps, notre époque a rompu, non seulement avec le caractère
cyclique du temps mais aussi avec la linéarité et l‟irréversibilité du temps promues par les
169
sociétés modernes. Doté d‟un nouveau pouvoir, d‟une plus grande liberté, le jeune est
aussi contraint de construire par lui-même un modèle de représentation du temps pour
assurer une stabilité relative de son inscription dans le lien social. L‟expérimentation
prend le relais de l‟identification. Les pratiques culturelles évoquées sont précisément des
expériences, sous une forme ludique, d'un nouveau rapport à la temporalité. La nostalgie
du présent et la réalisation symbolique de l‟ubiquité s‟y développent. Si les sociétés
d‟hier facilitent l‟inscription du sujet dans le temps, en grande partie par la ritualisation,
en quoi ces expériences d'un nouveau rapport à la temporalité constituent aussi des
formes de micro-rituels ? Plus encore, si l‟imaginaire défie les caractéristiques modernes
de la ligne du temps, quelles sont les utopies temporelles défiant les limites imposées à
chacun ?
170
7. LES UTOPIES TEMPORELLES
Les utopies temporelles rassemblent ici des fantasmes collectifs défiant les limites
imposées par la relation du sujet avec le temps, du moins dans le contexte occidental le
considérant comme irréversible et linéaire. Le phénomène de la nostalgie du présent
introduit l‟idée d'une relation mise à mal, d'un cadre rigide de la ligne du temps remise en
question. Ces utopies repoussent les limites de certaines catégories, elles s‟inscrivent
dans une logique de maximisation et d‟intensification du présent.
7.1 Le voyage dans le temps
Les voyages dans le temps fascinent. Les jeunes générations sont particulièrement
sensibles à cette extravagance de l‟esprit humain. La littérature et le cinéma témoignent
de cet engouement depuis longtemps. Déjà, à la fin des années 80, le culte de la trilogie
Back to the future fait un clin d‟œil au film La machine à explorer le temps, remettant à
l'ordre du jour ce grand thème de la science-fiction. Des films comme Terminator de
James Cameron mêlent ce fantasme du voyage dans le temps avec un arrière-plan
eschatologique, comme si la fin du monde s'évitait seulement par le voyage dans le passé.
La maîtrise du temps par l'homme y remplace la maîtrise du temps par les Dieux. Or, la
plupart des films sur le voyage dans le temps s'appuie sur un scénario de la réparation. En
voyageant dans le temps, un personnage sauve quelqu'un, quelque chose, voire la
destinée entière de l'humanité. En ce sens, dans ces films, « le présent, notre présent,
n'existe ainsi que dans la perspective de l'avenir qui va le carboniser, qui va le brûler à
l'exception des justes, mais il prend aussi toute sa saveur et tout son sens de ce fait »
(Hougron, 2000 : 235). Cette remarque n'est pas sans rappeler le contexte même de
l'hypermodernité, marqué par l'omniprésence d'un avenir incertain au sein même du
présent.
Des jeunes aimeraient voyager dans le temps : « j’aimerais bien voyager dans le temps,
mais je sais pas pourquoi… juste parce que les autres ne peuvent pas le faire » (1). Rares
sont ceux désirant revisiter notre Histoire: « Moi, je m’en fous de mon histoire, de ce qui
171
s’est passé en 1940. Je m’en fous. Au pire, si on était dans cette année là, je m’en foutrais
pas parce que ce serait l’instant qu’on vit » (9). Le pouvoir de revenir en arrière est un
exploit enviable, le voyage dans des civilisations d‟hier frôle rarement l‟esprit de ces
jeunes. Le temps biographique est une période particulièrement privilégiée par les jeunes,
la destination la plus en vogue : « Le temps ? C’est ce qui fait le début de ta vie et qui la
met à terme. C’est ça ! Parce que le temps pour moi y s’arrête là. C’est une mise en page
pour mon arrivée. Je veux pas avoir l’air narcissique ou égocentrique, mais c’est comme
le prélude genre, là je suis arrivée, ça c’est le vrai temps. Mais lorsque je meurs, ça va
être fini » (1). Le voyage dans le temps est associé au pouvoir de revenir sur ses propres
pas, l‟occasion de revisiter sa propre histoire. Ce voyage dans le temps de son existence
personnelle est le plus espéré. L‟idée de ce retour s‟associe au souvenir d‟un moment
oublié, effacé, brouillé par les années ; de revoir un être perdu ; de réparer un geste
regretté : « Parfois, j’en ai envie, pour revoir mon père… Il me manque quand même »
(8). Le voyage dans le temps se révèle comme un instrument de restructuration de son
récit biographique, l‟occasion d‟assouvir ce désir (ce besoin ?) de maîtriser, non pas le
temps, mais son temps. Toutefois, il ne doit pas servir à prévoir ou anticiper : « Non,
j’aime les défis de la vie. Je saurais d’avance ce qui arriverait » (24).
Ces remarques révèlent un rapport original au temps biographique :
Le temps biographique articule et conjugue tous les autres temps, développant
une visée à la fois rétrospective et prospective de la trajectoire et celui-ci, sans
omettre l'effet différenciateur du présent. Entendu ainsi, le temps biographique
synthétise, au plus près de la vérité du sujet, tous les paramètres à l'œuvre dans
la construction de son identité personnelle et sociale. Il résulte d'une
transaction complexe entre passé, présent et futur, il inscrit le sujet dans une
narration historique articulant l'individuel et le collectif (Muxel, 2002 : 18).
L'inscription de l'histoire personnelle dans une histoire plus large, collective, historique,
est niée. En dehors du temps de son existence personnelle, le temps n'a plus ou pas de
valeur, du moins, du point de vue subjectif assumé par le sujet. La ligne du temps la plus
importante reste la temporalité biographique. Le monde assiste à une hypersonnalisation
de la ligne du temps.
172
7.2 Mort et immortalité
Chez les jeunes générations, les croyances foisonnent, sous la forme de mosaïques : pour
le croyant contemporain, le dogme puise son sens dans l‟instant, il reste soumis à
l‟épreuve du temps, de ses expériences. La capacité de vivre une croyance est liée de près
à la capacité de la vivre réellement, concrètement, de la pratiquer dans l‟espace et dans le
temps, quotidiennement. Le sujet l'affirme comme un choix personnel et intime : « Au
bout du compte, la composante religieuse de l‟identité personnelle des jeunes Européens
ne semble pas reculer. Elle paraîtrait même se renforcer » (Galland, 2007 : 87).
La vie après la mort ne fait pas l‟unanimité chez les jeunes. Certains y croient, imaginent
une suite à la vie sous des formes hétéroclites, inspirées des grandes religions
monothéistes de l‟Occident et des croyances venues d‟Asie. D‟autres, au contraire, sont
catégoriques. Après, il n‟y a rien : « Je pense pas qu’on devient quelqu’un d’autre, qu’on
va au paradis ou en enfer. On meurt, c’est tout. On a fini de vivre et de faire ce qu’on
avait à faire » (10). Les jeunes s‟accordent, l'après diffère du vécu sur terre. La vie après
la mort ne correspond pas à la poursuite de son existence au-delà de sa durée limitée,
mais, pour les plus optimistes, à une permutation de l‟existence.
Le doute s‟explique par un besoin constant de la preuve. La vie après la mort n‟existe pas
sous une forme connue, rien n‟indique concrètement son existence. Personne n‟en est
revenu, personne n‟a vu et n‟a témoigné. Le doute s‟explique par un refus de croire sans
voir : « Je sais pas, je crois pas en ça. Je sais pas comment dire ça… Je suis pas
pratiquante et je vais pas à la messe, alors moi, je crois en rien. Je vais le croire quand je
vais le voir » (24) ; « Si quelqu’un est revenu du coma et dit : « j’ai vu Dieu », y a la
moitié des gens qui le croit et l’autre qui croit pas. C’est pas vraiment une preuve » (9).
L‟absence d‟expériences concrètes explique le rejet de l‟idée d‟une vie après la mort.
D‟ailleurs, le thème de la mort ramène les jeunes vers de premières expériences concrètes
de la perte d‟un être cher : « Je pense surtout à mon grand-père qui est mort, il y a deux
ans. J’étais au secondaire. J’étais vraiment proche de lui, j’ai été comme frappé. C’était
la première personne de mon entourage qui mourrait » (10). Au contraire, l‟expérience
173
indirecte, la vue d'un cadavre par exemple, renforce leur doute. Le mort ne bouge plus,
donc, il ne pense plus et n'existe plus : « Quand un mort est mort, il bouge plus, il fait
rien » (3).
L‟incertitude est persistante et invite les jeunes à concevoir la mort comme l‟ultime limite
du temps de leur existence. Le contraire est difficilement pensable, impossible presque,
l‟après-mort reste parfaitement mystérieuse. Sans indice, dans l‟impossibilité d‟évaluer sa
nature, les jeunes préfèrent redonner à la mort une autre signification : elle est le point de
chute, le point final de l‟existence. Ainsi se retrouve le jeune au centre de deux points
situés dans le temps : le jour de sa naissance, l'heure de sa mort pas encore fixée sur le
calendrier.
Certains craignent la mort, elle est parfois associée de près à l‟inaction. La durée d‟une
vie est suffisante, à la condition d'être actif. Deux dimensions différentes de la mort
expliquent la peur de certains et l‟espoir chez d‟autres. La première implique l‟idée de
l‟inaction. La mort correspond à la fin de l‟activité, de la pensée, de la motricité.
L'immortalité fait craindre l'épuisement dans l'action. La deuxième consiste en la
conscience potentielle de sa propre mort. Elle est peu souhaitable, elle suppose la
conscience de cette incapacité et de cette inaction : « Des fois je pense que je meurs, je
me fais comme des scènes. Je me demande si ça fait mal. Si quand tu es dans ta tombe tu
réfléchis encore. On peut pas anticiper pis plus réfléchir, parce que tu peux pas anticiper
ça. Je me fais juste du mal à y penser » (1).
« L'immortalité, c'est long. Surtout vers la fin », dit Woody Allen. Le désir d‟immortalité
est rare. La jeunesse est souvent liée au sentiment d‟invulnérabilité, de toute-puissance.
Toutefois, aucun de ces jeunes n‟espèrent vivre éternellement. L‟immortalité peut-être,
mais pas à n‟importe quel prix, diraient la plupart d‟entre eux. Les jeunes fuient
l‟éternité. Les raisons sont nombreuses. La peur de la solitude revient à quelques reprises
: « J’aimerais pas être immortelle si j’étais la seule à être immortelle. Je trouve que ce
serait triste être la seule. C’est comme si tu as le sida, aimerais-tu parler à quelqu’un,
sûrement. C’est sûr que je parlerais à quelqu’un pour me serrer les coudes, juste avoir
174
quelqu'un qui vit la même chose que moi. Je trouve ça rassurant » (17). La vie éternelle
signifie la perte des êtres aimés, l‟obligation de renoncer, tôt ou tard, à sa première
existence. L‟immortalité n‟implique pas la permanence des choses. Au contraire, elle
suppose l‟expérience de la disparition des gens aimés, des lieux fréquentés. Le sujet
s'imagine ses relations disparaître, s'effriter le sens même les retenant dans le monde. À la
peur de subir les conséquences d‟un monde où tout finit par devenir impermanent
s‟ajoute celle de subir l‟impermanence du sens même des évènements et de l‟existence.
L‟immortalité est envisageable, à la condition de ne jamais vieillir: « Je voudrais être
immortel, mais ne jamais vieillir, parce que être immortel et être un vieux caillou, ça me
tente pas » (16). Vivre pour toujours, mais vivre jeune, beau et fort est désirable. Le sens
de l‟existence réside précisément dans la capacité à agir, de faire du quotidien un temps
d‟expérimentation. L‟immortalité fait peur dans un monde où le culte de la jeunesse étend
son empire, où l‟âge adulte et plus que la vieillesse sont liés à une incapacité croissante
de vivre au maximum. La longévité est souvent associée de nos jours à la souffrance, à
l'incapacité, voire au temps passé à se laisser mourir en centre spécialisé.
Même en restant jeune, l‟immortalité n‟est pas désirable. L'épuisement de ses propres
capacités inquiètent plusieurs jeunes : « à moment donné, tu dois avoir tout vu, ça doit
plus être intéressant » (18). Vivre éternellement et ne plus avoir à faire quelque chose de
nouveau, de différent, apparaît comme une contrainte et non comme une forme de liberté.
L‟idée d‟une routine éternelle, d'une répétition constamment renouvelée, n‟est pas plus
appréciable qu‟une vie courte, mais vécue intensément: « à un moment donné, ça doit
devenir ennuyant de toujours répéter la même vie. Tu vois tout le monde autour de toi
mourir tandis que toi tu restes en vie, et tu es obligé de recommencer une vie » (2) ;
« J’aimerais ça, si j’avais la garantie d’avoir toujours quelque chose à faire, si j’avais la
garantie de ne jamais être sénile, travailler tous les jours tout le temps, tout le temps, tout
le temps » (20). Le temps n‟est pas mesuré en termes de quantité mais de qualité.
L‟éternité dévalorise les moments vécus, courts, intenses et significatifs de l‟existence,
d‟où une certaine ambivalence: « Oui, parce qu’on a jamais le temps de faire ce que l’on
veut, alors on pourrait prendre le temps de tout faire… mais immortel, c’est sûr que ça
175
devient... mais je pense que… immortel, c’est sûr que ça peut-être long. Je trouve que la
vie est trop courte, mais d’un côté, immortel, c’est comme trop long » (19).
7.3 L’ubiquité ou la rapidité ?
L‟ubiquité consiste à vivre en deux endroits au même moment. Elle s‟exprime
symboliquement de nos jours à travers de nombreux comportements. La tendance de plus
en plus marquée à faire plusieurs activités en même temps (travailler en communiquant
par messagerie instantanée, etc.) et l‟utilisation de plus en plus massive des nouvelles
technologies de la communication (autorisant d‟être ailleurs peu importe où l‟on se
trouve sur le moment) sont des premiers pas vers la réalisation de l'ubiquité. Certains
jeunes confirment cette tendance : « Faudrait que je fasse ci et que je fasse ça, ce serait
bien que je les fasse en même temps. Des fois, faut que tu trouves le temps et tu ne le
trouves pas » (13). D‟autres insistent plutôt sur les conséquences néfastes d‟une telle
entreprise. D‟une part, être à deux endroits au même moment est perçu comme un moyen
d‟éviter les choix difficiles, de ne jamais renoncer, d'être disponible pour tout en tout
temps. Plusieurs donnent l‟exemple de devoir choisir entre l‟école, parfois le travail et les
amis. Ces jeunes font déjà l‟expérience de la contrainte les obligeant à renoncer : « Des
fois je me fais inviter à deux soirées en même temps : j’aimerais aller à l’autre mais je ne
veux pas décevoir » (1). Éviter des conflits d‟horaires, perdre moins de temps, faire plus,
sans manquer à ses obligations, l'ubiquité fait rêver : « Oui, je pourrais être à l’école en
même temps que je ferais autre chose, comme chater avec mes amis en même temps. Ça
me servirait à faire autre chose en même temps que d’aller à l’école… ça dépend si on a
un clone ou deux personnes identiques avec la même pensée. Si j’avais juste un clone
normal, c’est moi qui irait chater sur l’ordi pendant que lui irait à l’école » (4) ; « Oui,
travailler et être chez mes amis en même temps, quand j’ai deux… quand j’ai un conflit
d’horaire, ce serait bien d’être deux » (10).
La rapidité n'a pas la même popularité. L‟intérêt d‟un pouvoir plus grand des jeunes sur la
temporalité ne se situe pas au niveau de la capacité à en faire plus sur la durée, mais à en
faire plus dans l‟instant : « Non, parce que aller plus vite, ça veut dire être plus stressée et
176
je veux pas être plus stressée, parce que ça donne des cheveux blancs » (22). La rapidité
est synonyme du temps qui passe, elle fait donc vieillir. La rapidité d‟exécution, le
pouvoir d‟être « ultra » rapide est associé au stress, à l‟instrumentalisation de cette
« qualité » par le système capitaliste. Être plus rapide n‟est pas lié d‟emblée à la maîtrise
de la temporalité. Au contraire, elle est perçue comme l‟adhésion à un système dont
l‟objectif est de faire plier le sujet devant ses exigences. Le sens de la course n‟est pas
explicite, la rapidité correspond à une forme d‟hétéronomie, contrairement à l‟ubiquité.
Cette rapidité prend cependant un sens, lorsqu‟elle est choisie par le sujet.
CONCLUSION : QUELLES LIMITES ?
Les utopies temporelles donnent des informations supplémentaires par rapport à la
représentation de la temporalité chez les jeunes. D'abord, les jeunes reconnaissent la
fonction d'une limite temporelle, l'immortalité dilue l'intensité du temps de l'existence.
Pour vivre intensément, voire pour maîtriser une durée, le temps doit être restreint, borné
d'un début et d'une fin. L'immortalité est souhaitable, soumise à de multiples conditions.
Un intérêt marqué pour le temps biographique, le temps vécu et concret, souligne une
temporalité limitée et s'étendant du début à la fin de la vie du sujet. L'intérêt marqué pour
le pouvoir ubiquitaire abonde aussi dans le sens d'une volonté d'intensifier le rapport à la
temporalité. Si la rapidité ne fait pas sens pour plusieurs, en revanche, exister sous de
multiples registres à la fois est tout à fait enviable. Les utopies temporelles renforcent
l'idée d'une recherche d'intensification du présent chez les jeunes générations.
177
CONCLUSION GÉNÉRALE : MALLÉABLE, LA LIGNE DU TEMPS.
Le temps, comme construction sociale, est un modèle pour penser le monde et pour y
comprendre son inscription. La ligne du temps est l'un de ces modèles puissamment ancré
dans nos représentations de la temporalité. Passé, présent et futur font partie de notre
quotidien, ils orientent nos actions, en fondent la signification.
La nostalgie du présent remet en question la linéarité du temps, l'imaginaire défie les
catégories du passé, du présent et du futur. Le sujet se déplace, en quelque sorte, d'un
point à l'autre sur la ligne du temps. Il finit par replier un avenir imaginé sur un présent
intensifié. Il repart, il revient, il défie également le caractère irréversible du temps. Le
sujet joue avec la temporalité, il tente de se défaire des limites imposées. S'intéressant
surtout, pour ne pas dire exclusivement au temps biographique, le jeune s'accroche au
temps qu'il veut maîtriser, il rejette ces durées le transcendant. Au final,
l'unidimensionnalité de la ligne du temps est elle-même remise en question, les temps se
superposent, le présent s'épaissit, les futurs se multiplient.
La représentation du temps, sous la forme d'une mince ligne précipitée vers l'avant, ne
fait plus sens. Les temps s'entremêlent, se superposent. Le sujet relit et relie son passé, le
réactualise. Il s'invente de multiples avenirs. Il vit dans plusieurs présents simultanément.
Comme modèle de représentation du temps, cette ligne fléchée est aujourd'hui mise à mal
par nombre de jeunes, dont le souci est de se constituer un modèle original de
représentation de la temporalité. La ligne du temps apparaît ici comme un point de
référence qu'il est possible de violenter, de remettre en question, de remodeler dans un
monde où l'imaginaire motive l'action.
178
C) LE JEUNE FACE AUX RYTHMES DE VIE
INTRODUCTION
La notion de rythme de vie fait désormais partie du sens commun, il nous emporte, nous
l'adoptons. Pour Daniel Mercure, le rythme de vie implique deux dimensions singulières:
Tout porte à croire qu‟il n‟y a pas dans ces deux emplois de la notion de
rythme - périodicité et vitesse de changements, continuité et discontinuité - une
opposition, mais bien deux faces d‟un même phénomène. La raison est que le
rythme de la vie collective est fondé à la fois sur la succession de systèmes de
régularités variables, comme la périodicité des fêtes, et l‟apparition constante, à
d‟autres niveaux ou au même niveau mais sur une plus longue durée, de
discontinuités, c‟est-à-dire d‟états différents qui se succèdent. Quoi qu‟il en
soit, la notion de rythme renvoie toujours aux différentes sphères du réel, aux
activités, aux tâches à accomplir. Elle exprime la réalité des continuités et des
discontinuités inhérentes à tout processus social. Enfin, il reste vrai que
l‟identification d‟un rythme n‟a de sens que par rapport à un autre,
comparaison qui permet de tracer des continuités et des régularités relatives, de
donner un sens à la « rapidité de son mouvement »; il reste vrai également qu‟il
y a vraisemblablement autant de rythmes que d‟activités, d‟où un
enchevêtrement, voire une superposition de rythmes multiples (Mercure, 1995 :
20).
L'étude du rythme de vie interroge à la fois le rapport des jeunes à cette périodicité et à
cette vitesse de changement.
L'analyse des temps de la famille et de l'école a déjà révélé certains éléments quant au
rapport des jeunes aux différents rythmes. D'une part, la critique du rythme du système
scolaire pointe la périodicité : de longues périodes sans épreuves suivies de périodes
intenses d'études, un rythme scolaire continu sur des mois suivi de vacances pendant
lesquelles on s'ennuie parfois, des cours entrecoupés de pauses trop longues. D'autre part,
la vie adulte, associée à la routine, apparaît pour plusieurs comme un enfermement dans
un rythme routinier, sans surprise. Encore ici, la périodicité est critiquée, mais
paradoxalement, il s'agit de remettre en question un rythme continu, soutenu, redondant.
Ainsi la nature du rythme de vie dérange moins que sa signification.
179
8. LA VIE EST UNE COURSE
Le rythme de la vie collective est constitué de l'ensemble des rythmes sociaux. Il tire sa
complexité de la multitude des temps sociaux le composant. Ces temps possèdent un
rythme singulier se superposant et s'enchevêtrant avec les autres. Les jeunes expriment
surtout leur critique face à un monde courant nulle part : « C’est fou là, tout le monde
court après son temps et le temps va déjà vite. Alors courir après, ça va encore plus vite.
La société nous pousse à faire dix mille choses en même temps et on n’a pas fini ça, c’est
fou » (10). Le rythme de la vie collective est ici associé à la pression, l'obligation de
suivre un rythme soutenu, ne laissant pas de répit au sujet : « Faut que je me lève à huit
heures, faut que j’aille faire ci, faut que j’aille faire ça. Hey ! À un moment donné, prenez
le temps ! » (13) ; « C’est assez rapide, le monde court. Il y a beaucoup de burn-out. Je
sais pas pourquoi, je trouve que c’est déprimant. C’est de la chaise musicale : y en a qui
change de copine le lendemain et ça revient au même » (25).
En filigrane, le déficit de sens est imposé de l'extérieur : « ça va trop vite, le monde pense
juste à l’argent. Les valeurs sont plus déséquilibrées » (1) ; « Les gens prennent pas le
temps de goûter à la vie, parce que y a des gens qui veulent juste du prestige et de
l’argent, mais, dans le fond, ça leur sert à rien. Si y a rien dans leur vie, que personne ne
les aime, qui ne s'amuse pas, ça leur sert à rien de ramasser de l’argent » (9). La vitesse
de la cadence collective est presque toujours rattachée à une forme de déracinement, à
une perte des valeurs, à un non-sens. La complexité du rythme de la vie collective
brouille l'origine même de cette vitesse, voire de cette accélération troublant nombre de
jeunes. Cette dénonciation révèle aussi les malaises sous-tendus par cette difficulté à
adhérer à ce rythme : « C’est fou. Il faut toujours faire quelque chose. C’est stressant.
Tout le monde court partout. Calmez-vous ! » (3). Pourtant, cette critique ouverte du
rythme de la vie collective n'empêche pas les jeunes d'adhérer à un rythme de vie
personnel lui ressemblant.
180
8.1 La course à la lenteur
« Des fois, je me presse, j’essaie de m’améliorer le plus vite pour faire plus de choses
après, pour pouvoir m’avancer au plus vite dans la vie » (9). À l‟échelle du quotidien, les
jeunes se plaignent d‟avoir trop de temps libres, de compter parfois les heures, de
s‟ennuyer. L‟expérience du temps vécu encourage un plaidoyer en faveur de l‟action au
détriment de la passivité, afin d‟éviter l‟ennui, voire les dépressions : « si j’avais plus de
temps, je chercherais le moyen d’avoir moins de temps » (3).
Paradoxalement, les jeunes dénoncent la rapidité de la cadence collective et encourage un
rythme de vie individualisé lui ressemblant : « ça dépend des contextes, c’est bien quand
même d’avoir un certain rythme de vie plus rapide, ça te permet de faire un certain
nombre de choses... Je trouve ça bizarre quand les gens disent qu’on devrait prendre une
demie-heure pour manger ou quarante-cinq minutes… on devrait tout le temps prendre
notre temps pour faire tout ce qu’on fait… dans le fond, non, faut s’amuser aussi, et si on
prend notre temps on aura pas de temps » (20). En voulant éviter les temps morts, l'ennui
et l'inaction, les jeunes se composent souvent, sous le mode du choix personnel, un
rythme de vie. Paradoxalement, ce dernier respecte les mêmes logiques de la
maximisation et de l'accélération dénoncées pour le rythme de vie collectif. Cette
contradiction trouve deux explications, la première implique l'action du sujet, la seconde
le sens du vécu.
D'abord, le rythme de la vie collective est lié au « système », parfois même à la figure
d'un « big brother ». Incontrôlable et incontrôlée, le sujet se retrouve dépourvu de
pouvoir devant cette course. Le rythme de la vie collective est donc dénoncé, il renvoie à
l'impuissance du sujet face au monde. À un âge où la question de l'autonomie est cruciale,
l'expérience du rythme de la vie collective crée un certain sentiment d'hétéronomie. La
vitesse de changement de la cadence collective, voire de son accélération, échappe au
sujet, elle menace son autonomie. Or, le rythme de vie choisi par le sujet, supposant
parfois une vitesse soutenue de changement, voire une cadence menant le sujet à
l'essoufflement, l'épuisement, confirme sa maîtrise de son existence. Ainsi tout dépend de
181
la position dans laquelle se place le sujet : a-t-il l'impression de dominer le rythme de sa
vie ou a-t-il l'impression d'être dominé par le rythme de la vie ? Se pose-t-il en acteur ou
en spectateur ?
Ensuite, l'absence de signification attribuée à ce rythme de la vie collective explique cette
dénonciation par les jeunes. Pourtant, un rythme de vie soutenu, rapide, est souvent perçu
positivement dans l'existence du jeune, entre autre lorsqu'il fait l'expérience quotidienne
de ses avantages. Difficile pour le sujet de donner un sens à un rythme de vie extérieur à
lui-même, à un rythme de vie le surplombant et le dominant. En revanche, le déficit de
sens se comble plus aisément lorsque le sujet reprend le contrôle du rythme, se donne
l'impression d'en être le maître.
Les témoignages des jeunes sur la technologie abondent en ce sens. Le train, la voiture, le
téléphone portable, l'internet, etc. sont louangés par les jeunes. Ces instruments
participent à l'amélioration de la qualité de vie et à l'accélération des échanges, des
déplacements, du rythme de la vie collective en général. Grâce à ces instruments, tout se
fait plus rapidement dans un laps de temps de plus en plus court. En d'autres termes, ils
sont encensés, même s'ils encouragent un rythme de vie trop rapide, soutenu. Cette
contradiction tire, entre autre, son explication dans l'expérience concrète de ces
technologies. Les jeunes en bénéficient jour après jour. Au contraire, en tant que concept
abstrait, le rythme de la vie collective est dépossédé de signification et d'incarnation
concrète. À l'impossibilité de s'identifier à un rythme de vie abstrait et impersonnel se
substitue la possibilité d'expérimenter un rythme de vie concret et personnalisé. Le temps
vécu devient plus important que le temps des autres, car il restitue du sens là où
précisément il fait défaut. Cette contradiction encourage l'action du sujet, elle devient le
moyen de se poser en maître du rythme de sa vie. La passivité est d'abord critiquable dans
un contexte marqué par l'esprit du capitalisme : « ne rien faire, en d‟autres termes, c‟est
encore faire quelque chose mais qui est relu socialement (et/ou subjectivement) comme
rien. Rien est une définition sociale [...]. C‟est la définition sociale de son faire qui est en
question ici et, plus largement, la constitution de ses activités » (Wallemacq, 1991 : 17).
Mais, plus encore, l'inactivité signe pour le sujet l'acceptation docile d'un rythme de vie
182
dont il ne perçoit pas souvent la signification. Dans ce contexte, l'action n'est plus
seulement souhaitable. Elle devient vitale.
9. RYTHMES ET DÉSYNCHRONISATION
Les jeunes agissent à l'égard du rythme de la vie, ils rivalisent d'originalité pour se
redonner le sentiment de maîtriser le tempo. La désynchronisation des horaires familiaux
et scolaires est une prise provisoire de pouvoir sur une routine imposée, vécue souvent
comme une contrainte. Cette désynchronisation par rapport au rythme de la vie collective
s'incarne désormais dans des modes de vie observables particulièrement chez les jeunes
générations :
La désynchronisation des temps professionnels, personnels, sociaux, semble
souvent tolérée par les jeunes salariés, célibataires ou sans enfants, et satisfaits
d'avoir un emploi. Ils y voient volontiers une marque d'émancipation par
rapport aux horaires fixes de la période antérieure, et la possibilité d'avoir
d'autres activités durant les temps libres, a fortiori quand les temps de travail et
la flexibilité des horaires ont été négociés au sein de l'entreprise (Billiard, 1998
: 99).
L'horaire atypique devient horaire original, voire le symbole, non pas de la soumission du
sujet aux impératifs du marché, mais bien l'expression d'un quotidien vécu
individuellement, personnellement.
Le rapport des jeunes au sommeil et à la nuit témoigne aussi de cette volonté de
désynchronisation. Pour certains jeunes, dormir devient parfois une perte de temps :
« Certains trouvent que c’est une perte de temps, je vais couper sur le sommeil, par
exemple cinq heures par nuit… » (17) ; « Il me semble, le jour, c’est pas pour dormir »
(3). Dans quelques cas, l‟école, le travail, une « boulimie d‟activités » pour reprendre les
termes d‟Amparo Lasen, font ressentir leurs effets sur le sommeil. Le sujet s‟adapte dans
ce cas : « Je dors trop ou je dors pas assez. Sois que je dors trop parce que j’ai des temps
morts, j’ai rien à faire, je dors, je dors tellement que ça me fatigue [...]. Si je dors pas
assez, je travaille, je travaille, j’aime travailler, passe le temps, alors le soir, je veux
encore faire quelque chose, je suis réveillé. Si je fais du déménagement toute la journée,
je suis mort, mais je suis réveillé. J’ai trop d’heures de sommeil ou pas assez » (8) ;
183
« Oui, plus de temps pour dormir, parce que des fois j’ai des difficultés... Il y a des
moments où je sors plus, je dors moins longtemps. Des fois, j’ai rien à faire, je dors pour
reprendre mon sommeil » (13). Le rythme de vie personnalisé du sujet, vacillant entre
impératifs et caprices personnels, s'impose ici jusqu'à remettre en question ses besoins
physiologiques.
Le sommeil trouve également un compétiteur en l‟amour porté par la plupart des jeunes à
la nuit : « Je trouve que c’est vraiment plus beau. Le monde qui se promène la nuit, y sont
plus… Le jour, il faut aller travailler, la nuit, tu as le temps de prendre le temps » (1). La
nuit, l‟activité sociale diminue. Tout est plus calme : « Je trouve ça plus calme, y a moins
de monde » (8) ; « Je suis plus quelqu'un de soir et de nuit. Si je pouvais, je me lèverais
en fin d’après-midi, je vivrais la nuit et me coucherais le matin » (10) ; « c’est plus calme
que le jour » (18).
L‟apaisement de l‟activité urbaine redonne à certains jeunes une rare sérénité. Pendant un
temps, le rythme de vie des autres s‟effacent, le sentiment d‟hétéronomie s‟estompe
provisoirement :
La nuit est quasiment associée à la liberté de faire ce que l‟on veut. Elle se
distingue du jour par cette représentation plus légère, puisque sans contraintes.
La nuit est alors un temps pendant lequel « on se lâche, se libère », s‟amuse, se
détend. La nuit est décrite essentiellement comme une récréation par rapport au
poids réel incarné par le jour. Le temps de la nuit paraît plus fluide. Ces jeunes
qui sortent la nuit ont le sentiment d‟être hors du temps. Il y a la nuit, une perte
de repères, c‟est un temps suspendu, un temps qui s‟écoule sans qu‟on s‟en
rende compte, parfois jusqu‟au petit matin. Alors que le jour apparaît comme
un flux tendu, structuré par la scansion des contraintes horaires, des devoirs
professionnels et familiaux (Espinasse, Buhagiar, 2004 : 63).
La nuit transforme les choses, la vision du monde. Elle altère provisoirement le regard.
Elle apparaît comme une expérience différente, autre, du rapport à la temporalité.
Autrement dit, l„inscription du sujet dans un contexte nocturne participe d‟une altération
de son rapport à la temporalité :
Le jour provoque chez l'acteur social, comme on vient de le voir, un état
d'excitation particulière car il n'éveille aucun intérêt et est même source de
lassitude. Ceci fait naître chez lui le vif désir de voir la nuit succéder au jour.
De même que le poète Claudel écrivait que « le temps est le sens de la vie », on
peut dire que la nuit donne du sens à la vie pour ce jeune. On se trouve ainsi
devant une succession naturelle du temps mais aussi face à l'idée que l'espace-
184
temps va influer sur ses propres humeurs. La nuit est ainsi l'espace du possible
: « où je fais toutes sortes de folies » ; folies en opposition aux conduites
admises et acceptées. Il y a une subjectivité dans les expériences et cette
subjectivité temporelle est la forme des expériences intimes (Mouchtouris,
2003 : 57).
Les activités se déroulant le jour et la nuit prennent des significations distinctes. Les
expériences vécues deviennent plus « intimes », « profondes », « spirituelles ». Les
jeunes évoquent des expériences de réflexion personnelle (ex: l‟écriture), de partage, de
communion avec les amis (ex: sortie, confession). Ainsi se développe une alternance
significative entre le jour et la nuit, passage incessant d‟un visage du monde à un autre.
Cette alternance rythme l'existence, la nuit ne s'abandonne plus seulement au sommeil.
Le relâchement de l'activité quotidienne donne aux jeunes le sentiment d'une plus grande
liberté, l'action trouve un territoire moins contraignant pour s'exprimer, ainsi « un autre
critère de réussite des sorties nocturnes est la notion d'improvisation » (Espinasse,
Buhagiar, 2004 : 73).
L‟exemple du gothisme est, en ce sens, emblématique de la capacité chez les jeunes
générations de scinder leur existence en deux temps, pour rythmer l‟existence. Le terme
gothisme renvoie ici, non seulement à la sous-culture gothique connue par un petit
nombre d'adeptes (Durafour, ), mais aussi à ses récupération dans l'espace médiatique et
populaire. En ce sens, Marilyn Manson incarne bien le gothisme, sans être, aux yeux des
« connaisseurs » un chanteur appartenant au mouvement gothique.
Au quotidien, les gothiques cohabitent avec les membres de leurs familles, leurs
collègues et les autres citoyens. Ils se fondent parmi eux, se déguisent en quelque sorte le
temps de vaquer à leurs occupations journalières. Toutefois, le soir venu, la nuit tombée,
les plus fidèles adeptes du mouvement gothique s'adonnent à une véritable
métamorphose. Vêtements, bijoux, maquillages, etc., le look gothique est chargé d'une
symbolique forte dans une perspective temporelle. En plus des références explicites à l'art
gothique, voire à la période romantique, les symboles qu'ils arborent nous renvoie,
pensons-nous, à un temps antérieur. Pourtant, les différents symboles, notamment ceux à
connotation religieuse, représentent en fait des critiques à l‟égard de celle-ci. Le sens
185
qu‟il leur est attribué aujourd‟hui est diffèrent de celui que ces objets portaient hier. Par
conséquent, il n‟existe pas à proprement dit de sentiment de nostalgie à l‟égard d‟un
temps révolu chez les gothiques. Ils ne rêvent pas d‟une époque telle qu‟elle fut, mais
plutôt d‟une époque imaginaire, telle qu‟ils peuvent la concevoir aujourd‟hui. L'amour
d'un passé évanoui, mais surtout reconstruit aujourd‟hui, est habillement conjugué à une
existence en parallèle, contemporaine, loin de la marginalisation sociale que le sens
commun leur attribue à tord. Il ne s'agit donc pas d'une fuite vers une époque révolue,
mais plutôt de vivre le présent comme une réactualisation du passé. Située d‟abord dans
le présent, leur « métamorphose » participe de l‟inscription dans un rythme qui s‟enracine
dans la volonté accomplie du sujet de vivre provisoirement, mais à répétition, le monde
autrement.
9.1 Les rythmes de la planification et de l'improvisation
Le sujet se construit un rythme de vie, il vit avec le sentiment de le contrôler. Il agit en ce
sens, se désynchronise ponctuellement des horaires imposés, il privilégie parfois même
des horaires personnels s'inscrivant en marge des horaires dits conventionnels. Cet
exemple témoigne d'une volonté chez certains de vivre selon un autre rythme, en
décalage avec la norme du 9 à 5. Ces nouveaux rythmes, vécus comme étant originaux,
mais passablement développés de nos jours, s'appuient sur des alternances crées par le
sujet, comme dans l'exemple du mouvement gothique. Des rythmes imposés sont
remplacés par des rythmes choisis.
Ces alternances ne deviennent pas des routines, elles sont toujours soumises aux caprices
du jour, aux changements. La décision, par exemple, de sortir à chaque vendredi soir ou
de rencontrer ses amis après chaque journée de classes, ne rythme pas à elle seule
l'existence de ces jeunes. La capacité à briser tous les rythmes, choisis ou imposés,
participe à l'élaboration d'un quotidien original. Ainsi se dessine une dynamique entre
planification et improvisation chez les jeunes.
186
La planification suppose la projection dans l'avenir. Dans une perspective de rythme de
vie, elle implique, non pas la routine, mais l'institution d'un rythme prévu. Au contraire,
l‟improvisation consiste à agir dans l‟instant, selon les propositions dégagées d‟une
situation, de la rencontre hasardeuse, de l‟inattendu. Elle est une réponse opportuniste à
l‟opportunité. Elle réduit l‟anticipation à son minimum. En ce sens, la temporalité s‟y
déploie et s'y réduit. L'improvisation préfère l‟instantané à la projection dans un monde
peuplé d'incertitudes. Elle donne au sujet le sentiment du pouvoir de tout changer, tout
choisir. Elle se vit d'abord au quotidien, sous la forme d'un présentisme constamment
renouvelé : « Dans ma tête, je me dis juste que je ne suis pas né au bon moment : je
devrais être bohème, ça serait tellement bien : ils vivent au jour le jour » (17) ; « moi, je
vis jour après jour » (14). Un sentiment de liberté est rattaché à ce présentisme.
L'improvisation laisse une ouverture dans l'organisation de son temps. En fait, les jeunes
« fonctionnent plus à l'occasion (ou Kairos comme le nommait les Grecs) qu'à la
programmation, ils sont peu obsédés par les besoins d'organisations et par l'application de
règles strictes » (Lasen, 2003 : 51).
Cette prévalence de l'improvisation sur la planification touche le rythme de vie de ces
jeunes. Il ne s'agit pas seulement de se construire un rythme de vie original face au
rythme parfois oppressant de la vie collective : le sujet affirme aussi sa capacité à
remettre en question ce qu'il a lui-même institué comme marque d'autonomie.
L'improvisation existe à travers l'obligation pour tout sujet de planifier un minimum son
quotidien. Toute forme de planification, se déployant sur une longue durée, crée une
forme d'incertitude. Si la planification suppose une maîtrise minimale de l'avenir, elle
implique aussi une chance de ne pas atteindre l'objectif fixé. L'improvisation protège le
sujet dans un monde où le projet inaboutit est représenté comme une forme d'échec : « les
Occidentaux pensent en général qu'une fois commencé, un projet sera réalisé plus ou
moins rapidement, sans trop d'arrêts [...]. On n'a pas le droit de ne pas terminer un travail
: ne pas mener à bien une tâche entreprise a quelque chose d'immoral, cela rend le travail
inutile, et menace l'intégrité de nos structures sociales » (Hall, 1984 : 44).
L'improvisation répond à toute forme d'imprévus. Elle conjure la peur de l'échec de
certains jeunes : « J’arrête pas de prendre ça calme, mais je suis tout le temps stressée
187
par rapport à ce qui se passe. Ça va pas comme je voulais, j’anticipe beaucoup ce qui se
passe... Quand on anticipe pas, ça va mieux » (1) ; « Quand je suis sur le point de
m’endormir, je planifie ma journée du lendemain, ça m’énerve un peu les imprévus. C’est
pour ça que j’aime pas sortir » (3).
La construction du rythme de vie chez les jeunes est donc complexe. Elle suppose d'abord
un sentiment d'hétéronomie face au rythme de la vie collective, une construction originale
d'un rythme de vie, puis l'affirmation de l'improvisation comme réponse à l'imprévu. Le
rythme trouve son originalité dans l'affirmation renouvelée de sa maîtrise.
L'improvisation finit par rythmer l'existence de ces jeunes. La décision de sortir ou non,
par exemple, devient moins importante, la capacité du sujet à décider dans l'instant est
revendiquée. La décision, le « faire » fait sens. « L‟improvisation est un exemple du
caractère actif et rétroactif de la mémoire » (Lasen, 2003 : 39). Pour Amparo Lasen,
l'improvisation se s'improvise pas, l'improvisateur a déjà improvisé, il improvisera
encore. Ainsi, l'improvisation se répète, elle ponctue l'existence et la rythme.
9.1.1 Planification et rapport au corps
Si les jeunes s'effraient devant la répétition, réaffirment constamment leur volonté
d'échapper à un destin tracé, ils répètent cependant des micro-rituels quotidiens. Ces
derniers prennent le corps comme premier repère.
Pour Laïdi, le sujet contemporain, l‟homme-présent, se prend lui-même pour seule visée
(Laïdi, 2000). Il se prend à la fois comme moyen de réalisation personnelle et fin en soi.
Il est, en quelque sorte, son propre repère. À tout le moins il agit en fonction de cette
idée. Cette proposition s‟accorde avec les repères révélés par les jeunes pour ponctuer le
retour cyclique des jours, des semaines et des années. Ces jeunes rattachent leur routine
quotidienne à la satisfaction de besoins primaires : « Je m’habille. Je mange à tous les
jours aussi… » (10) ; « je dors chaque jour, je mange chaque jour, je m’habille chaque
jour » (9). Se nourrir, se laver, se vêtir et dormir sont les exemples les plus récurrents.
Comme tous, ces jeunes respirent chaque jour, parlent chaque jour... Les réponses
188
auraient pu être fort variées. Or, les activités garantissant le bien-être du corps sont mises
en avant, il devient l'objet de la ritualisation du quotidien : « Je me lave, je me coiffe, je
me maquille chaque jour » (13).
Plus ces jeunes se projettent sur une longue période dans le temps, plus les repères
mentionnés s‟éloignent du corps. Sur le cycle des semaines, ils parlent davantage de
relations, de sorties avec les amis, de visites chez le père ou la mère, etc. Sur la période
de l‟année, les hésitations sont fréquentes et la plupart finissent par se replier sur les dates
significatives du calendrier : anniversaire, jour de l‟an, Noël, etc.
Le corps est le lieu privilégié du présent. La projection dans l‟avenir implique le besoin
pour chacun de se référer à des repères situés hors de soi, des repères construits
socialement, comme le calendrier. Ces repères sont difficiles à s'approprier, le sujet a peu
de pouvoir sur eux. Plus le sujet regarde loin vers l‟avenir, plus les repères s'éloignent de
son expérience personnelle. Plus le sujet regarde loin devant, plus son emprise diminue.
Plus il est difficile de leur assigner une signification.
Le rapport intime du sujet à la temporalité s'incarne dans des activités mettant au premier
rang le corps. Il devient l‟interface entre le sujet et la temporalité. Plusieurs exemples
indiquent que l'action facilite l'élaboration de la signification par le sujet. L‟expérience
en est une condition. À travers des actes et des gestes concrets, le sujet prouve son
emprise sur son rapport à la temporalité. Le micro-rituel donne à penser la temporalité au
sujet, il participe à la construction de ses représentations.
CONCLUSION : LE RYTHME DE SA VIE
La temporalité est un matériel de l'autonomie. Pourtant, William Grossin évoque la
difficulté pour le sujet de s'arracher aux rythmes de la vie quotidienne :
Dans cette profusion, chacun niche des « temps à soi », s‟il en dispose, selon
une stratégie avisée ou une nécessité pressante. La liberté temporelle
personnelle se heurte à des réglementations précises qui canalisent les va et
vient et les migrations, régulent les masses, découragent l‟extravagance,
discriminent les catégories. Les mouvements quotidiens épousent les parcours
189
temporels établis et reconduits. Un comportement inhabituel exige de se
faufiler dans les dédales temporels enchevêtrés de la société programmée après
consultation indispensable de la montre et du calendrier, confrontés aux
horaires et prescriptions institutionnalisés (Grossin, 1996 : 178).
Or, les jeunes ne « se faufilent pas dans les dédales temporels », ils affrontent plutôt le
rythme de vie collectif. Ces derniers dépeignent ce rythme, sa rapidité et son accélération.
L'aliénation est implicitement évoquée par les jeunes, à travers le déficit de sens de cette
course. Dans certains cas, la vitesse des rythmes sociaux est conjurée par l'accélération du
rythme de la vie personnelle. Mais la principale réplique vient du rejet de la planification
en général et de l'importance de l'improvisation dans le quotidien de ces jeunes.
À défaut de contrôler le rythme collectif de la vie et sa complexité, de pouvoir lui
assigner un sens, les jeunes sont nombreux à se replier sur une unité plus restreinte, plus
facile à maîtriser. Cette unité, elle-même en mouvement, est le rythme de vie du sujet
affairé à le personnaliser et le contrôler. Le corps devient une interface avec la
temporalité : brusquer son corps, le garder éveillé pendant la nuit, lui faire sauter des
repas, etc., mais aussi le vêtir, le laver, le nourrir, etc. sont des exemples traduisant sa
volonté de trouver un repère temporel exprimant sa capacité d'agir et sa capacité de
maîtrise.
190
CONCLUSION GÉNÉRALE : VIOLENTER LA TEMPORALITÉ
Les jeunes d'aujourd‟hui sont acteurs de leur rapport à la temporalité. Si « être
surmoderne c‟est épouser le mouvement et vivre dans l‟incertitude » (Balandier, 2001 :
57), être hypermoderne, c'est plutôt vivre dans l‟incertitude et violenter ce mouvement.
Les relations de négociation avec les parents se normalisent dans plusieurs foyers, les
institutions scolaires sont critiquées à partir de certaines contradictions soulevées dans un
contexte néolibéral, les relations amicales sont soumises à des modes d‟organisation
flexibles où le sujet vit une liberté nouvelle. La culture juvénile, avec son réseau
d‟interactions flexibles, participe de cette redéfinition du sujet face à la temporalité, dans
un contexte singulier où le jeune fait de la temporalité, un matériel de son autonomie.
Tous les cadres sociaux mettent en scène des micro-rituels quotidiens, ils rythment les
journées et les années : repas en famille, activités familiales ; ceux des horaires scolaires
et des vacances ; rencontres impromptues, sorties au cinéma, échanges sur les
messageries instantanées. Quel que soit les exemples, les jeunes dévoilent une volonté
d‟échapper aux impératifs imposés par un cadre social du temps strict : la négociation et
la critique soulignent ce désir de s‟éloigner des rapports à la temporalité proposés. Ces
jeunes ne tentent pas d‟imiter les modèles de représentation du temps auxquels ils sont
confrontés, ils espèrent s‟en dissocier. Pourtant, ils ont intériorisé les valeurs néolibérales
de la maximisation. Ils se sont habitués aux rythmes scolaires et à plusieurs autres
contraintes journalières.
Pour Christoph Wulf, l‟enfant tente d‟imiter certains modèles mais il n'y arrive pas
parfaitement. Cette impossibilité assure une certaine continuité entre les générations, tout
en créant des changements. Le sujet personnalise son imitation du modèle. À travers cette
expérience corporelle, une signification intime est attribuée au geste posé et aux
habitudes prises. En fait, « même dans le cas où des actes réalisent des intentions
identiques, on remarque d‟importantes différences dans la manière de les réaliser et de les
mettre en scène. Cela est dû d‟une part au contexte historique, culturel et social dans
191
lequel ils s‟inscrivent, mais aussi aux conditions particulières liées à la singularité des
acteurs » (Wulf, 2004 : 94).
Or, à l‟adolescence et à la post-adolescence, les choses se passent différemment. Le sujet
poursuit sa construction identitaire, non pas uniquement en imitant les autres, mais en se
persuadant du contraire. Le jeune tente de ne pas imiter : il cherche la nouveauté, le
renouvellement, le surpassement… Il passe de l‟impossibilité d‟imiter parfaitement à une
impossibilité de ne jamais imiter, car « la vie en groupes sociaux constants, rythmés par
des horaires communs, induit une forte tension entre la recherche d'authenticité et la
pression à la conformité. Cette tension réduit singulièrement la part de liberté dans le jeu
sur les identités » (Pasquier, 2005 : 61). On passe alors d‟un sujet tentant d‟imiter et mis
partiellement en échec à un sujet ne voulant pas imiter, mais toujours mis en échec. Dans
le premier cas, chez l'enfant, un espace de subjectivité est créé inconsciemment, la
tentative d‟imitation traduit une impression illusoire de partager un sens commun. Dans
le deuxième cas, chez le jeune, le décalage est conscient, le constat d‟une habitude prise
exprime la difficulté à dissocier ses actes de l'entourage. Pour réussir à se distinguer de
l‟autre, des parents ou même des amis, seule une signification intime posée à l‟acte
commun lui garantit une certaine autonomie.
Cette remarque s'applique à la temporalité. Le jeune s'adapte aux rythmes scolaires, il
prend en compte les contraintes familiales. Parfois, il reconnaît même s'être habitué aux
horaires imposés. Outre les actions menées pour prouver son indépendance, comme dans
le cas des actes de désynchronisation, il est possible pour le jeune de suivre la cadence en
lui donnant une signification personnalisée, intime.
L‟émergence et le développement de certaines pratiques culturelles lui offrent des
occasions d‟échapper provisoirement à cette réalité contraignante et surtout décevante.
Les jeux vidéos, mais aussi la lecture, le cinéma fantastique, les jeux de rôles ne créent
pas seulement des espaces ludiques : pour y jouer, le sujet change de contexte, autrement
dit, il échappe aux contraintes de notre monde, y compris ses contraintes temporelles. Ces
mondes comportent des Histoires, des calendriers, des mesures originales du temps… Le
192
champ d‟action du sujet, bien sûr, diffère ici de celui détenu dans le réel. Parenthèse dans
le roman de leur existence, ces jeux ponctuent leur quotidien. Jour après jour en avançant
sur la ligne du temps, l'existence soulève la question de nouvelles responsabilités,
l‟ancrage dans une routine, l‟entrée prochaine dans le monde du travail. Ces mondes lui
offrent des cadres sur mesure, des cadres d'expérimentations singulières. L'expérience
autorise à mettre symboliquement leur vie en jeu, comme dans les jeux vidéo. Ce sont
aussi des expériences spécifiques de la temporalité dans des cadres délimités, ils bornent
l'action dans un certain contexte.
L'expérience du danger est vécue symboliquement à l'intérieur de ces parenthèses. Pour
plusieurs jeunes, cette expérience est satisfaisante, suffisante pour étayer le sentiment de
gagner en indépendance, d'avancer sur le chemin de l'autonomie. Pour d'autres, toutefois,
les expériences de pouvoir sur la temporalité s'effectuent sur d'autres registres, même si
elles l‟engagent à prendre des risques plus importants.
a) L’éclatement des cadres sociaux du temps
Les cadres sociaux du temps se construisent et évoluent désormais sous le mode de la
négociation. Le jeune y joue donc un rôle actif. Cette modalité de co-construction des
cadres sociaux du temps implique qu‟un territoire, l‟espace de négociation, se conquiert
au détriment de l‟autre, ou plutôt des intérêts défendus. Les relations de négociations
autorisent entre autre le développement de comportements visant l‟obtention de sa liberté
à gérer son temps. Entre le jeune et ses parents, elle suppose toujours une forme de
dépendance.
Cette dépendance est significative dans le contexte actuel. La gestion personnelle de ses
horaires est souvent l‟une des seules formes d‟expression de l‟autonomie du jeune.
L‟indépendance, en termes de gestion du temps, apparaît comme réalisable, aux côtés de
l‟indépendance économique difficilement envisageable pour plusieurs à court terme. Il est
possible de gérer son temps sans les autres, tout en dépendant économiquement de ses
parents. C‟est pourquoi l‟adage selon lequel « le temps, c‟est de l‟argent » n‟a jamais été
193
aussi faux : « Je trouve ça un peu ridicule de donner son temps pour travailler, pour de
l’argent, parce que dans le fond de l’argent ça rapporte pas de temps et le temps c’est
beaucoup plus précieux que l’argent » (1). Tout en adhérant à des logiques de
maximisation du temps, ces jeunes critiquent pourtant le système néolibéral. Le temps est
devenu un matériel de l‟autonomie, sans intermédiaire. Il ne s‟agit plus de gagner du
temps, mais de se l‟approprier. L‟argent symbolise paradoxalement une voie possible
d'accès à l'autonomie, mais le moyen d'accéder à cet argent, le travail, est chronophage.
Lorsque la négociation persiste, lorsque la négociation ne mène pas le sujet au résultat
escompté, la frustration se transforme parfois en sentiment d‟hétéronomie. Le jeune
cherche à fuir cette position et à affirmer son pouvoir sur la temporalité. Même si ce
pouvoir s‟exprime dans un temps limité, le sujet jouit alors d‟un sentiment de toutepuissance. Échapper à de telles contraintes signifie aussi échapper aux contraintes
soumettant tous et chacun, la fuite provisoire fortifie le sentiment de singularité et
d‟originalité. Pouvons-nous envisager des jeunes franchissant la limite de la négociation,
jusqu‟à s‟affranchir des cadres sociaux du temps ?
b) Violenter la ligne du temps
Les catégories de passé, présent et futur font partie du monde contemporain. Elles sont
fortement ancrés dans les sociétés occidentales. Elles persistent dans la représentation des
jeunes générations, ces derniers questionnent l'avenir, ils s'intéressent au passé de leur
histoire personnelle. La ligne du temps impose certaines limites au sujet quant à sa
capacité à remanier son rapport à la temporalité. Si le sujet est en mesure de faire éclater
provisoirement les différents cadres sociaux du temps, il conçoit en revanche ses
représentations de la temporalité à travers ces catégories de passé, présent et futur. Limite
ultime, la ligne du temps devient alors la contrainte violentée par le sujet, à défaut de
pouvoir s‟en débarrasser.
L‟exemple de la nostalgie du présent illustre cette violence. Les différents temps du
trinôme finissent par se confondre. L'imaginaire induit de nouveaux comportements.
194
Cette violence se réalise à travers certaines pratiques culturelles, le désir d‟ubiquité s‟y
révèle symboliquement. Certes, ces moments d‟exaltation du pouvoir du sujet sur la
temporalité sont de courtes durées, mais récurrentes. Dans ce contexte, pouvons-nous
envisager le passage dans la réalité de ce pouvoir imaginaire sur la temporalité ?
c) Désynchronisation
Le sens du rythme de la vie collective, influencé par l’esprit du capitalisme, échappe au
sujet. Impalpable, ce rythme abstrait laisse peu de pouvoir au sujet. Ce dernier se replie
alors sur ce rythme possible d'infléchir et de contrôler. L‟intérêt pour le rythme de vie se
permute en intérêt pour le rythme d‟une vie. Le sujet se protège des impératifs et des
contraintes risquant de faire disparaître l‟occasion d‟acquérir son indépendance.
L‟opposition ne fait plus sens ici, les modalités du rythme de la vie collective sont
reproduites par les jeunes générations à leur avantage. Mais il reste difficile de redonner
une cohérence à un monde turbulent dont le sujet ne fait qu‟une expérience partielle, la
sienne. Ils cherchent à vivre dans le rythme, mais à leur façon. L‟opposition laisse
progressivement place à la désynchronisation : « lorsque l'individu veut retrouver les
rythmes naturels et sa liberté temporelle, il décroche... » (Grossin, 1996b : 683). Dans ce
contexte, pouvons-nous envisager que des jeunes répètent et radicalisent ces effets de
discontinuité et de désynchronisation dont ils se présentent comme les maîtres ?
Le jeune de l‟hypermodernité multiplie les expériences, l‟autonomie ne se gagne pas
autrement. Mais l'appropriation de ses horaires, le contrôle de son temps comporte des
dangers, il enivre le sujet vivant dans l'incertitude, il procure un intense sentiment de
maîtrise, voire de puissance. Ainsi ces expériences du pouvoir sur la temporalité se
situent maintenant au fondement même du lien social, de la relation à la famille, à l‟école,
aux pairs. Elles ouvrent les portes à des expériences de négociation avec les contraintes,
mais aussi à l'expérience du pouvoir du sujet au cours de ces négociations. Il est
désormais possible d'imaginer d'aller plus loin, de s'affranchir des dernières contraintes,
de se poser en maître. Les expériences d‟altération du rapport à la temporalité, d‟ubiquité
195
et de désynchronisation incarnent cette tendance. Ces dernières ne consistent pas en une
rupture avec le quotidien de ces jeunes, mais plutôt en son extension, son intensification,
sa radicalisation.
196
TROISIÈME PARTIE : VIOLENTER ET RÉORGANISER LA TEMPORALITÉ
197
INTRODUCTION GÉNÉRALE
De l‟examen du rapport à la temporalité chez les jeunes se dégagent trois propositions
générales : l'exercice d‟un pouvoir du sujet sur les cadres sociaux du temps (négociation),
la réalisation symbolique de l‟ubiquité (intensification), la dissociation des rythmes de vie
collectifs (désynchronisation). Ces tendances indiquent comment se développe une zone
de radicalisation entre un simple rapport de personnalisation à la temporalité et une
recherche plus intense d‟expériences intimes de la temporalité. Il s‟agit ici de voir
comment se révèlent déjà chez les jeunes scolarisés, insérés dans le lien social, les
prémisses d‟un rapport à la temporalité encourageant le développement de certains
comportements, à partir d'une investigation théorique.
À cette analyse s‟ajoute dans un autre chapitre deux exemples illustrant comment ces
formes radicales de rapport à la temporalité se révèlent à travers des pratiques à risque.
Dans un premier temps, les tendances observées sont mises en parallèle avec le discours
recueilli auprès de jeunes amateurs de vitesse au volant. Les comportements de
négociation, d‟intensification du présent et de désynchronisation se retrouvent
effectivement au cœur de la représentation de leur conduite et s‟y expriment dans leur
version radicale. Dans un deuxième temps, à la lumière d‟approches théoriques, le même
examen est effectué sur le cas des consommateurs d‟ecstasy. Cette approche renforce
l‟hypothèse selon laquelle il n‟existerait pas de rupture entre le rapport à la temporalité de
certains jeunes à risque et la plupart des jeunes d‟aujourd‟hui. Cette hypothèse se
confirme plus particulièrement à travers l‟analyse des amateurs de vitesse et des
consommateurs d‟ecstasy.
Le dernier chapitre de cette troisième partie explore des formes culturelles émergentes,
particulièrement populaires chez les jeunes. Elles sont aussi des réponses à la
maltemporalité, la prise de risque y joue aussi un rôle. Le rapport à la temporalité mis à
jour ici ne se retrouve pas uniquement à travers des pratiques proscrites par les sociétés
occidentales, il se révèle aussi dans des pratiques « alternatives ». L‟émergence du
198
rapport à la temporalité esquissée jusqu‟ici se situerait-il à la fois au fondement d‟une
culture du risque en particulier et de la culture juvénile en général ?
199
CHAPITRE 4 : VIOLENTER LA TEMPORALITÉ
(…) nous sommes passés d‟une période où nous étions
soumis au temps, nous nous insérions dans les contraintes
du temps – mais sans violence – à une période où nous ne
cessons de violenter le temps pour en tirer un maximum de
profit et de plaisir.
- Nicole Aubert, Le culte de l'urgence, 2005 : 38.
A) DYNAMIQUE DE LA TEMPORALITÉ ET DU RISQUE CHEZ LES JEUNES
INTRODUCTION
Nous proposons ici une réflexion théorique développant l'hypothèse d'une continuité
entre rapport à la temporalité exprimé dans le quotidien de jeunes scolarisés et le rapport
à la temporalité exprimé dans la culture du risque de jeunes également scolarisés. Ainsi
nous portons une attention spécifique à l'expression de la négociation, de l'intensification
et de la désynchronisation.
1. DU CADRE SOCIAL DU TEMPS AU CADRE INTIME DU TEMPS
Depuis ses origines, la sociologie s‟intéresse au temps comme catégorie sociale. À la
suite d‟Émile Durkheim, les travaux de Maurice Halbwachs et de Georges Gurvitch ont
cerné comment la représentation du temps s‟ordonne en fonction de son expérience
quotidienne des cadres sociaux :
Notre appréhension temporelle individuelle des phénomènes est bien une mise
en ordre du monde, mais elle est elle-même déjà ordonnée par une forme
collective et commune du temps, supérieure aux formes singulières et
particulières qui n‟en sont que des modalisations individuelles. Aucune
expérience propre ne se peut concevoir avant et hors d‟un cadre temporel
socialement préexistant, prégnant et culturellement transmis de génération en
génération, élaboré sur la longue durée de la vie sociale religieuse et culturelle
(Farrugia, 1999 : 97).
200
S‟il existe un temps dominant aujourd‟hui, il insiste sur des modalités d‟inscription dans
la temporalité : maximisation et intensification du présent, expression du pouvoir du sujet
à travers ses actes, affirmation de sa représentation subjective de la temporalité. Ces
modalités s'observent à travers différents aspects de la culture juvénile. Elles encouragent
le développement d‟un terrain propice au raffermissement de ce pouvoir et à son
exaltation. Le sujet se retrouve, en quelque sorte, « prisonnier » de cette liberté. Le déficit
de sens commande l‟action. Le temps dominant encourage la prise d‟initiative, l‟entrée
du sujet dans une relation frontale avec la temporalité, pour le meilleur et pour le pire.
Les cadres sociaux du temps se retrouvant à l‟intérieur de ce temps dominant portent en
eux-mêmes les clefs de leur destruction.
L‟examen suivant montre comment le sujet, édifiant lui-même un rapport original à la
temporalité, s‟affranchit, ponctuellement ou à répétition, des cadres sociaux du temps,
d‟un point de vue subjectif. Ces sorties provisoires ne sont pas des « hors-temps »
absolus, mais bien des « hors-temps » subjectifs, elles constituent de nouvelles formes de
repères temporels. Elles donnent forme à des cadres intimes du temps, définis ici comme
des temporalités dont la durée et la qualité sont représentées comme étant créées, gérées
et maîtrisées par le sujet. Le cadre intime du temps existe à travers l'action du sujet. Il
incarne la volonté de vivre subjectivement la temporalité. Le sujet se le représente
indépendant de références extérieures (Lachance, 2008). Ici, les cadres sociaux du temps
n‟existent plus subjectivement pour le sujet. À l‟intérieur de ces cadres intimes, il
reproduit certaines modalités néolibérales d‟inscription dans la temporalité. Le cadre
intime du temps existe à la condition d'être provoqué par l‟action du sujet et vécu comme
tel.
1.1 L’effacement ou la recomposition de la temporalité relationnelle
Les cadres sociaux du temps examinés dans ce travail sont apparus comme des espaces
de négociation : entre les jeunes et leurs parents, entre les jeunes et l‟institution scolaire,
entre les jeunes et leurs pairs… La relation à l‟autre, à une référence extérieure à soi-
201
même, est comprise comme la condition de l‟existence des cadres sociaux du temps.
Dans l‟interaction, la rencontre, ils se constituent et ils trouvent leurs formes provisoires.
Le passage dans un cadre intime du temps implique une suspension des relations à
l‟autre, telle que vécue au quotidien. Pour s‟affranchir des cadres sociaux du temps, le
sujet trouve le moyen de vivre illusoirement en marge des autres. Cette illusion est
opératoire et vécue pleinement si ces relations disparaissent effectivement du paysage
subjectif du sujet. La simple négation de l‟autre ne suffit pas, le sujet doit plutôt oublier
véritablement ces relations. Les sensations vécues intensément lors de la pratique de
vitesses excessives ou de la consommation d'ecstasy possèdent ces qualités d'enfermer le
sujet dans ces cadres altérant la relation à l'autre.
1.2 La maîtrise subjective de la durée
L‟entrée dans une relation intime à la temporalité est provoquée par le sujet, elle se révèle
comme le résultat et l‟expression de son pouvoir sur la temporalité. Le cadre intime du
temps n‟obéit qu‟au désir du sujet. La sortie de ce cadre intime est également vécue
comme une expression de sa maîtrise sur la durée de cette expérience. Le cadre intime du
temps met en avant une « négociation » avec ses propres désirs. Malgré les contraintes,
l‟exercice de son pouvoir exalte la dimension subjective de l'agir et du vécu.
L‟action, et l‟action seule, crée un cadre intime du temps, rompant provisoirement et
illusoirement avec les cadres sociaux du temps. Les effets produits sont importants,
l'action garantit un sentiment intense de puissance, le sujet s‟arrache à des contraintes
imposées à chacun. Son action et son désir sont interprétés comme aux fondements de la
réalisation de cette expérience, il réitère son pouvoir en maîtrisant avec plus ou moins
d‟efficacité la durée de cette expérience.
202
1.3 La prévalence de l’expérience subjective du temps
Comment le sujet vit-il l‟expérience subjective de la temporalité comme une vérité
absolue et authentique ? Comment s‟affranchit-il des cadres sociaux du temps ? Pour
vivre dans un présent arraché à la continuité de la ligne du temps, le sujet doit s‟affranchir
à la fois du passé et de l‟avenir comme ils se présentent à lui.
1.3.1 L’abolition provisoire des cadres sociaux de la mémoire et de l’anticipation
Le rapport des jeunes au passé est marqué aujourd‟hui par un désintérêt croissant pour les
idéologies et un repli sur le récit généalogique. Aux mythes proposés par la modernité
s‟est substituée la petite histoire biographique. L‟une des caractéristiques du cadre social
de la mémoire aujourd‟hui est la remise du sujet au centre de la construction de son
passé. Or, dans un monde de renouvellements perpétuels et de la ré-invention de soi, la
discontinuité se généralise, d‟où la difficulté pour le sujet à entretenir la cohérence entre
les différents épisodes de sa vie.
« Par cadre de la mémoire nous entendons, non pas seulement l‟ensemble des notions
qu‟à chaque moment nous pouvons apercevoir, parce qu‟elles se trouvent plus ou moins
dans le champ de notre conscience, mais toutes celles où l‟on parvient en partant de celleci, par une opération de l‟esprit analogue au simple raisonnement » (Halbwachs, 1925 :
97). Maurice Halbwachs sensibilise le lecteur à la dimension sociale du souvenir.
Certains sont permanents, le sujet arrive à les contextualiser dans des ensembles plus
larges, ces contextes sont des repères facilitant la localisation du souvenir dans l'espace et
le temps. L'évènement est rappelé au sujet, il s'enrichit des détails donnés par les autres.
Ils s‟entretiennent au fil des conversations, ils sont communs à des groupes. Les
souvenirs s‟inscrivent dans le champ plus général de nos échanges. Cette remarque
s‟applique aux évènements de notre existence, comme à nos sentiments : « mais les
sentiments, pas plus que nos autres états de conscience, n‟échappent à cette loi : pour s‟en
souvenir, il faut les replacer dans un ensemble de faits, d‟être et d‟idées qui font partie de
notre représentation de la société » (Halbwachs, 1925 : 29).
203
Les souvenirs d‟évènements, d‟acte posés, de sentiments, etc., prennent leurs
significations dans des contextes plus larges, le sujet les y inscrit. Par conséquent,
l‟abolition provisoire de ce contexte contribue au déracinement temporel du souvenir.
« Or pour que des représentations d‟évènements distincts et successifs se produisent dans
un ordre donné, il faut que nous ayons sans cesse présente à l‟esprit l‟idée de cet ordre,
tandis que nous allons à la recherche des représentations qui s‟y conforment ».
(Halbwachs, 1925 : 31) En entrant dans une relation intense au présent, le sujet arrache
ses souvenirs à leur contexte. Ils les soustraient aussi à la signification enracinée dans ce
même contexte. Cette décontextualisation autorise la restitution d‟une nouvelle
signification dans le présent vécu. Le sujet réaffirme sa lecture présente de l‟évènement
ou du sentiment sur le passé, comme dans le cas du rêve :
Ce qui fait précisément que le rêve est confondu avec la réalité, c‟est que les
images qui le composent, bien qu‟elles appartiennent au passé, en sont
détachées ; qu‟ils s‟agisse de l‟image d‟une personne connue, d‟un lieu ou
d‟une partie d‟un lieu où on a été autrefois, d‟un sentiment, d‟une attitude,
d‟une parole, elle s‟impose à nous, et on croît en sa réalité, parce qu‟elle est
seule, parce qu‟elle ne se rattache en rien à nos représentations de la veille,
c‟est-à-dire à nos perceptions, et au tableau d‟ensemble de notre passé. Il en est
autrement des souvenirs. Ils ne se présentent pas isolément. Alors même que
notre attention et notre intérêt se concentrent sur l‟un d‟eux, nous sentons bien
que d‟autres sont là, qui s‟ordonnent suivant les grandes directions et les
principaux points de repère de notre mémoire, exactement comme telle ligne,
telle figure se détachent sur un tableau dont la composition générale nous est
connue (Halbwachs, 1925 : 31).
Les souvenirs s‟affaiblissent dans l‟esprit avec l‟effritement du contexte. L‟entrée dans un
cadre intime du temps constitue en soi un nouveau contexte d‟interprétation, il substitue
le cadre intime de l‟interprétation des souvenirs aux cadres sociaux.
Dans cette perspective, cette substitution influence aussi les cadres sociaux de
l‟anticipation. Le cadre intime du temps libère le sujet de sa représentation quotidienne de
l'avenir. Le besoin de se réaliser, la certitude de mourir, les tâches à accomplir, en un mot,
l‟avenir, sont relus provisoirement. Les arguments de Maurice Halbwachs s'appliquent,
non seulement aux souvenirs, mais à l'anticipation. Le sujet doit aussi contextualiser ses
actions projetées dans l'avenir pour leur donner une signification. Or, à la différence du
204
passé, le contexte à-venir relève uniquement de la supposition. Il est donc imaginé par le
sujet. Instable et indéfini, ce contexte à-venir existe sous la forme de l'incertitude. Vivre
dans un cadre intime du temps implique aussi l'abolition des cadres sociaux de
l'anticipation, l'incertitude vécue est provisoirement suspendue.
CONCLUSION : LE CADRE INTIME DU TEMPS COMME DISCONTINUITÉ SUBJECTIVE
Le cadre intime du temps constitue des effets subjectifs de discontinuité avec les cadres
sociaux du temps, tout en assurant une certaine continuité avec le rapport quotidien à la
temporalité. L'entrée dans un cadre intime du temps est soumise à la condition de
radicaliser un rapport à la temporalité existant déjà dans le quotidien de nombre de
jeunes. La rupture ne s'inscrit pas dans une volonté d'opposition, mais bien de
continuation.
À cette rupture correspond la création d‟une temporalité originale, intime, procurant au
sujet un sentiment provisoire de maîtrise. Il crée les conditions d‟un nouveau rapport à
soi, en reléguant le rapport quotidien au monde en arrière-plan. La durée y est maîtrisée
par le sujet. Ces cadres intimes du temps prennent chez les jeunes générations plusieurs
visages, ceux de la vitesse au volant et de la consommation d‟ecstasy entre autre.
2. DE LA DISPERSION IDENTITAIRE À L’UBIQUITÉ EXISTENTIELLE
La discontinuité est à la fois une caractéristique de la société hypermoderne et de la
jeunesse. Dans les sociétés occidentales, elle s'observe à travers les impératifs du
renouvellement, impulsés par des développements technologiques exponentiels. Ces
derniers modifient constamment le paysage des sociétés occidentales, allant du travail au
loisir. Plus les changements sont rapides, plus les effets de discontinuité s‟étendent autour
de nous : on ne reconnaît plus son quartier d‟enfance, on ne se reconnaît plus dans les
modes des années précédentes, etc. Chez les jeunes, le sentiment de discontinuité est
renforcé par les nombreuses transformations qui les affectent, principalement dans ses
dimensions corporelle et relationnelle, bouleversant le nécessaire sentiment de continuité
205
identitaire. Le risque de la dispersion est donc omniprésent. Confronté à ce risque
permanent, ils mettent en œuvre des stratégies de résistance.
2.1 Paul Ricoeur et l’identité
Pour Paul Ricoeur, deux dimensions, la mêmeté et l‟ipséité, composent l‟identité du sujet.
La première consiste en ce qui est constant en nous-même, ce qui fait « noyau ». Pour
illustrer, la mêmeté est comparable au visage reconnu toujours au fil des ans. La seconde,
l‟ipséité, est précisément le changement perpétuel, constant. Il est les rides apparaissant
sur notre « visage » identitaire. D‟une part, la mêmeté assure la cohérence du sujet, au fil
des évènements traversés, du temps qui passe. D‟autre part, l‟ipséité brouille cette
cohérence.
Le contexte social hypermoderne et la situation singulière de la jeunesse actuelle
alimentent cette dernière dimension de l‟identité, en privilégiant et en encourageant les
changements constants. Ce contexte propice aux bouleversements sociaux et personnels
confronte du coup le sujet au risque de la dispersion identitaire. Dans le même élan, il se
voit contraint de subir ou d‟agir à l‟encontre de ces effets de discontinuité. Ces derniers
déstabilisent le rapport avec son histoire généalogique, en fragmentant son lien de
filiation, en déracinant des évènements de sa vie de leur continuité. Devant cette
dispersion, le sujet est encouragé à agir pour redonner une cohérence à ce qui s‟étend et
s‟effrite.
Une étude effectuée auprès d‟adolescents en milieu scolaire pose l‟hypothèse du rôle
fondamental du récit dans la constitution de l‟identité, particulièrement dans le contexte
des sociétés encourageant le changement : « Ces changements donnent, je crois, une
place fondamentale à la question du récit qui viendrait jouer un rôle réparateur, là où le
sujet se retrouve jeté dans l‟existence » (Pirone, 2007 : 74). La prise de parole et la mise
en récit supposent une appropriation des qualités nécessaires à la mise en cohérence du
monde. Elles passent par l‟organisation temporelle des évènements de son existence. En
fait, « le processus de narration implique le maintien d‟une certaine cohérence c‟est-à-
206
dire l‟adoption d‟un point de vue qui entraîne la sélection d‟une thématique, et la décision
d‟une origine temporo-spatiale du récit qui installe un système de coordonnées propre à
la narration » (Pirone, 2007 : 70).
D‟ailleurs, les jeunes cherchent, à travers la parole, à créer de « l‟évènement », à donner
une signification partagée à des sorties, des moments passés entre amis, notamment en
qualifiant à outrance des instants pouvant paraître parfois anodins. À titre d‟exemple, les
échanges entre des jeunes issus de quartiers populaires traduisent cette volonté de
produire du discours pour faire sens, pour intensifier le présent. En fait, « il correspond à
l‟établissement d‟un consensus qui valorise une activité commune. Mais aussi il crée de
l‟évènement, là où on pourrait penser qu‟il ne s‟agit en fait que d‟une banale sortie entre
copain(s ) » (Aquatias, 1998 : 129). Or, l‟absence de support participe de l‟effritement de
ce discours, de sa disparition dans un passé rapproché, d‟où l‟importance pour certains
jeunes d‟agir à nouveau, de sortir ensemble, de refaire sens, de provoquer un évènement,
voué peut-être à disparaître encore de leur mémoire.
Pirone remarque d‟ailleurs deux problèmes récurrents chez ces jeunes : la difficulté à
organiser la suite des évènements dans un ordre intelligible (gestion temporelle) et la
confusion chez certains entre le je narrateur et les différents pronoms personnels (gestion
identitaire). Ces problèmes sont éventuellement les conséquences d‟une société brouillant
à la fois la temporalité et l‟identité. L‟acte narratif répond à ce brouillage :
Ricoeur affirme, à propos de la relation entre la catégorie du temps et celle du
récit, que la poétique du récit, poétique dans le sens de production, de mise en
forme, répond à l‟aporétique du temps. Le récit, qui est reconstruction et
interprétation, a la fonction de rapprocher ce qui est distant, c‟est-à-dire
d‟essayer de résoudre les apories de l‟existence temporelle en donnant les
connexions qui permettent de nouer passé, présent et futur dans un temps vécu
et dans un texte porteur de sens (Pirone, 2007 : 72).
Cette société de l‟ipséité donne donc naissance à des actions impulsées par le sujet, visant
précisément à rétablir de la cohérence, à conjurer la discontinuité en produisant des effets
de continuité. En d‟autres termes, l‟ipséité est aussi un facteur de création de nouvelles
stratégies de mises en cohérence des évènements de sa vie, elle donne lieu à l‟explosion
207
de formes culturelles, notamment sur internet37. Mais cette société ne crée pas
uniquement du changement et des actions pour contrer ses effets « négatifs ». Elle
encourage l‟expression de cette dimension de l‟identité dans l‟espace social.
Lors d‟une conférence38, Alain Touraine distingue deux dimensions de l‟individu. D‟une
part, le sociologue dégage la figure de l‟individu-acteur, associé aisément avec la mêmeté
chez Paul Ricoeur. Il s‟agit ici de la dimension permanente et consistante de la personne.
Il s'agit d'une unité indivisible, faisant face à des sociétés changeantes. D‟autre part, il
introduit la notion d‟individu-sujet, non pas de la personne en relation avec l‟autre, le
social, les institutions, etc., mais plutôt comme agissant sur lui-même. En d‟autres termes,
il s‟agit d‟une conceptualisation de la personne comme constructeur de son identité.
L‟individu-sujet s'associe à l‟ipséité dans la mesure où il implique l‟idée d‟un
changement continu et d‟une action continue sur ces changements.
37. En effet, Le blog est nourri par les différents évènements qui parsèment l‟existence des adolescentes.
Dans un monde et à une époque de la vie où les relations se multiplient, où les bouleversements sont
nombreux et déstabilisant, l‟acte narratif permet de redonner du sens et de la cohérence là où le jeune ne
trouve parfois que discontinuité et instabilité. Les blogs, comme support de l‟écriture et du récit, permettent
à la fois de configurer la temporalité, mais aussi de rassembler en un point les commentaires des autres, des
amis, de resserrer des liens dans une sociabilité mouvante, changeante, parfois éphémère et incertaine. Le
blog crée une stabilité ponctuelle, il coordonne, par l‟agir du sujet, ce qui semble lui échapper. Il relie
également le passé et le futur, car la réactualisation d‟un blog est aussi une relecture, au présent, du passé.
De son côté, le site de socialisation numérique Facebook, qui compte aujourd'hui plus de 100 millions de
membres, attire principalement des jeunes, compris ici au sens large, c'est-à-dire qu'adolescents et
adulescents s'y côtoient, sans pour autant montrer plus de visibilité que les jeunes professionnels et parents.
Les 16-35 ans semblent ici les plus nombreux à avoir littéralement envahi ce site de socialisation
numérique mis au point par six jeunes étudiants de l'Université de Harvard. Le principe est relativement
simple : les créateurs de Facebook ont d'abord réuni, en un seul site, la plupart des services disponibles
actuellement pour l'internaute : il s'agit donc à la fois d'un « blog » où des photos, des informations
personnelles, des commentaires peuvent être affichés ; d'une messagerie instantanée ; d'un carnet d'adresse,
d'une boîte de courriel conventionnelle... Mais l'originalité est que l'usager peut demander à d'autres usagers
s'ils veulent devenir ses « amis ». Si ces derniers acceptent, ils ont alors accès à son espace personnel,
peuvent le visiter et avoir accès aux informations qui s'y trouvent. Plus encore, chaque usager est averti
automatiquement sur son espace lorsqu'un de ses amis effectue un changement sur son propre espace. Ainsi
chacun est informé si un ami a, par exemple, ajouté une information, une photo, une vidéo, etc. Simple en
apparence, le site de socialisation est utilisé de façon originale et diversifiée par ses usagers : ainsi n'est-il
pas rare d'interpeller ses amis, donc son réseau social, pour obtenir une information, une aide spécifique,
une adresse... Autrement dit, facebook relie, sur une seule interface, l'ensemble des réseaux d'appartenance
des usagers, et rassemble ce qui est dispersé.
38. AISLF, 2008 (Istanbul).
)
208
L‟hypermodernité encourage l‟émergence, à travers l‟action du sujet, d‟une résistance
continue contre le caractère discontinu de son existence, action exprimée dans l‟espace
social, sous des formes visibles, accessibles aux regards d‟autrui et à l‟analyse.
Paradoxalement, à cette émergence de l‟individu-sujet correspond, non pas une volonté
de dédoublement, mais bien une volonté de retrouver l‟unité mise en péril par cette
société du changement. Or le résultat produit est son contraire, cette action permanente
du sujet ne donne pas consistance à un individu unique, total, mais bien au processus
inévitable et continu de construction et de reconstruction permanentes de soi.
Effet paradoxal, la recherche d‟unité, chère au sujet dans une société provoquant sa
dispersion, crée deux formes de permanence : celle du noyau, cette mêmeté évoquée par
Paul Ricoeur, et celle du sujet en mouvement, évoquée par Alain Touraine. Du coup, le
sujet hypermoderne entre dans une réalisation symbolique de l‟ubiquité. Il cherche à
présenter un être authentique, permanent, consistant, fidèle à lui-même, et un autre, mais
le même, prêt au changement, flexible, dépressif, mouvant. Cette contradiction apparente,
consistant pourtant en des actes renouvelés de réconciliation du sujet avec lui-même,
donne naissance à des expressions singulières, relativement nouvelles chez les jeunes
générations. Il est alors possible de parler de l'expression et de la présentation de cette
ubiquité existentielle.
CONCLUSION : ERRANCE IDENTITAIRE ET UBIQUITÉ
La réalisation symbolique de l‟ubiquité répond aux exigences d‟une société incitant le
sujet à maximiser son temps au risque de la dispersion identitaire. D‟une part, l‟existence
du sujet sur plusieurs registres intensifie le présent. L‟investissement de la temporalité se
caractérise par son horizontalité, le sujet cherche à donner plusieurs dimensions à un
même moment. D‟autre part, l‟ubiquité est désirée, elle est aussi une conséquence de son
travail de mise en cohérence des évènements de son existence. Il unifie sa personne
traversée par de multiples temporalités, tributaire de la société de l‟ipséité :
Le désir de triompher du temps apparaît ainsi comme l‟expression de cette
ubiquité existentielle, dont nous avons parlé, correspondant à la volonté de
vivre sur le maximum de registre(s) en même temps. Porté par le souhait de
réussir sa vie dans tous les domaines, mû par un souci permanent de
209
performance et d‟intensité, « l‟homme pressé » est en cela parfaitement
représentation de l‟individu contemporain (Aubert, 2003 : 113).
La ligne du temps ne possède plus une seule épaisseur. Il n‟existe plus un seul présent,
passé et futur, mais plusieurs présents. Ils s‟opposent à une conception linéaire et
unidimensionnelle du temps. Cette lecture subjective de la temporalité est liée à la remise
en question de la ligne du temps comme modèle :
(…) on a fini par reconnaître que les processus biologiques et sociaux auxquels
se rapporte l‟échelle du temps sont à sens unique et irréversibles. C‟est
pourquoi l‟échelle du temps elle-même paraît souvent posséder la force
contraignante d‟un processus irréversible : on dira alors des années et du temps
qu‟il (ou elles) passe (passent) alors qu‟en réalité on parle du caractère
irréversible de son propre vieillissement (Elias, 1996 : 88).
L‟errance identitaire des jeunes générations s‟étire dans la post-adolescence, elle garde le
sujet dans l'impermanence. Ce dernier réagit, rétablit un semblant de continuité. Les
expressions concrètes, traduisant la réalisation symbolique de l‟ubiquité, sont considérées
comme des preuves de la capacité du sujet à rétablir de la cohérence et de la permanence
en lui-même, à exercer aussi un pouvoir sur la temporalité.
210
3. LA DÉSYNCHRONISATION
« L'expression "être synchrone" dérive du vocabulaire des médias et remonte au début
des " images parlantes", quand il fallut synchroniser la bande sonore avec
l'enregistrement visuel sur le film. Depuis, des analyses de films image par image
montrant des relations interindividuelles dans la vie courante, ont révélé comment, au
cours de ces relations, les individus synchronisent leurs mouvements de manière tout à
fait étonnante » (Hall, 1984 : 36). Le concept de synchronisation est aussi utile pour
signifier la dimension temporelle toujours présente dans la rencontre : rencontres entre les
évènements, rencontres entre les sujets, rencontres entre les sujets et les évènements.
Malgré les rythmes de chacun, malgré le parcours unique de leurs journées, de leurs
semaines et de leurs années, des points de synchronisation finissent par s‟établir, grâce à
la planification ou au hasard des rencontres. Principalement, elle souligne la dimension
temporelle de la rencontre. Elle indique le partage d‟un temps, dont la durée varie selon
les cas. Ainsi existe-t-il une synchronisation des rythmes de vie.
3.1 Hypermodernité et synchronisation
Sophocle écrit : « Le temps est un Dieu indulgent ». Il y a quelques années, l'un des
cadres supérieurs de la compagnie Hitachi déclare à un journaliste : « La vitesse est notre
Dieu, le temps est notre diable » (Gleick, 2001). Le temps est parfois un ennemi à
combattre. Rentabilisation, maximisation, adaptabilité, etc., la rencontre avec l'autre se
complique parfois, elle encombre l'agenda. Le sujet gère et personnalise sa relation aux
multiples temporalités traversant son existence. En fait, ces repères « qui trouvaient
autrefois leur centre de gravité dans quelque réalité extérieure - la loi ou la nature dépendent désormais de notre possibilité de choisir » (Taylor, 1994 : 87). Le rapport à la
temporalité ne fait pas exception.
La relation à l'autre apparaît alors comme « chronicisée en quelque sorte dans l'aigu »
(Cornut, 2004 : 62), elle est effective ponctuellement, l'originalité de chacun étant de
gérer, sous une forme personnalisée, une pluralité de points de synchronisation. Pour de
211
nombreux jeunes, à cette multiplication des points de synchronisation correspond la
multiplication des réseaux d'appartenance :
Leur identité est souvent ou toujours multiple, multiforme, imprévisible,
insaisissable, et les stratégies identitaires déployées complexes. Inscrit dans de
multiples réseaux ou micro-groupes d'appartenances symboliques ou réels, le
jeune présente souvent une personnalité fragmentée, ce qui explique les
incessantes demandes de cohérence et les nombreux appels angoissés (Bickel,
1995 : 67).
Le sujet est parfois simultanément présent au sein de temporalités croisées. Les jeunes
d'aujourd'hui écoutent de la musique ou les paroles d'un ami au téléphone, tout en
communiquant avec un copain présent dans la même pièce, ils participent à une soirée
tout en envoyant des courriels et des sms, etc. Le désir d'ubiquité émane en filigrane de
cette tendance à ne plus faire une seule action à la fois (Gleick, 2001).
La synchronisation est un phénomène hérité de l'histoire de la mesure du temps. Du
cadran solaire au clepsydre, de la montre au cadran au radium, des instruments de mesure
de plus en plus précis ont participé à la multiplication des points de rencontre entre
chacun d'entre nous. En fait, « à chaque représentation du Temps correspond ainsi un
pouvoir spécifique qui autorise certains actes à certaines dates, qui organise la
communication entre les individus par le synchronisme de leurs comportements » (Attali,
1982 : 257). Mais aujourd‟hui la synchronisation relève du devoir personnel du sujet, au
risque d‟être exclu de certains réseaux, dans un monde où les rendez-vous sont souvent
improvisés chez les jeunes générations.
La synchronisation entre les activités et les Hommes est maintenant effective à l'échelle
planétaire, elle est possible malgré une séparation physique dans l‟espace. Le
développement des moyens de transport et les vitesses de plus en plus importantes,
repoussées décennie après décennie, l'ont forcé. Le train a d'abord obligé les gares, puis
les villes, à uniformiser leurs instruments de mesure du temps, autour d'un point de
référence commun, l'heure. Plus tard, le phénomène s‟est globalisé à l‟ensemble de la
planète entière, en grande partie à cause du développement du trafic aérien (Klein, 1995).
Aujourd'hui, les nouvelles technologies de la communication, comme le téléphone
212
portable et l'internet, ont fait pénétrer le temps planétaire dans les foyers d'un nombre de
plus en plus important de personnes.
Le temps de son travail, l'horaire de son partenaire de vie, les exigences scolaires des
enfants, les temps libres des amis, la période des fêtes, les heures de repas, d'ouverture
des centres commerciaux, etc., demandent un effort au sujet multipliant les points de
synchronisation. Ce dernier entre dans la temporalité de son ami, de son enfant, de sa
mère ou de son père, de son mari ou de sa femme, etc., puis en ressort pour entrer à
nouveau dans une autre temporalité. La discontinuité fait partie de son quotidien, la
continuité existe dans certaines formes de répétitions. Pour le jeune avançant
progressivement dans le monde des adultes, vers la constitution de sa propre famille, le
développement de réseaux professionnels, la multiplication des connaissances, etc.,
l‟avenir se présente sous l‟apparence d‟un temps encombré d‟exigences.
3.2 Synchronisation et sentiment d’hétéronomie
Le sujet rencontrant le rythme d‟un autre, d‟une institution, d‟un ami, d‟un parent, etc.
s'engage dans la voie d'un compromis. Il doit s'accommoder des exigences des autres. Les
rendez-vous est l‟expression la plus courante de cette synchronisation relationnelle. Il
consiste à se rendre disponible en temps convenu. La dimension de l‟espace n'y est plus
obligatoire, le rendez-vous n'ayant plus lieu nécessairement dans un endroit précis. Les
rendez-vous téléphoniques, par vidéoconférences et en-ligne, ont toujours lieu dans le
temps, mais pas toujours dans l'espace. La synchronisation engage à être disponible et
joignable à un moment de la journée, non pas à être présent dans un lieu précis.
Si le sujet vit cette synchronisation comme étant imposée de l‟extérieur, elle
s‟accompagne d‟un sentiment d‟hétéronomie. Ainsi doit-il avoir le sentiment de
participer activement à la mise en place de ces moments de synchronisation, de leur
donner un sens justifiant sa soumission. Les actes de désynchronisation, définis comme
des interruptions provisoires de la continuité des rythmes vécus, se révèlent comme des
symboles forts du désir de signifier aux yeux de l‟autre et de soi-même son autonomie. Il
213
s‟agit de poursuivre son existence, aux côtés de tous les autres, sans développer le
sentiment d‟être emporté par leur mouvement.
CONCLUSION : LE RISQUE COMME ÉLÉMENT DE RADICALISATION D'UN RAPPORT
QUOTIDIEN À LA TEMPORALITÉ
Plusieurs jeunes cherchent à contrôler la durée et la qualité de la temporalité vécue (cadre
intime du temps), à intensifier leur inscription dans cette temporalité (ubiquité,
maximisation), à se désynchroniser des rythmes dominants (se créer un rythme original et
intime d'existence). La prise de risque participe aussi au passage du jeune d'une
temporalité vécue sous le signe de l'hétéronomie à une temporalité vécue sous le signe de
l'autonomie. À travers deux exemples, le risque participe de la réappropriation subjective
de la temporalité par le sujet. Sous le mode de l'action, ce dernier s'y réinscrit, dans un
contexte de maltemporalité.
214
B) TEMPORALITÉ ET VITESSE AU VOLANT
L‟homme se découvre quand il se mesure à l‟obstacle.
Mais, pour l‟atteindre, il lui faut un outil.
- Antoine de St-Exupéry, Terre des Hommes, 1939 : 7.
INTRODUCTION
« L‟excès de vitesse est en cause dans un accident mortel sur deux » (Le Breton, 2002 :
75). En fait, « les prises de risque en automobile et à moto atteignent un pic de plus de
5% pour les 21-25 ans, passent sous les 2% après 30 ans, puis sous 1% après 45 ans. En
comparaison, les risques pris dans le cadre de la pratique d‟un sport extrême varient
moins selon l‟âge : leur prévalence reste à 3% de 12 à 40 ans » (Peretti-Watel, 2003 :
135). La vitesse au volant reste particulièrement importante chez les jeunes. Elle explique
une part importante des accidents mortels : « Le nombre de tués par millions de
conducteurs pour la tranche d‟âge des 20-24 ans est de 380 et pour les 15-19 ans de 250,
alors qu‟il n‟est plus que de 100 pour la tranche des 45-64 ans. Ainsi, les 15-24 ans
représentent 13% de la population mais 26% des tués sur la route » (Garcin, 2005 : 143).
Le rapport à la temporalité des jeunes amateurs de vitesse rappelle celui de jeunes
scolarisés39. Ces derniers ne sont ni précaires ni marginaux. Au contraire, ils représentent
bien la figure du post-adolescent contemporain, ils demeurent dans une phase
d'incertitude identitaire malgré leur âge. Ils ne font pas exception, les « conditions
favorables dans la famille et circonstances rebutantes à l‟extérieur se conjuguent pour
maintenir le grand adolescent, étudiant ou néo-professionnel, dans son statut le plus
longtemps possible » (Rota, 1993 : 14). Ces post-adolescents poursuivent la quête
entamée à l'adolescence :
Le post-adolescent est ce nouveau jeune qui entend construire un destin social
qui n‟est plus aussi souvent qu‟autrefois donné à l‟avance ; ce travail de
définition, complexe et parfois douloureux, favorise la formation d‟une
nouvelle période de la vie qui peut à son tour être investie comme un mode de
vie valorisant, lorsque les conditions s‟y prêtent, l‟indépendance personnelle et
39. Ces 11 amateurs de vitesse sont âgés entre 18 et 22 ans, ils fréquentent toujours l‟institution scolaire ou
sont récemment entrés sur le marché du travail. Ils sont tous dans un parcours d‟intégration sociale, typique
de la post-adolescence contemporaine.
215
la jouissance d‟une forme de liberté éphémère autorisée par le rapport des
engagements familiaux (Galland, 1997 : 40).
Leurs prises de risque répétées au volant s‟inscrivent donc dans le paysage plus général
d‟un parcours d‟intégration sociale représentatif de notre époque.
Cette analyse oriente notre travail vers la compréhension du caractère opératoire du
rapport à la temporalité, de sa manifestation dans des actes concrets. Certains
comportements à risque mettent en avant un rapport à la temporalité généralisé dans une
société encourageant la maximisation du temps, notamment chez les jeunes. Actes
« déviants » au regard de la loi, leur signification révèle plutôt l'intériorisation de
messages sociaux véhiculés et valorisés aujourd‟hui. La vitesse incarne bien cette idée, en
s'inscrivant dans des valeurs socialement partagées.
4. LA VITESSE DANS LA SOCIÉTÉ HYPERMODERNE
L‟étude de la vitesse implique plusieurs dimensions du rapport à la temporalité. Elle
s‟intéresse à la vitesse d‟un objet, un corps : le temps sert à mesurer la distance
parcourue, en révélant une certaine « performance ». Elle touche le développement et le
changement : le temps mesure la rapidité des transformations, leur fréquence. Elle
s‟applique à l‟action : le temps mesure la rapidité de la réalisation d‟une tâche. Enfin, elle
incarne une valeur diffuse, caractéristique des sociétés occidentales.
La vitesse embrasse plusieurs aspects de l'existence, elle est symbole de performance,
voire de puissance. À travers certaines pratiques à risque, « on préférera y voir la
participation de l'acteur à une mythologie de la vitesse – une mythologie pleinement
sociale, et qui n'est autre qu'un avatar de cette mythologie moderne de la puissance – qu'il
corrobore, reconnaît et renforce dans son propre imaginaire » (Gauthier, 2004 : 219). La
vitesse au volant est une conséquence du développement des techniques données à
l‟Homme, elle s'inscrit dans le contexte d'une positivation générale de la vitesse.
216
4.1 Vitesse et discrimination sociale
La vitesse est aujourd‟hui un facteur important de valorisation, notamment dans le
domaine de l‟éducation. La réussite et l‟échec s‟observent, entre autre, par le passage
accéléré dans une classe de niveau supérieur ou par un redoublement. Dans les deux cas,
la durée prise pour traverser les années scolaires est soit réduite à sa plus petite
expression (même en-dessous du nombre d‟années « normalement » nécessaires à l‟élève
moyen pour franchir les différentes étapes) ou étendue au-delà du nombre d‟années
nécessaires et prescrites par la norme institutionnelle. Cette relation entre vitesse et
monde scolaire s‟exprime également à travers des échéances imposées uniformément à
tous et chacun, selon des normes déterminées par l‟institution. Un rythme d‟apprentissage
s‟impose par l‟intermédiaire d‟un programme. Chaque enfant doit acquérir certaines
connaissances, devenant aujourd‟hui des compétences, en un temps déterminé. La
réussite et l‟échec s‟inscrivent aussi dans cette logique donnant un rythme à
l‟apprentissage.
Les horaires rappellent quotidiennement cette logique uniformisante. Des heures doivent
être respectées, les retards sont punis, le travail est exécuté en un temps donné : « En fait,
il y a un rythme imposé par la société. Déjà à l’école, avec le nombre d’heures que l’on
doit faire, avec la rentabilité qu’il faut produire » (V1). Ainsi l‟enfant fait-il l‟expérience,
dès son plus jeune âge, d‟un rythme collectif à suivre, d'une lenteur parfois sanctionnée,
d'une rapidité souvent reconnue. Une nouvelle forme de discrimination s‟installe parmi
eux.
Cette vitesse d‟exécution se radicalise avec l‟industrialisation et la division sociale du
travail, elle touche l‟ensemble des sociétés contemporaines et les différentes dimensions
de l'existence. Le diktat de la vitesse s‟étend dans divers milieux, chez les hommes
comme chez les femmes, chez les plus âgés comme chez les plus jeunes dans le contexte
d'une société d'hyperconsommation (Lipovetsky, 2005). Elle n'épargne aucune profession
: hommes d‟affaires ou ouvriers, le « faire vite » se démocratise à l‟ensemble de la
population. À une échelle plus personnelle, la vitesse affecte, non seulement le travail
217
pour des raisons évidentes de rentabilité et de productivité, mais aussi les temps libres, les
loisirs ; faire plus, faire vite.
Cette accélération des manières de faire et de vivre trouve principalement son origine
dans les transformations exponentielles bouleversant les sociétés occidentales. Elle
s‟explique par notre tendance à accélérer nous-mêmes le rythme. La consommation de
divers produits, de l'automobile à l'internet, traduit entre autre l'envie de suivre la
cadence, voire de gagner du temps. La nouveauté, incarnée dans des objets neufs de
consommation, est généralement associée au « plus rapide ». Les changements perpétuels
apparaissent comme le résultat et la somme de nos ambitions individuelles : « C’est pas
les gens qui sont pressés, c’est qu’on les presse et forcément du coup, ils deviennent plus
pressés. Bon, ce on, c’est un truc, c’est l’espèce d’entité qu’on ne connaît pas, c’est big
brother » (V5) ; « C’est comme si tout le monde y était indifférent et comme si tout le
monde y contribuait » (V1). Ainsi, « plus encore que l‟injustice, c‟est le rythme du
changement qui fait souffrir » (Lévy, 1997 : 30). Poussés par le désir de découvertes, de
comprendre mieux notre monde, poussés également par l‟appât du gain, de la richesse, du
pouvoir, bref, poussés par une volonté d‟exister, d‟être reconnu, souvent au détriment de
l‟autre, l‟accélération se poursuit, obligeant les uns et les autres à suivre, au minimum, la
cadence s‟imposant :
Nous avons tous à tenir compte des données de l‟époque dans laquelle nous
vivons. Or celle-ci se caractérise par des changements perpétuels qui exigent
de notre part une grande capacité d‟adaptation et, par conséquent, de la rapidité
dans nos conduites. Les moins lestes, qu‟il s‟agisse d‟individus ou de nation,
ne survivront pas ou figureront au nombre des laissés-pour-compte. Les plus
mobiles l‟emporteront (Sansot, 1998 : 101).
Deux attitudes sont possibles pour le sujet contemporain. La première consiste en
l‟adhésion à ce rythme : le sujet personnalise cette adhésion, il évite le sentiment
d‟hétéronomie : « Ouais, les gens sont pressés, peut-être parce qu’ils ont des trucs à
faire. Peut-être qu’ils prennent le temps de se poser, parce que, non, chacun va au rythme
dont il a besoin. Maintenant s’ils sont pressés, c’est parce qu’ils ont envie d’être
pressés » (V4). La seconde suppose un rejet de ce rythme et l‟entrée dans un processus
plus ou moins avoué de marginalisation. Ces deux attitudes se révèlent sous des visages
multiples. Plus encore, est-il possible qu‟une attitude, en apparence d‟adhésion à la
218
cadence sociale, soit interprétée par le sujet comme une forme de refus et de
marginalisation. Par exemple, un travailleur décidant de s‟en tenir à un quart temps, tout
en faisant le pari de vivre « humblement » avec ce revenu, interprète selon son vœu son
attitude comme une forme de rejet d‟une logique de maximisation de son temps. Or, cette
attitude est aussi un compromis avec cette cadence, un moyen d‟y personnaliser son
rapport.
La vitesse, comme valeur sociale, embrasse l‟ensemble des existences et l‟ensemble de
chaque existence. Elle s‟y immisce, subtilement, elle prend parfois le pas sur la volonté
personnelle. Les changements perpétuels, incessants et exponentiels, créent une
instabilité permanente. Ces changements influencent les actions, les choix, les
représentations de la temporalité. L‟accélération et la vitesse transforment, notamment à
travers l'imposition d'échéanciers déterminés (et qui tendent dans certains cas à se
raccourcir), la temporalité en un enjeu existentiel :
On peut dire que la maîtrise du temps - le fait que nous ne soyons pas en
permanence débordés et que nous parvenions à faire ce que nous devons dans
les délais qui nous sont impartis - est un élément important de la maîtrise de
soi. Celui qui passe son temps à courir après le temps le passe aussi à courir
après lui-même. Maîtrise du temps et maîtrise de soi sont étroitement corrélées
(Aubert, 2003 : 155).
Chez les jeunes, la question de l‟autonomie est fondamentale. La maîtrise de soi et de la
temporalité participe de son bien-être ou de son mal-être. Cette maîtrise suppose une
relative aisance du sujet dans les sociétés occidentales, sa capacité à se mouvoir, à
s‟inscrire singulièrement dans le mouvement d'une valorisation généralisée de la vitesse.
4.2 La vitesse dans les cultures juvéniles
Notre examen de la culture juvénile révèle l‟importance des nouvelles technologies de la
communication dans la diffusion des produits culturels chers aux jeunes. La musique, le
clip et le film y sont privilégiés. L'accélération et la vitesse s'y retrouvent, notamment en
mettant au premier plan un rythme effréné.
219
4.2.1 Vitesse et culture du zapping.
Les jeunes générations actuelles, nés au début des années 1990, ont grandi dans un
monde où le sentiment de surprise, accompagnant traditionnellement la nouveauté,
s'affaiblit. Aujourd‟hui, la nouveauté ne rompt plus avec l‟existant, elle participe d‟un
effet de continuité dans les sociétés occidentales où la nouveauté n‟est plus espérée, mais
attendue. Elle rythme, au contraire, les années, les mois, les semaines et les jours qui
passent :
L'évolution des rythmes et impératifs d'innovation est impressionnante. En
1966, 7000 produits nouveaux faisaient leur apparition sur les linéaires des
supermarchés américains : ils sont 16 000 de nos jours avec un taux d'échec de
95%. Chaque année, 20 000 produits nouveaux grande consommation sont
proposés aux Européens, le taux d'échec étant de 90%. En 1995 Sony a
commercialisé quelque 5 000 nouveaux produits. L'institut de sondage Nielsen
a calculé qu'autour des années 1990 il naissait, en moyenne, 100 nouvelles
références alimentaires par jour dans le monde. Entre 2000 et 2004, PSA a
lancé 25 nouveaux modèles répartis entre Peugeot et Citroën. On est passé, sur
le marché mondial, de 34 lancements de nouveaux parfums en 1987 à 300 en
2001 (Lipovetsky, 2005 : 79).
Cette transformation du caractère de la nouveauté, passé du statut d‟extraordinaire au très
ordinaire, modifie l‟interprétation générale des développements technologiques et
scientifiques, étonnant le sujet de plus en plus rarement et de moins en moins longtemps.
La culture du zapping consiste en un passage de plus en plus rapide d'une activité à une
autre. Elle incarne bien cette institutionnalisation progressive de la lassitude face à un
monde se renouvelant sans cesse. La nouveauté sans cesse renouvelée, l‟étonnement est
plus difficile à créer, il est remplacé dans bien des cas par une relative indifférence.
L‟impact doit être plus fort pour susciter un intérêt ou une émotion, pour toucher le sujet
avec plus d‟intensité, l‟attention étant captée difficilement dans un monde où l‟intérêt
pour le nouveau ne va plus de soi. Dans le raz-de-marée des nouveautés, mais aussi des
informations et de l‟interpellation constante des sens, la compétition est forte pour
susciter l'intérêt. Nombre d'images et de messages se présentent, en un jour ou une heure,
au jeune assis devant l‟écran, marchant dans la rue, lisant sur le web. Pour le jeune, la
culture du zapping est une façon de magasiner d'innombrables rayons pour emmagasiner
des informations significatives à ses yeux.
220
À la vitesse de réaction du zappeur s‟impose la vitesse d‟exposition et du défilement des
images. Le sujet choisit au gré de la sensation, moins du sentiment, les sens sont
interpellés avant l'intellect. Plusieurs produits culturels, principalement consommés par
les jeunes, illustrent cette exaltation des sens, témoignant d‟un rapport générationnel et
original à la temporalité.
4.2.2 Accélération et rupture dans la musique contemporaine
Quatre grandes tendances font autorité en ce début de troisième millénaire chez les jeunes
générations : la musique « rock », populaire comme la « punk-rock » et underground,
comme le « gothique » ; le rap, américain et français ; la techno, portée pendant
longtemps par le mouvement rave ; la pop, qui inonde les ondes des radios. L‟intérêt
pour la musique chez les jeunes générations s‟exprime aussi par la diversité et l‟intensité
de leur consommation :
Les statistiques sur les équipements d‟écoute musicale permettent de mesurer
l‟ampleur du phénomène : la possession personnelle d‟un lecteur CD ou de
cassette audio passe de 13% chez les six-huit ans à plus de 90% chez les
quinze-dix-sept ans - et le pourcentage continue de grimper dans les années qui
suivent surtout chez les filles. La musique est le sujet qui intéresse le plus les
adolescents de plus de quinze ans, neuf adolescents sur dix disent parler de
musique avec leur entourage amical, les CD et les cassettes audio viennent en
tête des échanges entre amis. La pratique de gravure de CD et celle du
téléchargement de fichiers musicaux ont encore accentué le phénomène
(Pasquier, 2005 : 67).
À l‟instar de la pop des années 80, dont le rythme se moule dans une mélodie fluide et
répétitive, ces trois grands courants de musique intègrent la rupture à un rythme original
(Lasen, 2001).
La punk-rock, musique nerveuse, a généralisé récemment l‟utilisation des silences dans la
composition de ses mélodies. L‟auditeur passe parfois d‟un rythme très cadencé,
s‟accélérant, à une rupture d‟une fraction de seconde. Ces ruptures brisent des rythmes
exaltés, créent une attente provisoire chez l‟auditeur : elles suspendent le temps.
L‟auditeur ou le danseur pris par le rythme se retrouve dans un état, soit de désorientation
momentanée, attendant le retour de la musique, soit dans un état d‟anticipation du retour
221
de ce rythme. Ce retour est d‟autant plus apprécié car il met un terme à l‟incohérence
provisoire créée par la rupture40. Le rap joue également sur ces jeux entre accélération et
rupture. « Sa créativité musicale (et tout comme celle de la techno) remet en cause les
paramètres classiques, ici on dirait presque de cette matière que ses fréquences sont plus
importantes que ses notes et ses gammes » (Cathus, 1999 : 28). La techno alimente aussi
cette dynamique du rythme (Gauthier, 2007).
4.2.3 Rythme des films et des clips contemporains
« Depuis Spielberg et la génération néohollywoodienne de la fin des années 70, un autre
paramètre a acquis une importance majeure : la vitesse, l'ultramouvement, le rythme
infernal » (Lipovetsky, Serrot, 2007 : 82). Le rythme des films a certainement changé au
cours du temps. Le spectateur n‟a qu‟à se replonger dans ses classiques, pour comprendre
qu‟un écart substantiel s‟est creusé entre La Fureur de Vivre et Matrix !
Souvent destiné à un public plus adolescent qu'adulte, les mégaproductions
hollywoodiennes s'appuient sur les codes des genres classiques (horreur,
guerre, catastrophe, science-fiction) qu'elles renouvellent par stimulations
sensorielles grâce à des effets spéciaux, un rythme d'enfer, des explosions
sonores, un déchaînement de violence hi-fi. On est non plus dans l'esthétique
moderniste de la rupture, mais dans l'esthétique hypermoderne de la saturation
ayant pour but le vertige, la sidération du spectateur (Lipovetsky, Serrot, 2007 :
78).
Deux éléments montrent principalement l‟importance du rythme et de la vitesse dans le
cinéma contemporain.
D‟une part, le montage est transformé par une « capacité » de l‟auditeur à voir de plus en
plus d‟images dans un court moment. Les images, comme les scènes, se suivent de plus
en plus rapidement. L‟utilisation récurrente de l‟ellipse concourt à l‟omniprésence de
l‟implicite. Afin de raccorder une scène à une autre, le spectateur invente et imagine
certains liens. Il donne corps aux suggestions du réalisateur. Les scènes d‟ailleurs se
40. Ces remarques ont pu être observées, lors d‟une observation participante en milieu festif, plus
précisément dans un concert de Simple Plan. Ce groupe québécois, s‟exprimant en anglais, est aujourd‟hui
devenu l‟un des groupes phares de la pop-punk mondiale contemporaine. Le concert, dont il est question
ici, rassemblait plus de 45 000 personne sur les plaines d‟Abraham à Québec, lors du festival d‟été de 2006.
Plusieurs jeunes composaient la foule.
222
raccourcissent et s‟intensifient. Les jeunes spectateurs ne sont pas rares à se fatiguer
devant la longueur des dialogues des films d‟auteurs. La vitesse se révèle dans la forme
de cette culture de masse, diffusée à l‟échelle planétaire, pour des jeunes intégrant un
nouveau rapport à la temporalité de l‟image.
D‟autre part, cette vitesse a aussi entraîné une mise à mal de la narration classique et de
son aspect linéaire. La mise en forme de l‟intrigue, sa configuration temporelle, se
conforme à un certain esprit du temps. Quintin Tarantino, considéré comme le réalisateur
emblématique de l‟époque contemporaine, brise radicalement la narration dans la plupart
de ses films (Réservoir dog, Pulp Fiction, Jackie Brown, Kill Bill Vol.1 et 2)41. Le
spectateur n‟arrive parfois plus à se situer dans le temps, perdant de vue le début
chronologique des évènements. Les fins chronologiques de certains de ses films doivent
être reconstituées par les spectateurs. Plus encore, Tarantino ose souvent superposer deux
images simultanément : le spectateur suit alors deux histoires, deux points de vue,
finissant par se raccorder. Le présent est ici, encore une fois, intensifié.
Le clip est certainement un genre en soit, il n‟est plus rare de le voir s‟intégrer à des longs
métrages. Plusieurs séquences de films destinées aux jeunes sont de véritables clips,
donnant à certaines scènes le rythme de la musique les accompagnant (Corcoran, 2009).
Le film The Matrix est représentatif, plusieurs scènes de combats devenant de véritables
chorégraphies. Dans le champ de la production musicale, comme dans celui du cinéma et
du clip, le rythme a connu une accélération importante depuis les dernières années. Il
suffit simplement de passer quelques heures sur les chaînes radiophoniques en vogue,
comparer rapidement les tubes d'aujourd'hui avec ceux de la décennie précédente. Le vif
et le rythmé d'hier est considéré d'une lenteur peut-être insoutenable pour les plus jeunes
d'aujourd'hui.
41. L‟étude de la temporalité dans la narration filmique sera développée au chapitre sur Fight Club.
223
En résumé, des changements s'observent à deux niveaux ; d‟abord, le rythme s‟est
accéléré, ensuite, l‟irrégularité surprend l‟auditeur ou le spectateur42.
4.3 Malaises dans la technologie
L‟accélération touche la création artistique de masse. L‟exemple des films et de la
musique montrent des produits culturels reproduisant des rythmes et des ruptures. Ils
incarnent et autorisent des expériences contemporaines de la temporalité. Ils concrétisent,
en quelque sorte, des représentations de la temporalité : une vie rythmée, accélérée ; une
temporalité intensifiée.
La durée de vie de la plupart de ces produits culturels est limitée. Rares sont les tubes
restant et les groupes ne disparaissant pas au bout de quelques mois. Cette course au
renouveau s‟accélère elle aussi, elle ne touche pas seulement ces produits culturels, mais
aussi l‟ensemble des outils technologiques. Ces outils sont constamment renouvelés,
délogeant les précédents, devenus trop lents : ordinateurs, logiciels, voitures...
L‟étude de la relation entre technologie et vitesse comporte deux dimensions distinctes.
D‟une part, elle s‟intéresse à la vitesse des développements technologiques Elle s‟attarde
à l‟invention de différents objets : moyens de transports, électroménagers, ordinateurs,
etc. D‟autre part, elle s'oriente vers l‟analyse de la diminution du temps accordé à
42. Selon la critique anglaise et américaine, Radiohead est considéré, depuis l'avènement de son album
phare « ok computer » l'un des groupes les plus importants de la musique anglaise aux côtés de Rolling
Stones et des Beatles. Radiohead est devenu d‟ailleurs le premier groupe de l‟histoire à proposer le
téléchargement d‟un album sur l‟internet et à laisser le choix du tarif à l'acheteur. Ce groupe utilise
subtilement des tempos irréguliers. Leur musique est orientée principalement sur des rythmes binaires et
ternaires, divisibles par deux ou par trois. Or, le groupe anglais utilise, sans que l‟auditeur en ait conscience
(ce qui constitue une nouveauté en soi par rapport au Jazz dont la discontinuité est flagrante) des tempos de
sept temps. L‟irrégularité alimente inconsciemment des effets d‟essoufflements ou de « perte » de temps.
La musique s'allie aux paroles, elle renforce les textes du groupe traitant des malaises des sociétés
contemporaines : solitude, nostalgie, rapport d‟étrangeté à la technologie, sentiment d‟hétéronomie, rythme
de vie, etc. La désynchronisation est devenue un élément intrinsèque de ces formes culturelles, elle
s‟intègre à l‟impression d‟un rythme continu. En ce sens, la musique de Radiohead, de nombreux autres
groupes et de DJ, fondent et réconcilient dans un produit culturel les contradictions inhérentes à une société
cherchant à rythmer et synchroniser les temporalités individuelles à des fins de productivité. Elle répond au
besoin d‟être surpris pour stimuler la capacité du sujet à répondre activement à l‟inconnu, à abolir
l‟anticipation et à improviser.
224
différentes opérations de la vie courante : impacts sur le déplacement d‟une ville à une
autre, sur les tâches domestiques, sur le travail de bureau, etc. Ainsi à la vitesse du
développement des technologies s‟ajoute la vitesse des opérations produites par ces
instruments technologiques.
La première dimension concernant le développement est exponentielle : plus nous
avançons dans l‟histoire, plus les « inventions » sont nombreuses. L'une des explications
de cette véritable explosion consiste simplement en l‟invention d‟outils technologiques
destinés à la production d‟autres outils technologiques43. Les changements de plus en
plus importants sont à l‟origine d‟un sentiment d‟étrangeté de plus en plus généralisé à
l‟égard des objets l‟entourant :
Elle explique en partie la sensation d‟impact, d‟extériorité, d‟étrangeté qui
nous saisit lorsque nous tentons d‟appréhender le mouvement contemporain
des techniques. Pour l‟individu, dont les méthodes de travail sont
soudainement modifiées, pour telle profession touchée brusquement par une
révolution technique qui rend obsolètes un savoir-faire traditionnels - voire
l‟existence de son métier - pour les classes sociales ou les régions du monde
qui ne participent pas à l‟effervescence de la conception, de la production ou de
l‟appropriation ludique de nouveaux instruments numériques, pour tous ceuxlà, l‟évolution technique semble la manifestation d‟un « autre » menaçant. À
dire vrai, chacun de nous se trouve peu ou prou dans cet état de dépossession.
L‟accélération est si forte et si générale que même les plus branchés sont à
divers degrés dépassés par le changement, car nul ne peut participer activement
à la création des transformations de l‟ensemble des spécialités techniques, ni
même les suivre de près (Lévy, 1997 : 30).
Ce sentiment d‟étrangeté renforce le sentiment d‟impuissance du sujet, en face du
« système ». « En somme, plus le changement technique est rapide, plus il semble venir
de l‟extérieur. De plus, le sentiment d‟étrangeté croît avec la séparation des activités et
l‟opacité des processus sociaux » (Lévy, 1997 : 30). Ainsi, l‟avenir promet une
intensification et une généralisation de ce sentiment.
La seconde dimension concernant l‟accélération de certaines opérations suppose une
capacité du sujet à acquérir les outils techniques lui permettant de « gagner » du temps,
dans les contextes de sa vie professionnelle et personnelle. Le sujet doit savoir maîtriser
43. Nous pensons ici à l'ensemble des machines destinées à la production d'objets techniques.
225
l‟outil, l‟utiliser à bon escient pour l'exploiter. La maîtrise de la temporalité passe d‟abord
par la maîtrise de ces objets technologiques réduisant la durée d‟une tâche à son
minimum. Ils donnent au sujet l‟impression d'agir sur la durée, de jouer avec la
temporalité. L‟automobile fait partie de ces objets.
4.3.1 L’automobile
Pour Edgar Morin, « la voiture, c‟est le plus grand et le plus beau jouet de l‟humanité
adulte. C‟est la grande merveille de notre civilisation mécanique, car c‟est la possibilité
pour beaucoup d‟hommes de posséder un jouet merveilleux » (Cit. in Renouard, 2000 :
31). Elle est aussi un symbole de mobilité, de participation à la vie collective et
contemporaine.
L‟automobile, comme la plupart des objets, prend vie sous la main de l‟homme, l‟action
du sujet est une condition de son utilité :
Juxtaposés dans l‟espace et inertes, ces objets techniques, du rasoir électrique à
l‟automobile, de la lampe électrique à l‟ordinateur, de l‟avion à la fusée
spatiale constituent un ensemble d‟unités discrètes, alors même qu‟ils ne sont
opérationnels que couplés ou branchés sur un réseau. La plupart de ces objets
ont des contours, ils sont donc délimités dans l‟espace, s‟usent dans le temps,
deviennent obsolètes et parfois dès leur fabrication voués à être « jetables »
(Tinland, 1997 : 204).
L‟automobile fait entrer le sujet dans une relation frontale avec la temporalité. Elle est
associée à la liberté, la permission de prendre la route, de quitter provisoirement le
domicile, de franchir la distance séparant le sujet de personnes appréciées, etc. En fait,
« la voiture symbolise une certaine forme d‟autonomie, de liberté, et une majorité
d‟automobilistes l‟associe à la sphère privée (concevant parfois même le véhicule comme
une extension du domicile) » (Peretti-Watel, 2000 : 48). Elle est aussi un espace
personnel ou personnalisé provisoirement dans le cas d'une voiture empruntée. C'est
souvent le cas chez les jeunes utilisant ponctuellement la voiture des parents.
226
4.4 Espace et temporalité
L‟espace et la temporalité sont liés. Cette étroite relation s‟explique à travers une brève
observation anthropologique. Nombre d‟auteurs soulignent la maîtrise du temps par
l‟intermédiaire du rituel, par l'action s'y déroulant. En fait, « qu'est-ce donc maîtriser son
temps, sinon savoir s'y insérer, s'y mouvoir, s'appuyer sur lui, s'en protéger, s'en servir, et
s'y plaire ? Lui ne bouge pas, nous l'habitons, lui donnant forme par nos actes et nos
mouvements » (Servan-Schreiber, 1983 : 84).
Pour Mircea Eliade, le rituel ramène l‟homme des sociétés traditionnelles dans le Temps
mythique du commencement, notamment par la mise en scène de gestes archétypaux,
posés par les Héros et les Dieux louangés. Ainsi s‟inscrit-il dans une temporalité, un
éternel recommencement. L‟Homme contemporain a hérité de cette anthropologique. Par
la répétition de micro-rituels, il rythme son existence et donne une certaine cohérence à
son propre rapport à la temporalité. « Les rituels seraient un moyen de suspendre la lutte
permanente que nous menons avec le temps, un moyen de concilier le futur et le passé
dans le combat qu‟ils se mènent au dépend du présent » (Virilio, 1977 : 101).
Le rituel a pour caractéristique de se déployer dans l‟espace. Mircea Eliade insiste sur la
séparation symbolique entre les espaces sacrés et profanes. Par l‟occupation d‟espaces
sacralisés, l‟homme archaïque entre dans le temps mythique, il trouve une cohérence avec
le passé, constamment réactualisé, et le futur, considéré comme un retour vers l‟hier.
Ainsi l‟espace apparaît traditionnellement comme l‟intermédiaire pour agir sur la
temporalité.
Or, le rapport à l'espace s'est radicalement transformé au fil du temps. Depuis déjà
quelques années, des auteurs soulignent le quadrillage de l'espace par les pouvoirs public.
À cet effet, Pierre Sansot écrit :
Nous proposons seulement que l'on conserve ou que l'on restaure des espaces
d'indétermination dans lesquels l'homme a la possibilité de demeurer
disponible ou de poursuivre à vive allure sa marche dans le tracas et le fracas.
Un tel programme bien modeste modifierait singulièrement la physionomie de
nos villes et nous engagerait dans une politique tout à fait nouvelle. Ainsi, dans
227
nos jardins publics, il devient de plus en plus malaisé d'échapper à un
divertissement programmé. Le quadrillage fonctionne efficacement. Certes,
jouer aux boules, au ping-pong, grimper à une corde à nœuds, glisser le long
d'un toboggan, engager une partie de tennis ou un 100 mètres haies, voilà qui
me paraît légitime, mais ne restreignons pas davantage les espaces libres de
toutes fonctions : allées, contre-allées où l'on ne peut pas rêver, marcher
lentement étant donné l'étroitesse du chemin, lire un journal sans conviction,
demeurer face à face avec des buissons trop proches pour être pénétrés (Sansot,
1998 : 163).
Lorsqu‟il aborde la question de l‟espace, Zygmunt Bauman souligne, outre la
fragmentation des territoires, la multiplication des espaces interdictionnels. Les espaces
glissants (ex : cours arrières dont on n‟aperçoit pas l‟entrée), les espaces piquants (ex :
pelouse protégée par des arrosoirs) et les espaces nerveux (ex : aire de stationnement sous
surveillance vidéo) étendent leurs empires principalement dans nos villes, mais
également dans sa périphérie, voire à la campagne :
Ces « espaces interdictionnels » ont un objectif unique, bien que composite :
couper les enclaves extraterritoriales du territoire urbain, ériger de petites
forteresses à l‟intérieur desquelles les membres de l‟élite mondiale supra
territoriale peuvent cultiver et goûter leur indépendance physique et spirituelle,
leur isolement par rapport à la localité. Dans le paysage de la ville, les
« espaces interdictionnels » sont devenus le signe de la désintégration de la vie
locale partagée (Bauman, 2007 : 104).
Pour les jeunes générations, à la multiplication de ces espaces interdictionnels correspond
la diminution substantielle des espaces potentiellement investis à des fins de socialisation,
loin du regard des parents et des aînés en général. L‟âge de départ du foyer familial étant
toujours en recul, plusieurs jeunes vivent sous le toit familial (Galland, 2007). Ils sont de
plus en plus nombreux, ils n'ont qu‟une chambre comme espace privé à investir. La
multiplication des espaces interdictionnels signe l‟encombrement de l‟espace, le
refoulement du jeune en des lieux restreints et surveillés. Ainsi assistons-nous depuis
quelques années à des stratégies de réappropriation de ces espaces interdits et saturés,
notamment à travers des phénomènes comme le graffiti et le skateboard (Courty, 2007).
Pour Pascal Hachet, le tag implique une réappropriation de certains espaces souterrains,
inédits et souvent interdits (caves, tunnels, usines abandonnées...). Il s'explique, entre
autre, « par le fait que nos sociétés favorisent moins l'insertion des adolescents dans une
histoire que dans un immédiat qui dure » (Hachet, 2006 : 172). Ces lieux sont investis
228
provisoirement, souvent dans l'urgence, ils donnent aux jeunes l'impression d'échapper
momentanément à l'hostilité des espaces fréquentés quotidiennement, sans pouvoir se les
approprier. Le jeune adhère du coup à un rapport à l'espace influençant son rapport à la
temporalité. Habiter l'espace revient ici à l'habiter pour un temps, avec le risque d'être
surpris.
Ce développement des espaces interdictionnels s‟allie au sentiment d‟insécurité se
généralisant et influençant le comportement des parents d‟aujourd‟hui :
(…) il nous est apparu assez évident que ce monde où une bande de jeunes est
en train de rivaliser autour de la construction d‟une cabane ou d‟un camp, avec
ceux du village voisin est en voie de disparition ; pire, il nous a semblé que
jamais nous n‟aurions autorisé nos propres enfants à connaître, en dehors de la
maison familiale, des aventures telles que celles que nous avions nous-mêmes
dans notre enfance (…). C‟est ainsi que peu à peu, nous nous sommes rendus
compte que les adultes d‟aujourd‟hui autorisaient beaucoup moins leurs enfants
à s‟éloigner de la maison familiale et à investir des espaces désertés.
L‟environnement a subtilement changé. Tout est comme devenu plus menaçant
(Gauthier, Moukalou, 2007 : 11).
La maîtrise de la temporalité passe d‟abord et avant tout par l‟occupation d‟un espace. Si
le sens donné à la temporalité incombe désormais au sujet, ce dernier doit trouver de
nouvelles stratégies pour jouer avec elles et trouver de nouveaux espaces :
Autant le temps et la difficulté à le percevoir et l‟impuissance à le retenir ou
l‟accélérer peuvent être source d‟angoisse ou de souffrance, soit qu‟il ne passe
pas, soit qu‟il passe trop vite ; autant l‟espace peut nous paraître plus rassurant
parce que dans une certaine mesure plus concret, plus visible, plus maîtrisable,
si j‟excepte l‟infiniment grand et l‟infiniment petit (Sergers-Laurent, 1997 :
101).
4.4.1 L’espace de la route
L‟espace de la route n‟est pas épargné par la multiplication des espaces interdictionnels.
Certaines routes, les autoroutes payantes par exemple, constituent des espaces glissants :
leur accès est limité aux usagers payeurs. Les autres détournent leurs itinéraires vers des
routes secondaires, souvent moins bien entretenues où les vitesses excessives sont parfois
pratiquement impossibles. D‟autres sont considérés comme des espaces piquants, par
exemple, lorsque des ralentisseurs obligent les automobilistes à freiner. Enfin, de plus en
plus nombreuses sont les zones routières entrant dans la catégorie des espaces nerveux, le
229
nombre de caméras de surveillance se multipliant à l‟entrée des autoroutes, à la sortie des
tunnels, etc.
L‟espace de la route, déjà saturé de règles, est frappé d‟interdictions. Il devient un autre
de ces espaces d‟où sont exclus les comportements anonymes. À cet effet, le film
American Graffiti illustre bien comment la voie publique et la voiture s‟alliaient pour
créer, dès le milieu des années 50, des espaces de rencontres et de sociabilités juvéniles.
L‟occupation de ces espaces est ici un passe-temps, un lieu de synchronisation des
temporalités individuelles, dans un monde où le foyer familial constitue en soi un espace
interdictionnel. Aujourd‟hui, les routes sont également des espaces de ce type, ils
n‟autorisent plus de telles formes d‟occupation, les aires payantes d‟accès se multiplient,
la fluidité des déplacements est privilégiée. Jean-Pascal Assailly observe cette
transformation de l‟espace de la route :
L‟augmentation continue de la densité du trafic dans la période contemporaine
(et surtout ses corrélats en termes de bruit, de pollution, de gêne, de dangers) a
contribué à produire un sentiment d‟insécurité parmi les piétons. Les
conséquences de ce phénomène sont un déclin de la vie des rues et de leur
animation communautaire. Aujourd‟hui, l‟on rencontre (les enfants comme les
adultes) de moins en moins de « gens connus » dans la rue. Un autre effet
pervers de ces interactions est le sentiment d‟isolement qui engendre la peur de
l‟agression, particulièrement le soir. On interdit aux enfants ou aux adolescents
de sortir le soir, ce qui constitue une restriction supplémentaire à leur liberté.
Lorsque les rues se remplissent de voitures, elles se vident des individus et le
sentiment d‟insécurité augmente (Assailly, 2007 : 172).
L‟accès à l‟automobile est une porte ouverte sur une nouvelle forme de liberté. La voiture
devient le moyen d‟investir l‟espace public, de sortir de chez soi, de briser
provisoirement les chaînes de sa dépendance, non pas en termes de relation de
soumission à l‟autorité parentale, mais plutôt pour échapper à l‟espace restreint du toit
familial. Mais les espoirs de certains, pensant investir l‟automobile comme moyen de
jouir d‟une nouvelle liberté, se heurtent à des contraintes bien réelles.
4.4.2 L’espace de l’automobile
L‟automobile est chargée de promesses. Elle promet une échappée dans l‟espace de la
route, mais le sujet fait rapidement l‟expérience des limites imposées à l‟automobile elle-
230
même. Les lois entourant l‟interdiction d‟utiliser son téléphone portable à l‟intérieur de la
voiture ou de fumer dans la voiture lorsqu'un enfant s'y trouve (en vigueur dans certaines
provinces canadiennes) témoignent de la lutte menée par les autorités publiques. Elle
réfute l‟idée selon laquelle l‟automobile est un espace complètement privé.
Cette représentation de l'automobile comme espace privé est renforcée par son confort et
par ses systèmes de protection. Les constructeurs d‟automobiles présentent le véhicule
comme un objet de symbolisation et de révélation de l'identité du sujet. En fait, « La
voiture construit à son entour un simulacre de réalité qui détache l‟individu du sentiment
de ses responsabilités et déréalise sa relation au monde » (Le Breton, 2002 : 71). Cette
remarque est confirmée par certains jeunes amateurs de vitesse : « je pense que lorsque tu
es dans la voiture tu as un sentiment à la fois de sécurité et de puissance, ce qui fait que
ça peut t’amener à dévier, facilement » (V4) ; « Il est vrai qu'en période d'examen, j'aime
bien aller chercher ma sœur pour me couper du monde des livres ! » (V7). Cette illusion
influence grandement le rapport à l‟autre, apparaissant de tous les côtés de la route, sous
un visage anonyme. Or, « il est plus facile de s‟exposer sciemment au danger lorsque l‟on
ne partage pas son existence avec d‟autres personnes : on peut donc s‟attendre à ce que
les individus sans enfant, ou vivant seuls, soient davantage enclins à prendre des risques »
(Peretti-Watel, 2003 : 133). Cette remarque s‟applique également aux automobilistes
vivant l‟impression d‟être seuls. Ainsi, « si certains conducteurs se comportent si
imprudemment sur la route alors qu‟ils ne se le permettent pas dans d‟autres domaines,
c‟est justement parce que, sur la route, l‟autre n‟existe plus » (Assailly, 2007 : 174).
Zygmund Bauman insiste sur la fragmentation transformant notre représentation de
l‟espace. Certains espaces, se côtoyant physiquement, sont séparés les uns des autres par
des barrières réelles et symboliques. Il est possible d‟imaginer le rapprochement entre des
espaces éloignés et la séparation entre des espaces rapprochés. La rencontre de l‟espace
de l‟automobile, parfois perçue comme une extension du domicile, avec l‟espace de la
route témoigne de cette fragmentation influençant les représentations et les
comportements : « Certains, j’ai l’impression qu’ils ne voient pas le danger qu’ils sont
231
pour les autres » (V2). La proximité physique du conducteur et de l'autre n'est pas
proportionnelle à la proximité représentée et vécue par le sujet.
La rencontre des espaces de la route et de l'automobile est ambivalente et paradoxale. La
route est saturée de règles, elle est aussi le lieu d‟embouteillages. Elle incarne d'une part
le chaos d‟un rythme de vie fondamentalement urbain :
Les moments passés dans le métro, le bus, le train de banlieue ou la voiture,
symbolisent pour eux le stress et les désagréments de la ville. Le trafic dans la
ville est un bon exemple d‟arythmie, coups de frein et accélérations se
succèdent sans aucune cadence, sans compter les temps morts dans les
embouteillages ou dans la quête d‟une place pour se garer (Lasen, 2003 : 95).
Dans ce contexte, la présence des autres sur la route est à éviter, elle est une source de
frustration : « les gens sont assez nerveux au volant » (V4).
D‟autre part, elle est aussi chargée de promesses. Les amateurs de vitesse établissent une
liste de caractéristiques des conditions idéales de conduite. Elles se retrouvent, au sens
wébérien du terme, dans l‟idéal-type suivant : seul dans son automobile roulant sur une
autoroute déserte, par un temps ensoleillé, de la musique plein les oreilles. Le sentiment
de solitude reste l‟élément essentiel de ces conditions idéales. Les jeunes pointent aussi
l‟importance de la fluidité de la conduite : rien ne doit s‟interposer entre le conducteur et
la route. Or, sur cette dernière, le conducteur n‟est jamais seul, jamais libre, entre autre
parce qu‟elle constitue un espace interdictionnel. Ces interdictions sont vécues parfois
comme des menaces à l‟autonomie, elles s‟imposent de l‟extérieur, souvent au nom de
règles qui restent contradictoire aux yeux de l‟automobiliste.
L‟espace de l‟automobile est investi comme un lieu personnel. Le propriétaire se
l‟approprie, notamment en y entreposant des objets. Mais, une fois sur la route saturée de
règles, les interdictions frappant l‟espace public s‟immisce dans cet espace personnalisé :
« La réalité ne dépasse pas encore la science-fiction. En revanche, ce qui est novateur
c‟est l‟intégration de certaines technologies à l‟univers de l‟automobile. Ainsi, de plus en
plus de cartes à puces, de capteurs, de vidéos, de radars et de GPS seront embarqués à
232
bord des véhicules. Toutes ces technologies peuvent se compléter et agir dans un même
sens : la sécurité, qu‟elle soit active ou passive » (Garcin, 2005 : 157).
La conduite encourage le sentiment de maîtrise, le contrôle du véhicule. L‟occupation de
l‟espace de la route suppose l‟acceptation de nouvelles contraintes. Par conséquent, le
mode d‟investissement de l‟espace de l‟automobile en particulier bouleverse aussi
l‟investissement de l‟espace de la route en général. L‟automobile est l‟interface entre le
jeune conducteur et la route, certains aspects touchant le rapport de l‟automobiliste au
véhicule influencent directement la conduite sur la route dans son ensemble : « Je peux
pas dire que je fais souvent de la vitesse. J’ai pas assez l’occasion de conduire et j’ai pas
de voiture à moi, ça joue énormément » (V1).
5. CONDUITE AUTOMOBILE, RISQUE ET VITESSE
La vitesse n‟est pas l‟apanage unique des jeunes, elle constitue un facteur de risque pour
l'ensemble des automobilistes (Assailly, 2001). Elle s‟exprime cependant singulièrement
chez ces derniers. Pour Patrick Peretti-Watel, les ressources limitées, matérielles et
financières, dont disposent les jeunes par rapport à leurs aînés expliquent, en partie, cette
singularité. En fait :
Ce qui distinguerait les jeunes des plus âgés, c‟est que les premiers ne
disposent pas des ressources matérielles des seconds, de sorte que leurs prises
de risque sont moins organisées, moins sécurisées, ont un caractère plus
transgressif. Par exemple, l‟adolescent qui prend un risque au volant d‟une
voiture volée en dépassant sans visibilité sur une route départementale et
l‟adulte qui assouvit son goût de la vitesse sur un circuit de Kart expriment
peut-être le même attachement aux valeurs contemporaines qui exaltent la
maîtrise de soi et de son environnement, même si le premier est un délinquant,
et même si objectivement il s‟abandonne encore au hasard. Il est donc possible
que le niveau de ressources matérielles ait une incidence non pas sur le fait de
prendre un risque, mais sur les modalités de cette prise de risque (Peretti-Watel,
2003 : 133).
Des comportements sur la route, différents en apparence, se retrouvent à travers des
motivations communes.
233
« Les comportements jouent un rôle puisque la vitesse pratiquée relève d'un choix »
(Pérez-Diaz, 2000 : 197). Dans le cadre des analyses des comportements à risque sur la
route, « aujourd‟hui, on s‟accorde pour juger l‟âge comme le facteur le plus important »
(Assailly, 2001 : 1). En effet, le style de vie des jeunes générations gomme les autres
différences sociales (Assailly, 2007). Selon certains auteurs, il existe aussi des différences
par rapport aux motivations de différents groupes de jeunes :
En fait, des jeunes de toute origine sociale auraient tendance à prendre des
risques au volant, mais d‟un milieu à l‟autre, ils ne le feraient pas pour les
mêmes raisons : la précarité sociale et professionnelle engendrerait des prises
de risque « anomiques », les jeunes intégrés mais socialement dominés (issus
de milieux ouvriers ou techniciens) prendraient leur revanche sur la route pour
compenser un quotidien frustrant, tandis que ceux des milieux aisés
valoriseraient la vitesse et la compétition, transposant au volant leur sentiment
de maîtriser leur existence et d‟être capables de s‟affranchir des règles (PerettiWatel, 2003 : 260).
Les jeunes scolarisés constituent l'un de ces sous-groupes.
La relation entre conduite automobile et comportements à risque implique un nombre
incalculable de facteurs :
Deux principaux postulats ont sous-tendu le champ de la recherche en
psychologie de la circulation. Le premier est celui où l‟on considère que les
comportements sont déterminés par l‟analyse qui est faite de l‟environnement
routier dans lequel circulent les individus. Le second est celui où l‟on considère
que les comportements résultent d‟une ou de quelques motivations
fondamentales prédisposant les individus à l‟adoption systématique de
comportements donnés. Or, la conduite ne se résume pas qu‟à un processus de
traitement de l‟information ou qu‟à l‟expression de motivation ou de normes
intériorisées. On peut, dans un premier temps, postuler que les conducteurs
conduisent en fonction d‟eux-mêmes, des autres, des circonstances immédiates
et de leurs expériences passées, beaucoup plus qu‟en fonction du code de la
route. On peut aussi penser qu‟ils peuvent, en outre, à la fois tenir compte de
leur préférences personnelles, des croyances et des symboles qu‟ils rattachent à
l‟automobile et à la conduite, des préférences et des besoins de leur entourage,
de comportement des autres conducteurs présents sur la route, des normes
sociales, des normes légales, de leurs devoirs de responsabilités sociales, de
même que des autres activités dans lesquelles ils doivent s‟engager
quotidiennement. La conduite automobile est donc un univers complexe où
s‟entrecoupent diverses « sources d‟influences » (Beaulieu, 2004 : 24).
Pour Jean-Pascal Assailly, la famille participe de la construction du rapport du jeune à la
conduite automobile et au risque routier. Le processus d‟imitation et l'expérimentation
directe de la conduite influencent les comportements à risque des jeunes générations :
234
En fait, tout le monde admet intuitivement que les parents ont une influence sur
la conduite de leur enfant, reste à savoir comment ils le font… Les influences
de l‟environnement familial modéliseront les réponses du jeune aux contraintes
de l‟apprentissage et des restrictions des premières années de la conduite qui
visent à réduire le risque actuel (Assailly, 2007 : 169).
« Le comportement de conduite est en fait largement automatisé en fonction des
expériences antérieures dans le symptôme de circulation » (Beicheler-Fretel, 1994 : 44).
Comme le souligne Christoph Wulf, les processus mimétiques sont au cœur de la
transmission des manières de faire (Wulf, 2007). Les parents, mais aussi les pairs, sont
les modèles sur lesquels se calquent certaines attitudes, la conduite automobile et la
pratique de vitesses excessives ne font pas exception. Sans prétendre à l‟exhaustivité,
l‟analyse suivante porte une attention singulière aux facteurs ramenant les phénomènes
de vitesse vers l‟expression d‟un rapport singulier à la temporalité.
5.1 Vitesse au volant : l’expression d’une valeur sociale
Une relation s‟établit entre la conduite automobile en particulier et la vitesse en général,
cette dernière étant d‟abord une valeur fortement partagée socialement. La culture
juvénile accorde une place singulière à l‟accélération et au rythme :
Par ailleurs, ce phénomène n‟est pas uniquement une dynamique interne à
l‟individu ou à la bande, il trouve son origine également dans la société : si l‟on
prend l‟exemple de la vitesse, celle-ci peut-être choisie comme critère de
popularité au sein des bandes de jeunes car elle est aussi une valeur partagée
plus généralement au sein du corps social (Assailly, 2001 : 90).
« La valorisation de la vitesse est permanente, elle stigmatise les conducteurs prudents
pour les autres et eux-mêmes » (Le Breton, 2002 : 74). Les interactions sur la route
incarnent, en quelque sorte, les discriminations d‟une société n‟hésitant pas à mettre les
plus « lents » à l‟écart.
5.2 Vitesse et altération du rapport à la temporalité
Les prises de risque motorisées impliquant des vitesses importantes entraînent une
modification provisoire du rapport du sujet à la temporalité. Elles respectent le diktat
d‟une société du toujours plus vite. La littérature témoigne de cette relation entre
235
accélération dans l‟espace et sentiment de maîtrise sur le temps. Comme le souligne
Milan Kundera : « l‟homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la
seconde présente de son vol ; il s‟accroche à un fragment du temps coupé et du passé et
de l‟avenir ; il est arraché à la continuité du temps ; il est en dehors du temps. Dans cet
état, il ne sait rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et partant, il n‟a pas
peur, car la source de la peur est dans l‟avenir et qui est libéré de l‟avenir n‟a rien à
craindre » (Kundera, 1995 : 10). La vitesse implique une rupture avec le rapport à la
temporalité vécu quotidiennement. Elle agit sur la temporalité, elle affirme le pouvoir du
sujet : « tous les jeunes conducteurs ont une conscience aiguë de se sortir du temps
présent avec la voiture [...]. Cette illusion de maîtrise du temps sert de soustraction à la
mort, d'autant plus intensément qu'elle est là, présente à chaque tour de roue »
(Pervanchon, 1999 : 216). Cette analyse psychanalytique est confirmée en psychologie.
La vitesse altère le rapport à la temporalité du sujet : « Le dépaysement, l‟effet
d‟étrangeté dû à la vitesse permettent de modifier les conditions de la perception, les
catégories du temps et de l‟espace, de briser cet agrégat de raisonnement dont est faite
notre perception, de désintellectualiser celle-ci, en un mot de retrouver la fraîcheur de la
sensation » (Pichois, 1973 : 93).
Cette altération crée un cadre intime du temps. Elle modifie les catégories du temps, elle
sort le sujet de notre conception occidentale de la temporalité. L‟expérience de la vitesse
est une expérience intime de la temporalité. Cette altération se réalise à travers la
déconstruction momentanée de nos représentations collectives, au profit de la sensation.
Le sujet échappe aussi à une temporalité familière, celle du corps, du rythme biologique :
« Tout change quand l‟homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son
propre corps se trouve hors du jeu et il s‟adonne à une vitesse qui est incorporelle,
immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase » (Kundera, 1995 : 10).
5.3 La conduite automobile comme cadre intime du temps
Les conditions idéales de la conduite automobile dessinent le contexte parfait pour rouler
à toute allure. Elles sont idéales, non seulement pour la vitesse, mais pour maîtriser la
236
durée d'une course. Dans ce cas de figure, l'automobiliste a le choix et le pouvoir de
donner libre cours à son désir, d'entrer dans cette parenthèse où il vit autrement, pour un
temps, son rapport à la temporalité.
L'automobiliste accélère et décélère au rythme où il l'entend, lorsque les conditions lui
sont favorables. La route droite et déserte est un cadre spatial idéal pour pousser l'engin et
prouver sa maîtrise. Ici, l'amateur de vitesse profite d'un cadre où il joue, à sa guise, avec
les effets d'accélération et de décélération. Il altère son rapport à la temporalité, selon son
désir. Il manipule ce rapport par l'action, il participe de la modification de sa perception
du temps. Il accentue les effets d'extase, les coupures évoquées par Kundera. La vitesse
au volant construit un cadre intime du temps, une expérience d'altération de son rapport à
la temporalité dont le sujet maîtrise également la durée.
5.4 L’accident et la temporalité
« Bon, c’est une connerie de ma part, j’étais dans le speed en plus, je revenais d’une
soirée, je pense que j’avais pas bu, mais voilà, il faisait nuit, un truc con, mais pour moi,
c’est pas un accident, c’est un accrochage, c’est pas important » (V4). L‟idéal-type de
l‟accident chez les moins de 24 ans : il se déroule dans la nuit du samedi au dimanche,
sur une route déserte, sur le chemin du retour après une soirée. Il s‟explique par la
consommation d‟alcool ou la fatigue. Dans plusieurs cas, l‟accident ne fait pas toujours
sens :
Pour de nombreux conducteurs, l‟accident ne fait pas sens, il est sans
conséquence sur les représentations et les pratiques. Il ne faut pas pour autant
conclure à l‟inertie ou à l‟irrationalité des représentations individuelles. Un
automobiliste peut interpréter un accrochage comme un simple « accident de
parcours », dû à une erreur commise par un autre, voire par lui-même, sans
remettre en cause sa façon de conduire. Il peut aussi considérer que sans sa
maîtrise, sans ses réflexes, l‟accrochage aurait été plus grave, de sorte que
paradoxalement l‟accident renforce ses convictions et ses pratiques au volant
(Peretti-Watel, 2003 : 253).
« De fait, la perception du risque routier est une opération intellectuelle complexe qui
implique la prévision d‟un accident éventuel, donc la projection dans le futur, et
l‟acceptation de la faute ou de l‟erreur éventuelles de conduite, liée à la
237
responsabilisation » (Esterle-Hedibel, 1999 : 165). Deux éléments sont nécessaires à la
reconnaissance du risque routier chez le sujet : un rapport à la temporalité autorisant la
projection dans l‟avenir et la reconnaissance de la responsabilité du sujet dans la
probabilité d‟un accident.
Dans son étude sur les bandes, Esterle-Hedibel (1999) souligne l‟importance du rapport à
la temporalité pour comprendre les prises de risque routier des jeunes en situation
précaire. Elle pointe l‟attitude présentiste de ces jeunes, leur difficulté à se projeter dans
l‟avenir :
Leur relation au risque est dominée par l'impossibilité d'envisager le futur :
demain n'existe pas, et la jeunesse est éternelle. Ils vivent dans un présent étiré,
jalonné d'évènements dont certains viennent leur rappeler brutalement
l'échéance de la mort, mais sans provoquer chez eux un changement
fondamental dans leur représentation du temps et de la santé (Esterle-Hedibel,
1999 : 177).
Ce présentisme encourage des prises de décision valorisant les « profits » immédiats
(sensations, plaisir, etc.) au détriment des conséquences à long terme (accidents avec
blessures,
mortels). Ce présentisme caractérise l‟ensemble des jeunes, amateurs de
vitesse ou non. Autrement dit, cette caractéristique commune de la représentation de la
temporalité des jeunes favorise la prise de risque au volant, notamment celle impliquant
des vitesses excessives. La vitesse sociale influence aussi la pratique de la vitesse au
volant, car « la conduite rapide et compétitive apparaît comme le signe d‟un corps actif et
en bonne santé ; la prise de risque s‟accompagne d‟un désir de dépassement de soi et
correspond aux exigences sociales d‟un corps performant » (Pérez-Diaz, 2000 : 198).
Le sentiment de maîtrise de l‟automobiliste est une donnée connue et omniprésente dans
le champ de l‟étude des comportements des automobilistes (Assailly, 1992 ; Pérez-Diaz,
2000 : Peretti-Watel, 2003 ; Le Breton; 2004). « Ce mécanisme repose sur l‟affirmation
d‟un contrôle individuel, qui permet de se soustraire à la fatalité statistique, puisqu‟elle
ne concernerait qu‟un homme moyen, anonyme, auquel tout le monde, ou presque,
s‟estime supérieur » (Peretti-Watel, 2003 : 252). Échapper aux risques rehausse la valeur
et l'estime du sujet. Les victimes n'ont pas su se montrer à la hauteur. Par rapport aux
risques, « chacun en prend sur la route, mais à des degrés différents » (V9). Ainsi «
238
l‟autre reste à jamais la source éventuelle et permanente du risque que je cours »
(Renouard, 2000 : 30). Les risques sont pris « là, où l‟automobiliste considère que le
rapport aux autres est momentanément suspendu [...]. Dans cet ordre des choses,
l‟homme lui-même devient la faille par où l‟accident peut jaillir » (Le Breton, 2002 : 70).
L'absence de l'autre dans l'espace fait oublier la présence de l'autre dans le temps : « Je
veux dire à trois heures du matin, quand tout est désert, j'hésite pas. J'ai autre chose à
faire que d'attendre » (V6).
Le risque répond à des critères différents de ceux observés au sein des bandes : « De la
vraie vitesse, comme ça, j’en ai fait que quelques fois, pour voir ce que c’était sur une
autoroute déserte. J’aimerais bien en faire sur un circuit. J’ai moins peur pour moi que
pour les gens que je pourrais écrabouiller parce que j’ai envie de m’éclater » (V3).
L‟autre est absent, subjectivement : « C’est seulement lorsqu’il n’y a personne d’autre»
(V8). L‟absence de l‟autre n‟inclut pas a priori sa disparition absolue. L‟être absent dans
l‟espace l‟est habituellement toujours dans le temps : dans le souvenir, l‟autre existe à
côté de soi. Toutefois, pour se souvenir de l‟autre, le sujet doit vivre dans la continuité,
avec l‟impression d'un passé et d'un présent reliés, indissociables. Mais l‟homme-présent
a la faculté de « perdre » la mémoire (Laïdi, 2000). Le passé, comme l‟avenir, lui
échappe, « en basculant dans le temps « intemporel », qui abolit la durée et franchit
l‟espace en une fraction de seconde, l‟individu contemporain vit dans une temporalité
immédiate. Il a le sentiment de frôler l‟éternité puisqu‟il est dans un temps sans durée qui
éternise le présent » (Aubert, 2003 : 314). La relation de synchronisation liant les sujets
(amis, conjoint, famille…) est momentanément suspendue. L‟autre disparaît de l‟horizon
de l'automobiliste, le risque est parfois pris. La vitesse exacerbe d‟ailleurs cette rupture,
par un effet de discontinuité. Dans « une société du réseau », pour reprendre l'expression
de Laïdi, le sujet ne se conçoit pas dans un lien permanent avec l'autre, plutôt dans une
relation réactivable. Le lien à l'autre est d'autant plus facile à occulter dans les sociétés
contemporaines où les relations se caractérisent par leur discontinuité.
« Nous avons pu constater que les causes des accidents étaient dans les représentations
des sujets, sans rapport avec les circonstances objectives des accidents, dans la majorité
239
des cas » (Esterle-Hedibel, 1999 : 165). La difficulté à se projeter dans le futur et la
déresponsabilisation font partie de ces représentations. Toutes deux sont à l‟origine de la
capacité à prendre des risques routiers, même pour des jeunes ne souffrant pas
particulièrement de malaises identitaires. Dans une société en accélération, favorisant la
discontinuité des différents épisodes de l‟existence, la vitesse au volant intensifie les
effets de ruptures, de contrôle du sujet. Elle provoque l‟éclatement provisoire de la ligne
du temps avant de subir les impressions de la dispersion identitaire provoquée par les
bouleversements sociaux et technologiques. La vitesse au volant participe d‟une
recherche délibérée de désynchronisation pour des sujets entrant progressivement dans la
vie active, ressentant, peut-être plus que tous les autres, les pressions d'une société les
poussant à agir sur de multiples registres, à être plus flexible : « Par esprit de contrariété,
pour ne pas faire comme tout le monde peut-être. Au sens de ne pas tomber dans la
routine parce que l'on nous dit de faire ou de ne pas faire n'est pas toujours sensé ou
justifié, parce que c'est à nous de savoir ce que l'on veut » (V11).
« Bien conduire, ce serait donc avant tout savoir interpréter chaque situation particulière,
et non appliquer systématiquement et sans discernement les règles trop rigides et trop
générales du code de la route (…). La sécurité au volant reposerait donc sur la maîtrise
individuelle, la capacité d‟adaptation, et non sur le respect des règles » (Peretti-Watel,
200 : 250). Les écarts, comme les vitesses excessives, ne s‟inscrivent plus dans un cadre
social du temps, les repères ne sont plus ceux, par exemple, du code de la route. Ils
relèvent plutôt des règles imposées par le sujet lui-même, à l‟intérieur d‟un cadre intime
du temps, là où il se pose en maître : « Il y a des fois où il faut aller à 170 kilomètres pour
réagir à une réaction inattendue » (V11).
Plusieurs jeunes relativisent leurs écarts de conduite et les vitesses excessives pratiquées.
Ils élaborent trois registres de vitesse. Le premier registre consiste en la vitesse
« normale » : il s‟agit de la vitesse entrant dans le cadre des lois. Elle n'est pas adaptée à
la réalité d‟aujourd‟hui, mais surtout à la réalité du conducteur. La prévalence du
jugement et de l‟action individuelle est ici mise en avant. À l‟opposé se retrouve la
« vraie » vitesse, vitesse pure, sans limite, permettant au conducteur de vérifier les limites
240
de sa conduite et de l'automobile. Cette forme de vitesse est répréhensible, elle est
désignée comme dangereuse. Un troisième registre se glisse entre les deux autres, entre le
trop lent et le trop vite. Des vitesses excessives, représentées autrement par les amateurs
de vitesse, varient entre 140 et 190 kilomètres à l‟heure. Cette opération montre comment
le sujet sort des limites imposées par les cadres sociaux pour recontextualiser son action
dans un cadre personnel, intime.
CONCLUSION : VIOLENTER LA TEMPORALITÉ PAR LA VITESSE
La vitesse au volant illustre comment le rapport à la temporalité se dessinant et se
généralisant à l‟heure actuelle influence les prises de décisions du sujet et provoque
certaines pratiques à risque. Elle n'est pas seulement une réponse à des sujets marginaux,
désaffiliés dans les sociétés contemporaines. Elle s'inscrit aussi dans une représentation
de la temporalité partagée par des jeunes en voie d‟intégration sociale, participant
activement aux rythmes sociaux. Dans sa version radicale, elle propose au sujet une
intensification du présent, la reconnaissance d‟un nouveau point de référence, soi-même,
pour juger de la dangerosité. Ces actions s‟inscrivent dans le contexte d‟une temporalité
marquée par la discontinuité et elles témoignent aussi d‟une volonté de désynchronisation
chez les jeunes automobilistes (Lachance, 2005). Le rapport à la temporalité est ici un
arrière-plan où s‟enracine la signification de ces comportements. Cet arrière-plan tisse un
fil conducteur avec d‟autres formes de pratiques à risque, parmi lesquelles se retrouve la
consommation des Nouvelles Drogues de Synthèse (NDS).
241
C) ECSTASY, POLYCONSOMMATION ET TEMPORALITÉ
Cependant l'angoisse et l'inquiétude de l'avenir pour les
plus jeunes s'installent définitivement quant à leur insertion
économique dans une société de consommation à
prédominance libérale et capitaliste. Pendant ce même
temps, naît en Grande-Bretagne, le mouvement acide
house. L'XTC ou ecstasy, pilule de l'amour, en est le
produit de référence.
- Oddou, Alain, Ivresse et vie festive, 2003 : 63
INTRODUCTION
Tous les psychotropes altèrent la perception du temps. Consommateurs occasionnels ou
réguliers d‟alcool, de cannabis, de haschich, d‟amphétamines, d‟ecstasy, etc., tous
subissent une transformation du rapport à la temporalité et répondent, dans une certaine
mesure, à l‟injonction de Baudelaire: « Enivrez-vous pour ne pas sentir l‟horrible fardeau
du temps » (Baudelaire, 1966 : 135). La littérature évoque depuis longtemps cette
e
influence des drogues sur la représentation de la temporalité. Au XIX siècle, les Paradis
Artificiels illustrent les effets des différents « poisons », tels l‟opium et le haschich. Les
auteurs de la beat génération exploitent l‟univers des junky et font des drogues une
thématique centrale de leur œuvre, en insistant sur l‟effet qu‟elles produisent sur le
rapport subjectif du consommateur au temps. Fort de son expérience personnelle, William
Burroughs souligne que: « Le camé vit dans le temps de la came. Quand on le prive de
drogue, l‟horloge tombe en panne et s‟arrête. Tout ce qu‟il peut faire, c‟est s‟accrocher et
attendre que reparte le temps non-camé » (Burroughs, 1953 : 114). La littérature
contemporaine n'épuise pas le sujet. Ryû Murakami rappelle qu‟ « avec la coke, cinq
heures te laisse l‟impression d‟avoir vécu une minute » (Murakami, 2003 : 293). En
France, Frédéric Beigbeder écrit, dans Nouvelles sous ecstasy : « Lorsque je regarde ma
montre, il s‟est écoulé deux heures et demi en cinq minutes » (Beigbeder, 1999 : 38).
Le chapitre suivant explore cette relation entre drogues et temporalité chez des
consommateurs inscrits dans le lien social. La relation entre psychotropes et temporalité
242
est analysée ici à travers les exemples de la consommation d‟ecstasy et de la
polyconsommation. Si l‟étude de la vitesse montre comment la machine est un instrument
d‟altération du rapport à la temporalité, l‟étude de la consommation d‟ecstasy montre
comment le corps devient parfois cet outil.
6. CONSOMMATION DE DROGUES ET INSCRIPTION DANS LE LIEN SOCIAL
Le toxicomane, en quête permanente du produit, tente de rabattre constamment la
temporalité sur elle-même, de réduire à son minimum la durée séparant l'émergence du
besoin de sa satisfaction. Il vit au rythme de la demande et de l‟offre. Son rapport à la
temporalité complique sa prise en charge, les horaires des institutions sont limités par des
heures d‟ouverture et de fermeture, jour de congé, etc. La synchronisation du rythme de
vie des toxicomanes, sur le mode de l‟urgence, avec ses institutions fonctionnant sur le
monde des rythmes sociaux, est difficile :
(…) de nombreux entretiens conduits lors de l‟enquête mettent en relief une
thématique particulièrement récurrente, celle de l‟urgence. D‟un point de vue
sémantique, ce terme recouvre une idée assez simple, c‟est la nécessité d‟agir
vite. Du côté des usagers de drogue s‟exprime la revendication d‟une réponse
rapide, voire immédiate, à leurs besoins. Du point de vue des praticiens chargés
de les accompagner, les « toxicomane sont toujours dans l‟urgence » (PanuziRoger, 1999 : 53).
La figure du « drogué » ou du « toxicomane » est une construction sociale imposée
parfois par les chercheurs ou par les entrepreneurs de la morale (Becker, 1985 ; PerettiWatel, 2004). Cette relation souvent imposée entre drogues et marginalité trouve ses
limites et prouve ses biais épistémologiques dans le cas plus spécifique de la
consommation d‟ecstasy. En effet :
En entretenant l‟idée selon laquelle l‟usage de l‟ecstasy n‟existerait pas en
dehors des raves et des week-end (alors que pourtant les usages dans un cadre
privé ne sont pas rares), le stéréotype du raver gobant des pilules donne un
visage à l‟ecstasy, mais cette incarnation est fuyante, parce qu‟elle ne trouve
pas de place au quotidien (Peretti-Watel, 2004 : 149).
Pourtant, l‟usager d‟ecstasy est parfois un jeune, un étudiant, un professionnel. En
d‟autres termes, il est souvent un sujet actif, inséré dans le lien social.
243
Des études montrent le lien entre sociabilité d‟une part et consommation de drogues
d'autre part. Ces rapports tendent vers une interprétation stigmatisante des
consommateurs de drogues, particulièrement des plus jeunes. À titre d‟exemple, selon un
rapport de l‟OFDT (2007), plus les jeunes de 17 ans auraient passé de temps avec des
amis dans un bar, un café ou un pub, plus ils auraient des chances d‟être des
consommateurs de drogues. Plus un jeune passerait du temps avec ses amis en soirée
chez lui ou chez eux, plus il serait enclin à la consommation de drogues. Entre autre, la
consommation d‟ecstasy serait liée à une forte sociabilité. Plus les jeunes sortiraient de la
maison, plus ils auraient une vie sociale intense, plus ils seraient disposés à la
consommation de ces produits. Interprétées comme les conséquences de « mauvaises »
fréquentations, ces données rattachent d‟abord et avant tout la consommation à la
sociabilité, et non à l‟isolement du sujet.
Cette analyse questionne fortement la tendance à réduire ces consommateurs à leurs
consommations. Ils sont pourtant, pour une grande partie, non pas des marginaux, des
amateurs de technival à temps plein ou des usagers fréquents des structures de soins : ils
sont surtout des étudiants et des néo-professionnels. Selon l'analyse de l'activité
professionnelle des usagers interpellés et déclarés en 1999, seulement 4% sont sans
professions (Peretti-Watel et al., 2004 : 343). D'ailleurs, « les institutions et les médias
ont tendance à convertir "l'usage simple" de la statistique policière en "simple usager" »
(Peretti-Watel et al., 2004 : 349).
La consommation de drogues n‟est pas le fait d‟un groupe spécifique de personnes,
nommées « toxicomanes », « drogués », etc. Dans un ouvrage récent, Astrid Fontaine
remet en question ce postulat en étudiant le lien entre travail et consommation de
drogues. Les sujets sont de plus en plus nombreux à les consommer, tout en exerçant un
métier, en participant activement à la vie collective dans les sociétés marquées par le
néolibéralisme. Ces travailleurs n'ont pas de conduites à risque : l‟enjeu ici n‟est pas de
jouer symboliquement avec la mort. Ils jouent plutôt avec le temps. La consommation
rythme leur existence, en intensifiant le clivage entre les horaires imposés et les temps
libres, entre travail et consommation. Ces professionnels et usagers de drogues
244
mentionnent, selon Fontaine, que « toutes les drogues ont en commun, bien qu‟à des
intensités diverses, la faculté d‟altérer la notion du temps. L‟altération de cette perception
peut ainsi contribuer à renforcer l‟intensité du moment présent et à "ne pas sentir le temps
passer" » (2006 : 38).
Certaines consommations de drogues sont des moyens de s‟inscrire à l‟intérieur du lien
social, dans une volonté d‟intégration, de répondre aux contraintes de la vie en
collectivité, voire, comme dans ce cas précis, de répondre aux exigences du marché du
travail. Drogues et vie active se combinent, elles sont parfois complémentaires dans
l‟existence du sujet contemporain :
Au moment de l‟entretien, Victor consomme essentiellement des médicaments
(quotidiennement de l‟aspirine codéinée en auto-administration pour des
problèmes récurrents de migraine) et de l'ecstasy (1 à 2 comprimés tous les
deux mois en contexte festif). Il ne fume ni tabac ni cannabis, ne boit pas
d‟alcool. Au cours de sa vie, il a aussi goûté au LSD, à la cocaïne, au speed, au
Subutex (une expérience de sniff) : « Je suis très actif, je suis bardé de
diplômes, je suis chercheur à la Sorbonne et consultant pour de grandes
entreprises. Je n‟ai pas de piercing, je n‟ai pas les cheveux rasés, je suis
chauve, ça n‟a rien à voir. Je ne corresponds pas à l‟image, bien agréable, de la
victime de la drogue. Il est difficile de m‟attribuer les stigmates habituels du
pauvre drogué désinséré victime de ceci, victime de cela » (Fontaine, 2006 :
138).
L‟étude sur les teuffers de Monique Dagnaud confirme l'observation de Fontaine. Ces
consommateurs d‟ecstasy sont principalement des jeunes participant à la vie sociale:
Certes, dans cette enquête, on trouve une minuscule poignée d‟individus
plongés à un âge précoce dans une marginalité avancée. Ils se droguent
abondamment, habitent des squats, subsistent en faisant « la manche »,
parcourent en camion les grands festivals techno, et ont vaguement abandonné
un projet d‟insertion sociale. Mais les squatters occupent une place résiduelle
dans l‟ensemble des adeptes de la déjante. De fait, rien, profondément rien, ne
distingue ces derniers des enfants de la France moyenne » (Dagnaud, 2007 :
54).
« Contrairement à ce qu‟on en dit souvent, la free-party n‟est pas un lieu de contestation,
sinon elle aurait un ou plusieurs « manifestes ». Elle n‟est pas davantage l‟expression
d‟une culture en rupture » (Blanc, 2004 : 65)44. La grande majorité des études examine la
44. Cela complique d'ailleurs la répression contre les consommateurs d‟ecstasy. Lors d‟une rencontre avec
le commissaire de police du Bas-Rhin, ce dernier confessait que les consommateurs sont moins visés par
les opérations policières du fait de leur invisibilité relative, pouvant aussi être lue comme une volonté de
245
consommation de drogues chez des populations dites marginales ou précaires (chômeurs,
délinquants, etc.). Ce chapitre s‟intéresse à des jeunes socialement intégrés consommant
de l‟ecstasy. De cette posture épistémologique se dégage des éléments d‟analyse, loin des
concepts de rupture et de déviance. Le rapport à la temporalité renforce l'idée d'une
volonté de s'inscrire dans le lien social.
6.1 Pilules, médicaments et sociétés
« En 2005, un cinquième des jeunes de 17 ans déclarent avoir déjà pris des
« médicaments pour les nerfs, pour dormir » au cours de leur vie ». La consommation au
cours des douze derniers mois concerne un jeune sur six (16%) et celle au cours des
trente derniers jours un sur dix » (Legeyle et al., 2005 : 47). La consommation d‟ecstasy,
comme Nouvelles Drogues de Synthèse, s‟inscrit dans la logique plus large des sociétés
valorisant l‟utilisation des cachets à des fins médicales. Leurs usages repoussent
délibérément les limites corporelles imposées par des carences génétiques, des handicaps,
le vieillissement (Le Breton, 1994). En effet, le corps est de moins en moins toléré
lorsqu‟il entrave les désirs de l‟Homme, n‟hésitant plus à le modifier, à agir sur lui afin
d‟en repousser les limites.
La consommation de « médicaments pour les nerfs » s‟ajoute aux nombreux exemples
renforçant cette hypothèse. Les jeunes générations grandissent avec un message social
encourageant à maximiser son temps, niant l‟importance des temps naturels de repos dont
le corps ne peut se passer, a priori. De tels médicaments sont des moyens de répondre à
la demande sociale, leurs usages font violence au corps au nom d‟un rythme social.
L‟augmentation de la consommation d‟antidépresseur, d‟automédication, mais aussi des
Nouvelles Drogues de Synthèse, comme l‟ecstasy et les amphétamines est ainsi liée à
l‟accélération du rythme de vie et à l‟impression pour certains d‟être « dépassés ». Chez
les jeunes, « cette croissance a suivi la progression du vécu de « stress » de la vie
s‟insérer dans les interstices du lien social, de moduler leur existence au sein même du rythme de vie
collectif.
246
quotidienne » (Oddou, 2003 : 64). La consommation de ces psychotropes est comprise
comme la réponse aux exigences du rythme de vie et de la difficulté à vivre avec un futur
incertain. En ce sens, par la consommation, le sujet reprend un certain contrôle sur son
rapport à la temporalité.
La consommation montante des antidépresseurs suppose l‟acceptation plus ou moins
explicite de l'utilisation des pilules comme remèdes à l‟inadaptation temporelle d‟une
certaine tranche de la population. Ces camisoles chimiques, contraignant le sujet à
refouler son angoisse et le libèrant provisoirement de sa souffrance, facilitent l‟adaptation
de nombreux Occidentaux aux rythmes de leurs sociétés. Le travail demande une grande
résistance au stress, le temps libre est influencé par les cultes diffus de la performance
(Ehrenberg, 1991) et de l‟urgence (Aubert, 2003). Le recours aux pilules facilite
l‟adaptation et la synchronisation au rythme collectif, elle participe de la recomposition
du rapport du sujet à la temporalité. Le contexte contemporain encourage à la fois le
jeune à se construire un modèle intime de rapport à la temporalité et lui suggère
implicitement certains outils pour y parvenir. L'usage de certaines drogues, sous forme de
cachets, est envisageable : elles proposent une solution relativement simple, demandant
peu d‟investissement de la part du sujet. Elles sont largement acceptées et disponibles.
L‟imitation joue un rôle dans cette banalisation de l'usage des cachets. Selon une étude
(OFDT, 2008), plus de 50% des médicaments consommés sont tirés de la pharmacie des
parents, supposant une certaine consommation de leur part. Selon l'expérience clinique de
Daniel Marcelli, les médicaments sont « en général subtilisés dans la pharmacie familiale
abondamment remplie » (Marcelli, 2008 : 20). Ces jeunes consommateurs ont vu des
adultes en consommer avant eux. L‟ingestion de cachets, par exemple, est un geste connu,
familier, banalisé par les jeunes générations. Le concept de mimésis de Christoph Wulf
prend toute sa pertinence : si l‟ingestion de cachet devient un geste à imiter, un geste
banalisé, il reste ici une place pour l‟interprétation subjective du sujet. La posologie
personnelle remplace souvent celle du médecin.
247
6.2 La consommation d’ecstasy en chiffres
« Il ressort des mesures les plus récentes que l‟ecstasy est aujourd‟hui la drogue de
synthèse la plus consommée dans dix-sept pays européens, et les amphétamines dans
neuf » (OEDT, 2007 : 52). Chez les jeunes adultes, la prévalence pour la consommation
d‟ecstasy au cours de la vie se situe entre 0,5 et 14,6%. 5% des jeunes européens ont
essayé l‟ecstasy (OEDT, 2007 : 54). « Chez les jeunes de 15 à 24 ans, la prévalence de la
consommation d‟ecstasy varie entre 0,4% et 18,7% » (OEDT, 2007 : 54). Cette tendance
s'est maintenue en 2008 (OEDT, 2008). En France, 3,5% des jeunes de 17 ans ont
expérimenté au moins une fois l‟ecstasy en 2005 : ce chiffre se situe à 3,2% en 2003.
1,4% de ces jeunes en ont consommé au cours du dernier mois. On note une légère
augmentation par rapport à 2003. Les chiffres sont semblables pour les amphétamines,
avec un passage de 1,8% à 2,2% d‟expérimentateurs chez les jeunes de 17 ans entre 2003
et 2005 (OFDT, 2005). Dans l‟ensemble, la consommation d‟ecstasy se stabilise, voire
diminue45.
Le consommateur d‟ecstasy prend de multiples visages. Astrid Fontaine distingue la
figure du curieux (expérimentation), de l‟occasionnel (consommation ponctuelle, au gré
des opportunités), du modéré (consommation périodique sur une longue période de
temps), de l'intensif (consommation excessive sur une courte période de temps), du
polytoxicomane (consommation de plusieurs produits) et de l'usager en vue d‟une
automédication (consommation « thérapeutique ») (Fontaine, 1997). Bien entendu, dans
plusieurs cas, les figures se recoupent chez un même consommateur : il existe des
polyconsommateurs à des fins thérapeutiques.
Hormis l‟expérimentateur, tous ces cas de figures renvoient à des rapports singuliers à la
temporalité, s‟approchant de nos précédentes observations. Le consommateur ponctuel
met en avant l‟improvisation et sa capacité à s‟adapter : il répond, par exemple, à l‟offre
d‟un ami qu‟il n‟attend pas. Il se laisse surprendre par une décision inattendue. Il marque
45. Nous aborderons, en fin de chapitre, la question du « déclin » apparent de l‟ecstasy.
248
une discontinuité dans le temps. Le modéré consomme à répétition : il marque la
temporalité par le retour cyclique vers la consommation. Ainsi cette dernière devient-elle
un repère temporel lorsque chaque fête est marquée par la « magie » de la consommation.
L‟intensif entre plutôt dans un rapport d‟intensification au présent, par une recherche
importante de sensations. Le polyconsommateur, figure omniprésente dans le paysage de
la consommation d‟ecstasy, réitère et réactualise son pouvoir sur la temporalité. L‟usager
à des fins d‟automédication, quant à lui, rattache, sans trop de subtilité, sa consommation
à celle des « médicaments pour les nerfs ». En résumé, chacune de ces figures incarne un
rapport à la temporalité ne se différenciant en rien des tendances mentionnées chez les
jeunes scolarisés.
6.3 Ecstasy et altération du rapport à la temporalité
« La consommation de certaines substances peut provoquer des modifications de
l'expérience du temps, passagères (substances hallucinogènes), chroniques (éthylisme) »
(Fromage, 1994 : 16). Dans le moment de la consommation et des effets ressentis, « les
ecstasiés ont un autre rapport au temps. Ils ne se préoccupent généralement pas de l‟heure
qui passe, ont perdu la notion du temps ordinaire. Des moments très courts peuvent leur
sembler infiniment longs et inversement des heures peuvent parfois s‟écouler sans qu‟ils
en soient conscients. Ils vivent essentiellement dans le présent » (Fontaine, 1996 : 41).
Ces effets au niveau de la perception temporelle s‟expliquent d‟abord par un processus
physiologique :
Elle majore les sensations proprioceptives, désinhibe, amplifie les capacités
d‟empathie, augmente l‟altruisme, la convivialité, l‟estime de soi, et l‟aptitude
à la sérénité. Le consommateur se trouve dans un état général de bien-être,
d‟humeur positive qui s‟accompagne souvent de véritable « bouffée de
bonheur ». Le principal effet rapporté par les consommateurs est le sentiment
d‟être près des autres, d‟intimité. Le deuxième effet rapporté concerne les
effets stimulants et les effets psychédéliques d‟introspection. Le produit
permet, donc, d‟une part, de changer l‟état affectif, et, d‟autre part, de vaincre
la fatigue et les douleurs en permettant au consommateur de dépasser les
limites corporelles en état apte à danser toute la nuit. Ces effets dépendent de la
quantité consommée. Avec l‟utilisation de dose plus élevées, les effets sont de
plus longue durée, plus intenses, avec une montée plus forte qui s‟accompagne,
pourtant, souvent d‟un sentiment de perte de contrôle accentué. Les
hallucinations peuvent s‟installer qui s‟accompagnent souvent de troubles
d‟orientations temporo-spatiaux et d‟effets secondaires négatifs plus élevés
(Witry, 2001 : 3).
249
Les « troubles d‟orientation temporo-spatiaux » font partie des effets clairement identifiés
par les consommateurs d‟ecstasy. Le consommateur s‟arrache provisoirement au rapport
à la temporalité vécu quotidiennement. Il change de contexte temporel, il sort
subjectivement des cadres sociaux du temps. D'ailleurs, il gère l‟entrée et la sortie dans ce
cadre intime du temps. Par son action, il influence les effets ressentis et le temps de leur
durée.
Dans ce nouveau cadre, le sujet se crée provisoirement une référence unique, intime. Il
lui donne de quoi vivre, pour un moment, son existence avec un sentiment intense de
maîtrise dans un monde lui suggèrant d‟exercer ce pouvoir. Certaines pratiques à risque
des jeunes violentent le temps (Aubert, 2003), non pas dans le but exclusif de s‟opposer
aux adultes ou à l‟institution, mais souvent pour répondre à l‟injonction d‟une société
forçant le sujet à agir pour se construire. C‟est pourquoi l‟ecstasy « est particulièrement
prisé chez ceux qui apprécient la modification de l‟état de conscience » (Beyeler-Moyzes,
1998 : 6) : elle propose au sujet, par une intervention sur les limites de son corps
devenues illusoirement inexistantes (à tout de moins repoussées ou oubliées), de vivre la
temporalité autrement.
L‟ecstasy lui donne l‟illusion d‟ouvrir une parenthèse dans le roman de sa vie, ne se
refermant pas au jour imprévisible de sa mort, mais plutôt avec la dissipation des effets
dans le temps. Cette temporalité a certainement des propriétés caractéristiques dans le
contexte rave, mais elle se déploie aussi dans d‟autres situations. Elle n'est pas assujettie
à un évènement mais bien aux effets vécus et ressentis à travers l'expérience corporelle.
6.4 Ecstasy et relation à l’espace
Une étude qualitative menée en Belgique auprès de 33 usagers d‟ecstasy affirment que
48% d‟entre eux consomment de l‟ecstasy à la maison ou chez des amis ; 18,5% dans des
lieux publics (parcs, rue, etc.) ; 5% dans la nature. La plupart disent ne pas consommer
dans un seul lieu et diversifier les espaces de consommation (Hacourt, 2002 : 104). La
250
consommation d‟ecstasy n‟est plus réservée à l‟espace festif des raves, même si son
histoire est marquée à jamais par sa popularité dans de ce milieu : « La consommation
d‟ecstasy se développe en dehors des raves. En effet, les enquêteurs du dispositif TREND
observent depuis 2000 une diffusion de l‟ecstasy dans l‟espace urbain, dans des lieux de
ventes plus traditionnels, en dehors de tout cadre festif » (Peretti-Watel, 2004 : 259).
Cette drogue affirme le caractère premier et dominant de la temporalité sur l‟espace. Le
consommateur quitte parfois le lieu où se déroule une première partie de la soirée, mais le
« voyage » se poursuit tout de même. À la discontinuité des espaces occupés se substitue
la continuité d'une temporalité intime. Les actes de désynchronisation s'y renouvellent.
« Le temps de la fête efface le temps ordinaire avant de s'effacer lui-même au retour du
temps ordinaire. La fête techno est un temps pour s'oublier, tout oublier, amnésie
volontaire qui fabrique de l'inoubliable » (Hampartzoumian, 2004 : 143). Mais cette
temporalité n'a pas a priori de significations : le sujet se réserve le droit et la liberté
d'assigner un sens à cette temporalité. Au sujet a le devoir de lui donner un sens.
Les raves n‟ont aucune heure de fermeture : le départ des derniers fêtards atteste de la fin
de l‟évènement (Gauthier, 2007). Ces fins de soirées, s‟exprimant à travers la désertion
d‟un espace, ne sont qu‟apparentes : rares sont les ravers rentrant à la maison après une
telle soirée. Les afters témoignent, dans un premier temps, que ces soirées trouvent leur
continuité, non pas dans l‟occupation d‟un espace, mais dans la permanence et la
réactivation des effets ressentis. En effet, « l‟after est considéré par certains comme un
espace/temps de transition vers d‟autres occasions et lieux de sortie où l‟usage d‟ecstasy
(entre autre) sera poursuivi pendant le week-end, voire au-delà » (Hacourt, 2002 : 105). À
la discontinuité vécue dans l‟espace répond la continuité vécue dans la temporalité du
« voyage »,
n‟empêchant
en
rien,
paradoxalement,
désynchronisation.
251
des
effets
répétés
de
6.5 Polyconsommation et temporalité
La polyconsommation « désigne le fait de consommer de façon régulière une ou plusieurs
substances psychoactives » (Reynaud, 2006 : 613). Elle existe sous deux formes : la
polyconsommation non-concomitante, la consommation d'une substance à des moments
différents, et la polyconsommation concomitante, la consommation simultanée de deux
ou plusieurs produits. Ce dernier type de polyconsommation est omniprésent chez les
consommateurs d'ecstasy :
Il s'agit dans ce cas de l'usage synergique de deux produits, avec l'objectif d'en
potentialiser ou d'en moduler l'effet. Tel est le cas des médicaments
psychoactifs combinés à l'alcool à haute teneur, comme celui de « shooter »,
l'effet de craving de la cocaine en la mélangeant à l'héroïne (speedball). Le
premier cas concerne plus souvent de manière pérenne les usagers qui se
situent dans la limite inférieure de l'exigence de soins, le deuxième ceux qui
ont une plus grande maîtrise de leur consommation (tant économique que
stratégique). Ces usages apparaissent de plus en plus comme un fait clinique
commun dans les structures de prise en charge hospitalières (Sanchez, 2003 :
63).
« L‟idée est de varier les produits qu‟on va prendre, les espacer et ainsi de suite46 », dit
Fred, 19 ans. Les jeunes consommateurs d‟ecstasy s‟adonnent à une forme particulière de
polyconsommation : le « cocktail », ce « mélange », consistant en l‟absorption de
plusieurs produits psychoactifs de manière concomitante. Selon différentes études, cette
pratique implique le mélange de drogues, telles le cannabis, le LSD, le GHB, la kétamine,
la cocaïne, etc. et concerne plus de 80% des amateurs de drogues de synthèse. Ainsi, s‟en
tenir à un seul produit est de plus en plus rare :
Parmi les consommateurs d‟ecstasy interrogés lors du recueil d‟échantillons
destiné à la surveillance des produits de synthèse, seul 1 sur 8 n‟a pas
consommé concomitamment d‟autre produit que celui collecté. Par contre, le
cannabis et l‟alcool sont consommés en même temps que l‟ecstasy par 7
consommateurs sur 10. La cocaïne est associée à de l‟ecstasy dans 2 cas sur 10
et d‟autres produits tels que les champignons hallucinogènes, l‟héroïne ou la
kétamine dans 1 cas sur 10 (OFDT, 2005 : 88).
La polyconsommation est également observée dans l‟étude de Hacourt : 84% des usagers
d‟ecstasy y mélangent du cannabis, 63% des amphétamines. Seulement 3% de ces
46. Cette citation est tirée des entretiens disponibles dans le mémoire de Jacqueline Witry.
252
usagers ne consomment aucun autre produit. Cette observation s'applique au cas
spécifique de l'ecstasy :
In terms of frequency of use of different drugs, the MDMA group reported
more regular use of range of drugs with alcohol, cannabis, MDMA and cocaine
(respectively) being the most frequently used. Other drugs listed in the
questionnaire
included
amphetamine,
LSD,
GHB
(gammahydroxycarbutyrate), « mushrooms » and heroin but few participants reported
they had used these ever (Valerie, 1997 : 824).
« Ils peuvent être définis comme polyusagers en ce qu'ils consomment volontiers trois à
quatre produits de manière concomitante : des psychotropes (dont la plupart du temps ils
connaissent la composition réelle), de la cocaïne, de cannabis et de l'alcool (bières le plus
souvent à fort titrage) » (Sanchez, 2003 : 64). Cette montée sensible et constante de la
polyconsommation depuis quelques années interroge les motivations des consommateurs
(Boy, 1997 ; Butler, 2004 ; Barret, 2005 ; Sumnall, 2006 ; Gouzoulis-Mayfrank, 2006).
Elle trouve son sens dans un contexte invitant le sujet à se construire un modèle intime de
rapport à la temporalité. Si les drogues sont des moyens d‟altérer provisoirement la
relation à la temporalité chez le sujet, la polyconsommation soulève certaines questions
par rapport à la répétition de cet acte de pouvoir et de volonté :
Cette confirmation d'un phénomène largement connu doit être interprétée en
prenant en compte la rationalité d'un comportement. Dans ce cadre
interprétatif, à la notion de polyconsommation, il est préféré celle de
« régulation des consommations » définie comme l'usage combiné de produits,
pratiquée dans le but de modifier les effets d'autres substances déjà
consommées, cet usage pouvant être concomitant ou différé dans le temps
(OFDT, 2002 : 260).
Chez les amateurs de cocktails, l‟altération du rapport à la temporalité ne se réduit pas au
déploiement d‟une temporalité vécue avec une « montée », un « pic » et une « descente ».
Le sujet ne se contente pas d‟ouvrir une parenthèse et de la refermer. Il agit sur le contenu
même de celle-ci. L‟expérience à peine consommée de ce nouveau rapport à la
temporalité est elle-même soumise à l‟altération: « Le phénomène de plus en plus
répandu de la polytoxicomanie a aussi un effet sur la perception temporelle, entre des
substances qui « ralentissent » comme le cannabis, d‟autres qui « accélèrent » comme les
amphétamines, le « speed » ou la cocaïne et celle qui élargissent la durée comme
l‟ecstasy » (Lasen, 2001 : 53). Cette volonté de régulation est particulièrement populaire
en fin de soirée, pour amoindrir la chute des effets ressentis : « ecstasy users reported
253
using other substances such as alcohol, tranquilizers, or marijuana to ease the comedown
» (Levy et al., 2005 : 1428).
Le phénomène va encore plus loin, des produits, par exemple comme le cannabis, ne sont
pas destinés à ralentir à tout coup la chute des effets comme le souligne Lasen (2001).
Dans d‟autres contextes, pour d‟autres consommateurs, le cannabis, par exemple, relance
les effets d‟un produit. La consommation de marijuana, peu de temps après l'ingestion
d'un cachet favorise la montée plus rapide des effets de l'ecstasy. Le sens donné à
l'utilisation d'un produit est lié aux caractéristiques de son usage, du consommateur, de
ses motivations.
La consommation d‟un nouveau produit encourage parfois l'adaptation de l'ecstasié au
contexte. Les exemples sont nombreux et diversifiés : relancer les effets de l‟ecstasy
avant la poursuite de la nuit dans un after, empêcher la fatigue de prendre le
consommateur après une nuit de danse quand la fête se poursuit, augmenter ses effets
avant l‟arrivée dans une soirée ou l‟entrée d‟un nouveau DJ sur scène, partager la
consommation d'un produit avec un ami, etc. Il s‟agit pour l‟ecstasié de gérer sa
consommation en fonction d‟évènements extérieurs, de mettre la polyconsommation au
service de son adaptation à son environnement. Dans d‟autres cas, le sujet cherche à
modifier les effets ressentis, en ayant pour fin l‟altération en elle-même. Il renforce des
effets vécus positivement en étirant des instants paroxystiques ou enraye certaines
sensations négatives. Des consommateurs utilisent la cocaïne pour neutraliser des
sensations désagréables ou inattendues. L‟ecstasié gère sa consommation en fonction de
ses ressentis intérieurs et intimes. L‟adaptation à son environnement n'est plus une
contrainte, elle va de soi : « Le produit génère l‟empathie par ses effets neuropsychiques
en mobilisant certains neuromédiateurs, la musique provoque des effets physiques en
modifiant le rythme cardiaque et le DJ dirige et manipule les effets de groupe » (Oddou,
2003 : 65). Ces psychotropes sont des outils d‟adaptation, de synchronisation au rythme
d‟une soirée. Ils créent de nouvelles sensations, ils sont des interfaces entre soi et les
autres, se révélant dans une nouvelle façon d‟habiter son corps.
254
Les consommateurs de cocktails se désynchronisent de leur propre rapport à la
temporalité. Certains cherchent à « étirer le présent », à éviter la chute des effets
ressentis, à partir du moment où l‟ecstasié a pris conscience de cette chute, c‟est-à-dire
lorsqu‟il a conscience du temps qui passe. Dans d‟autres cas, certains tentent
d‟« accélérer » le temps, pour oublier des effets négatifs : battements de cœur trop
intenses, sentiment de solitude, etc. Dans ces différents cas, on remarque la recherche
d‟effets de décélération et d‟accélération. L‟ecstasié augmente l‟intensité de certaines
sensations, il relance une légère baisse d‟énergie, il vit plus intensément sa relation avec
la musique, etc. Autrement dit, l‟amateur de cocktail se désynchronise à plusieurs reprises
de son rapport à la temporalité tel que vécu la minute d‟avant. Ce pouvoir n‟est pas sans
alimenter un sentiment intense d‟invulnérabilité, voire de toute-puissance, comme on le
constate dans d‟autres pratiques à risque des jeunes.
La désynchronisation ne fait pas uniquement référence à un rapport à la temporalité
socialement partagé, à celui d‟un autre, d‟un ami ou même d‟une institution : elle se vit
surtout en référence à un rapport à la temporalité qui est lui-même singulier au
consommateur. Les effets de l‟ecstasy font entrer le sujet dans un rapport altéré à la
temporalité, une parenthèse lui servant de cadre pour expérimenter sa capacité à agir sur
ce rapport subjectif et intime. Il s'agit d‟un cadre intime du temps.
Lors de cette expérience, l‟autre n‟existe plus dans sa version habituelle. À cet effet, les
auteurs s'intéressant au milieu festif parlent d‟expériences spirituelles vécues par les
jeunes participants, de « communion sans communication » (Gauthier, 2007). L‟autre
n‟existe plus comme sujet, mais bien comme Tout-Autre. L'exemple de la danse sous
ecstasy abonde en ce sens : au rythme imposé se supplée le rythme de la musique, non
pas institué de l'extérieur, mais de la musique apprivoisée de l'intérieur. Sans doute dans
ces milieux pouvons-nous avoir l'impression d'une synchronisation entre les différents
danseurs, observations confirmées par les ravers. Mais cette synchronisation existe
uniquement dans la rencontre d'une personnalisation de chacun au rythme de la musique.
À travers une volonté de vivre intimement l'évènement se rassemblent tous et chacun.
L'ecstasy est une drogue de l'immanence, moins de la transcendance. Il s'agit d'une
255
descente au centre de soi-même, un soi ne se dégageant jamais complètement de son
passé et de son avenir.
Les cadres sociaux de la mémoire et de l‟anticipation sont abolis provisoirement. Replié
dans l'intensité d'un présent, différent de l'instant, les relations à ce passé et à cet avenir se
recomposent pour un temps, à partir d'une expérience singulière du présent. La passé et
l'avenir sont relus à partir de cette position singulière du sujet. Le contexte du présent se
substitue aux contextes souvenus du passé et aux contextes imaginés de l'avenir. Ainsi le
sens donné à l'un et à l'autre peut-il être transformé, transfiguré. L'expérience singulière
du présent participe d'une création d'une relation passagère au passé et à l'avenir. Il abolit
les cadres où ils puisent habituellement leur signification. L'ecstasié sait toujours qui il
est, il relit cependant son passé et son avenir.
Les produits consommés en concomitance entraînent tous des effets sur le sujet, ils
servent le jeu avec la temporalité, ils prennent le corps comme intermédiaire. Le speed,
cette amphétamine, fait durée la nuit : le sujet reste debout. Des somnifères, au contraire,
s'utilisent pour rompre avec une nuit interminable lassant l‟usager. En résumé, l'action sur
la durée se multiplie au cours d‟une soirée ou d‟un week-end. Les produits servent des
intentions différentes à différents moments. Le jeune poursuit ou s‟arrête, il passe d‟un
état de conscience à un autre, dans la minute ou dans l‟heure. La discontinuité obéit au
désir du sujet planifiant sa soirée, se laissant influencer aussi par des rencontres, des
offres inattendues.
Il s‟agit de faire de cette temporalité de l‟ecstasy, un moment
d‟exercice de son pouvoir sur son corps. Les rythmes biologiques n‟existent plus pour un
temps, les rythmes sociaux pas plus d‟ailleurs. N‟existe qu‟une temporalité du plaisir, où
le sujet jouit de ses sensations et de son pouvoir illusoire de les éterniser, de les modifier
ou de les cesser. La durée de ce cadre intime est maîtrisée en partie par le consommateur.
Il décide des modalités : quand et comment il entre dans cette temporalité, quand et
comment il en sort à l'aide de certains produits (ex : annihiler les effets de l‟ecstasy en
consommant de la cocaïne, prendre des somnifères pour dormir, etc.). D‟ailleurs les
mauvais moments (« bad trip ») correspondent à des impressions de ne plus maîtriser
256
cette temporalité, de se penser, par exemple, comme éternellement prisonnier du
« voyage ».
Le sujet joue également sur la temporalité en usant différents modes de consommation.
Rarement utilisée, l‟injection d‟ecstasy impose au sujet une décharge sensitive
importante. Plus courant, le fait d‟avaler une pilule, de « gober », implique une montée
progressive des effets, accélérés par la consommation d‟autres produits. Le « snif »
d‟ecstasy constitue une alternative au cachet : les effets sont ressentis pratiquement dans
l‟instant, mais durent moins longtemps, autour de 30 minutes selon les consommateurs
(Hacourt, 2002). Le choix de ces modes de consommation, décidés par le sujet, participe
de l‟exercice de son pouvoir sur ce cadre intime du temps.
6.6 Gestion de la temporalité par la consommation
L‟exercice de ce pouvoir s‟ajoute à de nombreux comportements du consommateur, se
révèlant comme un gestionnaire : « Très souvent le premier ecstasy est offert et gobé par
moitié afin que la personne apprenne à sentir les effets et à les gérer [...]. Généralement,
les habitués entourent et chouchoutent celui qui découvre le produit pour la première
fois ; les consignes de prévention, les recommandations courantes concernant le produit
et ses conséquences sont transmises ». (IREP, 1997 : 61). Les observations d'Howard
Becker (Becker, 1985) au sujet de la marijuana s‟appliquent à l‟ecstasy. Sa consommation
est d‟abord et avant tout un apprentissage social, basé en grande partie sur l‟importance
de la gestion du produit :
Il faut être « prudent », tout le monde est d‟accord, mais ce propos n‟a pas la
même signification selon les personnes. Certaines, assez rares, font un réel
effort pour ne pas boire trop d‟alcool durant la prise d‟ecstasy, d‟autres gobent
moitié par moitié et refusent d‟aller plus loin qu‟un ou deux ecstasy par nuit, de
même refusent de consommer d‟autres produits psychotropes. Certaines
personnes ne sortent que si elles sont bien accompagnées par des gens les
connaissant et pouvant assurer en cas de malaise ; on peut aussi s‟imposer de
ne pas gober deux soirées de suite, ou deux week-end suivants, ou de choisir de
faire un break plus ou moins long (une semaine à plusieurs mois) afin de
réapprendre à être « normal », à apprécier les choses simples, et puis à
retrouver un plaisir certain lors de la reprise de la consommation. Certains
réservent la prise d‟ecstasy à des soirées exceptionnelles et cherchent à gober
257
de bons produits, achetés longtemps à l‟avance et conservés au frais dans un
frigidaire (Beyeler-Moyzes, 1998 : 6).
La gestion de l‟attente rythme aussi, selon sa volonté intime, ce temps de la
consommation. Le sujet ponctue son existence en participant volontairement à ces
moments « exceptionnels » et significatifs de consommation : moment de communion
pour plusieurs, de recueillement, expériences spirituelles pour d‟autres (Fontaine, 1996 ;
Gauthier, 2007). « En quelque sorte, cela constitue un moyen de limitation, dans la
mesure où la consommation se fait toujours lors d‟un type d‟occasions, mais aussi
uniquement à ces occasions » (Hacourt, 2002 : 138). Ainsi « l‟organisation de la
consommation est basée sur la capacité de gestion physique, psychique et temporelle »
(Witry, 2001 : 13). L‟évènement créé autour de la consommation devient un repère
temporel, flexible, car inventé, en quelque sorte, par le sujet lui-même. Ce repère répond
parfaitement aux critères inculqués aux jeunes générations en matière de rapport à la
temporalité. Les moments de consommation sont des projets menés par le sujet. Ils
valorisent la maîtrise de soi, ils n‟empêchent pas une vie active en parallèle, ils prouvent
au sujet sa capacité à vivre sous différents registres et à mener de front ses différentes
existences.
6.7 Déclin de l’ecstasy ?
Certains chiffres pointent une diminution de la consommation d‟ecstasy ou sa
stabilisation dans plusieurs pays d‟Europe. Cette tendance, outre un désintérêt possible
des consommateurs difficile à évaluer, s‟explique à travers trois dimensions.
D‟abord, certaines recherches font état d‟une baisse relative de la « qualité » des cachets
d‟ecstasy ; le produit ne convient plus aux consommateurs. Ils sont déçus, voire
nostalgiques des produits dénichés auparavant sur le marché (OFDT, 2007). Ensuite, il
existe dans la consommation d‟ecstasy, une habituation naturelle au produit, entraînant
avec le temps une diminution des effets ressentis. Finalement, sur le marché des drogues
de synthèses, de nouvelles amphétamines font leur apparition, notamment les
258
métamphétamines, dont les effets se font ressentir beaucoup plus rapidement et
intensément.
Le « déclin » de l‟ecstasy sur le marché des drogues s'entend comme une perte de
certaines propriétés autorisant un contrôle relatif du sujet sur les effets ressentis. La
temporalité du « voyage » se complique. La piètre qualité de l‟ecstasy, associée de près à
des mélanges « douteux », inconnus et souvent renouvelés, empêche le sujet d‟entrer en
terrain « connu » pour ensuite jouer avec les effets ressentis. Les consommateurs
d'ecstasy semblent, plus que tout autre, connaître le produit consommé : « Many
participants stated that they read articles and searched the internet for information
regarding ecstasy » (Levy et al., 2005 : 1432). Le contrôle relatif du consommateur perd
ici de sa réalité.
Ensuite, la consommation à long terme du produit entraîne une diminution progressive
des effets ressentis. Elle correspond à une diminution de l‟écart entre les perceptions
quotidiennes et les effets ressentis lors de la prise d‟ecstasy. L‟expérience vécue ne
s'assimile plus au concept de cadre intime du temps : le sujet n'en maîtrise plus la durée,
ne vit plus l‟impression de s‟arracher des cadres sociaux du temps.
Finalement, les nouveaux produits, comme les métamphétamines (OFDT, 2001),
impliquent une relation différente à la temporalité chez le consommateur : ces drogues
puissantes, en comparaison avec l‟ecstasy, rendent la polyconsommation difficile. Ce
marathon se passe des discontinuités évoquées chez les polyconsommateurs d‟ecstasy.
CONCLUSION : VIOLENTER LE CORPS POUR VIOLENTER LE TEMPS
Fontaine souligne que « 80,3% des usagers pensent que l'ecstasy est dangereux et 93,3%
savent que ce produit entraîne des problèmes de santé » (1997 : 3). Toutefois, « il semble
que l‟ecstasy ait rarement des effets négatifs à court terme, ce qui encourage les
consommateurs à poursuivre leur pratique » (Beyeler-Moyzes, 1998 : 7). Outre l‟impact
du présentisme, la consommation d‟ecstasy implique un rapport à la temporalité
259
radicalisant les tendances observées chez les jeunes globalement. En agissant sur la durée
des effets, en variant les produits selon des résultats attendus, en planifiant la
consommation de certains produits ou en s‟abandonnant aux opportunités des rencontres
et des offres, le polyconsommateur d‟ecstasy déplace son rapport à la temporalité pour le
situer dans un cadre intime. Il échappe provisoirement aux cadres sociaux du temps. Sur
ce registre, il affirme et réaffirme son pouvoir, se complaît dans l‟illusion de maîtriser la
durée. Il ne se soucie plus de l‟avant et de l‟après, il s'en souvient différemment. Au sein
du présent étiré, il recompose sa relation au passé et au futur.
Ici la négociation s‟établit, non pas avec l‟autre, mais avec son propre corps. L‟usager
devient son propre point de référence. La volonté d‟intensifier le présent est réitérée
ponctuellement par la prise d‟un nouveau produit : les sensations se modifient, les
altérations se renouvellent. Chaque moment est ramené dans un présent vécu
intensément, différemment, soumis à l'action du sujet.
260
CONCLUSION GÉNÉRALE : DE LA VIOLENCE À LA RÉORGANISATION DE LA
TEMPORALITÉ
Trois dimensions du rapport à la temporalité ont retenu d‟abord notre attention dans le
discours des jeunes : son rôle dans la création des cadres sociaux du temps, la mise à mal
du caractère continu de la ligne du temps et une volonté de se désynchroniser des rythmes
sociaux.
L‟analyse de la vitesse au volant et de la consommation d‟ecstasy montre comment
certains comportements à risque s'inscrivent dans une représentation de la temporalité se
généralisant chez les jeunes générations. Ils sont aussi des actions sur cette temporalité.
D‟une part, la vitesse au volant exprime la diffusion et l‟influence de la vitesse comme
valeur sociale dans certains domaines de l‟existence. La consommation d‟ecstasy et la
polyconsommation mettent surtout en avant la volonté d‟intensifier le présent. Ces deux
comportements constituent aussi des exercices de pouvoir sur la temporalité, le premier
utilisant la machine comme interface entre le sujet et la temporalité, le second en mettant
le corps en jeu. Dans les deux cas, les lois des rythmes sociaux et des rythmes
biologiques sont momentanément suspendues pour laisser la place à la création illusoire
et provisoire d‟un rythme intime. Ces expériences se définissent à l‟intérieur d‟un monde
encourageant le développement de modalités personnalisées d‟inscription dans la
temporalité. L‟expérience est concrète, l‟altération du rapport à la temporalité est belle et
bien effective, le pouvoir du sujet s‟accomplit à travers une expérience vécue intimement.
Ce pouvoir se réactualise dans le temps, il rythme les jours ou les semaines. Il se répète
aussi dans la durée même de ces expériences : accélération et polyconsommation. Le
plaisir procuré est plus important, les risques encourus deviennent secondaires.
Nos exemples se caractérisent par une absence relative de la parole. Pourtant, la
problématique de ce travail pointe le rôle de cette parole comme un élément central de
l‟inscription du sujet dans la temporalité. La partie suivante s'intéresse à des formes de
prises de risque s'accompagnant d'une prise de parole. Ces dernières répondent aussi à la
maltemporalité dont souffrent les sociétés hypermodernes.
261
CHAPITRE 5 : RÉORGANISER ET RECONFIGURER LA TEMPORALITÉ
Le sens advient en racontant, en s'instaurant comme
mémoire. Le sémantisme sourd de la mise en récit d'un
événement irruptif qui apparaît tout de même dans une
filiation d'évènements significatifs, quelques fois attendus,
quelques fois inattendus et déconcertants. Or, lorsqu'il
s'institutionnalise, le sens de l'évènement, qui est
déploiement de la parole dans la temporalité du récit,
justifie le rite, lui donne sa légitimité et sa valeur. Le rite
engendre le mythe qui, à son tour, engendre le rite (…).
Dans le monde contemporain, la pauvreté rituelle provient
essentiellement de l'accélération de la vie qui tue le temps
nécessaire à sa mise en récit, à sa mémorisation et à la
célébration du souvenir.
- Denis Jeffrey, Mémoire corporelle et rite, 2001 : 16.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Si les violences envers la temporalité mettent principalement en jeu le corps, ou son
intermédiaire, la machine, les expériences de réorganisation de la temporalité prennent
pour cible le corps pour mieux mettre en jeu la parole. Le risque s‟y révèle comme une
construction imaginaire et une élaboration narrative. À travers des exemples diversifiés,
certains usages du net, le théâtre d‟improvisation, le cinéma et le backpacking, les
expériences de réorganisation de la temporalité apparaissent comme des réponses du sujet
à la maltemporalité.
262
A) LES MISES EN SCÈNE DU RISQUE ET DE L'URGENCE
There is danger in creativity
- David Cronenberg
INTRODUCTION
Le risque participe d'une recherche d'altération du rapport à la temporalité, de la
réalisation symbolique de l'ubiquité, d'une volonté de désynchronisation. Ainsi le jeu
entre risque et temporalité se manifeste à travers des réponses du sujet à la
maltemporalité. Les jeunes violentent la temporalité pour satisfaire un besoin d'ancrage
dans le monde en perpétuel mouvement. La maîtrise du temps s'affiche en filigrane de ces
pratiques à risque.
Or ces pratiques radicalisent le chaos dans un monde déjà chaotique, elles exacerbent les
ruptures, les rythmes, les changements et les effets de discontinuité. Elle donne au sujet
un sentiment de pouvoir, il se pose comme maître de ce chaos et non comme esclave. Le
sujet se donne l'opportunité d'en réunir à nouveau les éléments, de les rassembler. Dans
cette remise en cohérence, le sujet reconfigure les évènements et les éléments dispersés
de son existence. Il lui redonne, dans le même élan, un nouvel ordre et une nouvelle
signification. Les mises en scène du risque révèlent précisément cette dynamique.
Nous verrons ici deux formes distinctes de mises en scène du risque, analysant au
passage sa relation avec la parole. D'abord une incursion dans le cyberespace et un regard
sur les mises en scène de l'extrême par les jeunes alimentent notre réflexion sur le jeu
entre espace et temporalité. Ensuite une réflexion sur le rapport à la temporalité dans le
théâtre d'improvisation positionne la parole comme élément central de la prise de risque
dans un contexte caractérisé par l'urgence.
263
1. LES MISES EN SCÈNE DE L'EXTRÊME DES JEUNES SUR L'INTERNET
Le cyberespace est un territoire à coloniser. On l'habite, on s'y déplace. Les jeunes, à
l'instar et non à la différence des autres générations, l'envahissent, selon leurs goûts, leurs
désirs, leurs passions. Mais certains usages qu‟ils en font dérangent, perturbent ; ils sont
incompréhensibles et donc condamnables. Ces jeunes iraient « trop loin », leurs mises en
scène seraient « extrêmes ».
1.1 Les mises en scène des jeunes par les adultes : adophilie et adophobie.
L'adolescent n'a pas été le premier à se mettre en scène. Depuis longtemps, l'adulte s'est
entiché de cette figure originale, tantôt mélancolique, tantôt fougueuse. Dans le domaine
des arts, l'adolescent est un sujet à part entière. Le cinéma fait une place secondaire à
l'adolescent dès les années 1930, puis plus importante au cours des années 1950. Avec des
films phares comme Graines de Violence (1955) et La Fureur de vivre (1955), la jeunesse
devient un sujet. Les réalisateurs la mettent en scène sous son jour le plus sombre :
délinquance, violence, avec en filigrane la perte de repères occasionnée, entre autre, par
l'absence du père, parti à la guerre, ou par son inconsistance, comme c'est le cas dans le
film de Nicolas Ray. Autre nouveauté, pour la première fois, la jeunesse trouve en un
autre jeune, James Dean, un modèle identificatoire (Lowy, 2009).
Les décennies suivantes ont vu se multiplier les films dont le sujet central est
l'adolescence. Malgré leur nombre impressionnant, la grande majorité cherche, soit à
contextualiser leur détresse psychologique, à leur rendre grâce, soit à pointer du doigt
leur caractère déviant, à les condamner. Dans un cas comme dans l'autre, le jeunesse est
mise en scène dans une perspective moralisatrice. Parfois, les adultes y sont décriés,
responsables, dans d'autres cas, la jeunesse elle-même est critiquée.
Le jeune est aussi mis en scène par l'industrie de la musique et du vidéo-clip, dont la
majorité de la production s'adresse à un public jeune. Le clip met souvent en scène des
situations, des « tranches de vie » dans lesquelles l'adolescent se reconnaît. Ici, les mises
264
en scène sont « extrêmes », car elles intensifient une réalité déjà existante dans le
quotidien de ces jeunes. Le mouvement gothique, et particulièrement son expression
« commerciale »47, donne par exemple aux jeunes générations l'occasion de mettre des
images et des mots sur un rapport au corps problématique (Lachance, Durafour, 2009).
Cette stratégie d'intensification du quotidien adolescent trouve un certain écho dans la
publicité, attirant le regard du jeune à des fins explicites de commerces. Le vécu banal est
exalté, transformé en tragédie ou en comédie. Les adultes le scénarisent.
À ce jeune mis en scène au cinéma s'ajoute le jeune mis en scène dans les médias.
Aujourd'hui, on ne compte plus le nombre d'articles, de reportages et de documentaires
abordant la jeunesse. Un rapide coup d'œil sur les titres des journaux ou sur les sujets
abordés à la radio, à la télévision et dans la cyberpresse surprend par l'importance
accordée à des crimes commis par des jeunes, à leurs conduites à risque, aux
manifestations étudiantes, voire à leur vie sexuelle. Dans bien des cas, pour ne pas dire
dans la quasi-totalité des cas, la jeunesse est mise en scène dans son versant le plus
sombre. Au programme, sexualité, violence et mort. Les trois grands tabous de
l'humanité, pour reprendre les termes de Mircea Eliade, entourent constamment la mise
en scène de la jeunesse sur nos écrans.
L'adulte est le premier à mettre en scène l'adolescent sur nos écrans, traduisant un intérêt
certes grandissant pour la jeunesse en général et pour l'adolescence en particulier. À une
adophilie qui se généralise et s'incarne dans le culte diffus de la jeunesse se superpose
une adophobie, la grande partie des mises en scène de la jeunesse s'accompagnant d'une
volonté de comprendre cette adolescence fougueuse et revendicatrice.
Pendant longtemps, l'adulte conserve le monopole de la mise en scène de l'adolescent. Or
l'apparition de l'internet change les règles du jeu, l'usager met en-ligne et soumet aux
yeux de chacun ses propres créations. Les jeunes excellent dans l'art de manipuler les
outils technologiques. La diffusion sur l'internet leur donne, pour la première fois de
47. Nous pensons par exemple à des chanteurs comme Marilyn Manson.
265
l'histoire, l'occasion de toucher un public aussi large – du moins théoriquement – que les
adultes diffusant des images, leurs visions du monde.
Un lien évident s'établit entre l'engouement des adultes envers les jeunes, leur tendance à
traduire une image construite de l'adolescent dans un film, un reportage ou une publicité,
et la tendance relativement récente des jeunes à se mettre eux-mêmes en scène. Comme
l'observe Serge Tisseron, la jeune génération actuelle n'a pas seulement grandi avec les
nouvelles technologies de la communication, elle a été la première à exister dans l'œil de
la caméra manipulée par les parents (Tisseron, 2008). Dès leur plus tendre enfance, ils
sont devenus les acteurs et les comédiens de leur propre existence. Lorsque l'adolescent
prend, à son tour, la caméra pour se mettre en scène, lorsqu'il utilise les blogs, les sites de
socialisation numérique ou de partages de vidéo comme dailymotion ou youtube, il
reprend en main le pouvoir sur la construction de sa propre image. L'utilisation de l'écran
incarne leur tentative d'autonomisation, impliquant aussi une redéfinition originale de soi,
de son image, passant souvent par la théâtralisation.
Mais pourquoi l'internet devient ici l'espace privilégié pour affirmer son indépendance et
son identité ? Pourquoi, d'ailleurs, les jeunes générations passent, dans une large
proportion, par cet exercice de mise en scène ? Pourquoi certains vont plus loin, passant
ainsi de la simple théâtralisation à des mises en scène de l'extrême ? Pourquoi ces
dernières touchent les trois grands tabous de l'histoire de l'humanité ? Sexualité, d'abord,
mise en scène à travers des sites de rencontre où des jeunes s'exhibent, sorte de version
virtuelle de l'hypersexualisation dénoncée par plusieurs ; pornographie juvénile, n'étant
plus le fait uniquement de producteurs adultes, existant aussi par une mise en scène
délibérée d'acte sexuels diffusés sur l'internet, dans les rubriques dites « amateurs » des
sites pornographiques ; cybersexualité, transformant l'image, via des sites de messageries
instantanées, en des interfaces pour s'exhiber et s'exciter. Violence aussi, mise en scène
lorsqu'il s'agit d'agresser un autre, devenant la marionnette d'un spectacle d'humiliation
filmé et diffusé (happy-slapping) ; snuff movie, ces meurtres et ces viols scénarisés,
apparemment réels ; annonce de tueries, où le jeune assassin informe les internautes du
crime à venir, comme ce fut le cas en Finlande, en septembre 2008. Mort finalement,
266
lorsque des photos de scarifications se retrouvent sur le blog de jeunes filles ; lorsque
certains font des pactes sur des forums pour les mener à de véritables suicides. Ces mises
en scènes sont extrêmes, leurs significations sont étrangères aux adultes qui ne peuvent
pas (ou plus) passer sous silence la réalité de ces adolescents et adolescentes48.
L'avènement d'un nouveau territoire à conquérir, le cyberespace, donne aux jeunes
l'occasion de se mettre en scène. L'« extrême » n'y est pas la norme, mais elle interroge.
L'émergence de ces images dérangeantes parmi les autres retient l'attention. Elles ne
reflètent pas l'usage de l'internet par les adolescents en général, mais elle suscite débats et
controverses. Un détour anthropologique sur le rapport des jeunes à l'espace donne une
nouvelle perspective à l'usage actuel de l'internet. Les mises en scènes de l'extrême s'y
situent et révèlent un autre aspect de la dynamique du risque et de la temporalité.
1.2 L’aménagement de l’espace par les aînés
Abordé l‟adolescence aujourd‟hui revient souvent à réfléchir sur les formes rituelles
d‟hier. Le rite de passage est devenu un élément essentiel de la réflexion des spécialistes,
depuis que les travaux d‟Arnold Van Gennep ont envahi, non seulement les écrits des
anthropologues et des sociologues, mais aussi ceux d‟un nombre croissant de
psychologues, d‟éducateurs spécialisés, de psychanalystes, de médecins (Goguel, 1994).
La ritualisation consiste d‟abord à circonscrire certains actes symboliques dans un cadre
restreint, dans un espace et dans un temps délimité. La clairière chez les uns, le sommet
d‟une colline chez les autres, ou encore le gué, et bien d‟autres lieux encore que la
communauté affuble d‟une dimension extraordinaire, sacrée. L‟équinoxe du printemps, la
pleine lune, la fin des premières récoltes sont souvent l‟occasion d‟une fête, d‟une
cérémonie. Ces moments donnent une place précise au rituel dans le calendrier des
différentes communautés. Autrement dit, le rite est positionné dans l‟espace et dans le
48. Le terme extrême renvoie au mot latin extremus, « qui se situe à l'extrémité », « qui est à l'extérieur »,
« qui est éloigné ». Ainsi l'extrême des uns n'est pas l'extrême des autres, il renvoie à la « position » du
sujet, à son vécu intime, son expérience personnelle. Si les mises en scènes des adolescents par les
adolescents sont extrêmes aux yeux de bien des adultes, l'inverse est peut-être tout aussi vrai : les mises en
scènes d'adolescents par les adultes sont sans doute extrêmes aux yeux de nombre d'adolescents.
267
temps. Et le rite marque du coup l‟espace et le temps, en distinguant un lieu profane d'un
autre sacré, un avant et un après. Le rite de passage ne fait bien entendu pas exception
(Eliade, 1975).
Les rites de passage n‟enseignent pas toute la complexité du rapport à l‟espace et au
temps des plus jeunes de ces communautés. Si ces rites montrent l‟importance du lieu et
du moment, ils sont aussi des exemples de l‟usage de l‟espace et du temps. D‟autres lieux
et d‟autres moments, à l‟extérieur des rites de passage, ouvrent de nouvelles perspectives
aux plus jeunes. L‟un des exemples les plus frappants est celui décrit par Patrice Huerre
lorsqu‟il évoque l‟entrée progressive des jeunes Massaïs dans la sexualité. L‟auteur
montre comment ce lieu désigné par les aînés et destiné à la découverte de l‟autre, aux
premiers ébats, voire à une sexualité précoce, crée une « zone » ouverte aux
expérimentations (Huerre, 2002). Une hutte, où les jeunes, à peine pubères, sont invités à
se rendre, pour découvrir des jeux sexuels en compagnies d‟autres jeunes de leurs âges.
En fait, « les groupes d‟adolescents ont très peu de rapport avec la société globale. On
évite bien le conflit de génération mais on crée un monde fermé » (Huerre, 2002 : 49). La
participation explicite des adultes à l‟encadrement de la sexualité de leurs enfants est
explicite. L‟espace et le temps réservés et circonscrits ouvrent paradoxalement un nouvel
univers pour le jeune. La communauté décrite ici impose certainement de nombreux
interdits en matière de sexualité, comme les auteurs le remarquent dans la plupart des
communautés traditionnelles. Or, le marquage symbolique divisant l‟espace et le temps
autorise là des expériences impensables ailleurs. Une parenthèse s‟ouvre dans le
monologue des Dieux, des Ancêtres et des Aînés.
Cet exemple parait fort éloigné de notre époque, il trouve pourtant des ressemblances
dans des illustrations plus récentes. Il y a quelques décennies à peine, dans plusieurs
sociétés chrétiennes, une tradition plutôt commode consiste à accepter la visite d‟un
prétendant sous le toit familial. Les circonstances sont plutôt exceptionnelles, les parents
de la jeune fille autorisent, pour un temps, la rencontre entre les deux jeunes gens dans
l‟espace du salon réservé à l‟époque aux grands évènements. Dans ces sociétés où le
« chaperonnage » reste la norme, la rencontre en toute intimité entre un garçon et une
268
fille est difficilement envisageable, au risque d‟être soumis à de sévères réprimandes. Ces
soirées passées dans le salon autorisent donc cette intimité, sous l‟oreille attentive du père
et de la mère. On donne alors quelques heures aux jeunes, le flirt est possible.
Le bal des finissants, plus répandu en Amérique du Nord qu‟en Europe, est aussi l‟un de
ces espaces et de ces temps aménagés pour que puisse se dérouler la rencontre entre
jeunes, sous l‟œil attentif d‟un adulte. Certaines formes d‟expérimentations y deviennent
possibles, au-delà des règles imposées devenant des règles à transgresser : consommation
d‟alcool, mains baladeuses… Dans le calendrier scolaire, mais aussi dans l‟histoire
personnelle de ces jeunes, le bal des finissants marque le passage d‟une étape vers une
autre, la fin de l‟école secondaire et l‟entrée sur le marché du travail ou l‟arrivée sur les
bancs de l‟université. Mais le bal des finissants est aussi en soi un espace et un temps
d‟expérimentations, et plus précisément de la rencontre, organisés et aménagés par les
adultes.
Ainsi pouvons-nous définir une première phase dans l‟histoire du rapport à l‟espace des
jeunes. Ce rapport se caractérise d‟abord par un travail des aînés pour le structurer,
notamment en définissant, non seulement des espaces et des lieux destinés à des
expériences, mais surtout en leur donnant une signification. Dans nos exemples, les
expériences de la rencontre et des échanges sexuels sont assujetties à l‟autorité des
adultes transformant l‟accès à ces lieux et à ces temps en de véritables faveurs. Ainsi
l‟accès à ces « zones » d‟expérimentation n‟est possible qu‟à la condition sine qua non de
recevoir l‟approbation des adultes. Ces derniers conservent le pouvoir de restituer le sens
attribué à ces formes d‟expérimentations devant vraisemblablement déboucher sur une
relation
durable. Dans ce contexte, la dissociation entre conjugalité, parentalité et
sexualité est non pas impossible, mais vraiment difficile, les adultes s‟attelant à faire
respecter l‟ordre, à l‟intérieur même des formes exceptionnelles de permissivité.
269
1.3 L’investissement de l’espace par les jeunes
Dans les années 50 et 60, le rapport à l‟espace des jeunes se renouvelle sous l‟impulsion
d‟une culture juvénile qui émerge puis explose. La société de consommation en pleine
effervescente participe de la construction de nouveaux espaces de rencontres : ciné-parcs,
boites de nuit, cafés « juke-box », fast-food… De nouveaux lieux fleurissent, destinées à
la jeunesse occidentale les envahissant pour mieux s‟y rencontrer. Lors de leurs temps
libres, devenant de plus en plus importants, la jeunesse échappe aux espaces et aux temps
circonscrits par leurs aînées. La rencontre, les expériences entre pairs se déroulent loin du
regard des parents, la présence des adultes dans ces lieux est proscrite par les groupes de
jeunes.
Les cinémas sont emblématiques de cette nouvelle configuration de l‟espace. La pratique
du flirt échappe progressivement à la surveillance directe des parents pour se déplacer
dans des salles sombres, où les mains se baladent… L‟accès à l‟automobile, réservée à la
jeunesse bourgeoise, contribue aussi à l‟émergence de nouveaux modes d‟investissement
de l‟espace par les jeunes49. Dans ces deux exemples, les adultes jouent toujours un rôle
dans l‟aménagement d‟un espace et d‟un temps confirmés comme lieu et moment
d‟expérimentation. Ils sont aussi acteurs de cette société de consommation faisant de
nouvelles offres à la jeunesse de l‟époque. Toutefois, les espaces et les temps
d‟expérimentations ne sont plus coextensifs aux espaces et aux temps où se trouvent
physiquement les parents.
Se distingue alors une seconde phase du rapport à l‟espace chez les jeunes.
L‟investissement de ces lieux par les jeunes se produit ici sous une base volontaire. Les
lieux d‟expérimentation ne sont plus réduits à des voies parfois uniques, toujours
restreintes, pour rencontrer l‟autre. L‟investissement de l‟espace appelle plutôt à un choix
49. A cet effet, le film culte de George Lucas, American Graffiti, illustre et rappelle que la voiture était déjà,
dès la fin des années 50, plus qu‟un symbole de liberté. Dans les faits, cet espace, à la frontière du public et
du privé, favorisait le « flirt » entre jeunes garçons et jeunes filles, ce que nous montre Lucas : des garçons,
au volant de voitures, souvent empruntées aux parents ou fraîchement achetées, zigzaguent dans le quartier,
à la recherche de jeunes filles qu‟ils accompagnent à la maison, ou ailleurs…
270
du jeune, ces espaces existent indépendamment de la volonté personnelle des parents.
Toutefois, leur accès dépend toujours de l‟autorité parentale, du moins dans la plupart des
cas. Dans les exemples de cette seconde phase, l‟autorité des parents se replie sur le
contrôle imposé sur le temps des jeunes. À l‟heure de rentrée correspond le retour vers le
foyer familial et l‟abandon de ces lieux d‟expérimentation et de rencontres entre pairs. En
revanche, l‟adulte n‟a plus de pouvoir sur ces lieux existant dans un espace où il n'impose
pas son autorité.
1.4 L’aménagement d’espaces par les jeunes
Une troisième forme de rapport à l‟espace se développe à la même époque. Si plusieurs
jeunes investissent désormais les lieux connus et destinés à leur classe d‟âge, leurs temps
libres sont aussi consacrés à la découverte de nouveaux espaces. À côté des cinémas et
des cafés fréquentés, certains jeunes échappent, non seulement au regard de leur parent,
mais aussi à celui de l‟ensemble des adultes. Des espaces intermédiaires, abandonnés,
sont alors réappropriés provisoirement (Dupont, 2007 ; 2009), des espaces anonyme :
chantiers en construction, petit boisé en périphérie, hangar désaffecté, etc.
Cette fois, le célèbre film de Nicolas Ray, La Fureur de Vivre, livre ici une belle
illustration de ce mode d‟occupation de l‟espace. La scène mythique de la confrontation
au bord du ravin se passe en périphérie de la ville, loin du regard des aînées, des parents,
mais aussi de la police. Livrés à eux-mêmes, les jeunes se donnent leurs propres règles,
échappent aux contraintes et aux normes de la génération les précèdant. Plus tard dans le
film de Ray, les protagonistes s‟enfuient dans une vieille maison abandonnée et utilisent
l‟endroit comme décor à leurs fantasmes, les amènant à s‟inventer une nouvelle vie de
famille…
Cet exemple datant de la fin des années 50 trouve des ressemblances dans des
phénomènes contemporains. Les raves sont, en ce sens, emblématiques de
l‟investissement provisoire de lieux abandonnées par les jeunes. Il s‟agit alors de
s‟approprier un lieu, sans être découvert, pour un temps. Ces exemples désignent un
271
rapport à l‟espace impliquant une transformation du rapport au temps, en introduisant
subtilement la notion d‟urgence. En effet, ces lieux sont investis par les jeunes et pour les
jeunes sans autorisation ni indications préalables des adultes. Ils sont occupés, pour un
temps indéterminé, à la condition de ne pas être découvert. Le risque se joue sur le
registre de l'urgence. L‟occupation de ces espaces choisis est pensable sous le registre du
provisoire. Ici s‟immisce l‟urgence dans l‟occupation d‟un espace.
1.5 À l’ère des espaces interdictionnels ?
Ces trois modes d‟investissement de l‟espace cohabitent toujours aujourd‟hui. Or, une
quatrième forme de rapport à l‟espace est récemment apparue et semble prendre une
importance accrue au fil du temps. Le sociologue Zygmunt Bauman observe à juste titre
la multiplication, depuis déjà quelques décennies, des espaces interdictionnels, c‟est-àdire des espaces rendus hostiles aux flâneurs, des lieux où il est de moins en moins
possibles de se rassembler ; lieux difficiles à investir parce qu‟ils sont constamment sous
surveillance (Bauman, 2007)50.
Plusieurs jeunes aujourd‟hui sont effectivement confrontés à cette difficulté, relativement
nouvelle, de choisir et de se construire des lieux de rencontre et d‟expérimentation par
eux-mêmes et pour eux-mêmes, à une époque caractérisée précisément par la raréfication
des espaces possiblement investis et au désinvestissement des adultes dans leur
aménagement. Dans un monde où l‟espace disponible est rarement investi à de telles fins,
le jeune doit imaginer de nouvelles stratégies d‟appropriation des espaces interdictionnels
ou fuir ces mêmes espaces. Ce travail s‟avère incontournable pour de plus en plus de
jeunes dans le contexte actuel.
50. Par exemple, les caméras sont de plus en plus nombreuses à quadriller les espaces publics, comme les
radars sont de plus en plus nombreux à sonder nos routes. Des bancs, dans les gares et les abris pour
autobus, sont fabriqués pour être inconfortables sur une longue durée. Pensons aux lois explicitement
tournées vers l‟interdiction de flâner dans les halls d‟entrée, qui sont aussi des lieux de l‟entre-deux et qui
étaient utilisés par des jeunes à des fins de rencontres, de rassemblements et d‟expérimentations.
272
L‟espace n‟est pas seulement saturé parce qu‟un nombre croissant de lieux sont interdits.
À nos observations s‟ajoute le sentiment d‟insécurité touchant aussi une part importante
de parents, dont plusieurs préfèrent aujourd‟hui retenir leurs jeunes adolescents à la
maison plutôt que de les savoir à l‟extérieur. Plus encore, l‟allongement du séjour des
jeunes chez leurs parents confirme leur difficulté à accéder à un lieu de vie qui leur est
propre.
Ils
traversent
alors
la
période
pubertaire,
la
phase
incontournable
d‟expérimentation de soi et de l‟autre, avec pour espace à investir leur chambre à coucher
et, dans plusieurs cas, de rares temps d‟intimité, lorsque les parents désertent la maison.
Si l‟espace se resserre, mais si l‟espace est nécessaire à la rencontre, au rassemblement et
à l‟expérimentation entre jeunes, il n‟est pas surprenant d‟assister à des stratégies
relativement récentes de réappropriation de l‟espace. Et à l‟amplification du sentiment
d‟urgence. En effet, les jeunes sont désormais maîtres en grande partie du cadre de leurs
expériences. Mais le passage d‟espaces investis volontairement à des espaces interdits
que l‟on voudrait investir suppose de nouvelles façons de s‟approprier l‟espace,
impliquant aujourd‟hui de se jouer des interdits et n‟autorisant qu‟une appropriation
provisoire, furtive, de ces espaces51. Si le jeune déserte les espaces interdictionnels, sans
doute préfére-t-il partir à la recherche de nouveaux espaces, qui pourront être investis –
réellement ou subjectivement – avec un sentiment inconnu de liberté. Les phénomènes
d‟errance font partis de ces expériences où l‟espace est sondé, constamment parcouru, car
le sujet se créer un nouveau rapport au temps à défaut de s‟enraciner sur un territoire
(Lachance, 2007, 2009)52. Ainsi à côté de ceux « affrontant » les espaces interdictionnels,
comme les skateboardeurs, d‟autres vont partir à la recherche d‟espaces ne connaissant
51. Le skateboard et le graffiti illustrent bien ce mode d‟appropriation de l‟espace. Dans les deux cas, les
jeunes transforment des espaces apparemment fonctionnels, et interdictionnels au sens de Bauman, hostiles
à l‟expression artistique et ludique en des territoires privilégiés : les entrées de musées, les escaliers, les
places surveillées, les tunnels des métros, autant de lieux que peu imaginait être transformables en territoire
de création et de jeux. À cet effet, des études montrent que les amateurs de graffitis et de skates ont une
autre vision des lieux où ils ont pratiqué leur passion (Courty, 2007). L‟action leur permet une
réappropriation subjective de ces espaces. L‟espace, même interdictionnel, est investi, mais sur un mode
spécifique, celui de l‟éphémère : si la représentation d‟un espace que développe un jeune se transforme,
l‟accessibilité de ce lieu, son investissement, n'est conçu que dans le ponctuel, le provisoire, l‟idée même
que ce lieu, peut-être, ne sera jamais réinvesti... de manières identiques L‟urgence caractérise ici
l‟appropriation de l‟espace, qui affecte ainsi le rapport à la temporalité du jeune.
52. Cet exemple sera développé au dernier chapitre de cette thèse.
273
pas cette saturation de règles, cette omniprésence du regard posé sur le jeune, cette
impossibilité à s‟expérimenter et à s‟éprouver. Ici, il s‟agit non pas d‟entrer dans un
rapport à la temporalité imposé lors de l'affrontement des espaces interdictionnels, mais
plutôt de s‟en soustraire radicalement, jusqu‟à rejeter les contraintes temporelles
composant le quotidien.
Si certains affrontent et d‟autres évitent ces espaces, plusieurs jeunes vont plutôt se
replier sur l‟espace de la chambre à coucher, exposée au regard – surtout aux oreilles –
des parents. Cet espace, bien entendu, est souvent frappé d‟interdits, mais il est toujours
frappé d‟urgence, l‟intimité n‟existe que temporairement, toujours soumis au risque de
l‟intrusion, volontaire ou involontaire. Dans ce contexte, la redéfinition du rapport à
l‟espace chez les jeunes induit ici une redéfinition de leur rapport à la temporalité :
s‟approprier l‟espace de la chambre s'associe au caractère éphémère de l‟intimité pouvant
y être vécu. Or la chambre à coucher a trouvé une extension, un espace où l‟intimité s‟y
déploie, s‟y recompose et s‟y redéfini, à l‟abri des regards, mais pour combien de temps ?
CONCLUSIONS : CYBERESPACE, TERRITOIRE ET TEMPS
La popularité du cyberespace chez les jeunes, l‟investissement massif de ce territoire de
« tous les possibles », échappant aux tentatives de contrôle parental, accessible d‟une
chambre à coucher, autorisant la rencontre avec d‟autres jeunes répond à ce besoin
anthropologique de la circonscrire dans l‟espace et dans le temps, ce qui s‟applique aussi
aux rassemblements entre jeunes et aux expérimentations les caractérisant. Ce
cyberespace donne aujourd'hui un accès indirect, mais un accès tout de même, au corps
de l‟autre par le truchement du jeu des caméras et des écrans, où se déploient les sites de
rencontres, les échanges entre adolescents, des images explicites d‟une sexualité
adolescente diffusée par des adolescents…
Le rapport à la temporalité des jeunes est bouleversé par l‟investissement de cet espace :
si l‟espace n‟impose plus de limites, en apparence, la temporalité devient l‟obstacle aux
resserrements des liens avec l‟autre, au sentiment d‟être lié à l‟autre en continu. Le
274
cyberespace est toujours accessible. Les contraintes de temps sont les dernières pour celui
voulant investir le cyberespace, et s‟en servir – comme le font la plupart du temps les
jeunes – comme lieu d‟expérimentation de soi, de la rencontre et du rassemblement. Dans
un monde s'affranchissant progressivement des contraintes de l'espace, le sujet s'en prend
désormais aux contraintes de la temporalité, elles deviennent l'enjeu le confrontant
souvent aux autres.
Notre détour anthropologique souligne que les jeunes investissent des espaces
circonscrits par les adultes ou créés par les jeunes eux-mêmes. Cet investissement
rappelle le besoin de se rencontrer, de se rassembler, bref, d'exister dans le regard de
l'autre, le temps de prouver sa valeur, d'être reconnu. Or, la recherche de reconnaissance
sur le cyberespace ne se joue pas sur le registre des espaces physiques. Le temps y est
compté différemment. Le face-à-face limite le nombre de personnes pouvant observer le
sujet. Le jeune voit ceux qui le regardent. Le cyberespace affranchit le sujet de cette
limite, il y est vu et entendu par le plus grand nombre. Mais si le nombre de spectateurs
est illusoirement infini, le nombre de personnes mises en scène, désirant être regardées,
l'est également. La recherche de reconnaissance est précisément le fait d'exister dans le
regard de l'autre, elle devient compétitive : comment attirer le regard sur soi, sur cette
image présentée ? Se développent alors, sur le « marché » de la reconnaissance, une lutte
féroce. L'une des stratégies pour attirer le regard sur soi, d'être vu et entendu, est d'entrer
dans une logique de surenchères, du « toujours plus ». La course à la reconnaissance se
traduit par une multiplication des images attirant l'oeil et l'attention. Le trash et le
pornographique, la violence et l'humiliation, le sang et l'obscène, ces éléments de
l'extrême participent de la promotion de soi sur un territoire, le cyberespace, rendant
possible la positivation – du moins, aux yeux de ceux jouant le jeu – de l'extrême. La
dérision s'oppose à l'incompréhension des adultes : dans ce monde où l'extrême est utilisé
comme moyen d'attraction, les images relèvent d'une publicité identitaire, exprimant
clairement son but d'attirer l'attention. La réalité de l'identité se dissimule derrière
l'extrême, il s'agit parfois de la découvrir plus tard. Et pour attirer le regard, dans une
course à la reconnaissance se jouant le plus souvent sur le talent à surprendre et à étonner,
le temps est compté. Dans un monde où se multiplient les images, la préférence va
275
souvent à celle captant l'attention plus que les autres. La sensation est importante. La
publicité identitaire demande une connaissance, du moins implicite de la culture du
zapping.
Si des débordements existent, au sens où certaines images remettent en question les
catégories de l'intimité, voire du respect de soi et de l'autre, c'est aussi parce qu'elles ont
pour objet ces trois tabous n'étant plus circonscrit plus dans l'espace et dans le temps par
les adultes : sexualité, violence et mort. Or, avec les moyens qu'ils ont, parfois avec le
dernier moyen qu'ils trouvent, les jeunes poursuivent une longue tradition : agir pour se
sentir exister, mais sur un nouveau territoire exploré souvent longtemps après eux.
Toutefois, il existe tout de même d'autres espaces circonscrits où il est possible de se
mettre en scène pour se sentir exister : le théâtre d'improvisation est l'un de ces exemples.
276
B) LA MISE EN SCÈNE DANS LE THÉÂTRE D'IMPROVISATION
INTRODUCTION
L‟exemple de l‟improvisation théâtrale déplace notre réflexion vers des expressions
positives de la prise de risque dans les sociétés occidentales. La relation entre temporalité
et risque esquissée ici se révèle sous une forme originale, en réintroduisant pourtant les
notions d'urgence, de performance, de surenchère et de mise en scène.
« Quand je suis dans ce monde là, j’y suis. Dans ce monde là, je ne vois pas le temps »
affirme une jeune improvisatrice, au sujet de sa plus grande passion : le théâtre
d‟improvisation. Pour cette jeune femme, la vie sur scène est une parenthèse s‟ouvrant et
se refermant le temps d‟une soirée. C‟est l‟occasion pour elle de faire le vide, de vivre
intensément, en marge de l‟existence quotidienne, dans un monde où la prise de risque est
nécessaire, valorisée, attendue. En effet, l‟improvisation théâtrale se caractérise à la fois
par son déroulement dans l‟urgence et une survalorisation de la mise en danger
symbolique de soi, comme si l‟une et l‟autre sont indissociables. En ce sens, son analyse
invite à une réflexion sur la relation entre temporalité et prise de risque. Son examen
enrichit notre analyse portant sur l‟influence du cadre temporel sur la signification des
comportements, notamment les prises de risque délibérées53.
2.1 Le théâtre d’improvisation
Les règles modernes du théâtre d‟improvisation (rappellant certains éléments de la
Commedia Dell'arte) sont inventées en 1977 au Québec par Robert Gravel. Le principe à
la base est assez simple : un arbitre propose un thème à deux équipes de comédiens,
53. L‟analyse suivante repose sur le discours de 10 improvisateurs et improvisatrices âgés entre 18 et 22
ans. L‟ensemble des jeunes sont scolarisés ou néo-professionnels, plusieurs sont célibataires ou habitent
toujours chez leurs parents. Leur discours a permis de recueillir de précieux éléments concernant le rapport
à la temporalité développé dans le cadre de l‟improvisation théâtrale, éléments participant d‟une expérience
de la prise de risque et d‟une réorganisation du rapport à la temporalité, non seulement à l‟intérieur du jeu,
mais aussi pour l‟existence de ces jeunes en général. Cette analyse étaye une observation participante qui
s‟est déroulée sur une période de 3 ans
.
277
traditionnellement composées de 6 membres chacune. Après une courte période de
consultation (autour de 15 secondes), des jouteurs désignés par l‟entraîneur se présentent
devant le public, avec le défi d‟improviser une histoire intelligible et drôle. Coéquipiers
et adversaires se retrouvent alors dans un face-à-face où la compétition n‟exclut pas
l‟écoute de l‟autre, le respect de sa parole, mais aussi une surenchère de la blague, une
exploitation à son avantage de la situation. Chaque fois qu‟il entre en scène,
l‟improvisateur ne sait pas encore ce qu‟il va dire, ce qu‟il va faire, ce qu‟il va être. À la
mercie de l‟autre et des réactions du public, il s‟adapte sans cesse, se renouvelle. À la fin
de chaque « impro », les spectateurs font valoir leur droit de vote et détermine quelle
équipe remporte le point. La pratique de ce sport-théâtre est d‟une ampleur considérable.
Plusieurs grandes villes du monde francophone ont développé des championnats et
rassemblent chaque année des centaines de jouteurs. En France, Strasbourg, Renne, Lille,
Paris et bien d‟autres villes encore s‟affirment de plus en plus comme des capitales du
théâtre d‟improvisation. Au Québec, la plupart des écoles secondaires proposent à leurs
élèves la possibilité de jouer dans une équipe. Des matchs des ligues universitaires,
locales et nationales sont télévisés et appréciés par des gens de tous les âges. Des
comédiens amateurs français, québécois, belges, suisses et italiens se retrouvent à
l‟occasion de compétitions mondiales depuis plus d‟une dizaine d‟années et attirent une
foule de spectateurs sans cesse grandissante. Le festival d‟humour « Juste pour rire » de
Montréal, de réputation internationale, organise aussi annuellement sa propre « coupe du
monde ». Le théâtre d‟improvisation connaît aussi un succès de plus en plus important
dans les espaces anglophone, germanophone et hispanophone. En d‟autres termes, il ne
s‟agit plus d‟un épiphénomène, mais d‟une activité particulièrement affirmée dans les
milieux étudiants. Les spectateurs sont au rendez-vous.
2.2 Improvisation théâtrale et prises de risque
Lors d‟une joute d‟improvisation, le jugement du public est crucial. Il ne se réduit pas ici
à ses réactions, rires et sifflements, encourageant ou déstabilisant le comédien en pleine
action. Par leur vote, les spectateurs indiquent leur préférence. Selon le résultat, ils
renforcent ou affaiblissent l‟estime personnel du jouteur, sa motivation : « Quand on vote
278
pour moi, je suis contente, ça valorise si les gens ont trouvé que tu as fais quelque chose
de bien et qu’ils te le montrent ». (I1). L‟idée de remporter le point est moins importante
que celle de plaire à la foule. Toutefois, la décision du public reste importante, elle est un
indice quantifiable de son appréciation.
Cette pression du public n‟est pas unique : elle se juxtapose à un ensemble de conditions
visant expressément la mise en difficulté des comédiens. Des styles de jeux, des accents,
des catégories sont imposés aux deux équipes. L‟arbitre ose intervenir au milieu d‟une
improvisation. Il restreint le nombre de participants. Plus les jouteurs seront mis en
danger et plus les chances d‟épater le public seront grandes. Originalité et spontanéité
sont les mots d‟ordre tout au long de la compétition.
Dans ce contexte, le risque de perdre la face est omniprésent. La plupart des jouteurs
d‟expérience s‟entendent à ce sujet. Parfois, le comédien ne répond pas à l‟exigence de
performance. Il tente de surprendre et d'amuser le public, mais il n'y arrive pas. Les
coéquipiers, cloués au banc, ne sont d‟aucune aide. Le temps d‟une minute est alors vécu
par le jouteur comme un moment interminable : « Quand on rame, c’est toujours plus
long. Quand on s’amuse, c’est toujours trop court » (I2). Le sentiment d‟attendre est
particulièrement indésirable dans un contexte où l‟urgence est attendue, souhaitée et
valorisée. Il n‟est pas rare que le jouteur « démissionne » : une peur soudaine l‟envahit. Il
n‟ose plus se lancer à nouveau sur la scène, sous le regard du public. Le trac, connu du
comédien traditionnel, est doublé par une impossibilité de s'appuyer sur un texte : « A
chaque fois qu’on monte sur scène, on prend un risque, on s’expose. En même temps, j’ai
pas une histoire pré-apprise » (I3). L‟improvisateur est mis à nu, plongé dans l‟inattendu.
En d‟autres termes, l‟attente est réduite à sa durée la plus restreinte, quasiment
inexistante.
Il existe une part importante de hasard dans la construction d‟une improvisation. Malgré
le talent, l‟écoute et l‟originalité, la qualité d‟un échange avec l‟adversaire, mais aussi
avec le coéquipier, n‟est pas assurée. Le jouteur doit s‟en remettre à l‟autre, à son
imaginaire. Il n'impose pas un monologue, au risque de briser la relation le liant à ses
279
partenaires. Un bon jeu se reconnaît à sa flexibilité, à sa capacité de récupérer la parole de
l‟autre, au dialogue développé en respectant une certaine intelligibilité. Ainsi le jouteur
est aussi à la mercie de ses partenaires de jeu. L‟improvisateur jongle, sur le vif de
l‟instant, avec la spontanéité de son vis-à-vis.
Le jouteur s'en remet au regard du public, des coéquipiers et de l'adversaire. Il se livre
aux aléas du jeu, des impulsions des partenaires et des caprices de l'arbitre. Le théâtre
d'improvisation n'existe pas sans le jugement et le hasard. Il vit intensément sa prise de
risque sous un mode symbolique et dans une durée limitée: « Le mieux, c'est quand je me
mets en danger. Je lâche tout. C'est comme quand tu sautes en parachute mais que tu n'as
pas de parachute. Mais quand tu tombes, tu risques pas de te blesser » (I4). Plus encore,
le jouteur reçoit du public une rétroaction immédiate attestant de la valeur de son passage
à l'acte. En d'autres termes, le théâtre d'improvisation crée un temps et un espace
enracinant la prise de risque dans la force d'un événement. Cette valeur est déterminée en
partie par sa contextualisation dans une durée limitée.
2.3 Le temporalité de l’improvisation : s'exposer.
L'‟improvisation est limitée dans le temps. Le jouteur doit combler cette durée par son
jeu, contraint par le thème et par ses partenaires, libre d‟y préférer une direction à une
autre. Cette liberté implique le risque de perdre la face, mais elle est aussi un facteur de
créativité. Dans l‟intensité du moment, l‟improvisateur se révèle simultanément
comédien, auteur et metteur en scène de son œuvre. Il joue ce qu'il met en scène. Il
compose ce qu'il joue. Il met en scène ce qu'il compose. Il prend ainsi la responsabilité de
ses bonnes et mauvaises performances.
Il existe un prix à cette appropriation de la scène. Lors du « caucus54 », l‟improvisateur
s‟impose dans l‟urgence, argumente et se lance. Il mérite la chance de « se risquer » aux
54. Le « caucus », terme emprunté à l‟univers du sport nord-américain (hockey sur glace, football
américain…) consiste dans le rassemblement ponctuel et répété d‟une équipe qui réfléchi, dans l‟urgence, à
la stratégie à adopter, souvent sous la supervision de l‟entraîneur.
280
yeux de ses coéquipiers et de son entraîneur. Le passage du banc à la scène constitue une
affirmation de soi, un plaidoyer symbolique de sa capacité à relever le défi. En ce sens, la
détermination du jouteur est renforcée par la confiance que l'équipe lui porte. Ce dernier
répond à la fois aux exigences du public et aux attentes de ses coéquipiers.
Après leur entrée sur scène, les jouteurs se partagent le temps de l‟improvisation. Un
compromis implicite existe entre les partenaires de jeu. Ils essaient de ne pas se couper la
parole, de dialoguer. En revanche, chacun essaie subtilement de s‟imposer, de maximiser
l‟effet de sa présence sur scène. Pour s‟attirer les faveurs du public, il
échappe
difficilement à une logique de la surenchère. Il joute avec et contre l‟autre: « Un bon
jouteur, il écoute et il met l'autre en danger » (I4). Il ne s‟agit donc pas seulement de
s‟approprier du temps, mais surtout de le gérer, de bien remplir la durée limitée de
l‟improvisation. Cette délimitation est essentielle pour le jouteur. Comme Ulrich Beck le
remarque : plus la projection vers l‟avenir s‟allonge, plus elle crée de l‟incertitude (Beck,
2001). Au contraire, la durée de l‟improvisation rassure en partie, elle constitue une unité
dont le contenu est potentiellement maîtrisable. Malgré une part importante d‟inattendu,
le cadre temporel de l‟improvisation est défini.
Cette délimitation est un repère pour le jouteur : « J’ai toujours un œil sur le compteur.
On sait que c’est pas illimité, que l’arbitre l’arrêtera dans tous les cas » (I5). D'ailleurs,
ce dernier indique par des signes de la main le passage de chaque minute et l‟écoulement
des dernières secondes de jeu. La seule chose prévisible est le début et la fin de
l'improvisation. Cette « prévision créé du temps vide dans l‟échelle du temps
chronologique, un intervalle vide entre le maintenant et la chose prévue » (Lasen, 2001 :
127), entre la première et la dernière seconde de jeu. C'est précisément ce vide que
l‟improvisateur doit combler. Le défi prend ici tout son sens. Le vide évoqué se
caractérise par son instabilité. Le contenu de l‟improvisation, le sens de l‟histoire est
modifiable à tout moment, selon les informations obtenues sur les personnages, le
passage d‟un lieu imaginaire à un autre, l‟entrée sur scène d‟un nouveau jouteur, etc. Il
est difficile de prévoir la prochaine réplique car elle cherche à surprendre.
L‟improvisateur construit un projet dont l‟aboutissement est toujours incertain. La valeur
281
de la prise de risque s'enracine dans cette part de hasard. Le jouteur tente de le maîtriser,
le temps de quelques minutes : « On essaie quand même de maîtriser l’impro, même si
tout ne dépend pas de soi » (I10). La spontanéité est la réponse à cette tension entretenue
entre affrontement de l‟inconnu d‟une part et désir de maîtrise de l‟autre: « Prévoir, ça
marche pas. J'ai déjà essayé, ça marche pas, ça manque de spontanéité » (I4). Dans le vif
du moment, le jouteur s'inspire souvent de son quotidien. Il est difficile de penser la
relation entre le public et l‟improvisateur, sans évoquer l'implication personnelle de ce
dernier. La personnalisation de l‟improvisation est inévitable. Ce qui vaut pour le
comédien du théâtre conventionnel s‟applique aussi à l‟improvisateur puisque « Son
talent consiste dans le supplément qu‟il suscite par sa personnalité propre, son aptitude à
emporter l‟adhésion de la salle » (Le Breton, 2004 : 174). L‟improvisateur crée ses
personnages à partir d‟un imaginaire personnel, sollicité dans l‟urgence. La spontanéité
l‟amène souvent à se dévoiler personnellement au public : « l’impro me permet de jouer
des personnages dans l’immédiat et dans l’urgence et c’est justement quand tu joues dans
l’urgence que tu arrive à créer » (I6). Il développe alors une intrigue sur des thèmes qui
lui sont chers, son existence est sa première source d‟inspiration. « Non, je n’ai rien
inventé. J’ai vraiment ces problèmes de visions ! » confesse une improvisatrice (I9) au
sujet d‟une improvisation dans laquelle elle simule une visite chez l‟optométriste.
Certains ramènent leur milieu de travail sur scène, d‟autres évoquent une rupture
amoureuse encore douloureuse ou la naissance de leur premier enfant. L‟improvisateur
s‟expose personnellement dans son rapport au public, il joue dans l'urgence. Lorsqu'il
entre dans le monde imaginaire du jouteur, le spectateur pénètre aussi, à son insu, dans
son intimité : « Le fait de pouvoir s’investir personnellement dans un rôle, mais pas se
mettre dans un personnage, mais donner de soi à travers lui » (I2).
Le jeu trahit en quelque sorte la personnalité de l'improvisateur : « Tu prends le risque de
te dévoiler dans tes personnages » (I7). Le jouteur met son identité en jeu. L‟examen
d‟une autre temporalité de l'improvisation théâtrale, celle de la joute, oriente notre
réflexion vers l‟analyse de cette durée limitée altérant provisoirement l'identité du sujet.
282
2.4 La temporalité d’une joute : se renouveler.
Dans les villes où l‟improvisation bat son plein, comme à Strasbourg, la L.O.L.I.T.A.
(Ligue Ouverte et Locale d‟Improvisation Théâtrale Amateur) attire près de 200
spectateurs à chaque représentation. L‟euphorie est contagieuse : elle passe d'abord de la
foule aux jouteurs. La plupart d‟entre eux ont développé des rituels d‟avant match :
séances de massage, écoute de CD, étirement, jeux de groupe, isolement, etc. Ils enfilent
les maillots aux couleurs de leur équipe respective. Il s‟agit d‟un rite préliminaire au sens
de Van Gennep, ils se séparent, peu à peu, de leur identité de tous les jours, en vue du
passage au monde de la scène. Ce soir, ces jeunes sortent momentanément du cadre de
leur existence quotidienne : « J’essaie d’enlever tout ce qui est personnelle pour être le
plus neutre. Je mets mon pantalon noir et mon t-shirt, c’est tout, pour mettre tout ce qui
est vie personnel de côté » (I6). L‟entrée dans la durée d‟une joute est symbolisée par des
gestes concrets, posés par le sujet, délibérés.
Les joutes d‟improvisation sont l‟occasion de faire le vide, de « faire peau neuve ». Lors
de l‟attente en coulisse, le sujet est provisoirement marginalisé. Pour un instant, souvent
vécu comme interminable, il se tient sur le seuil, en attente. Dans ce cas, comme dans
plusieurs autres, la liminarité est associée « au fait d‟être dans les entrailles, à
l‟invisibilité, à l‟obscurité » (Goguel, 2002 : 47). Fondu dans l‟ombre, il patiente, loin du
regard de la foule s‟agitant. On assiste alors à la désagrégation de l‟identité du sujet.
Bientôt, il réapparaît sous les projecteurs, dans le cadre du spectacle, dans son premier
rôle, celui du jouteur. Mais pour un moment, « il flotte entre deux mondes » (Goguel,
2002 : 49).
L‟entrée sur scène des deux équipes, se déroulant selon un décorum prédéfini, met un
terme à cette ambiguïté, comme la phase post-liminaire du rite de passage. Le jouteur est
finalement nommé par le maître de cérémonie (MC). Sous les applaudissements de la
foule, les membres des deux équipes se réunissent tour à tour sur scène. Les spectateurs
se lèvent. Les comédiens chantonnent leur hymne, preuve de leur appartenance au
groupe, de l‟adhésion à une identité partagée qui relève de celle entretenue au nom du
283
gang ou du clan : « ça sert à un premier contact avec le public et à nous rassurer. C’est le
seul moment de la soirée qui est défini et on est en équipe » (I2). Tout est en place pour la
rencontre. Les improvisateurs sont alors prêts à se risquer au cours d'un événement, la
joute.
Se lancer sur scène ne relève pas de l‟évidence. Les jouteurs, anciens et recrues, sont tous
confrontés à l‟obligation de retourner dans « l'arène », de reprendre des risques.
L‟entraîneur, à la limite, pousse un comédien se refroidissant sur le banc à relever le
prochain défi. Cette intervention souligne l‟importance pour tous et chacun d‟affronter le
danger de perdre la face, en son nom personnel et pour le bien de l‟équipe. Comme dans
la vie, mais dans un contexte où l'urgence règne, chaque jouteur « doit s‟exposer dans
l‟action personnelle afin de se produire » (Erhenberg, 1991 : 279). Pour reprendre
l‟expression d‟un jouteur : « S’il existe une chose que l’impro déteste, c’est
l’immobilisme » (I8). La prise de risque n‟est pas seulement valorisée : elle fonde
l‟identité du jouteur dans un cadre temporel précis.
Le passage à l‟acte certifie l‟appartenance au groupe et le partage du péril. Sa
multiplication rythme l‟apport du jouteur au spectacle. Agir une seule fois n‟est jamais
suffisant. Il faut constamment se produire dans l‟action, réaffirmer sa place et sa volonté.
Le jouteur doit agir et agir encore : il est un « polytoxicomane » de l‟urgence. Ainsi,
l‟incertitude n‟est pas seulement vécue à chaque entrée sur scène mais tout au long de la
joute, indépendamment des improvisations auxquelles il participe. Elle existe sans trêve
car, même sur le banc, les jouteurs sont aux aguets, prêts à intervenir ou être interpellés :
« Je suis un spectateur pas complètement inactif en fait » (I3). La durée de la joute se
caractérise par une tension continue, une exposition permanente au risque de perdre la
face. Elle se vit intensément du début à sa fin : « C’est quand même rythmé : la musique,
le temps, les inter-impros. Des fois, je ne vois pas le temps passé » (I7).
Chaque retour sur scène implique le risque de la contre-performance. Le talent du jouteur
n‟est pas uniquement jugé sur la durée d‟une improvisation, le public exige aussi son
renouvellement constant. En un sens, il doit s‟inventer et se réinventer à chaque présence
284
sur scène. Les spectateurs veulent découvrir, en un seul comédien et en différentes
équipes, des univers surprenants, des personnages étonnants. Cette capacité à se
renouveler fait en grande partie la qualité du jeu de l‟improvisateur. Mais la durée de la
joute, le nombre des improvisations, le temps disponible sont aussi limités. Ces
contraintes renforcent le sentiment d'urgence dans lequel se déroule une joute
d'improvisation. La soirée est courte pour le jouteur espérant prouver cette capacité à se
renouveler : « C’est à la fin du match qu’on aimerait que ça dure encore un peu » (I6).
Le jouteur est confronté à cette difficulté au risque de se répéter. À la fin de chaque
improvisation, il abandonne le personnage qu‟il a créé, le monde imaginaire qu‟il a
construit. Dans l‟idéal, il ne devrait jamais les utiliser à nouveau. L‟improvisation est une
création de l‟éphémère, du consommable-jetable. Sa dernière seconde marque la
conclusion d'une œuvre nouvelle, originale, unique. En ce sens, l‟improvisation théâtrale
est un éloge de la culture du zapping.
Les Maîtres de Cérémonie évoquent souvent cet aspect du jeu lorsqu‟ils s‟adressent au
public : « ce que vous verrez ce soir, vous ne l’avez jamais vu, et vous ne le reverrez
jamais ». Dans les faits cependant, il est difficile pour le jouteur de ne pas revenir sur son
propre répertoire. En un sens, son expérience est l‟ennemi de son originalité. La
réappropriation d‟un personnage, dans une version altérée, facilite sa maîtrise
progressive. En revanche, elle suggère aussi un manque de spontanéité, une incapacité à
totalement improviser.
À différents niveaux, les temporalités du théâtre d'improvisation recadrent la valeur de la
prise de risque. D'une part, la durée limitée d'une improvisation renforce la tension entre
affrontement de l'inconnu d'un côté et désir de maîtrise de l'autre. D'autre part, la durée
limitée de la joute altère provisoirement l'identité du sujet et elle le positionne dans une
temporalité où la prise de risque devient la norme. L'urgence l'enveloppe. L‟analyse serait
incomplète sans la prise en compte d'une troisième temporalité, dépassant celle de la
joute d'improvisation. Il s'agit de la durée d'une saison, ou pour certains, d'une « carrière
».
285
2.5 La temporalité d’une carrière : perdurer.
La joute d‟improvisation se termine comme elle commence. La sortie des comédiens
rappelle leur arrivée : regroupement de l‟équipe sur la scène, nomination des jouteurs un
à un, retour dans les coulisses. Avant la fin du match, un verdict a préalablement été
rendu. Malgré la complicité caractérisant souvent la relation entre les équipes adverses, la
joute d‟improvisation demeure une compétition. Le résultat est annoncé, les vainqueurs
dévoilés et trois jouteurs sont « étoilés », soulignant l‟importance accordée à l‟initiative
individuelle55. La fin d‟une joute n‟est pas toujours vécue avec enthousiasme. La victoire
ou une « étoile » rassure l'improvisateur sur la qualité de son jeu. Toutefois, cette
reconnaissance n'est pas suffisante dans tous les cas: « L’étoile, c’est un symbole. De
toute façon, si tu sais que tu as bien construit mais que tu n’as pas l’étoile de la
construction, c’est pas grave » (I7) ; « Je ne sais pas si une victoire soulève moins de
question qu’une défaite » (I5). Le sentiment de reconnaissance s‟acquiert aussi à travers
une recherche personnelle. Le jouteur tente de mettre des mots sur des impressions
vagues. Il les cherche parfois chez le public, des amis ou d‟autres jouteurs, à l‟issue de la
rencontre. L‟incertitude demeure, à l'extérieur de la durée d'une joute : « Je suis jamais
super épanoui. Même si on gagne, qu’on a fait de belles impros, je me dis toujours qu’on
aurait pu améliorer certaines choses » (I6). L'improvisation est un dépassement pour
atteindre une reconnaissance sociale, une façon de conjurer un besoin narcissique de
vivre sous le regard envieux de l'autre. Pour que le sentiment perdure à travers le temps,
les comédiens d‟improvisation doivent revenir sur scène de façon périodique. Cette
recherche constitue le fil conducteur d'une « carrière » d'improvisateur, traçant une
temporalité au-delà du cadre de la joute d'improvisation.
Certains répondent aux besoins de renouveler constamment l'expérience du jeu et de la
confrontation, en fondant leur propre troupe d‟improvisation théâtrale. D‟autres se
lancent dans des activités connexes, comme l‟animation. Autrement dit, ils se bricolent
55. Certaines ligues d'improvisation théâtrale renoncent au système des étoiles, rejetant du coup la
valorisation de l'exploit personnel au profit d'un exploit de l'équipe.
286
des espaces parallèles, en marge, où s‟expérimenter en tant que sujet. Mais ces stratégies
sont souvent insuffisantes. Le besoin du public et de l‟équipe se fait ressentir : «
J’aimerais que ça dure plus longtemps. C’est comme une drogue, c’est même parfois
difficile à décrocher » (I8).
La prochaine rencontre est souvent attendue par l'improvisateur, non sans une certaine
crainte. Une bonne performance lors du dernier match n‟est pas une garantie de succès
pour l‟avenir. Elle donne certainement confiance, mais elle n‟assure pas le retour en force
du comédien d'improvisation. Ce dernier prouve sa valeur à chaque rencontre. La peur du
prochain match se mêle paradoxalement à ce désir de revenir sur scène. Ces deux
sentiments apparemment contradictoires se retrouvent pourtant. Le besoin de vaincre la
peur motive la poursuite d‟une « carrière » d‟improvisation : « Ce que tu risque en impro,
c’est de recevoir plus de reconnaissance de la part du public » (I4). Le risque de perdre
la face existe donc sous des formes multiples, selon les temporalités. Au danger d'un
manque de spontanéité et d'originalité s'ajoute celui de la constance. Pour réitérer
l‟exploit, le jouteur remet le maillot à chaque occasion.
Le sens de la prise de risque émerge pour l‟improvisateur dans un contexte singulier. Le
cadre du match lui confère une signification socialement partagée. Ici, elle revête
l'apparence du ludique et demeure un synonyme de dépassement de soi. Elle suscite le
respect des spectateurs, l‟envie de certains, la curiosité chez d‟autres. En d‟autres termes,
les conditions de la prise de risque en improvisation sont clairement définies dans la force
d'un événement. Son sens prend racine dans un temps et un espace délimités.
En partie, l‟improvisation n‟implique pas de véritables excès ou des effets malsains chez
les jouteurs. Chaque joute est une parenthèse qui s‟ouvre et se referme le temps d‟une
soirée. Elle ponctue et rythme l'existence des improvisateurs. Elle constitue un monde
parallèle avec sa part de liberté et d‟interdits. Elle autorise une gestion de la prise de
risque au-delà de sa simple valorisation. Elle la limite à un risque identitaire et évite ainsi
l'affrontement réel à la mort : « C’est pas comme rouler en voiture à 300 km à l’heure, là,
tu prends un gros risque. En impro, c’est une succession de petits risques. C’est plus
287
attrayant et tu risques pas de mourir » (I7). La prise de risque dans le théâtre
d'improvisation s'approche de celle observée chez certains sportifs :
La volonté d'exprimer la responsabilité de ses actes – y compris lorsque le
hasard bat son plein et que le vertige vient brouiller les cartes – présente le
sportif comme beaucoup moins envouté par la mystérieuse recherche de profit
existentiel que ne le font apparaître Assailly, Le Breton et Peretti-Watel à
propos du rapport des jeunes au risque. Les pratiquants ne se livrent pas les
yeux fermés au fatum pour voir si vivre a encore une signification. Ils
théâtralisent – autant que faire se peut – leurs agissements risqués dans le sens
du respect de certains critères moraux tels que l'habileté corporelle – attention,
préparation physique, expérience (Collard, 2002 : 362).
À la fin d‟un match, la temporalité dans laquelle s'enracine le sens de la prise de risque se
dissipe momentanément. En d‟autres termes, la mise en danger ne trouve plus de support
et de raison d‟être. Il faut attendre la prochaine rencontre. La carrière de l'improvisateur
s'étire aussi longtemps que le besoin de l'évènement se fait ressentir : « J’arrêterai quand
je n’aurai plus besoin de reconnaissance et de retour à ce niveau là » (I2). Sa poursuite
révèle le besoin, toujours présent, de vivre intensément, en marge d'une existence
quotidienne parfois trop banale : « ça me permet de faire des choses que je pouvais pas
faire. Pour moi, la scène, c’est à la limite une psychanalyse. C’est être ce que tu vis
personnellement ou ce que tu aimerais être » (I6).
CONCLUSION : TEMPORALITÉS D’UNE PRISE DE RISQUE SYMBOLIQUE
La prise de risque en improvisation théâtrale implique la crainte et l‟affrontement de
l‟inconnu, le désir de maîtrise, la répétition et le renouvellement du passage à l‟acte. Elles
interpellent les notions de performance, de théâtralisation, de surenchère, d'urgence... Elle
se manifeste dans des temporalités prédéfinies, délimitées par le contexte de la joute, la
valorisant, permettant aussi sa gestion dans une certaine mesure. Le théâtre
d‟improvisation prouve aussi que les sociétés contemporaines sont à même de créer des
espaces et des temps propices à la prise de risque, en marge de l‟existence quotidienne.
L‟intensification du présent, notamment par l‟exposition de soi en situation de prise de
risque, est une donnée importante du rapport à la temporalité des jouteurs. Le temps de
l‟improvisation, comme le temps de la joute, est maximisé : elles sont des temporalités à
288
remplir par le jeu Il s‟agit de se lancer, tête baissée, sur la scène. L‟anticipation n‟a pas sa
place ici. Ainsi les improvisateurs radicalisent, dans un espace et des temps délimités, le
rapport à la temporalité analysé jusqu‟ici chez les jeunes. L‟improvisation théâtrale se
révèle comme une forme culturelle l'exaltant.
La discontinuité marque les différentes improvisations qui se suivent mais ne se
ressemblent pas. Seul le jeu, son cadre, l‟envie de gagner ou de partager de bons
moments, assurent une certaine cohérence entre les improvisations. La performance, si
elle est continue, dessine une ligne directrice le temps d‟une joute. L‟adaptabilité est une
des qualités premières de l‟improvisateur, qui s‟attend à tout, lâcher prise donc, et jouer la
carte de la spontanéité. La réaction est réduite à sa plus petite durée.
Dans une certaine mesure, l‟improvisation théâtrale permet la réalisation symbolique de
l‟ubiquité. Le jouteur est lui-même sur le banc, mais jouteur à la fois. Sur scène, il est
jouteur et personnage. Seul sur scène, il est également coéquipier, membre d‟une équipe.
Même certaines improvisations le feront passer d‟un rôle à l‟autre, en peu de temps. La
discontinuité des personnages, des identités revêtues sur de très courtes périodes de
temps, le pousse au maximum de ses capacités. En multipliant les identités sur le temps
d‟une improvisation et d‟une joute, l‟improvisateur existe, dans l‟urgence, sous de
multiples registres. Ainsi se joue également le renouvellement constant de la
désynchronisation, chaque mouvement, chaque mot, venant de sa part ou d‟un autre,
jouteur ou maître de jeu, impulse une nouvelle orientation épousée et remodelée par le
jouteur.
289
CONCLUSION GÉNÉRALE : RISQUE, ESPACE ET URGENCE
Des espaces circonscrits, des espaces interdits, des espaces investis : en général, le
mouvement se dessinant chez les jeunes générations, dans le contexte contemporain, est
celui d'un rapport à l'espace impliquant le développement d'une logique de l'urgence. Les
deux exemples montrent la relation entre le risque et la temporalité édifiée sous ce signe.
L'investissement de l'internet dévoile un espace sur lequel il est possible d'affirmer son
emprise ; un espace à s'approprier, pour se poser, pour rencontrer l'autre et se sentir
exister. Aujourd'hui, à l'espace des possibles, ouvert sur l'immensité, s'oppose l'espace
quadrillé et surveillé. D'une part, les espaces interdictionnels sont occupés dans l'urgence,
provisoirement. Ils courent le risque de ne pas avoir assez de temps, se superposant
parfois au risque d'être surpris ou attrapé. D'autre part, l'internet donne une liberté que
n'offre plus toujours la ville, l'occasion d'échapper au regard. Le risque, introduit dans la
surenchère de la mise en scène, pour épater, pour surprendre et défier, il attire l'attention,
le regard. Il est un instrument de la reconnaissance dans un espace où les regards se
posent provisoirement les uns sur les autres. Mettre en scène la sexualité, la violence et la
mort appelle à une mise en jeu de l'image. Le corps est parfois épargné, remplacé ici par
l'image de soi manipulée, recréée. L'urgence apparaît en filigrane, car ces images
remodelables de soi ne durent pas dans le temps : les jeunes les rechangent et les
échangent.
L'urgence anime le sujet hypermoderne. Elle n'est pas uniquement une contrainte, elle
pousse celui la vivant dans son dernier retranchement, l'oblige à s'exposer dans le feu de
l'action, lui propose une nouvelle manière d'être au monde, laissant peu de temps pour la
réflexion. L'exemple du théâtre d'improvisation le rappelle et le souligne : l'urgence n'est
pas en soi perçue négativement par le sujet. Elle se manifeste dans un contexte singulier.
Dans tous les cas, dans la vie comme sur la scène, l'urgence donne au risque une nouvelle
valeur. Dans une société de l'urgence, le risque montre l'adhésion du sujet à certaines
modalités d'inscription dans la temporalité. Il n'est pas surprenant de voir que
290
l'improvisation n'est pas le fait unique des comédiens sur scène, mais de l'ensemble des
jeunes sur la scène de la vie quotidienne.
Le risque est un matériel de la parole, il se raconte. Le sujet l'expose sur le net ou sur
scène, il entame le dialogue avec l'autre, il prouve sa valeur dans l'instant, avec l'objectif
d'en reparler par la suite. Le risque est un sujet de conversation, il est un matériel de la
parole qu'elle suscite chez l'admirateur et chez celui qui veut raconter pour mieux se
souvenir. L'urgence crée l'émotion d'une parole à transformer en sentiment. Dans nos
différents exemples, personne ne se contente de prendre des risques dans l'urgence : il
existe en filigrane le désir de faire perdurer l'instant, de le fixer dans le temps, d'où la
volonté d'en reparler, même de filmer certains moments. Si le temps passe, si l'acte vécu
au présent devient souvenir, la parole réactive le risque sans danger. La parole fait passer
le moment du risque du statut de vestige du passé à celui de vestige du présent.
L'acte narratif trouve dans le risque un matériel du récit, à la fois car il fait événement, il
marque l'imaginaire et il intéresse celui dont l'écoute est suscitée. Cette relation entre
risque et acte narratif trouve sa confirmation à l'analyse de certaines pratiques culturelles
juvéniles, dont le cinéma.
291
C) LE FILM COMME EXPRESSION DE LA TEMPORALITÉ JUVÉNILE : L’EXEMPLE DE
FIGHT CLUB
Alors là, pour Fight Club, je crois que c‟est notre record, je
pense. Je l‟ai vu surtout avec des copains, c‟est un peu
notre film culte, j‟sais pas, quarante fois ! En fait, la
philosophie qu‟ils ont dans le film, c‟est ce qu‟on pense
moi et mon groupe de potes.
- Alexis, 16 ans.
INTRODUCTION
Le cinéma est à la fois un miroir de la réalité, une représentation symbolique de
l'existence et une expérience sensible vécue par le spectateur, dans les salles de projection
ou devant l'écran de son ordinateur. Il est aussi l‟occasion de renforcer le lien entre les
membres d‟une même génération, comme symbole et représentations de valeurs
communes, d‟une expérience partagée :
Comme le montre une étude récente sur les jeunes et le cinéma, les trois quarts
des 15-24 ans et plus d‟un jeune sur deux âgé de 20 à 24 ans se rendent dans
les salles obscures à plusieurs alors que pour 42% des Français, la sortie au
cinéma se pratique plutôt à deux. Ce que ces 15-24 ans recherchent, ce sont
avant tout des univers de fictions à partager, des objets leur permettant de se
construire des références communes, des films qui les interpellent
immédiatement sur le registre de l‟émotion, émotion qu‟ils apprennent
ensemble à apprivoiser. C‟est pourquoi on constate, lorsqu‟on met face à face
des films et profils sociodémographiques de ceux qui les fréquentent, c‟est
avant tout des proximités d‟âge qui caractérisent les publics de chaque œuvre
singulière. En ce sens, il faut comprendre que les films qui deviennent des
succès populaires sont ceux qui parviennent avant tout à réunir, toutes
catégories sociales confondues et contre toute attente le plus grand nombre
possible de spectateurs appartenant majoritairement à la même génération.
C‟est pourquoi on assimile souvent le cinéma à une fabrique de souvenirs. Il
faut préciser : une fabrique de souvenirs que l‟on pourra évoquer avec ceux de
notre génération (Ethis, 2006 : 26).
Deux aspects de cette pratique culturelle la plus répandue chez les jeunes générations
sont intéressants dans une perspective d‟analyse du lien entre cinéma et temporalité.
D‟une part, il s‟agit de voir si certains films sont des représentations évoquant le rapport à
la temporalité et au risque vécu dans la réalité. Le film deviendrait un moyen de se
projeter, de vivre le risque par procuration. D‟autre part, l‟expérience cinématographique,
comme expérience du visionnage d‟un film, implique le sujet dans un rapport spécifique
292
à la temporalité. Cette hypothèse s‟éclaircit en abordant la question plus précise de la
trame narrative des films depuis les années 1990 et 2000.
Pour illustrer notre propos, nous avons choisi le film Fight Club de David Fincher56.
Quelques années après sa sortie en 1999, ce film est considéré comme une œuvre culte,
notamment auprès du public jeune (Seigel, 2004). Ce film décrit le parcours d‟un homme
d‟une trentaine d‟années bouleversant sa vie monotone de cadre et de consommateur
lorsqu‟il fait la connaissance de Tyler Durden, un homme marginal, enclin à la violence,
avec qui il crée un club de combat underground, le Fight Club. Cette organisation secrète
se développe ensuite, prend une dimension politique et engage des actions d‟importance
contre la société de consommation. Le Fight Club change son nom pour le « Projet Chaos
». Il est possible de lire ce film comme une synthèse, une allégorie du passage de
l‟adolescence dans les sociétés contemporaines. Fight Club est également allégorique
d‟une autre dimension des comportements humains, celle des prises de risque délibérées.
Nous y lisons, en effet, presque à livre ouvert, de nombreux aspects de ces
comportements tels qu‟elles sont analysées dans la littérature anthropologique et
sociologique. Le personnage principal, présenté au début du film comme un homme
déprimé, en quête de sens, un jeune tourmenté par la perte des repères de l‟enfance,
bouleverse son existence en se livrant à de telles expériences : les combats du Fight Club,
des scarifications, la vitesse au volant, des activités délictueuses (vols, menaces à main
armée, vandalisme, etc.), une tentative de suicide, etc. Le personnage principal est aussi
le narrateur du film. Il est entraîné par Tyler, dont il vient de faire la rencontre, dans des
expériences de l‟extrême. La fin du film révèle que le narrateur et Tyler sont en réalité
une seule et même personne. Tyler est issu de l‟imagination du narrateur, il hallucine son
existence. De façon plus spécifique, le film met en évidence l‟importance particulière de
la temporalité dans les prises de risque délibérées. Le narrateur, au début du scénario, a
56. Ce film est tiré du roman éponyme de Chuck Palanhuik, publié aux Etats-Unis en 1996. Avant d‟être un
film culte, Fight Club a d‟abord été un roman culte. Best-Sellers, il a marqué le monde littéraire américain
en proposant une lecture de la société contemporaine (ou d‟un futur proche) située silencieusement au bord
du chaos. Chuck Palanhuick est aujourd‟hui considéré comme un auteur majeur du courant dit de
l‟anticipation sociale.
293
perdu ses repères temporels et s‟en construit de nouveaux à partir d'expérience répétée de
prises de risque.
L‟analyse suivante propose, dans un premier temps, de montrer en quoi ce film culte
illustre l‟inscription du risque dans de multiples temporalités. Ainsi, à un premier niveau,
il s‟agit de voir comment un film illustre le rapport entre temporalité et risque. Dans un
deuxième temps, l‟analyse de la trame narrative de Fight Club, représentative de
plusieurs films cultes des années 1990 et 2000, révèle une relation singulière s'établissant
entre le film et le jeune spectateur au cours de l‟expérience cinématographique. Le
cinéma devient une expérience originale de la temporalité.
3. DE L’ALIÉNATION AU TEMPS DE L’ÉCONOMIE À LA QUÊTE D’UN TEMPS
RELATIONNEL
Le psychologue américain S.N. Gold décrit ce rapport fragile du personnage principal au
temps : « The very structure of Fight Club is designed to engender disorientation.
Although the plot line can be organise in a linear fashion, it is not presented in temporal
séquence. Instead, there are sporadique shifts in time and place that serve to instill a sense
of the dissociative quality of experience exhibition by the Narrator that is common-place
aspect of modern life » (Gold, 2004 : 15). Ce rapport est encore renforcé par son ubiquité
existentielle. À un stade avancé du film, lorsque le narrateur dort, Tyler est éveillé et vit
sa propre vie. L‟histoire et la mémoire du narrateur sont ainsi dissociées, morcelées, d‟où
ses nombreuses sensations de « déjà vu » et d‟amnésie, bien représentées dans le film. La
discontinuité, le sentiment d‟ipséité, caractérise l‟existence du protagoniste et est illustrée
à travers le montage du film : d‟une scène à l‟autre, la chronologie des évènements n‟est
pas respectée. Le spectateur doit faire un effort pour en comprendre l‟ordre.
Dès les premières minutes, la question de la perte des repères temporels est évoquée par
le narrateur décrivant ses insomnies persistantes. Du fait de ses problèmes de sommeil, le
jour et la nuit ne structurent plus son existence. Parallèlement, sa vie est entièrement
294
consacrée au temps de l‟économie57 : travail et consommation. Son activité de cadre chez
un grand constructeur automobile occupe une place prédominante. Mais cet emploi du
temps surchargé est dépourvu de repères temporels structurants, notamment du fait de ses
missions à travers tout le pays : il change sans cesse de fuseau horaire, gagne et perd des
heures, passe d‟hôtel en hôtel, d‟une ville à l'autre, etc. Il ne se réfère pas à son travail
pour se repérer dans le temps ; il ne sait jamais ce qu'il fera le lendemain, ni où il sera. Il
s‟interroge ainsi : « Si on se réveille à une heure différente, dans un endroit différent,
pourrait-on se réveiller en une personne différente ? ». À ce stade du film, le narrateur est
attentif aux stratégies employées par les membres de son entourage professionnel pour
ponctuer leur vie. Son patron, par exemple, choisit ses cravates en fonction du jour de la
semaine (le mardi : bleu foncé, le jeudi : jaune, etc.).
Hors de son temps de travail, le narrateur s‟adonne à son unique divertissement : la
consommation. Il consulte des catalogues, somnole devant des programmes de télé-achat,
commande de nouveaux meubles par téléphone, etc. Se forme alors un système en boucle
duquel le narrateur n‟échappe pas : son emploi est le moyen d‟accumuler l‟argent
nécessaire à ses exigences de consommateur et, en retour, ses dépenses constamment
renouvelées le contraignent à garder une source de revenu conséquente. Temps de travail
et temps libre sont alors articulés par une même logique économique, dont les deux pôles
sont l‟accumulation et la dépense.
L‟existence de cet homo economicus n‟est pas sans souffrance. Sa solitude est évidente et
sa vie pauvre en relations humaines, en fêtes et en amour. Sous la forme d‟un long
monologue, la narration illustre l‟isolement relatif dont il souffre. Il se confie au
spectateur, unique interlocuteur sensible à ses problèmes d‟insomnie et à son
esseulement. Du point de vue narratif, tout le film est en fait une succession de retours en
arrière, la première image étant celle de la dernière scène du récit. Le narrateur se
demande lui-même quand toute cette histoire a véritablement débuté ; il recommence
57. Nous définissons le temps de l‟économie comme le point de synchronisation des temps individuels sur
la base d‟une activité économique, un sous-groupe du temps social, comme point de synchronisation des
temps individuels, tel que décrit par Mercure (2004).
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d‟ailleurs sa narration à deux reprises. La forme narrative prouve la volonté du
personnage principal de structurer son histoire personnelle, de lui donner une cohérence
et de lui assigner une signification. Le spectateur assiste activement à cet exercice car le
narrateur s‟adresse souvent à lui directement, tout au long du film.
Dans ce contexte de perte de repères, les réunions du Fight Club et les combats ponctuent
la vie du narrateur et le réinscrit dans une temporalité partagée. Sous la forme de duels,
ponctuels et répétitifs, les combats jouent ce rôle de balises temporelles. Mais, dans un
premier temps, le personnage cherche moins la confrontation que la rencontre avec
l‟autre. Il est en quête d‟un temps relationnel, d‟un temps d‟échange, d‟une relation de
partage, d‟un moment de réciprocité loin du biais introduit par la hiérarchie
professionnelle.
Il trouve une première solution provisoire à sa perte de repères et à sa quête d‟un temps
relationnel. Il prend l‟habitude de se rendre à des groupes de soutien pour malades
chroniques, se faisant passer pour un des leurs. Pendant plus d‟une année, il pleure contre
les épaules d‟inconnus, écoute leur souffrance et ré-invente la sienne, en structure le récit.
Il retrouve son sommeil, signe d'une relation efficace à l‟autre, d'une nouvelle
synchronisation du sujet au temps social. Là où l‟économie échoue, le groupe de
discussion réussit provisoirement. Là où la relation instrumentale reste insuffisante, le
mensonge, mais le récit, redonne un sens provisoire à l‟existence du narrateur.
Malgré l‟imposture, le narrateur trouve le réconfort au sein de ces différents groupes : «
lorsqu’on te croit mourant, on t’écoute au lieu d’attendre son tour de parole ». Certes,
ses motivations diffèrent de celles des autres, il n‟est atteint d‟aucune maladie. Toutefois,
ces groupes de parole rassemblent des personnes autour d‟une seule et unique souffrance,
le narrateur ressent aussi : le sentiment de sa propre vulnérabilité. « C’est votre vie et elle
court vers sa fin une minute à la fois ». Ils partagent un même destin liant chacun des
participants. Cette communauté d‟appartenance et de destin prend forme ponctuellement
mais elle donne un sens à chacun de ses membres, puisque « le partage concerne le drame
de chacun et chacun s‟y resitue » (Jeffrey, 1998 : 36).
296
Dans l‟un de ces groupes de parole, le narrateur rencontre Marla, le seul personnage
féminin du film. Il s‟agit d‟une jeune femme en errance, déprimée et obsédée par la mort
se rendant comme lui, de façon illégitime, à ces réunions. Marla recourt elle aussi, dans
sa détresse, à plusieurs types de prises de risque délibérées : médication abusive, vols,
tentatives de suicide, etc. Elle cherche aussi à se positionner subjectivement dans la
temporalité, sa perception du chronos est entièrement orientée, de façon très angoissée,
vers le repère universel structurant le temps individuel, l‟issue de la mort : « La
philosophie de vie de Marla était qu’elle pouvait mourir à tout moment. La tragédie,
disait-elle, était que ça n’arrivait pas ».
3.1 La ré-inscription dans la temporalité
Les groupes de discussion apportent une réponse provisoire à la souffrance du narrateur :
« People really listen. His existence is acknowledged and validated as it is nowhere else.
There is what as least feels like a real connection and the construction of what seems to
be a substantive bond, allowing him to feel as if he is more alive and less dissociated
(Gold, 2004 : 20). Ce dernier cherche une nouvelle forme d‟inscription dans la
temporalité, dans une perspective durable. Le Fight Club répond à ce besoin à trois
différents niveaux : la participation aux combats, aux réunions du club, puis au « Projet
Chaos ». Ces exemples illustrent certains aspects des prises de risque des jeunes. Le film
est donc, dans un premier temps, une représentation cinématographique de la difficulté
pour le jeune à exister dans la durée et de certaines stratégies mises en œuvre pour la
surmonter.
Le combat instaure une relation forte entre deux individus, sous le signe de la violence.
La plupart du temps, cette relation implique un rapport de domination entre l‟agresseur et
la victime, le vainqueur et le perdant. Pourtant, au sein du Fight Club, les duels sont
présentés plutôt comme des rencontres d‟homme à homme, sur un pied non pas d‟égalité,
mais d‟équité. Dans la cave leur servant d‟arène, les membres du club perdent les signes
de leur différenciation : ils ne sont ni leur porte-monnaie, ni leur classe sociale, ni la
297
couleur de leur peau, ni leur statut marital, etc. Avant les combats, l‟un est dans
l‟obligation d‟ôter sa cravate, un autre retire son alliance… autant de symboles sociaux
ne faisant plus sens pendant la durée de l‟affrontement.
Lors du combat, chacun révèle son visage aux autres, se libère des masques sociaux. La
valeur du sujet rencontre celle d'un autre, celle d‟un homme, celle d‟une vie. L‟enjeu ici
n‟est pas de vaincre, mais de donner le meilleur de soi, de défier la peur. En d‟autres
termes, il s‟agit d‟affronter l‟épreuve, de trouver ses propres limites de son corps, de le
pousser au bout de ses forces et de son endurance. C‟est pourquoi Fincher met en scène
des combats opposant Tyler et le narrateur, même s'ils sont une seule et même personne,
la fonction première du duel n‟étant pas d‟affronter un adversaire, mais plutôt d‟être
confronté à soi-même. Tyler demande ainsi : « Comment peux-tu te connaître sans t’être
battu ? ».
Le temps du combat n‟est pas seulement l‟occasion de prouver sa valeur (Le Breton,
2002). Ce moment est aussi une parenthèse dans l‟existence de ses membres, une durée
avec de nouvelles règles, en marge de celles admises par la société de consommation,
réduisant la plupart d‟entre eux à leur identité de travailleurs et de consommateurs. À
travers les combats, chacun affirme son appartenance à une communauté d‟homme,
rassemblés ponctuellement. Ses membres vivent dans le temps social par l‟intermédiaire
d‟une appartenance confirmée à une communauté marginale, mais définie dans un
rapport d‟opposition directe à la société de consommation.
La durée de ces combats est particulièrement maîtrisée par les membres du Fight Club.
Tyler l‟annonce lorsqu‟il décompte les règles du club : « Numéro 7 : les combats durent
le temps qu’ils doivent durer ». Ils échappent momentanément aux pressions temporelles
vécues au quotidien, caractérisant la société capitaliste contemporaine : respect des
échéanciers, réactualisation quotidienne des priorités, culte de l‟urgence (Aubert, 2004).
Cette volonté de maîtrise de la temporalité est typique de l‟époque actuelle, incarnée par
le sujet hypermoderne: « désormais, nous voulons maîtriser le temps, le dominer,
aboutissement ultime de la logique capitaliste » (Aubert, 2008 : 25). La durée des
298
affrontements se caractérise par sa flexibilité, aux antipodes de la condition de l‟employé
d‟aujourd‟hui dont la vie se plie aux exigences du travail, voire du marché.
À la naissance du Fight Club, les réunions se produisent une seule fois par semaine, le
samedi soir. Ces rassemblements ponctuent la vie du narrateur et sans doute celle de
l‟ensemble des membres du club. Comme avec les groupes de discussion, ces évènements
constituent un repère temporel. Cependant, aux mensonges et à la parole se substitue ici
le langage du corps et de la douleur. Le protagoniste se situe dans le temps social, à
travers le sens conféré à un jour de la semaine, différent des autres, faisant figure
d‟événement fort : « Pendant la semaine, on [Tyler et le narrateur] fonctionnait comme
un couple. Mais le samedi soir, on découvrait autre chose… » ; « Le lundi matin, la seule
chose à laquelle je pouvais penser était le prochain week-end ». La participation aux
réunions est également un moyen de se projeter dans un avenir proche. Le reste du temps
est aussi chargé de sens, l‟attente devient une partie intégrante de l‟événement : sans ce
délai, la valeur de la réunion ne serait sans doute pas la même. En d‟autres termes, le sens
des combats ne s‟épuise pas dans l‟acte, mais s‟enracine aussi dans l‟attente constamment
renouvelée.
La valeur accordée à ces réunions par le narrateur est aussi liée à sa quête identitaire. Le
temps de ces rencontres ouvre et referme une parenthèse dans l‟existence de chacun des
membres du Fight Club : « On ne peut pas être plus vivant ailleurs qu’au Fight Club.
Mais le Fight Club n’existe qu’entre le moment où il commence et le moment où il
s’achève. Même si, en dehors, je pouvais dire à quelqu’un qu’il a fait un bon combat, je
ne parlerais pas à la même personne » ; « Quand le combat est terminé, rien n’est résolu,
mais plus rien n’a d’importance ». Chacun s‟y rencontre et s‟y affronte. L‟abolition
provisoire du statut social de chacun altère, le temps de la réunion, leur identité. Pour un
instant, ils existent autrement, en marge de leur vie quotidienne. La réunion établit un
cadre fixe et transforme la rencontre en événement. Ce rassemblement constitue un point
intense, un instant renforçant la relation aux autres membres du club, semblant se dissiper
avec la fin de chaque réunion.
299
Ces rencontres réactualisent une anthropologique propre à la fête. En effet, le narrateur «
vit dans le souvenir d‟une fête et dans l‟attente d‟une autre, car la fête figure pour lui,
pour sa mémoire et pour son désir, le temps des émotions intenses et de la métamorphose
de son être » (Caillois, 1950 : 124). Ils vivent l‟événement dans un présent réactualisé
constamment entre le souvenir et l‟attente. Ils sont nostalgiques du présent. L‟altération
identitaire du sujet n‟est pas parfaitement provisoire, elle motive la poursuite de son
existence. En d‟autres termes, le temps de la réunion déborde sa durée limitée pour
pénétrer le temps social. Par la répétition hebdomadaire de ces rencontres et de ces
combats, le protagoniste se définit davantage à travers son identité provisoire, il délaisse
l'identité vécue dans le temps social de façon journalière. Il entre dans une phase de
désynchronisation délibérément recherchée. Son temps est consacré soit à attendre cette
transformation, soit à la vivre : « Chaque samedi je mourrais, puis je renaissais ». Cette
métaphore de la mort et de la renaissance du sujet n‟est pas sans évoquer les rites de
passages. Chacune de leurs étapes est observable au sein même des rituels du club. Les
membres se dépouillent de leurs vêtements et autres objets symboliques : ils s‟adonnent
au rite préliminaire en abandonnant progressivement leur identité de tous les jours. Le
torse nu, ils attendent d'être nommé, on leur demande de s‟avancer sur l‟aire de combat :
c‟est le rite liminaire, une phase de marginalisation provisoire. Puis, ils passent à l‟acte,
affrontent l‟autre, leur semblable, leur frère : ils endossent leur nouvelle identité, d‟où la
mort et la renaissance symboliques évoqués par le protagoniste principal.
La ré-inscription dans la temporalité par le biais des combats s‟incarne également dans la
dimension des marques corporelles. Chaque membre du club garde, en effet, nombre de
blessures, d'hématomes et de cicatrices de chaque séance. Ces marques agissent comme
des traces, des supports de mémoire, représentant l‟expérience vécue. Elles sont visibles
aux yeux du monde, en dehors du club. « Dans un environnement hostile, le courage est
une vertu essentielle à la survie du groupe. La douleur subie intériorise une mémoire de la
résistance à l‟adversité qui le rend moins vulnérable devant les épreuves inhérentes à sa
condition. La trace corporelle est le sceau de l‟alliance, elle fait sens pour chacun des
membres de la communauté (Le Breton, 2003 : 40). Pendant toute une partie du film, ces
marques corporelles assurent, pour le narrateur, le lien entre le temps fermé et isolé des
300
séances du Fight Club et les autres temps sociaux. Cette fonction narrative des marques
corporelles est plus tard appropriée par les « deux » personnages principaux dans une
scène de scarification : Tyler inflige alors au narrateur une brûlure chimique sur le dos de
sa main. Les deux hommes n‟étant en réalité qu‟une seule et même personne, il s‟agit, en
fait, d‟une scène de scarification. Le narrateur en garde une importante cicatrice, elle est
ensuite, comme un rite initiatique, imposée à tous les membres du club et deviendra signe
de reconnaissance.
Ce recours aux marques corporelles est contemporain dans le film de l‟évolution du Fight
Club vers le « Projet Chaos ». En effet, la répétition des réunions souligne l‟incapacité du
club à donner un sens durable à l‟existence de ses membres. Pour un temps, le narrateur
entretient ces deux vies en parallèle, se dédoublant en quelque sorte, réalisant
symboliquement (mais visuellement pour le spectateur) l‟ubiquité. Hormis les marques
de plus en plus visibles et le souvenir qu‟il garde de chaque samedi, le Fight Club existe
en dehors du temps social, ces membres y sont différents, d‟autres hommes. Les rites de
passage traditionnels sont définitif, faisant passé l'initié d‟un statut à un autre, souvent
d‟une identité d‟enfant à celle d‟homme, avec une nouvelle place, définie collectivement.
Ils transforment l‟identité du sujet. Le club l‟altère provisoirement. La différence majeure
est ici liée à la reconnaissance sociale du rite dont le déroulement est fortement ancré
dans une relation au monde (cosmos) et au temps (chronos) dans les sociétés
traditionnelles. Dans le cas du Fight Club, le rite relève non pas d‟un processus
d‟intégration sociale, mais plutôt, à l‟inverse, d‟un processus de marginalisation. En
d‟autres termes, le retour à la réunion est aussi un signe de l‟échec relatif de l‟événement
à perdurer dans le temps. C‟est pourquoi le « Projet Chaos » apparaît comme une
tentative de positionnement du sujet dans le temps social, le mythe manquant.
Il existe une dimension eschatologique à ce projet. La destruction des sièges sociaux des
grandes compagnies de crédit est une action symbolique à l‟encontre de la société de
consommation. Dans le film de Fincher, elle est aussi une façon concrète de « remettre
les compteurs à zéro ». Pour le club, il ne s‟agit pas de renouveler le temps social, ni
même de le dominer, mais plutôt de l‟abolir. Le retour aux origines est d‟ailleurs évoqué
301
tout au long du film : Tyler rêve d‟un monde où les lianes poussent sur les ruines de la
civilisation. Le monde envié est le passé chaotique de l'Origine, seuls les Dieux pouvant
le remettre à l‟ordre, comme dans la plupart des mythes de la Création des sociétés
traditionnelles58. En ce sens, il insiste inconsciemment sur un retour dans un passé
singulier, précèdant la fondation même du monde. Ce symbole exprime sa volonté de
s‟arracher de tous les cadres sociaux du temps, y compris de la ligne du temps, de son
caractère irréversible et linéaire.
La distance paraît importante entre le premier combat du narrateur et son implication au
sein du « Projet Chaos ». Pourtant, ce retour vers le temps économique sous une forme
politique cherche à répondre au malaise existentiel du personnage. Chaque étape de son
parcours vise le renversement d‟une société ne répondant plus à la question fondamentale
de donner un sens à l‟existence. Tyler affirme ainsi : « Nous sommes les enfants oubliés
de l’Histoire. Nous n’avons pas d’objectif, ni de place. Pas de grande guerre, pas de
grande dépression. Notre guerre est une guerre spirituelle, notre dépression, c’est nos
vies ». La difficulté à vivre dans le temps social est résumée ici. Elle est la conséquence
d‟une impossibilité à se situer dans l‟Histoire et donc à faire référence à ses origines,
mais aussi à se projeter dans l‟avenir et à croire en une descendance.
Le personnage fait l'expérience du risque, son histoire est une quête de sens impliquant
une mise en cohérence des différents épisodes de son existence dans un contexte dépeint
par lui-même. Les risques pris sont des réponses à la maltemporalité, les combats
finissent par faire évènements et ponctuent au final son existence. Le spectateur assiste au
récit du risque dans le contexte du film, comme un miroir parfois de son existence.`
58. Lorsqu‟il évoque les Andamanais, à la suite de Radcliffe-Brown, Mircea Eliade évoque ce lien étroit
entre « Fin du monde » et « Retour aux Origines ». En fait, dans cette culture, comme dans bien d‟autres, «
il s‟agit bien d‟un mythe relatant la fin du monde ; mais le mythe se rapporte au passé et non pas à
l‟avenir » (Eliade, 1963 : 73).
302
3.2 Le cinéma et la quête des origines
Un jeune, aujourd'hui, regarde son passé : que risque-t-il de voir ? La grande histoire
qu‟on lui enseigne de façon abstraite et à laquelle il ne s‟identifie pas toujours ; des
parents qui disaient s‟aimer et qui ne s‟aiment plus ; un père ou une mère qui affirmait
qu‟il ou elle serait toujours là et qui a disparu ; des parents qui pensaient « blancs » et qui
ont fini par penser « noir » ; le quartier de son enfance qui a trop changé et qu‟il ne
reconnaît plus… Il se souvient des petits copains et des petites copines qui se sont
succédés dans sa vie et qu‟il a perdus de vue. Il voit des politiciens qui changent de
camps et d‟opinions ; des vedettes du sport et du cinéma qui touchent les sommets de la
gloire pour un temps, et qui disparaissent dans l‟ombre ; la succession des modes, des
générations de jeux vidéo et de séries télévisées, etc. Il voit que le passé est chassé par la
culture de l‟éphémère. Le passé n‟a plus de sens parce qu‟il meurt à chaque seconde. Une
question se complexifie pour ce jeune : D'où viens-je ?
La recherche de l'origine, intrinsèque à l‟adolescence (Rassial, 1996) se complique
actuellement dans le contexte d'une société hypermoderne, en proie à la course au
renouvellement : Où se situe le point d‟origine dans un monde qui brouille et déplace
sans cesse les points de repère ? Si la question de l'origine n'est pas nouvelle, les moyens
d'obtenir des réponses significatives se font de plus en plus rares pour les jeunes
générations. Le cinéma, à défaut de donner des réponses durables, met parfois des mots et
des images sur ces angoisses et ces craintes, difficilement appréhendables pour le jeune.
En mettant en scène plusieurs problématiques importantes de la jeunesse, dont la question
de l‟origine, Fight Club obtient un grand succès auprès des jeunes générations59. En effet,
l‟idéologie de la société hypermoderne, bien illustrée dans Fight Club, favorise, non
seulement le brouillage des origines, mais aussi les fantasmes d‟auto-engendrement,
d‟auto-suffisance, voire de toute-puissance, dont il est possible d‟observer les
manifestations chez de nombreux jeunes.
59. Voir notamment : Dupont, Lachance, Lesourd, 2007 ; Dupont, Lachance, 2007 ; et Lachance, Dupont,
2007.
.
303
3.2.1 Le fantasme d’auto-engendrement
Le spectateur de Fight Club assiste au récit d'un souvenir. La première scène du film
s‟ouvre sur Edward Norton, le revolver de Tyler entre les dents : « Pendant une seconde,
confie-t-il au spectateur, j’oublie tout le programme de destruction méthodique de Tyler
». Le ton est donné car le film est, en fait, le souvenir subjectif du narrateur de son propre
vécu. Le montage final du film, la trame des péripéties proposées au public, est le résultat
d'un travail de remémoration du personnage. Fort de son expérience personnelle, il
sélectionne délibérément quelques évènements et leur donne un ordre, une cohérence. Il
construit sa biographie. Le narrateur crée le point de départ à cette histoire proposée au
public. La forme du récit constitue ainsi en elle-même une représentation symbolique de
l‟auto-engendrement.
La construction ubiquitaire de Tyler, « créature » du narrateur est, en même temps, une
part clivée de son propre moi, elle met en scène ce mécanisme d‟auto-engendrement. Du
point de vue anthropologique, ce fantasme est un retour aux origines créatrices de
l‟humanité, au « Temps Mythique ». Ainsi Tyler rêve-t-il d‟un monde bétonné, mais
recouvert de lianes, d‟un nouveau point zéro de l‟histoire. À l‟auto-engendrement de sa
propre existence s‟ajoute en filigrane celui du ré-engendrement du monde. Le personnage
cherche à reconstruire à la fois son origine personnelle, mais aussi le cadre de référence
dans lequel il vit, celui de l‟Origine du monde et du mythe lui donnant son sens.
La famille du narrateur n‟apparaît à aucun moment du film. Sa mère n‟est jamais
évoquée, mais son père, en revanche, est très présent dans ses questionnements. Ainsi,
lors d‟une scène de confidences intimes, le narrateur et Tyler évoquent leurs pères
respectifs :
Tyler :
Si tu pouvais te battre avec n’importe qui, tu choisirais qui ?
Le narrateur : Je choisirais certainement mon patron.
Tyler :
Vraiment ?
Le narrateur : Oui, pourquoi ? Toi, tu choisirais qui ?
Tyler :
Je choisirais mon père.
Le narrateur : Je ne connais pas mon père. Enfin, je le connais, mais il nous a quittés lorsque
j’avais à peu près six ans. Il s’est remarié et a fait d’autres gosses. Il fait ça
304
tous les six ans : il déménage dans une nouvelle ville et fonde une nouvelle
famille.
Tyler :
Ce salaud monte des franchises ! Moi, mon père n’est jamais allé à
l’université, donc c’était très important pour lui que j’y aille…
Le narrateur : Je connais ce genre d’histoire…
Tyler :
Alors je passe mon diplôme, je l’appelle à l’autre bout du pays et je lui dis :
« Alors maintenant, qu’est-ce que je fais ? », il me dit « Trouve-toi un boulot ».
Alors après, j’ai vingt-cinq ans, je passe mon coup de fil annuel, j’lui dis
« Papa, qu’est-ce que je fais maintenant ? » et il me dit « J’sais pas, marietoi ».
Le narrateur : Je ne peux pas me marier… J’suis un gamin de trente ans.
Tyler :
Nous sommes une génération d’hommes élevés par des femmes, je ne suis pas
sûr qu’une autre femme soit vraiment la solution dont on ait besoin.
La figure du père est avancée comme un élément important dans le questionnement du
narrateur sur son origine. Le père décrit a deux visages opposés : d‟un côté, il est absent
et n‟a pas de projet pour son enfant et ne sert pas de modèle identificatoire ; de l‟autre, il
est omniprésent et le personnage s‟aliène dans les désirs qu‟il a à son endroit. Les paroles
de Tyler résument bien le questionnement du personnage : que veut mon père ? De quel
désir suis-je né ? Cette interrogation apparaît dans la relation du narrateur à son propre
nom. Jamais son nom est évoqué dans le film. À la fin, le spectateur aprend qu'il porte le
nom de son double, Tyler Durden. Ainsi, pendant la plus grande partie du film, le
narrateur est « anonyme », « débaptisé », marquant son absence d‟inscription dans une
filiation. Cette remise en cause et cette réinvention du nom se rencontrent souvent chez
les jeunes : certains sujets refusent ou transforment leur prénom ou leur nom de famille,
s‟inventent des surnoms, s‟adjugeant le droit d‟être leur propre créateur. Dans des cas de
ruptures radicales, comme dans les cas d‟errance, le choix d‟un nouveau prénom participe
précisément à symboliser un nouveau départ, la fixation dans le temps d‟un nouveau
point d‟origine. À la suite de François Chobeaux, David Le Breton rappelle à ce sujet que
« beaucoup prennent ou acceptent un surnom traduisant leur naissance à un autre statut,
une allégeance à une autre „„ famille“, celle composite de ceux qui les nomment ainsi (Le
Breton, 2007 : 72).
Le narrateur, au début du film, cherche à construire sa propre origine en s‟inventant des
noms qu‟il utilise pour se rendre à des groupes de parole : il se nomme ainsi
successivement Cornelius, Rupert, Travis, etc. Ce rapport conflictuel à l'identité prend
305
une dimension supplémentaire lorsque le Fight Club revêt la forme du « Projet Chaos ».
En effet, une des règles du groupe, dictée par Tyler, est que « Au sein du Projet Chaos,
nous n’avons pas de nom ». Ainsi le personnage principal – le narrateur, via Tyler –
impose son propre anonymat aux membres du groupe fondé. Les retrouvailles avec son
propre nom, à la fin du film, signe l‟acceptation de son origine.
Dans le contexte actuel, où de plus en plus de jeunes sont en quête d‟un mentor, le
« dédoublement » observable dans Fight Club est une belle illustration du jeune
d‟aujourd‟hui souvent confronté au défi de déterminer par lui-même et pour lui-même sa
propre voie. Les deux figures de l‟unique personnage principal incarnent ainsi l'ubiquité
existentielle du jeune : d‟une part, le narrateur, présenté comme un enfant face à Tyler,
d‟autre part, Tyler, présenté comme un guide, un adulte le protégeant.
À la fin du film, le narrateur réalise que Tyler n'est qu'un dédoublement de lui-même. En
revanche, ce n‟est pas le cas de la guérilla : le « Projet Chaos ». Le narrateur est présenté
comme extérieur à sa propre création. Le film s‟achève sur ce hiatus : le narrateur assiste,
impuissant, à la réalisation dans la réalité de la destruction des tours de Manhattan.
Cette lecture interpelle aussi l‟idée selon laquelle le narrateur rêverait d‟un retour (ou de
la réinvention) du point zéro de l‟histoire. En effet, l‟écroulement des grands sièges de
compagnies de crédit signe symboliquement la fin de l‟ère néolibérale. Cette scène peut
également être vue comme l‟équivalent d‟un culte, c‟est-à-dire comme une mise en scène
de l‟entrée du sujet dans le « Temps Mythique », dans une parenthèse le ramenant
symboliquement au moment précis de la création du monde. Mais le narrateur, sans Tyler,
est redevenu homme, impuissant devant l‟œuvre accomplie, soulignant, du même coup,
les limites de la maîtrise et du pouvoir exercé sur le monde, sur lui-même et sur le temps.
3.2.2 Une mise en scène de l’origine du monde ?
À sa sortie en 1999, Fight Club essuie de nombreuses critiques négatives ; seul le public
jeune lui réserve un accueil favorable. Quelques années plus tard, les critiques et les
306
journalistes le considère comme un film particulièrement représentatif de l‟époque et de
la jeunesse contemporaine (Siegel et Siegel, 2004). Ce succès aussi à travers l‟émergence
et le développement de certains phénomènes jeunes repris par les médias et reliés au film
de Fincher. Ainsi des émeutes, des « clubs de combats » et des bagarres organisées furent
parfois associés à Fight Club. La sortie, en 2004, d‟un jeu vidéo homonyme montre aussi
la popularité tardive et actuelle du film.
Certes, les facteurs d‟identification à un film sont nombreux et variés. Dans le cas de
Fight Club, au-delà de la fascination première des images, des vedettes et du rythme, des
thématiques subtiles ont retenu l‟attention du jeune public et suscité leur enthousiasme.
La question de l‟Origine en particulier est récurrente dans de nombreux films cultes des
jeunes : Scarface, Star Wars, Matrix, Kill Bill, etc., et bien d‟autres encore, traitent de
cette problématique primordiale à cette période de l'existence. Fight Club a la qualité ici
d‟exprimer, dans une version radicale, les conséquences de ce travail de constitution et
d‟élaboration de ce rapport à l‟origine. En effet, le jeune, confronté à des exigences
psychiques, physiques et sociales contradictoires, est parfois tenté par cette idée d‟autoengendrement et donc d‟auto-suffisance, de toute-puissance. Le film Fight Club met en
scène sa réalisation à une époque où le rapport à l‟Origine pose davantage de questions
qu‟il ne donne de réponses. La question de l‟Origine dans Fight Club s‟ajoute à nos
observations précédentes et confirme l‟importance accordée au rapport à la temporalité.
Toutefois, le film de Fincher ne se limite pas à une représentation : il constitue aussi, à
travers sa trame narrative, une expérience concrète de réorganisation de la temporalité
pour le spectateur du film.
3.3 Cinéma et maltemporalité
Les années 1990 ont connu l‟émergence et la multiplication de films caractérisés par la
violence de leurs images et de leur langage, par de l‟horreur et de l‟horrible de plus en
plus esthétisés et par la mise à mal de la narration classique, linéaire. En ce sens, Pulp
Fiction de Quentin Tarantino (1994) est tout à fait emblématique : le spectateur est chargé
de la mission de retrouver la cohérence du récit. Or, des films comme Orange Mécanique
307
(1971), C’est arrivée près de chez vous (1992), Tueurs nés (1994), Péril Jeune (1995),
Trainspotting (1996), Fight Club (1999), Kill Bill (2003) et plusieurs autres partagent
cette particularité de mettre en scène des narrateurs qui sont aussi des personnages de
l‟histoire, exposant au spectateur leur travail de mise en cohérence des évènements dont
ils sont les acteurs ou les témoins. Par un hasard surprenant, cette particularité s‟observe
aussi dans le rapport plus général des jeunes avec la temporalité.
3.3.1 Temporalité juvénile
La période d‟incertitude caractérisant la jeunesse s‟explique en partie par la difficulté de
s‟enraciner dans une temporalité chargée de signification, de trouver un modèle lui
permettant d‟expliquer et d‟exprimer d‟où il vient et où il va. Les sociologues de la
postmodernité et de l‟hypermodernité insistent sur cette difficulté du sujet contemporain
(Maffesoli, 2000 ; Lipotvetsky, 2000 ;
Aubert, 2005). Au brouillage des origines,
amplifié par la monoparentalité et l‟insignifiance de la grande histoire pour plusieurs
jeunes, s‟ajoute un avenir fait d‟incertitude, la maltemporalité (Bacqué, 2007).
La maltemporalité émerge dans un contexte contemporain spécifique, où s‟impose un
rythme de vie apparemment effréné. Nombre de jeunes évoquent ce « système », ce « Big
Brother », figure invisible, suspendue au-dessus de tous les hommes, une machine
entraînant chacun d‟entre nous vers la précipitation, vers l‟avant, vers demain et vers
nulle part à la fois. Un sentiment d‟hétéronomie se développe chez certain entrant dans la
vie active, acceptant cette cadence sociale, source de compromis, voire de résignation.
Pourtant, ces mêmes jeunes affirment contrôler leur propre rythme de vie.
Paradoxalement, ils se réfèrent généralement aux mêmes valeurs défendues par la société
de consommation pour en parler : flexibilité, adaptabilité, maximisation du temps.
Lorsqu'ils croient maîtriser la temporalité, façonner leurs horaires selon leurs désirs,
décider du présent et de demain, les sujets remettent en avant leur action comme étant le
premier organisateur du temps, jusqu'à en oublier les obstacles contournés, surmontés,
orientant tout de même leur agir.
308
Certes cette maltemporalité ne touche pas seulement les jeunes générations. Toutefois, la
jeunesse est une période où la temporalité est investie différemment, avec une sensibilité
singulière. Dans un monde où les espaces réels et symboliques d‟autonomisation se font
de plus en plus rares pour certains, la temporalité devient l‟espace pour s‟affirmer,
revendiquer sa valeur, se sentir libre. Plusieurs jeunes aujourd‟hui prolongent leur séjour
sous le toit familial, faute d‟un revenu suffisant. La dépendance est ancrée dans leur
existence. Se désynchroniser des horaires familiaux, gérer son temps libre, vivre la nuit
prouvent une revendication de son autonomie. Il n'existe pas de personne autonome ne
gérant pas son temps, ses horaires, quelques projets. La gestion, voire la maîtrise de la
temporalité, est un symbole fort d‟affirmation de soi (Aubert, 2005). « Évoquer la
question de l‟autonomie temporelle revient donc à poser le rapport actif au temps comme
enjeu existentiel et subjectif crucial de l‟entrée dans la vie » (Schehr, 1999 : 16). Cette
appropriation fait partie des tâches incombant au sujet pour s‟affirmer aux yeux des
autres et de lui-même.
Le contexte de maltemporalité contribue à faire de la temporalité un matériel de
l‟autonomie, elle redonne au sujet la tâche incombant jadis au mythe : donner une
cohérence aux évènements de son existence, à travers un récit, une narration établie et
transmise de génération en génération. À l‟heure de la radicalisation de cet effritement de
la communauté et du sens en liant les membres, le nouveau travail du jeune contemporain
implique une appropriation singulière de la temporalité. Elle suppose aussi une cohérence
significative à ses yeux. Or, quels sont les moyens dont dispose le jeune pour relever un
tel défi ? À la question : « quel sens dois-je donner à mon passé, à mon présent et à mon
avenir ? » s'ajoute celle du « comment donner un sens à ce passé, à ce présent et à cet
avenir ? ». Parmi plusieurs éléments de la culture juvénile, le cinéma se révèle, entre
autre, comme l'occasion d'une expérience intime de la temporalité.
3.3.2 La maltemporalité dans les films cultes des années 1990 et 2000
Plusieurs films des années 1990, dont les populaires Trainspotting et Fight Club, mettent
d'abord en scène cette maltemporalité. En effet, cette dernière apparaît comme l‟arrière-
309
plan d‟intelligibilité du récit des protagonistes de ces deux films. D‟une part, dans le film
de Danny Boyle, le personnage principal (Renton incarné par Edward McGregor) fuit les
rythmes sociaux, cette course en avant, cette obligation à faire des choix qui ne sont pas
significatifs à ses yeux :
Choisir la vie, choisir un boulot, choisir une carrière, choisir une putain de télé
à la con, choisir des machines à laver, des bagnoles, des platines laser, des
ouvre-boites électroniques, choisir la santé, un faible taux de cholestérol et une
bonne mutuelle, choisir les prêts à taux fixes, choisir son petit pavillon, choisir
ses ami(e)s, choisir son survêt et le sac qui va avec, choisir son canapé avec le
fauteuil le tout à crédit, avec un choix de tissu de merde, choisir de bricoler le
dimanche matin en s'interrogeant sur le sens de sa vie, choisir de s'affaler sur ce
putain de canapé, et se lobotomiser aux jeux télé en se bourrant de MacDo,
choisir de pourrir à l'hospice et de finir en se pissant dessus dans la misère en
réalisant qu'on fait honte aux enfants nickés de la tête qu'on a pondu pour qu'ils
prennent leur lait, choisir son avenir, choisir la vie... pourquoi ferais-je une
chose pareille ? (Boyle, extraits de Trainspotting, 1996).
Cette énumération marque la discontinuité entre les différents aspects de l‟existence du
narrateur, discontinuité symbolisant la difficulté à établir une cohérence, au fondement
même de l‟établissement d‟une signification durable. Ses repères temporels sont autres,
tournés vers sa consommation d‟héroïne. Il préfère le temps de la came, pour reprendre
les mots de William Burrough. Renton le dit lui-même : « se donner à l’héroïne, c’est un
boulot à plein temps ». Ce choix prend place dans un contexte de maltemporalité,
l‟impossibilité, pour lui comme pour ses compères, de trouver un projet fassant sens,
orientant leur vie.
Le sens des origines est également mis en cause. Une scène l'illustre bien, lorsque
Tommy amène la bande (Renton, Sickbud, Spud et Begbie) en pleine nature. Celui-ci
s‟avance vers une montagne, la désignant comme l‟objectif à atteindre. Pour motiver ses
camarades se faisant prier, il lance : « Mais vous n’êtes pas fiers d’être Écossais ? ».
Renton réplique, aux termes d'une longue tirade : « C'est la pire honte d'être Écossais ».
La perte de confiance en la nation, cette grande communauté permettant jadis au sujet de
s'insérer dans une généalogie et de se projeter dans l‟avenir, jusqu‟à mourir pour la patrie,
n‟existe plus. Renton préfère prendre une gorgée de vodka...
310
Si les protagonistes de Trainspotting tentent d‟éviter cette société du choix, peinant à
faire sens, le parcours du personnage principal de Fight Club (David Fincher) incarne
plutôt le surinvestissement du sujet dans cette même société. En effet, ce dernier est cadre
dans une entreprise, consomme des meubles pour affirmer son identité : « Je cherchais
l'ensemble de vaisselle qui me définirait en tant que personne ». Mais cette existence
peine à le satisfaire : le protagoniste souffre d‟insomnie, de solitude. À la marginalité des
personnages de Trainspotting se substitue ici le conformisme de ce dernier. Deux voies
différentes menant pourtant à deux positions passablement similaires : l‟incapacité à se
situer dans le temps des autres, à vivre significativement ce rythme de vie de la société de
consommation.
3.3.3 L’acte narratif : une expérience de réorganisation et de reconfiguration de
la temporalité
Les concepts de mêmeté et d'ipséité chez Paul Ricœur éclairent certains aspects des films
de Boyle et de Fincher. Le sujet d'aujourd‟hui est confronté, plus que jamais auparavant,
à l‟exacerbation du deuxième aspect proposé par Ricœur. L‟ipséité est l‟allié parfait de
cette société hypercontemporaine préfèrant le changement accéléré à la stabilité,
imposant la flexibilité au sujet, l‟adaptabilité aux nouvelles situations appelées à changer,
encore et encore. Dans cette société de l‟ipséité, ce n‟est donc plus la continuité qui
devient la norme, mais plutôt la discontinuité. Les évènements de l‟existence, dispersés
dans le temps, sont eux-mêmes discontinus et vécus par des personnes qui, tout en étant
les mêmes, sont radicalement différentes. Souvenons-nous : « Si vous vous réveillez dans
un endroit différent, à une heure différente, pouvez-vous vous réveiller dans la peau d'une
personne différente ? », affirme le narrateur de Fight Club.
Pour Paul Ricœur, l‟acte narratif, se raconter à travers un récit, redonne une cohérence
aux évènements dispersés et apparemment discontinus de l‟existence. En se racontant, le
sujet trie certains évènements ponctuant un temps de son existence. Il redonne un ordre
cohérent à son vécu intime, même si les évènements ne se sont pas enchaînés de la sorte
dans la réalité. L‟acte narratif est un acte de configuration de cette réalité : il fait tenir
311
ensemble des épisodes dispersés dans le temps. L‟acte narratif combat le sentiment de
discontinuité, il devient fondamental, assurer la survie du sujet, donne un sens à
l‟incohérence. Il rétablit de l‟ordre quand le sujet se perd, il traduit dans le langage ce qui
s‟est perdu dans les actes. À travers la mise en récit, le sujet redonne à la temporalité un
ordre, une structure, une forme originale pour la façonner, en quelque sorte, à son image.
Il s'agit à la fois de réorganiser et de reconfigurer la temporalité.
Les films constituent de tels actes narratifs. Ils proposent une trame, rassemblent, sous le
couvert du montage, des évènements ne se succèdant pas chronologiquement, mais
finissant par être indissociables les uns des autres. Mais les films analysés ici, comme de
nombreux autres réalisés dans les années 1990 et 2000, ne sont pas de simples montages,
des actes narratifs mis en forme par un réalisateur. Ils mettent aussi en scène des
personnages s‟adonnant à ce travail de mise en cohérence.
Les protagonistes de Trainspotting et de Fight Club, par exemple, racontent leur histoire,
s‟adressent aux spectateurs, insistent pour leur signifier qu‟il s‟agit d‟une construction,
leur construction originale, leur expérience subjective proposée au spectateur. La vérité
du narrateur et du personnage remplace ici la vérité absolue du mythe. Le réalisateur ne
propose pas une version finale et finie au spectateur, mais bien le processus du montage
lui-même, narré par le protagoniste.
Nombreux sont les exemples, dans les films de Boyle et de Fincher, mettant en scène ce
processus à travers différents personnages. Dans Trainspotting, lorsque Begbie raconte
pourquoi il s‟est battu aux termes d‟une partie de billard, il explique, raconte. Le
spectateur voit la scène, comme si elle avait réellement existée. Renton, par la suite, dit
au spectateur que Tommy lui a donné une autre version des faits, peu de temps après. Le
spectateur bascule alors vers ce moment, revient dans le passé, il revisite la scène décrite
précédemment par Begbie. La même scène est décrite deux fois, à travers deux regards
différents. La vérité ne correspond ici qu‟à l‟expérience subjective des personnages.
Renton  comme le spectateur  écoutant ces histoires, doit alors départager le vrai du
faux, construire sa propre idée de la vérité. Dans Fight Club, le spectateur assiste à trois
312
débuts de film : la première image, en fait le début de la dernière scène ; le premier retour
en arrière, ramènant le protagoniste lors de sa fréquentation des groupes de discussions60 ;
un second retour en arrière, à partir du premier… Le narrateur lui-même explique
chercher le début de son histoire, commence par la raconter, puis, signifie au spectateur
s‟être trompé pour revenir encore un peu en amon. La construction narrative est montrée,
explicitée : elle fait expressément partie du scénario.
À cette mise en avant de la construction narrative correspond l'éloge de la sujectivité du
sujet, au détriment des évènements réellement vécus. L'histoire du personnage, à laquelle
le sujet s'identifie, montre à quel point le soucis de la vérité objective est secondaire.
« En ménageant une continuité narrative, ce dernier risque d'écrire une histoire qui ne
retienne que les faits vainqueurs et ne rende pas compte du foisonnement de ce qui s'est
réellement passé » (Leduc, 2004 : 79). Dans ce contexte, le sujet, maître de son récit
biographique, met parfois en doute l'histoire le dépassant et le surplombant. Elle apparaît
ici comme une autre construction, sur laquelle il a peu ou pas d'emprise.
Le film culte est lié de près à l'esprit d'une génération, il incarne une ou plusieurs
dimensions collectives de l'existence, renvoyant simultanément au vécu intime de
chacun. Les membres d'un groupe plus ou moins restreint, la plupart du temps des jeunes,
se retrouvent dans un tableau cinématographique leur ressemblant (Lachance et al.,
2009). Les stratégies narratives mises en place dans nos deux exemples, mais également
dans plusieurs films relativement récents, constituent l'une de ces ressemblances. Des
réalisateurs comme Boyle et Fincher illustrent une sensibilité hypermoderne de la
temporalité, vécue par nombre de sujets contemporains, notamment des jeunes. Le film
constitue à la fois une représentation de la temporalité connue du sujet contemporain et
une expérience en soi d'un travail de réorganisation intime.
3.3.4 Le spectateur et son travail de réorganisation et de reconfiguration de la
temporalité
60. Soulignons au passage que les groupes de discussion sont consacrés à l'expression de soi, à la mise en
mots et en cohérence des évènements de son existence.
313
Face à l‟image et à l‟écran, tout spectateur vit une expérience subjective. Le film stimule
son imaginaire :
Les propriétés que nous prêtons à la photographie sont, en réalité, des
propriétés qui émanent de notre esprit et que ce dernier projette ou rive en elle.
Les plus grandes qualités que nous attribuons à une photographie relève donc
intrinsèquement de la subjectivité que notre regard parvient à y installer. En
plongeant le spectateur dans l‟obscurité d‟une salle de projection, en faisant
passer l‟image d‟un petit support manipulable - le papier photo - à un grand
support non-manipulable - l‟écran - qui vient intensifier sa qualité
immatérielle, le cinématographe des Frères Lumières accroît encore la place de
la subjectivité en obligeant ceux qui regardent un film à se concentrer et à
adhérer plus fortement encore à une image qui les implique désormais dans un
système qui a acquis des caractères spatiaux et temporels nouveaux (Ethis,
2006 : 63).
Pour reprendre l‟expression d‟Edgar Morin, le film « motorise la participation » (Morin,
1956 : 107). En d‟autres termes, « parce qu‟il se co-invente avec ses publics, le fait
cinématographique est un fait institutionnel et sociologique » (Ethis, 2006 : 63).
Emmanuel Ethis va plus loin, en différenciant trois temporalités impliquées dans le
visionnage d‟un film : le cours historique du monde, correspondant au cadre quotidien,
réel, de notre expérience du temps ; le temps intrafilmique, étant plutôt la temporalité
configurée par la narration du film et la médiation temporelle, la temporalité re-créée à
travers la réception et l‟interprétation de la trame narrative par le spectateur (Ethis, 2007 :
104). Au sein même de cette médiation temporelle s‟exprime une appropriation singulière
et subjective de la temporalité du film.
Or,
plusieurs
films,
depuis
une
quinzaine
d‟années,
marquent
le
cinématographique par des temps intrafilmiques spécifiques :
Si la lisibilité immédiate reste le principe de base du scénario hollywoodien, le
schéma simplex d'une histoire unique présentant un début, un développement
et une fin n'est plus de mise. L'unité d'action, héritée de la vieille règle
classique qui distinguait action principale et actions accessoires, vole en éclats.
Désormais, dans la structuration même du récit, l'accessoire devient aussi
important que le principal. Cela se vérifie dans des types de récits qui
privilégient l'éparpillement et le chaotique, le discontinu et le fragmentaire,
l'anecdotique et le désunifié (Lipovetsky, Serroy, 2007 : 106).
314
paysage
Face à des films dont la trame narrative brise la linéarité de la narration conventionnelle,
le spectateur est obligé d‟exécuter un travail de mise en cohérence. Par exemple, dans le
cas de Pulp Fiction61 de Kill Bill Vol.1 et 2, les scènes sont présentées dans le désordre.
La fin véritable de l‟histoire n‟apparaît pas nécessairement à la fin du film. La cohérence
s‟en trouve bouleversée et la compréhension de l‟histoire ne se passe pas d‟une opération
mentale, consistant en la remise en ordre du casse-tête. Ainsi se positionne le jeune
spectateur : la reconstruction du caractère linéaire, obligatoire pour être intelligible,
l‟amène à réorganiser l‟ensemble des scènes. Ainsi de telles trames narratives accentuent
le travail de tout spectateur face au grand écran :
En proposant des narrations re-temporalisées par la technologie filmique qui
fonctionnent comme une sorte de discours sur notre temps culturel et social, le
cinéma nous contraint à combler les vides, le non-montré, l‟espace libre laissés
en jachère dans les partis pris d‟ordre, de rythme, et de durée activés par le
film. Entrer dans un film revient à projeter, ou plus exactement à synthétiser,
notre pratique du temps et des évènements temporels dans la confrontation au
cadran filmique qui comporte autant d‟incitations à découper et à situer le
temps narratif que le permettent une horloge ou un calendrier. Mais, à la
différence de la lecture de l‟horloge qui mobilise une compétence de
déchiffrage aisément transmissible et apprise une fois pour toutes, la perception
du temps filmique relève, elle, d‟un apprentissage effectué en autodidacte, et
ciselé d‟ajustements incessants qui ont d‟abord pour finalité d‟appréhender une
sorte de climat temporel : adultes, nous ne comprenons pas toujours cet appétit
friand et jamais rassasié qu‟ont les enfants de revoir indéfiniment le même
DVD de leur dessin animé favori, alors qu‟il faudrait comprendre cette attitude
comme une volonté de s‟acclimater à un mode temporel narratif singulier
(Ethis, 2006 : 104).
Le temps intrafilmique, la cohérence présentée par le réalisateur, n‟est en quelque sorte
qu‟une proposition initiale. Le spectateur est maître de la configuration finale. Chacun
personnalise cet acte de configuration. Plus encore, le même spectateur reconfigure
parfois le film selon différentes lectures, lors de différents visionnages.
Cette expérience de réorganisation et de reconfiguration de la temporalité explique, en
partie, la popularité de ces films auprès de jeunes générations. L‟exercice du pouvoir du
sujet sur la temporalité est exacerbé aujourd'hui. Cette expérience rejoue ce pouvoir dans
le cadre ludique du cinéma. Elle correspond à la réalité intime des jeunes issus de ces
61. Dans son étude, Monique Dagnaud (2008) a demandé à ses jeunes répondants, entre autre, quels étaient
leurs films cultes : Pulp Fiction termina en deuxième position.
315
sociétés de la maltemporalité. En d‟autres termes, le jeune vivant une période de son
existence marquée par la discontinuité, devant aussi en maintenir la cohérence, fait face à
une trame cinématographique lui proposant de répéter cette expérience de mise en
cohérence. Le film apparaît ainsi comme inachevé, ouvert à une lecture personnalisée. Il
n‟est pas une proposition absolue d‟une vérité. Ni sa forme, ni son fond ne s'imposent au
spectateur. La liberté du sujet est mise en avant, notamment par ce travail de
réorganisation et de reconfiguration de la temporalité s„avèrant difficilement
contournable. La mise en scène d‟une narration, en quelque sorte inachevée, renforce du
même coup l‟identification au film puisqu‟ « un récit qui ne se fait pas oblige l’autre à
"en faire quelque chose" et le met en position d’un "autre-moi" et non d’un "autre que
moi" » (Pirone, 2007 : 72). Ces films redonne une grande liberté d'interprétation au sujet,
la temporalité qu'ils dessinent s'approche au plus près de leur vécu intime. Leur efficacité
symbolique n'en est que plus intense. La discontinuité du film se substitue provisoirement
à la discontinuité de l'existence. La mise en cohérence redonne un sentiment de maîtrise
au spectateur.
Une non-maîtrise de la construction narrative pourrait donc être
symptomatique d‟un processus de subjectivation en crise, et pas simplement
d‟un malaise d‟ordre linguistique. Là où, à la relecture ou à la ré-écoute d‟un
récit, le sujet parcourt le temps, prend une distance réflexive, un sujet montrant
une « déstructuration » de l‟organisation temporelle dans la narration serait
donc incapable de prendre une distance réflexive par rapport à un évènement,
d‟organiser son temps vécu et son temps futur, en entendant par « temps futur »
la capacité d‟anticiper et de construire des projets » (Pirone, 2007 : 72).
Conclusion : une expérience cinématographique de la temporalité
Le cinéma met en scène, en images et en sons, une temporalité singulière, s'approchant
du vécu des jeunes. Il insiste sur la discontinuité, remet en question la linéarité et
l'irréversibilité. Certains films y mélangent aussi de nombreuses formes de prises de
risque, comme dans le cas de Fight Club. D‟un côté, le cinéma offre un récit de la
temporalité et du risque. De l‟autre, l‟expérience cinématographique interpelle le
spectateur mettant lui-même en cohérence les scènes visionnées. Sur le fond et sur la
forme, plusieurs films appréciés par les jeunes sont des représentations de leur rapport à
316
la temporalité, mais aussi des matériaux propices à des expériences singulières de la
temporalité.
Le cinéma contient l'expérience du risque dans le récit souvent inachevé qu'il met en
scène. Si la plupart des personnages de film se mettent « véritablement » en danger, s'ils
entrent « vraiment » dans des logiques de prises de risque délibérées, s'ils affrontent la
mort de manière frontale, le jeune spectateur lui se contente d'assister à cette mise en
danger et de la circonscrire dans le récit du personnage. Souvent obligé de retrouver sa
cohérence, il s'en dégage aussi une signification. La mort est, pour ainsi dire, contenu
dans l'image, et le jeune spectateur joue avec la temporalité du récit qui la contient. Une
fois de plus, le risque devient un matériel de la parole et s'articule ici au travail de
réorganisation et de reconfiguration de la temporalité par le sujet. Le risque se révèle
comme un élément fondateur du récit, compris ici comme un moyen de restituer de la
cohérence dans un ordre marqué par la discontinuité. Le passage de l'incohérence à la
cohérence, de la discontinuité à la continuité restituée par un acte de réorganisation et de
configuration de la temporalité ne s'observe pas seulement sur le grand écran, lorsque le
spectateur y fait face. Cet acte sert parfois le sujet dans son parcours personnel.
317
D) LE BACKPACKING : LE VOYAGE COMME EXPÉRIENCE DE RÉORGANISATION DE LA
TEMPORALITÉ
Pendant vingt ans, Ulysse n‟avait pensé qu‟à son retour.
Mais une fois rentré, il comprit, étonné, que sa vie,
l‟essence même de sa vie, son centre, son trésor, se trouvait
hors d‟Ithaque, dans les vingt ans de son errance. Et ce
trésor, il l‟avait perdu et n‟aurait pu le retrouver qu‟en
racontant.
- Milan Kundera, L‟ignorance, 2000 : 37.
J‟ai terminé des études de traduction en anglais, puis j‟ai
fait un stage de cinq mois en traduction audiovisuelle et
j‟ai travaillé dans un Pub en même temps pour économiser
pour mon voyage. Je pars avec ma meilleure amie. Je
pense que le voyage est quelque chose qui nous construit
de manière intime, qui permet de se connaître et d‟aller
vers les autres (…). On part de Londres, puis Israël, HongKong, l‟Australie, la Nouvelle-Zélande, le Chili,
l‟Argentine, la Patagonie, l‟Inde, la Colombie, la
Californie, San Francisco et le Brésil. On reste plus
longtemps dans les pays où il n‟est pas cher de vivre au
quotidien comme en Inde et ceux où il est facile de
travailler comme en Australie .
- Julie Flick, 23 ans (dans City Strass, Mercredi
29 octobre 2008 : 8.
INTRODUCTION
Un ami libanais me raconte comment il réussit à traverser la frontière syrienne seulement
quelques heures après les premiers bombardements israéliens (été 2006). À l‟aéroport de
Damas, un jeune Australien, qui ne doit pas avoir plus de vingt-cinq ans, lui demande
naïvement : « Comment fait-on pour se rendre au Liban le plus vite possible ? » Surpris,
cet ami lui répond : « Mais ne savez-vous pas ? La guerre vient d‟éclater. » En effet, il est
difficile de ne pas être au courant : l‟aéroport regorge d‟Occidentaux ne parlant que de la
guerre et, surtout, de comment ils peuvent fuir le Moyen-Orient le plus vite possible. Le
jeune Australien réplique simplement à cet ami : « Je sais tout, mais je veux voir la guerre
».
318
Certes, ce ne sont pas tous les voyageurs qui osent prendre de tels risques. Néanmoins, ils
sont de plus en plus nombreux à se lancer, parfois au seuil de l‟inconscience, dans des
aventures de plus en plus périlleuses. Ils sont jeunes, parfois à peine sortis de
l‟adolescence. Ils envahissent désormais les grands centres urbains, de Londres à
Bangkok. Mais certains d‟entre eux sont plus téméraires : ils ont déjà pris la route de
l‟Afrique centrale et des destinations proscrites de l‟Orient. Ils ouvrent la voie aux futurs
routards. Certains reviennent bientôt à la maison, dans quelques semaines, d‟autres se
perdent aux quatre coins de la planète pendant des mois, voire des années. D‟autres
encore ne reviennent jamais. Certains les nomment « aventuriers » ou « voyageurs ». La
langue anglaise leur assigne déjà un nom : backpackers, que l‟on pourrait maladroitement
traduire par « voyageurs avec sac à dos ». Ce jeune Australien pratique, dans une version
extrême, le backpacking.
Pour alimenter notre réflexion sur la temporalité, le phénomène backpacking montre en
quoi certains phénomènes portés par la jeunesse illustrent une volonté de s‟arracher à des
contraintes temporelles avec l‟objectif de se recomposer un rapport singulier, original et
intime à la temporalité. Dans son expérience du voyage, le backpacker rassemble les
différentes dimensions de la temporalité esquissées jusqu'ici. Cette lecture du
backpacking résume la recherche singulière d'expériences intimes de la temporalité, elle
confirme la volonté de mettre en jeu le corps et la parole. Elle rappelle que le temps est
un matériel de l'autonomie.
4. UNE ERRANCE POSITIVE
Ce type de voyage à petit budget n‟est plus un épiphénomène. Des jeunes de tous les pays
occidentaux, incluant les Japonais et un nombre croissant d‟Européens de l‟Est,
s‟adonnent, sur les cinq continents, au backpacking – analysé ici comme une errance
positive. Leur présence, sur les cinq continents, affectent substantiellement l‟économie de
pays en voie de développement : « largely due to the longer duration of their stay,
international backpackers actually spent more money than any other tourist category »
(Scheyvens, 2002 : 151).
319
Sous le terme de backpackers se rassemblent des milliers de jeunes : « Nevertheless of
quantitative confirmation, various qualitative factors expose its development, including a
growing number of backpacker guide books a growing service infrastructure at home and
abroad, accessoiries shops, travel advertising,
web pages and, of course, the sheer
visibility of backpacker tourism at the popular destination » (Sorensen, 2003 : 848). Le
choix des destinations, la durée du voyage, le budget alloué, les moyens de transport
utilisés distinguent des sous-groupes parmi ces voyageurs. Il existe toutefois un esprit du
backpacking commun à l‟ensemble de ces jeunes, s‟exprimant radicalement chez certains
et traduisant un rapport original, mais partagé, à la temporalité.
Cette nouvelle figure a transformé le visage du tourisme à petit budget. Elle se distingue
du « routard » (associé à la route, l„auto-stop, etc.) et du « touriste » (associé à un circuit
souvent planifié, aux endroits qu‟il visite). Le backpacking se caractérise plutôt par le
partage de valeurs pleinement actuelles à l‟aube du troisième millénaire, convergeant
chacune vers une recherche affirmée de l‟authenticité : « The creation of risk and
adventure appart to be facilitated by the institutional structure of backpacker tourism, by
the backpacker-oriented tour companies who represent themselves as alternatives to mass
tourism, and advertise their tours in such term as eco-tourism, soft tourism, green tourism
or adventure tourism, and the localities and people on their tours as non-touristique or
authentic » (Richards, Wilson, 2004 : 100).
Contact véritable avec les populations locales, confrontation à l‟altérité culturelle afin de
vérifier sa propre capacité d‟adaptation, exaltation de la relation ponctuelle, éphémère
mais toujours enrichissante, les jeunes occidentaux sont de plus en plus nombreux à
parcourir la planète, le sac au dos, avec l‟intention de se frotter au monde, aux aléas d‟un
parcours improvisé, avec l‟espoir d‟en revenir grandi. Il est difficile de connaître le
nombre exact de backpackers. Néanmoins, certains pays (anglo-saxons pour la plupart)
commencent à développer des expertises sur le sujet, notamment liées aux tourism
studies. Une étude récente, menée par l‟université de Queensland (Australie), évalue à
320
plus de 450000 le nombre de backpackers parcourant annuellement son territoire
(Tourism Australia, 2005 : 1).
Le backpacking indique que le voyage n‟est plus réservé à la jeunesse des classes
supérieures. Il demande peu de moyens mais beaucoup de temps. Plusieurs backpackers
financent leur voyage en faisant des petits boulots à l‟étranger. Le voyage exprime son
adhésion à un monde offrant moins de modèles d‟identification et davantage
d‟opportunités d‟expérimenter par soi-même et pour soi-même son rapport à l‟autre et au
monde. Ainsi ce ne sont pas seulement les voyages qui forment la jeunesse, mais d‟abord
les jeunes qui donnent forme à leurs voyages (Lachance, 2007).
Plusieurs jeunes se lancent, parfois en solitaire, dans ces périples, souvent peu planifiés,
où l‟improvisation devient un mode de vie et où le hasard fait bien les choses. Pendant la
durée de leur errance, parfois indéterminée, ils s‟offrent le luxe du choix sans besoin de
justification. L‟improvisation, l‟opportunisme, la flexibilité, la prise de risque, etc., sont
mis à profit quotidiennement, représentés comme des moyen d'affirmer son autonomie.
Ces caractéristiques exaltent, du même coup, le rapport à la temporalité de leur
génération. Expérience transfrontalière et transculturelle, leur aventure se peuple de
rencontres et d‟obstacles, auxquelles s‟ajoute un sentiment intense de liberté, autant
d‟éléments donnant à chacun l'occasion de construire le récit de son voyage pour mieux
se raconter, se faire entendre, donner un sens à son parcours et le faire reconnaître par
autrui. Le voyage, comme préparation à la mise en récit du vécu, se révèle comme un
moyen de violenter la temporalité pour mieux la réorganiser et la reconfigurer.
4.1 Les travaux de Torun Elsrud
Torun Elsrud de l‟Université de Kalmar en Suède se démarque dans le champ des
Tourism Studies avec deux articles significatifs publiés dans le monde anglo-saxon. Il
s‟agit de « Risk Creation in Travelling. Backpacker adventure narration » et « Time
creating in Travelling. The taking and making time among women backpacker ». Le
second article s‟appuie sur le discours de backpackers féminins, d‟origine suédoise. Leur
321
âge est variable, mais les réflexions de l‟auteur étayent notre propos. Elles rejoignent nos
précédentes hypothèses. Elles confirment que certaines actions ne cherchent pas à
projeter le sujet dans un hors-temps, mais lui permettant plutôt de se créer un rapport
singulier, original et intime, à la temporalité.
Elsrud a déjà montré comment certaines femmes s‟arrachent au caractère linéaire de leur
existence en s‟adonnant au backpacking : « the clock-time was expressed by many as an
important step in leaving Sweden behind. As such, it is an act of ritual significance to
mark passage from clock-time structuring to "time out"» (Elsrud, 1998 : 317). Le voyage
est présenté comme un temps, une parenthèse marquant le passage d‟un avant à un après,
un « time bubble » (Elsrud, 2001). Ces voyageurs se laissent du temps sans en perdre,
dans une société qui en fait l‟une de ses principales valeurs (Elsrud, 1998 ; Richards,
Wilson, 2004). Cette volonté n'est pas une particularité du backpacking, elle s'observe à
travers d'autres formes d'errance. En fait, comme le dit une jeune errante, une « nomade
du vide » pour reprendre l'expression de François Chobeaux, « Il n'y a pas d'horaire, il n'y
a pas tout ce qu'impose la société » (cité par Vachon, 1997 : 24).
Pour les jeunes backpackers, l‟expérience du voyage révèle un sentiment d‟urgence,
l‟envie d‟agir, de partir, de voyager et de vivre ainsi avant qu‟il ne soit trop tard :
« However, this pull factor is match by the push factor of urgency to go beyond normality
before it is too late » (Sorensen, 2003 : 853). La fuite de la routine, de la mesure du temps
(le « clock-time ») n‟entraîne pas un sentiment de vivre un hors-temps, mais bien celui de
créer son propre rapport à la temporalité (Elsrud, 1998) : « clock-time is not substitued by
no time » (Elsrud, 1998 : 317). En fait, la temporalité du voyage pose au backpacker la
question du « comment remplir cette temporalité ».
« Time created by the body, times created by full of content, times created by
movement » (Elsrud, 1998 : 329). Dans le premier cas, Elsrud observe chez les femmes
interrogées que le corps est remis au premier plan de leurs préoccupations, leur temps
s'organise en fonction de leurs limites corporelles et de leurs besoins :
The traveller, who to large extent is turning her back on clock-time, may be
experiencing an « awakening of the body » in the sense that she has found the
322
time and willpower to listen to « body-talk ». This is not to say that there is a
firm either/or relation between the power of clock-time and body-talk, but that,
while they exist simultaneously in travellers as in others, one may very well be
capable of suppressing the other given the right circumstances [...] travellers
may be hanging around" waiting between eventful and intense periods, but
they are also producing time, other than clock-time, through bodily sensations
and engaging in routines (Elrud, 1998 : 322).
La cadre de référence n‟est plus celui de la routine. Les cadres sociaux du temps connus
du sujet sont oubliés, au profit d‟un nouveau point de référence, le corps, soumis à
d'autres impératifs. Les contraintes sont bien réelles sur leurs parcours, mais le cadre de
l'expérience transforme l'obstacle en défi, il incite le sujet à l'adaptation sans compromis,
voire à la recherche de désynchronisation : « Réussir un voyage, c'est rechercher les
décalages. Horaires et autres » (Michel, 2002 : 99).
4.2 Hypermodernité et backpacking
Les backpackers se rassemblent autour d‟une quête partagée de l‟authentique, se heurtant
cependant à une difficulté majeure. Elle n‟échappe pas à l‟empire de la société de
consommation et plus précisément au processus de « marchandisation des besoins ».
« Pris un à un les actes de consommation sont moins dirigés socialement mais
globalement la puissance d‟encadrement de l‟existence par le marché s‟accroît. L‟emprise
générale de la consommation sur les modes de vie et les plaisirs s‟amplifie d‟autant plus
qu‟elle impose moins de règles sociales contraignantes » (Lipovetsky, 2005 : 116). Notre
époque est, en effet, marquée par la récupération marchande de nos envies, de nos désirs,
de nos aspirations, voire de nos émotions. La société de consommation trouve désormais
des réponses à tous nos besoins qu‟il importe de payer, comptant, par chèque ou par carte
de crédit. Dans le cas plus précis du voyage, la recherche se complique pour le
backpacker, les entreprises touristiques interfèrent aussi dans son jeu avec la temporalité :
Il ne s‟agit plus tant d‟aller plus vite que de faire passer plus rapidement le
temps vécu du voyage et permettre une meilleure maîtrise subjective du temps.
Les conquêtes techniciennes centrées sur le raccourcissement du temps objectif
ne suffisent plus : l‟époque de l‟hyperconsommation expérientielle est celle qui
privilégie une approche plus qualitative de temps de transport, celle qui vise,
par la consommation, à faire oublier que les voyages dans l‟espace prennent du
temps (Lipovetsky, 2005 : 98).
323
Plusieurs villes sont aujourd‟hui marquées par cette industrie offrant des services
spécifiques aux backpackers : quelques grandes villes du monde, autrefois des
destinations « sauvages », sont déjà reconnues depuis de nombreuses années comme des
capitales du backpacking. Bangkok illustre bien notre remarque. À titre d'exemple, Ko
San Road est un quartier parfaitement occidentalisée où de nombreux services
touristiques en anglais (et dans d'autres langues occidentales parfois) sont offerts aux
voyageurs à petits budgets (hébergements, restaurations rapides, visas, vols d‟avion,
séjours organisés, vaccins, etc.). Cet endroit est devenu un lieu intermédiaire entre
l‟Occident et l‟Orient, comme le mentionne Alex Garland dans son roman The Beach
(1997) adapté au grand écran par Danny Boyle. La culture du backpacking y est
particulièrement bien illustrée.
Les offres de services se multiplient et réintroduisent, à chaque fois, une dimension
économique dans la relation à l‟autre. Il existe une industrie touristique s‟agrippant aux
backpackers, pour qui la recherche d‟authenticité se complique. Malgré tout, plusieurs
d‟entre eux tentent d‟échapper à ce mouvement de « touristification du monde » (Michel,
2002). Des milliers de jeunes backpackers quittent parents, amis et patrie, ne gardant que
leur sac à dos pour compagnon. Leur errance constitue une forme d‟adhésion aux sociétés
qualifiées d‟hypermodernes. Il importe alors de dissocier deux types d„errants, dont l‟un
se distingue par son attitude positive, se différenciant notamment à travers un rapport
singulier à la temporalité.
4.3 Un errant hypermoderne
Le sujet hypermoderne se reconnaît à travers trois caractéristiques principales (Aubert,
2004 ; Ascher, 2005). Tout d‟abord, il affiche une nouvelle forme d‟acquisition de
l‟autonomie. En fait, dans les sociétés modernes, le développement individuel est déjà
largement encouragé. Mais la société hypermoderne radicalise cette tendance, en invitant
le sujet à construire lui-même son identité. Le sujet n‟a plus à s‟identifier à un modèle
pour trouver sa voie. Il ne suit plus les traces de son père ou de sa mère et n‟est plus
principalement l‟héritier de sa classe sociale. Ces caractéristiques sont moins importantes
324
que les expériences vécues. Nous sommes passés d‟une société de l‟identification à une
société de l‟expérimentation (Galland, 2002), transformant au passage le rapport du sujet
à la temporalité.
Le sujet hypermoderne développe une personnalité à multiples visages, se caractérise par
sa capacité d‟adaptation à différents contextes. Par des relations à différents réseaux
d‟appartenance, il se construit une vie bien à lui. Il réalise le décloisonnement recherché
par le sujet moderne, il est moins confiné au monde de son village, de son univers
professionnel, de sa cellule familiale, de sa classe sociale, etc. Les appartenances
multiples compliquent la gestion de son temps, les points de rencontre et de
synchronisation se multipliant aussi.
Finalement, le sujet hypermoderne s‟engage davantage dans ses relations sur la base de
sentiments personnels. Il s‟implique moins souvent à long terme, mais les engagements
qu‟il tient sont plus solides, ils correspondent toujours à sa volonté personnelle. Ses
relations sont constamment réévaluées, soumises à l‟épreuve du temps. Elles perdurent
seulement si elles continuent de convenir effectivement et affectivement au sujet.
4.3.1 Autonomie et espaces des possibles
Le backpacker privilégie l‟imprévu. Il recherche délibérément des épreuves à surmonter.
Il ne veut pas seulement connaître le monde : il l‟affronte dans un corps à corps
symbolique. Il tente de dépouiller l‟aventure, le plus possible, de sa dimension
économique. La plupart des voyageurs financent eux-mêmes leur projet. Comme Jack
Kerouac, qui écrit avoir économisé pendant plus d‟un an pour vagabonder en Europe, ils
paient leur voyage moins en argent qu‟en temps : « J‟ai économisé sou par sou et soudain
j‟ai tout dépensé dans un grand et merveilleux voyage en Europe, et autres lieux ; et alors
je me suis senti léger et gai » (Kerouac, 1960 : 9). Certains économisent dans leur pays
d‟origine, d‟autres rejoignent des communautés de backpackers, rassemblés dans les
grandes capitales du monde, se faisant provisoirement intérimaire, travaillant parfois
illégalement.
325
Dans sa version la plus extrême, le backpacking n‟est pas dissocié d‟un certain ascétisme.
La période d‟économie demande une privation, un certain contrôle sur les dépenses : il
faut minimiser les coûts liés au logement, à la nourriture, aux sorties. Pendant le voyage,
cette discipline se radicalise. Le corps est souvent mis à l‟épreuve : l‟alimentation est
réduite au strict minimum, les déplacements économiques, en train, en autobus, en taxi,
en 4 x 4, à moto ou « sur le pouce » sont éprouvants ; les maladies sont fréquentes, sans
compter les nuits passées à la belle étoile en milieu rural ou en plein centre ville.
La limitation des dépenses ne participe pas uniquement à la construction de l‟épreuve,
elle positionne aussi le backpacker dans une relation frontale avec l‟expérience. La
solitude renforce cette relation. La décision de partir seul est un premier pas en faveur
d‟un affrontement direct, sans intermédiaires, aux aléas du parcours. Le backpacker entre
délibérément dans un quotidien fait de discontinuité. Le solitaire puise en lui-même les
solutions pour se faire entendre par celui qui ne parle pas la même langue ou pour garder
son sang-froid dans des situations inconfortables (fouilles au corps par certains douaniers
en régions reculées, déplacements sur des routes mal entretenues en terrain montagneux
ou en plein désert, attroupements de locaux surpris d‟apercevoir pour la première fois un
Occidental ou, dans des cas plus extrêmes, vols, agressions physiques) ou dans d‟autres
situations qui lui paraissent risquées :
It is, however, their active and creative use of risks as constructed ingredients
in individual self-presentations that are adressed here. This approach allows
risk to be, at times, nothing more than mental constructions and mythologies.
This is not say that real risk may not come true at times, as evidence by
travelers interview who had experience rape, malaria, dengue, fever, abortion
in unfamiliar environments, and theft (Elsrud, 2001 : 602).
L‟épreuve rencontrée, affrontée et traversée est à chaque fois l‟occasion de mettre en
avant ses capacités personnelles. Son errance symbolise un nouveau mode d‟existence
dans lequel le sujet ne subit pas l‟imposition de modèles sociaux, où il va à la rencontre
du monde pour choisir – surtout pour se définir et pour se choisir.
326
4.3.2 Adaptation et dispersion identitaire
Pour plusieurs auteurs de l‟hypermodernité, le sujet contemporain se définit également
par sa personnalité multiple. Il s‟adapte simultanément à plusieurs réseaux
d‟appartenance. Le backpacker, et plus particulièrement le solitaire, fait le pari de cette
capacité à s‟adapter. Il pousse l‟audace jusqu‟à jouer le jeu en terrain inconnu, déraciné,
loin de sa culture d‟appartenance, confronté à l‟ignorance des codes régissant les
relations sociales dans des pays étrangers. Partout où il va, il est minoritaire. Il remet
constamment en question son degré d‟adhésion à sa propre culture. Même s‟il possède
des valeurs, une représentation sociale du monde, même s‟il ne se dégage jamais
complètement de son histoire personnelle, le backpacker soutient explicitement qu‟il
passe outre. Il accepte une remise en question provisoire, parfois définitive, de sa propre
personnalité. Il pousse le défi de l‟adaptation au risque de l‟altération et de la dispersion
identitaire. Il réactualise cette capacité d'adaptation, au hasard des rencontres, au fil des
jours, selon les nouveaux contextes.
Il refuse le statut social de chacun, il est un obstacle au développement d‟un rapport
authentique avec l‟autre. Loin de chez lui, il est l‟étranger. Sous le regard de l'autre, il
n'est plus l'étudiant, le chômeur ou le jeune cadre dynamique, de famille nucléaire ou
monoparentale. Son errance est un refus affirmé du statut social comme moyen de se
présenter à l‟autre. Seule sa capacité d‟adaptation, à improviser son rapport à l‟autre, sert
à fonder une relation avec celui qu‟il rencontre. Il ne voyage pas au nom de son statut
professionnel, ni de sa religion, ni de son appartenance nationale62. Le backpacker erre en
son nom propre. Son identité n‟est fixée ni dans l‟espace, ni dans le temps. Il ne
considère pas cette indétermination comme un problème, mais plutôt comme une
richesse. En ce sens, le backpacker est un ennemi du continuel et du linéaire. Il préfère la
discontinuité exacerbée et la désynchronisation délibérément recherchée. Dans la pratique
62. Certes, l‟étranger pourra être interpellé au sujet de son pays, de sa culture d‟origine. Dans ce cas, il se
révèle comme un ambassadeur de sa culture. Toutefois, ce rôle est imposé de l„extérieur. Il ne semble
d‟ailleurs pas rare d‟entendre des voyageurs dire qu‟ils sont, en fait, des « citoyens du monde ».
327
du backpacking, la capacité d‟adaptation du sujet à toutes les situations prend la forme du
pari, jour après jour, au rythme des kilomètres franchis.
Cette capacité d'adaptation se révèle à travers son rapport à la temporalité. Des
contraintes temporelles existent sur le parcours du backpackers. Par exemple, les trains et
les autobus empruntés ont aussi des horaires, ils obligent le voyageur à subir l'attente, à se
conformer à certains délais. Or, dans le contexte du backpacking, ces contraintes sont
représentées comme des preuves de sa capacité à s'adapter, à jouer le rôle de la
population locale condamnée à l'attente. Le sujet vit autrement ces situations, il évolue
avec la certitude du choix personnel. Comme pour tous les errants, « la vie à la rue
comporte des contraintes, y compris des contraintes horaires » (Bresson, 1998 : 114). La
spécificité du rapport à la temporalité du backpackers s'exprime, non pas à travers la
disparition des contraintes temporelles, mais plutôt par l'abandon d'une représentation
spécifique de ces contraintes. Au cadre d'interprétation de la routine s'est substitué
l'expérience renouvelée de l'inattendu.
4.3.3 Le sens de l’éphémère
Le backpacker trace lui-même son itinéraire, ses plans initiaux ne sont que des esquisses,
une ligne directrice modelable au fil du temps. Il n‟est jamais prisonnier de ses propres
rêves. Ses choix sont sentimentaux. Il est un voyageur de l‟instant, de l‟opportunité. Il
imagine rester dans un village pendant un jour ou deux ; une invitation, une rencontre
plus tard, il décide de rester un peu plus longtemps. Dans d‟autres cas, un paysage, une
atmosphère, simplement le fait de se sentir bien, de se sentir vivant là, le conduit à
allonger son séjour dans un endroit inconnu encore hier. Il est maître de son parcours et
de la temporalité de ses séjours. La durée de son voyage est conçue par étapes et soumise
à son désir : « They are making an open ended trip, but do not expect to be away
permanently. They are not emigrating. They usually expect to be away one or two years though in actuality this offense extends to three to five years » (Bell, 2002 : 144). À
l'intérieur de la durée de ce voyage, il maîtrise la durée des séjours dans telles ou telles
villes, la durée de telles ou telles relations. Lorsque son cœur le lui dicte, il reprend la
328
route. Évidemment, la rationalité n‟est jamais parfaitement éradiquée, mais elle compte
moins que les sentiments constamment mis en avant. Il est maître de son parcours,
comme de son existence. Il s‟offre le luxe du choix, mais surtout du choix sans besoin de
justification.
Les rencontres peuplent son quotidien, se multiplient au fil des kilomètres et se
distinguent par leur caractère éphémère. La relation à l‟autre est cependant vécue
pleinement, comme événement significatif : « Interpersonnal relationships are often very
intense. Because time is short (before parting to visit the next destination) » (Riley, 1988 :
324). Il s‟engage avec l‟autre selon son bon vouloir. Il reste libre, même s‟il partage une
chambre pour quelques nuits, même s‟il franchit la frontière avec un compagnon de
circonstance, même s‟il voyage pour un temps avec un autre backpacker. Son
engagement auprès de l‟autre n‟est soumis à aucun impératif. Aucune promesse n‟est
faite, ni attendue. Les histoires d‟amour et d‟amitié se fondent sur la liberté absolue de
l‟un et de l‟autre. Demain est toujours un autre jour. Les relations traversant l‟épreuve du
temps révèlent, par le fait même, leur authenticité. « Une relation peut durer jusqu'à la
mort si elle continue à servir chacun des partenaires, mais on ne peut pas affirmer a priori
qu'elle doive durer » (Taylor, 1994 : 52).
Les amitiés, les amours, mais aussi les séparations et les retrouvailles ; les bons et les
mauvais moments sont associés à un visage et à un accent. La rencontre avec autrui, les
locaux et les autres voyageurs, permet au backpacker d‟expérimenter d‟autres versions de
sa personnalité, certains jouant délibérément avec de multiples identités selon les
contextes : « Many enjoy playing with identity » (Riley, 1988 : 321). Il ignore le passé
des gens croisés, il préfère le changement à la stabilité, l‟expérience de la rencontre se vit
dans l‟immédiateté, flexibilité oblige : « an emphasis on self-organization and nomadism,
and plans flexible and subjectif to rapid change » (Sorensen, 2003 : 854). Loin de sa vie
quotidienne, le voyage favorise une lecture différente de la rencontre. Libéré de ses
propres statuts, il se représente la relation à l‟autre sous son versant le plus authentique.
Le sens accordé à certaines d‟entre elles alimente les récits de voyage.
329
Les relations se tissent selon les aléas du parcours, les amitiés s‟y créant n‟engagent
personne durablement. Par conséquent, si la relation dure, il s‟agit, aux yeux du
backpacker, d‟une preuve d'authenticité. Véritablement voulue par l‟un comme par
l‟autre, même si elle se réduit à quelques jours, voire quelques heures, la relation avec
l‟autre est évaluée selon le contexte et prend parfois une valeur somme toute
significative. Les backpackers se souviennent de la personne qui les a aidé dans village
paumé, qui leur a offert le thé, leur a indiqué le chemin à suivre. Pour certains, la
rencontre est même mythologisée, à travers des phrases comme: « le destin l‟a mis sur
mon chemin » ou « il m‟a sauvé la vie ».
4.4 Maître de la temporalité.
L‟attitude du backpacker, fortement influencée par les conditions délibérément
recherchées, montre comment il s‟affirme comme maître de la temporalité de son voyage
: durée des relations, durée des séjours, durée du périple, tout ce qui possède une
temporalité est soumis au désir du backpacker. La temporalité englobante du voyage
apparaît ainsi comme un cadre intime du temps, permettant au backpacker non seulement
d‟expérimenter son pouvoir sur la temporalité, mais aussi sur la durée même de ce cadre.
Il réaffirme constamment ce pouvoir. Par conséquent, le sujet ne se positionne ni comme
la victime d‟un rythme social, ni comme le prisonnier des limites imposées par un cadre
social du temps : il se positionne plutôt comme acteur de la temporalité. Ce pouvoir le
distingue des autres formes d‟errance. En effet, en choisissant le contexte de l'errance
pour vivre quotidiennement l'imprévu, il multiplie les surprises dans son existence, il
réagit sur le vif, dans une temporalité réduite à sa durée la plus restreinte. Il entre dans un
cadre le forçant à se mettre constamment à l‟épreuve, à tout moment.
4.4.1 Une errance positive
La recherche d‟authenticité se développe particulièrement, dans le cas du voyage, lorsque
le sujet se sent aliéné par la routine quotidienne et qu'il cherche un sens à sa vie : « the
main feature of tourism consumption is that it involves a search for the authentic which
330
tourists use as a way of developing a self-consciouness about their place in the world »
(Desforges, 2000 : 929). Les logiques qui sous-tendent certaines pratiques
contemporaines, comme le backpacking, montrent néanmoins une recherche à travers de
nouveaux rapports au monde. Aujourd‟hui, le sujet construit son identité. Les jeunes
cherchent moins à réussir dans la vie qu‟à réussir leur propre vie. En ce sens, le
backpacking n'est pas un refus du monde actuel, mais plutôt une adhésion à
l‟hypermodernité.
Les mutations sociales, parmi lesquelles la transformation du rapport au temps (Aubert,
2003), sont certainement créatrices d‟instabilité, voire de désordre, mais elles sont aussi à
l‟origine de nouvelles formes positives de rapport au monde. L‟exemple du backpacking
montre un autre visage de l‟errance, motivée autrement que par la souffrance. Sans
minimiser la gravité de certains phénomènes, comme celui des zonards dont l‟errance est
profondément liée à leurs difficultés personnelles (Chobeaux, 1996)63, il importe de
distinguer deux types d‟errance chez les jeunes : celle du backpacker et celle des
« Nomades du vide » (ou « jeunes de la rue »). Cette distinction s'explique, en grande
partie, à travers des rapports distincts à la temporalité. Dans le premier cas, le backpacker
prépare son errance. Il la pense et la rêve, la planifie : « the decision to start traveling is
closely linked to moments in their lives in self-identity is open to question. It is in these
instance that travel is drawn upon to re-imagine the self » (Desforges, 2000 : 933). Il
endosse la responsabilité de son déracinement. L‟errance est une quête avouée de
connaissance de soi, de l‟autre et du monde, elle se veut davantage un moyen d‟apparaître
autrement, d‟exploiter ses qualités personnelles et de s‟affirmer dans un contexte
hypermoderne. Cette attitude est relativement récente.
En comparaison, les voyages initiatiques encouragés par le mouvement hippie, dès les
années 1960, participent d‟une idéologie partagée : « Sans doute le voyage hippie a-t-il
pu avoir des fonctions assez pratiques comme de relier entre elles, dans le contexte même
63. Comme le souligne François Chobeaux, « tous renvoient une image conflictuelle du couple constitué
par leurs parents où le rôle de celui qui ne comprend rien ni personne est systématiquement dévolu à leur
père biologique ou à l'homme qui a tenu ce rôle social et éducatif durant leur enfance » (Chobeaux, 1996 :
30).
331
de l„institution d„une économie parallèle, les communautés qui se fondaient alors [...]. Il
est un rite que l„on se doit d„accomplir pour se mettre en accord avec une doctrine »
(Xiberras, 2008 : 102). La fin du rêve commun explique la désillusion de certains exhippies lorsqu'ils reviennent aujourd'hui sur leur propre expérience de voyage. En effet, le
monde de l'individualisme dans lequel ils vivent désormais ne correspond pas au monde
communautaire dont ils rêvèrent64.
Aujourd‟hui, ces voyages sont des quêtes individualisées, marquées davantage par
l‟espoir de réaliser un parcours original, distinct de celui des autres, que par une volonté
de faire comme, d’appartenir à. Dans les faits, plusieurs backpackers empruntent des
parcours similaires, ils cultivent néanmoins la différence, l'originalité. Là où les actions
n'arrivent pas à garantir la singularité du parcours, les mots, en transformant le vécu,
revêtent le semblable de l'aura du nouveau.
La temporalité s‟étendant devant le backpacker est une parenthèse dont il a décidé
l‟ouverture, parenthèse qu‟il referme selon son vœu au moment voulu. Contrairement au
mouvement hippie, il n‟y a pas ici l‟espoir d‟un monde meilleur, pas de Grands Récits,
pas de projection dans une temporalité transcendant la durée limitée de l‟existence du
sujet. Le voyage est temporalité autre, sans rejeter le monde pour toujours, mais pour se
libérer provisoirement de la routine imposée par le rythme de vie des sociétés
occidentales. L'errance, en ces termes, est une expérience délibérée de la dispersion
identitaire, c‟est-à-dire que le jeune éparpille dans des contextes différents les uns des
autres, les différents épisodes de son existence. Le voyageur vit un peu partout, et nulle
part à la fois. Elle est vécue sous le monde la maîtrise, car elle donne au sujet le sentiment
d'être le premier acteur du sentiment de dispersion. Il est même possible, par la suite,
d'élaborer, à partir de cette incohérence une nouvelle cohérence, notamment par le récit.
64. À cet effet, Robert Deliège raconte son voyage « initiatique » vécu en 1973 avec un recul, teinté de
sarcasme et de désillusion : « Certes, il y eut de beaux moments et de belles choses, mais qu'on ne me dise
pas que les voyages forment la jeunesse » (Deliège, 2007 : 113).
332
Dans le deuxième cas, il s‟agit d‟une errance par défaut : l‟errant subit les conséquences
d‟une histoire personnelle douloureuse, il est victime d‟un manque d‟enracinement.
L‟errance est une fin en soi, « l‟errance devient en elle-même sa propre fin » (Le Breton,
2007 : 74). Elle correspond à une volonté de disparaître, de se fondre dans l‟anonymat.
Elle est une forme de refus du monde. Deux formes d‟errance, pour l'une, le sujet a
l‟illusion de contrôler le temps, pour l'autre, il vit avec l‟impression d‟en subir les
contraintes. Dans les deux cas, les jeunes échappent au regard des leurs, ils ressentent le
besoin de vivre momentanément en marge. Pour Michel Parrazelli, le mode de vie des
jeunes de la rue n'est pas qu'une rébellion et une autodestruction. Ces jeunes errants
« partagent le même désir, celui de se débrouiller seuls en dehors du monde adulte et
institutionnel. C'est pourquoi la vie de rue ne devrait pas être considérée comme
constructive ou destructive en soi. Elle devient ce que chacun des jeunes en fait selon le
sens qu'il y investit et les contraintes qu'il rencontre » (Parazelli, 2003 : 78). Même chose
chez les backpackers, à la différence qu'ils positivent tous leur errance.
Pour Parazelli, il existe trois cas de figure pour expliquer « la marginalité » des errants
(Parazelli, 2003 : 82). Le premier cas consiste en une marginalisation subie, par défaut en
quelque sorte pour des raisons d'ordre économique (sans emploi, sans revenu) ou sociale
(rejet par les parents). Le second cas est une marginalité d'appropriation et
d'appartenance, le sujet fait partie d'un groupe se définissant comme étant situé en marge
(mouvements écologiques, féministes, sectes...). Le troisième et dernier cas se définit
plutôt comme une marginalité rappropriée : ici, le sujet rebondit, en quelque sorte, suite à
une situation imposée. En considérant les différentes formes d'errance de ce point de vue,
les nomades du vide, pour la plupart, se situent dans le premier cas de figure ; certains
autres, dans le dernier cas. Le backpacking, par contre, s'inscrit plutôt dans le second
groupe. Le backpacker adopte l'errance et le voyage pour redéfinir son rapport au monde,
à travers une démarche se voulant individualisée et individualisante.
Une autre différence se situe au niveau des espaces investis par les différents groupes
d'errants. Les jeunes décris par Parazelli investissent l'univers de la rue, un espace urbain,
circonscrit souvent au territoire de la ville de Montréal, voire à un quartier particulier
333
(Parazelli, 1998). De leur côté, les nomades du vide, décrits par François Chobeau, errent
de ville en ville, sur le territoire français, notamment au rythme des différents technivals
ayant lieu un peu partout. Malgré tout, « la vie d'errant n'a en fait rien d'exotique ni de
folklorique, et rien qui puisse laisser penser qu'un réel mode de vie, une culture, sont en
train de naître ici. C'est une vie morne, sans joie, dégradante et suicidaire » (Chobeaux,
1996 : 55). Dans ces deux cas, l'errance n'autorise pas une fuite sans limite : dans un cas
comme dans l'autre, l'espace parcouru est limité et enferme le jeune dans un retour
presque cyclique vers des espaces déjà fréquentés, dans une « routinisation » pour
reprendre l'expression de Parazelli. Ce rapport à l'espace conditionne aussi un rapport
spécifique au temps, loin de donner au jeune un sentiment de maîtrise, l'orientant plutôt
dans un éternel retour sur ses pas, selon les saisons, selon les besoins. Au contraire, le
backpacking implique très rarement le retour du voyageur sur son propre parcour.
L'espace est conquis et abandonné. Le rapport à la temporalité accentue cette impression
d'abandon en privilégiant toujours le renouveau sur le déjà vu.
4.4.2 Le backpacking comme forme d’errance
Au quotidien, l‟homme vit sous le regard des autres : de sa famille, de ses amis, de ses
collègues. Chaque jour, il se révèle à eux avec une certaine cohérence, ses actes et ses
paroles répondent en grande partie aux attentes. Il est fidèle à lui-même et aux attentes de
son entourage. Il n‟existe que dans le regard des autres. Pour devenir lui-même,
s‟approprier une identité tenue pour sienne, le sujet doit aussi échapper au regard des
siens, s‟extirper à cette exigence de cohérence et de continuité. S‟il n‟a pas d‟espace pour
le faire, il aura néanmoins besoin de temps.
Le jeune voyageur échappe provisoirement au regard des siens, de ses parents, de ses
amis. Pour un temps, il n‟est plus enfermé dans leur regard. Il sort de lui-même, il part à
la conquête d‟une autre version de lui-même, il échappe à sa communauté
d„appartenance, aux regards qui attendent et exigent. Si la communauté sait mener
l‟enfant à l‟adolescence, aujourd‟hui elle peine cependant à le mener jusqu‟à l‟âge adulte.
Certains jeunes ressentent aujourd‟hui le besoin de fuir les siens pour se chercher, se
334
trouver. En filigrane, le besoin de vivre une phase liminaire motive l'errance, avec le
rapport à la temporalité qu‟elle suppose, un rapport peuplé d‟incertitudes.
4.4.3 L’exigence de cohérence et de continuité
Avant de prendre la route, le jeune backpacker est d‟abord et avant tout l‟enfant de ses
parents, le petit copain ou la petite copine, l‟élève ou l‟étudiant ; il est parfois le
travailleur. Son quotidien est fait de l‟impératif d‟entretenir ses relations sociales et
d‟exister, avec une certaine cohérence, dans le regard de l‟autre. Il est forcé d'entretenir
une certaine continuité, même s'il est dans une phase passablement instable de son
existence. Il doit tenir la route. Lorsqu‟il quitte sa terre natale, son foyer et sa demeure, le
jeune voyageur se libère provisoirement du poids des statuts sociaux. Il existe autrement
dans le regard de gens rencontrés le long de son parcours.
Le voyageur quitte sa routine. Il abandonne les horaires de l‟école ou ceux du travail.
Soudainement, il n‟a plus le devoir de synchroniser régulièrement son activité aux
membres de son entourage. Il est seul. Il n‟a plus à se lever tôt pour aller sur les bancs de
l‟école, il n‟a plus à prévoir une sortie avec sa petite copine ou son petit copain, il ne vit
plus sous la tutelle de ses parents. Les relations le liant à sa communauté d'appartenance
sont mises en attente. En s‟éloignant physiquement de son milieu, le jeune voyageur
goûte à cette liberté. En d‟autres termes, le fondement même de son expérience, l‟idée
d'une quête authentique, originale, formatrice, voire initiatique, est vécue seulement car
son corps est éloigné du regard des siens. Il raconte ensuite ces évènements, l'authenticité
prend la couleur de ses mots : « Authenticity has long been theorise as one of the major
driving forces for tourism, and recent empira work has confirmed the concern
backpackers for issues of authenticity ; at least within their ideology if not their
practices » (Richards, Wilson, 2004 : 61). Certains voyageurs gardent constamment
contact avec les amis et la famille, notamment par l‟intermédiaire de l‟internet.
L'expérience reste pourtant authentique à leurs yeux. La perspective du backpacker sur
les autres et sur lui-même est transformée par son éloignement bien réel, physique, même
lorsqu'une proximité relationnelle est entretenue.
335
Son corps et ses actes échappent au regard de la mère, du père, de l‟ami. Pour connaître
les péripéties du voyageur, les néophytes s‟en remettent à son récit. Du même coup,
l‟errance du backpacker redonne de la valeur à sa parole. L‟échappée délibérée du
voyageur autorise une construction plus libre du récit de son voyage. Le contexte où il se
déploie est souvent totalement inconnu pour la communauté d‟appartenance. Il est
possible pour le voyageur, devenu porteur de son récit, d‟allonger le nombre d‟heures
passées dans un autobus ou à attendre à la douane ; d‟amplifier certains faits, d‟en oublier
certains autres. Il altère la réalité, non selon son vécu, mais selon les évènements qu'il
conçoit comme significatifs. Ceux entendant le récit sont tenus dans la position de
néophytes, difficile de le mettre en doute.
L‟errance est aujourd‟hui, pour une part non négligeable des jeunes générations,
souhaitée et souhaitable. L‟errance identitaire est souvent abordée en termes négatifs : il
s‟agit certes d‟une phase à vivre d'où il importe de sortir le plus vite possible. Pourtant,
chez plusieurs jeunes, la stabilité est rejetée au profit d'une incertitude renouvelée, mais
ouverte aux changements. L‟errance identitaire devient une valeur à préserver, elle
encourage des modes de vie provisoire, comme dans le cas du backpacking. Pour ces
derniers, l‟improvisation, le « au jour le jour », l‟expérimentation, l‟expérience de
l‟altérité, l‟ouverture au changement, etc., sont constamment valorisés. Le backpacker
fait donc l‟éloge d‟un rapport à la temporalité marqué par le désir de se défaire des cadres
sociaux du temps.
Le vécu du backpacker se distingue-t-il complètement du quotidien « ordinaire » ? Les
valeurs du « backpacker » sont des valeurs dominantes, inspirées principalement du
néolibéralisme. Il s‟agit de s‟ouvrir au monde, d‟être flexible, de construire un parcours
original. Il s‟agit de vivre, sous un mode expérientiel concrètement, la mondialisation,
l‟exigence d‟adaptabilité et la ré-invention permanente de soi. En fait, « cette vie
personnelle, privée, subjective n'est plus limitée à l'adolescence et à la jeunesse : elle peut
et doit durer toute la vie » (Dubar, 2000 : 192).
336
La backpacking radicalise un rapport à la temporalité répondant à certaines attentes de
des sociétés occidentales. Ainsi il n‟est pas une forme d‟opposition, ni un refus du
« système », mais une personnalisation de son rapport au monde, n‟évacuant pas
l‟intériorisation de valeurs pleinement actuelles. En ce sens, cette errance répond aux
exigences contemporaines du marché et des valeurs diffusées. Le discours des
backpackers est bien loin d‟évoquer la souffrance et la détresse. La plupart d‟entre eux
quitte le foyer familial et leur terre natale à un « tournant » dans leur existence. Ils se
cherchent encore, dirions-nous. Mais, si l‟errance identitaire explique le passage à une
errance réelle, si l‟errance identitaire, associée souvent à la souffrance, mène ici à une
errance réelle positivant le discours sur son existence, le backpacking est une
personnalisation et une positivation du rapport à soi.
4.4.4 Errance et déchirement identitaire
L‟errance identitaire se définit comme une période de transition entre deux statuts : celui
de l‟enfant et celui de l‟adulte. Concrètement, cette position intermédiaire se traduit par la
liberté, pour le jeune, de se réfugier dans la déresponsabilisation, caractéristique de
l‟enfance, ou de revendiquer son autonomie, caractéristique de la vie adulte. Le
comportement des aînés renforce cette ambivalence. En effet, les adultes enferment
parfois le jeune dans un rôle d‟enfant, ils refusent de renouveler la relation avec leur
jeune. Comme le propose François de Singly, certains parents confondent le fait que leur
jeune est leur enfant avec le fait que ce jeune n‘est plus un enfant (de Singly, 2006). Audelà de cette difficulté à reconnaître le changement de statut du jeune, il est difficile, pour
certains parents, de reconnaître le changement de la relation et de son propre statut. Cet
appel à une transformation de la relation à l'enfant implique aussi l'acceptation d'une
transformation du statut de l'adulte par l'adulte lui-même :
La naissance de l'adolescent reste une épreuve traumatisante pour les parents.
Tout bascule subitement : l'enfant était malléable, le jeune pubère est
indiscipliné, désagréable. Qu'il est alors difficile de renoncer à une éducation
qui jusque-là opérait sur un individu dont les capacités critiques n'étaient pas
encore totalement formées, qui ne pouvait, par conséquent, offrir une telle
résistance aux règles prescrite (…). Ce nouveau rapport familial, que l'on peut
appeler « parence », pour bien la distinguer de l'éducation proprement dite
(familiale), désigne ainsi le processus par lequel des individus, nommés
337
« parents » réalisent envers d'autres individus, nommé ici « adolescents », une
série d'actes de relation et de communication (Fize, 2002 : 94).
À cet effet, dans certaines sociétés traditionnelles, l‟initié passe au statut d‟adulte après le
passage de son propre père à un autre statut, comme chez les Massaïs du Kenya.
L‟adolescence, mais aussi la jeunesse, correspond à ce temps de passage, relativement
court, présent dans les sociétés traditionnelles. Dans ces dernières, l‟errance identitaire
dure le temps de la cérémonie. Or le temps d‟incertitude identitaire est une véritable
phase de marginalisation, l‟initié est exclu, provisoirement certes, mais exclu de sa
communauté d‟appartenance. Il sort physiquement du village, en est parfois banni pour
un temps. Le service militaire, à titre d'exemple, pousse le sujet hors du regard de la
famille et de la communauté d„appartenance.
Aujourd‟hui, la période d‟errance identitaire, l‟adolescence et la post-adolescence sont
vécus sous le regard des parents (et des autres adultes). Le jeune se positionne face à ces
derniers, il n‟est plus reconnu comme enfant et n‟est pas encore reconnu comme adulte.
Autrement dit, au quotidien, le jeune ne vit pas pleinement son errance identitaire, il doit
répondre à la question constamment renouvelée: « Où vas-tu ? ». Des réponses sont
demandées. Le jeune adopte provisoirement une identité proche de celle de l‟enfant (en
se déresponsabilisant) ou de celle de l‟adulte (ou affirmant son autonomie)65. Le jeune se
positionne. Il répond à la question « où vais-je », à une période où il se demande encore
« qui suis-je ? ». Le futur s'impose dans un présent vacillant. Le jeune est à la fois
reconnu comme un sujet entré dans une période d‟incertitude identitaire, comme un sujet
indéterminé, mais il vit quotidiennement sous le regard des aînées, avec l‟obligation de se
définir provisoirement selon les situations. Au regard tourné sur le présent des jeunes
incertains se heurte l‟insistance des parents qui les projettent dans un avenir plus ou
65. Prenons l‟exemple d‟une jeune fille de 14 ans qui affirme : « Si je fais pas la vaisselle, un soir, on
m’engueule. Ce n’est pas de ma faute, je suis juste un enfant. J’ai le droit de faire autre chose que la
vaisselle ». Elle revendique son droit à éviter cette tâche domestique. C‟est d‟ailleurs la même jeune fille
qui dit aussi qu‟elle trouve « normal » de ne pas avoir d‟heure précise pour rentrer à la maison les week
end… Ainsi, au gré des situations, le jeune campe un statut d‟enfant ou d‟adulte. C‟est précisément son
errance identitaire qui lui permet d‟agir de la sorte et c‟est le fait qu‟elle doit se positionner face aux aînés
qui l‟oblige à agir ainsi.
338
moins éloigné. La nécessité d'une identité stable, cohérente et permanente s'impose dans
un monde refusant la stabilité et créant de l'impermanence. L‟errance identitaire
encourage l‟intensification du présent, les parents défendent l‟idée de la rentabilisation du
temps.
Dans ce contexte, des questions comme « Qu‟est-ce que tu veux faire plus tard ? » sont
perçues, par certains jeunes, comme n‟ayant que très peu de sens. Ce genre de questions
est une entrave à cette période nécessaire d‟errance identitaire. Cette dernière est souvent
appréciée, entre autre, car elle correspond parfaitement aux contextes et aux attentes des
sociétés néolibérales : une ouverture du champ des possibilités et une capacité
d‟adaptabilité du sujet66.
Par conséquent, le malaise, s‟il en est un, ne réside pas dans l'idée d'une errance
identitaire, mais bien dans celle de vivre quotidiennement cette errance identitaire sous le
regard des aînés forçant le jeune à se positionner, à donner des réponses identitaires qu‟il
n‟a pas, à se projeter dans un temporalité n‟étant pas la sienne. Le malaise vient de
« l‟inacceptation » par certains aînés d‟une errance identitaire vécue pleinement et
positivement, comme dans d‟autres sociétés aménageant des espaces et des temps prévus
à cet effet. Mais pour errer, il faut du temps.
4.4.5 Errance, inconstance, jeunesse...
Le backpacking invite à repenser « positivement » les conséquences de l‟allongement de
la jeunesse. Comme le souligne Michel Fize « l'adolescence, toujours confondue avec la
seule puberté, renverrait “naturellement” à une identité négative, problématiques,
mettant en jeu un processus d'oppositions, de contradiction » (Fize, 2002 : 26),
l‟inconstance étant le propre de l‟errance identitaire. En effet, l‟errance, avec ses
connotations négatives, participe de cette idée de la situation peu enviable des jeunes.
66. D‟ailleurs, rappelons que dans le discours des jeunes, leur âge idéal, pour les jeunes, correspond à celui
ou le plus de possibilités s‟ouvrent a lui, lorsqu‟il est encore capable de tout, lorsqu‟il peut encore changer
de chemin. En d‟autres termes, l‟âge idéal est celui de l‟errance identitaire, pas celui de la stabilité qui
signe, pour un jeune, son enfermement dans la routine.
339
L‟errance est instabilité, malaise… souffrance. Pourtant, il existe des formes d‟errance,
comme le backpacking, vécues ni sous le signe du malaise, ni sous le signe de la
souffrance. Au contraire, elles constituent des formes actuelles de la mise au monde du
sujet.
Le backpacker échappe au regard des parents, à sa communauté d‟appartenance le
forçant à se réfugier dans un statut qu‟il ne veut plus incarner ou qu‟il ne veut pas encore
incarner ; un statut que la société néolibérale ne lui demande pas de véritablement
s'emparer, préférant la capacité d‟adaptation du sujet à sa stabilité. C‟est en partie
pourquoi ces jeunes voyageurs vivent loin des regards des siens. Ils peuvent être euxmêmes, c„est-à-dire « changeant » : l‟errance est ici vécue comme un réel moment de
libération. Ces jeunes revendiquent l‟entrée dans une nouvelle temporalité du voyage,
autorisant à son tour l‟expression quotidienne d‟un rapport spécifique à la temporalité :
improvisation, relations éphémères… Cette errance réelle n‟est pas une tentative
d‟échapper à l‟errance identitaire, mais d‟abord une volonté de la vivre pleinement.
En résumé, les observations de Torun Elsrud analysée précédemment prennent, dans le
contexte plus précis de la jeunesse, une signification singulière. Le jeu du backpacking
avec la temporalité correspond à un exercice de maîtrise face à la discontinuité de
l‟existence, précisément en devenant acteur de cette discontinuité. La désynchronisation
est passagère par rapport au temps social (ou le « clock-time » chez Elrud). Les
difficultés à s‟inscrire dans une généalogie et à se projeter dans l‟avenir sont ici évacuées
: le voyageur devient l‟acteur de son déracinement et de la mise en avant de
l‟improvisation comme mode de vivre.
4.5 Le voyage comme rite de passage
Dans les sociétés traditionnelles, les rites de passage possèdent des formes concrètes,
reproduites et mises en scène par les aînés. Ces derniers les planifient, les organisent et
les réalisent. Ils les positionnent dans le temps et en déterminent la durée. L‟initié y prend
place, comme l‟un des acteurs principaux. Il se conforme au déroulement de la
340
cérémonie, aux gestes qu‟il doit poser, aux paroles auxquelles il doit se soumettre.
Lorsque l‟épreuve se présente, il l‟affronte, sous le regard attentif de ses pairs, mais aussi
des ancêtres et des dieux (Eliade, 1949). Dans de nombreux cas, l‟initié est confronté à
l‟isolement. Il se plie à la volonté de sa communauté, se retire loin des siens, souvent
dans un lieu sacré. Ce moment de solitude se caractérise par l‟ascétisme, la peur, etc.
L‟attente fait partie de l‟épreuve traversée. Souvent, les parents ne savent pas où se
trouvent leur enfant, prêt à devenir adulte. En fait, ces rites supposent « l‟éloignement du
milieu familial et du village pour se rendre pendant un temps variable, mais qui implique
toujours au moins une nuit à l‟extérieur, dans un lieu inconnu des parents » (Marcelli,
1991 : 33). Ce temps correspond à la phase liminaire du rite de passage.
L‟indétermination et l‟errance identitaire caractérisent cette phase. L'initié n'en décide
jamais la durée et ne décide jamais du moment de sa réalisation.
L‟analyse de Torun Elsrud interroge le voyage analysé comme rite de passage : en effet,
si la liminarité est souvent associée à un « hors-temps », il est alors plus précis d‟affirmer,
dans le cas du backpacking, qu‟il s‟agit d‟un « hors-temps social ». Le backpacker sort
sans aucun doute des contraintes imposées par les temporalités du quotidien. Il refuse le
« clock-time » pour s‟en remettre cependant à une autre forme de mesure de la
temporalité. Autrement dit, il n‟est pas dans un « hors-temps », mais dans une nouvelle
forme de rapport à la temporalité, les points de références ayant changés. Ainsi, la
comparaison avec les rites des passage demeurent possible, à la condition d‟user de
prudence. Pour certains auteurs anglo-saxon, le backpacking, comme de nombreuses
formes de voyages et d‟exil, se présente effectivement à l‟anthropologue comme un rite
de passage (Vogt, 1976 ; Riley, 1988 ; Desforges, 2000 ; Bell, 2002 ; Sorensen, 2003).
En fait, « le parallèle avec les rites d'initiation religieuse est saisissant : le néophyte, en
religion comme en voyage, quitte son état " d'avant ", profane et ordinaire, pour tenter
d'être admis dans un monde sacré et extraordinaire, très éloigné de ses repères habituels,
généralement confortables et sédentaires, souvent d'une grande banalité » (Michel, 2006).
341
4.5.1 Rite préliminaire : le départ
Le moment du départ est souvent lié au parcours scolaire ou professionnel du jeune. Il
correspond à un temps de réflexion, voire de remise en question : choix de son orientation
professionnelle ou fin de contrat, obtention d„un diplôme ou difficulté scolaire, etc.
« They are escaping from the dullness and monotony of their everyday routine, from their
jobs, from making decision about careers, and desire to delay or postphone work,
marriage, and other responsibilities. These people are at one of life‟s juncture » (Riley,
1988 : 317). La plupart des backpackers sont déjà diplômés avant de prendre la route ou
entendent poursuivre leurs études après leur voyage : « backpackers display an
educational level equal to or above the general level in their country of origin. A large
share gold academic degrees » (Sorensen, 2003 : 852). Le choix de voyager implique
également une volonté de se redécouvrir, voire de changer, de grandir. L‟abandon
provisoire du foyer familial, de sa terre natale, de son parcours professionnel, etc.,
signifie également un abandon symbolique et réel d‟une part de lui-même. Cette distance
avec le « point d‟origine » autorise le renouvellement de son regard sur sa propre culture :
« This distance from the stable environment may permit some discoveries by allowing
him to evaluate his culture in a more objective manner than is possible at home. Upon
returning, the wandered will see his home afresh with the detached and percepetive eyes
of the traveler » (Vogt, 1976). Le backpacking se révèle comme une ouverture aux
changements, à l'altération identitaire. Le voyageur n‟existe dans le regard de sa mère et
de son père, de ses frères et de ses sœurs, de ses amis et de ses collègues, qu‟à travers ce
qu‟il veut bien laisser croire.
À la veille du départ, il prépare soigneusement son sac à dos, car les objets le remplissant
sont les seuls à franchir les kilomètres avec lui, à traverser aussi ce temps de passage.
Certains boivent un « dernier » verre entre amis, pour dire au revoir à ceux qui l‟ont
connu et qui le reconnaîtront au jour inattendu du retour. Mais, le temps de quelques
mois, voire davantage, il s‟agit de vivre sans la lourdeur de son statut et de ses rôles
sociaux. Ainsi le voyage marque le passage d‟une étape de vie à une autre. Il devient un
repère temporel dans son histoire personnelle.
342
4.5.2 Rite liminaire : le temps des expérimentations.
L‟errance identitaire correspond ici à une errance bien réelle, ne connaissant pas les
frontières. Pour le backpacker, le monde est un jardin. Les expériences accumulées
alimentent leurs discours, elles sont de la matière pour la parole. Ces voyageurs sont en
quête de mots pour construire le roman de leur existence. L‟improvisation et
l‟opportunisme leur assurent de vivre quotidiennement l‟aventure, avec son lot
d‟évènements significatifs. Le backpacker se vante parfois d‟avoir goûté à une liberté
méconnue. Elle est associée de près au luxe de s‟être libéré des contraintes de la mesure
du temps, du devoir de justifier ses choix, de travailler les jours de semaines, etc. Même
lorsqu‟il s‟arrête, le temps de trouver de l‟argent, le travail est souvent vécu comme une
chance de se poser momentanément, de se reposer pour mieux repartir. Le parcours du
backpacker est vécu avec le sentiment de n‟obéir à personne. Le choix d‟être là justifie le
fait d‟y être. L‟expérience prévaut toujours. Il s‟agit alors d‟être là, en sachant que
demain, dans l‟heure suivante, il a le droit et le pouvoir de ne plus y être. À tout moment,
il saute sur l‟occasion, joue l‟opportuniste. Dans le discours des backpackers, tous les
évènements revêtent l‟aura de l‟expérience unique, vécue pleinement en toute liberté.
L‟expérience du danger alimente aussi leur discours; la traversée d‟une épreuve marque
le passage d‟un statut à un autre. Elle alimente l'aventure qui « propose une vie en pure
perte, mais la permanence de l'intensité d'être. L'aventurier est un homme immergé dans
la seule passion du présent. Il affronte l'instant avant toute projection dans l'avenir » (Le
Breton, 1996 : 40). Les voyages motorisés en zones peu recommandées, la piètre
alimentation, les risques de maladie, les attaques, agressions, vols, etc., parsèment les
discours de ces jeunes voyageurs. Toutefois, les dangers bien réels laissent la plupart du
temps la place à une construction imaginaire du risque. Les évènements sont révélés
comme dangereux selon les limites personnelles de chacun (Elsrud, 2001). Ainsi s‟être
retrouvé le « seul blanc » dans un pays étranger (Desforges, 2002) ou avoir voyagé vingt
heures en autobus est parfois vécu comme la traversée d‟une épreuve venant enrichir le
discours du backpacker. « Dans la réalité comme dans l'imaginaire, le voyage possède
343
une forte capacité à transformer les cadres de l'expérience en rites d'initiation » (Michel,
2006). Le voyage renforce la conviction du backpacker, il se situe provisoirement dans
un contexte autre, caractérisé par une nouvelle forme d‟inscription dans la temporalité.
Ce cadre autorise, non seulement les multiples expériences, mais également la
multiplication des actions posées pour jouer avec la temporalité.
4.5.3 Rites post-liminaire : le retour
Dans les sociétés traditionnelles, à la fin de la cérémonie rituelle, les anciens
l‟accueillent. Ces derniers renforcent la signification du rite en rappelant son entrée dans
le monde des adultes. Le rite n‟a du sens qu‟à la condition d'être partagé et entretenu par
les aînés. L‟initié s‟imprègne de la signification proposée par les autres membres de la
communauté. La mise en forme du rituel est aussi une mise en scène de sa signification et
de la reconnaissance de l‟initié.
Si le backpacking s'analyse comme un rite de passage, en revanche, les aînés ne lui
donnent pas sa forme. Les aspects rituels évoqués sont ré-inventés par ces voyageurs. Les
jeunes forment leurs voyages avant que les voyages ne les forment. Cette remarque pose
un problème particulièrement par rapport à la reconnaissance de ce passage. La prise de
parole, en d‟autres termes, la mise en récit de leur voyage appelle à la réaction d‟autrui,
des membres de la famille et des amis retrouvés. Toutefois, plusieurs d‟entre eux se
plaignent d‟une difficulté à communiquer leurs expériences, à partager leur vécu et leurs
ressentis, à être entendu : « Many lame the difficulties in re-establishment relationships
[...]. Others complained that no one is really interested in what they had been doing nor
sensitive to the fact traveller is coping with readjustment » (Riley, 1988 : 325).
Ce problème émerge même si l‟accueil est chaleureux et sincère. L‟écoute du récit
n‟implique pas nécessairement sa reconnaissance, encore moins la reconnaissance du
sens donné par le voyageur à son expérience. Derrière l‟intérêt pour le récit, les paysages
exotiques, les cultures mystérieuses et les anecdotes croustillantes, la transformation
ontologique dont les backpackers font l‟expérience reste souvent un secret bien gardé,
344
douloureux retour pour celui dont le sens de son départ n‟arrive plus à se partager. Ce
décalage entre leurs attentes plus ou moins conscientes et les réactions de leurs
interlocuteurs s‟expliquent aussi par la difficulté de mettre des mots concrets sur cette
expérience identitaire. Contraint de décrire le contexte dans lequel le backpacker a fait
une rencontre significative, ressenti un intense sentiment de liberté, a traversé des
épreuves, etc., l‟expérience d‟une transformation ontologique ne devient qu‟un détail de
son récit. Le sens accordé à cette expérience est noyé dans le discours du voyageur,
caractérisé par une valorisation de paysages inédits, d‟anecdotes, etc. Les faits prennent
le pas sur la valeur qualitative et symbolique des évènements vécus. Ainsi, la
reconnaissance signant l‟accès du sujet à un nouveau statut (celui qui est parti
« immature » et qui est revenu « homme ») est rarement effective, du fait de la difficulté
du backpacker à exprimer cette signification et des interlocuteurs « à l‟entendre ».
Plusieurs backpackers cherchent une reconnaissance ailleurs, en partageant leur récit. En
effet, il n‟est pas rare qu‟aux termes de leurs voyages, les backpackers entretiennent des
liens avec les voyageurs rencontrés, prolongeant leur expérience de la route en suivant
celle des autres : « Many backpackers manage fluid networks via the internet, consisting
of people at home, traveling friends from back home, backpackers encountered on the
road, and the occasional « local » friends » (Sorensen, 2003 : 861). En d‟autres termes, ils
gardent contact avec la communauté mouvante du backpacking, ils se retrouvent à travers
l‟autre, ils sont entendus par des pairs. Les forums de discussion encouragent les
échanges où chacun trouve son rôle et son importance, néophytes cherchant conseils,
compagnons de route, anciens voyageurs partageant son expérience. Il s'agit ici de la
création d'un lien sociétaire, au sens que lui donne Claude Dubar. En fait, « le lien
sociétaire, comme lien social, est fragile, souvent temporaire mais toujours signifiant. Il
n'implique pas, contrairement au lien communautaire, le partage de "croyances
collectives" ni de "racines communes" (lien de sang, de sol ou de culture) mais la
participation à des actions avec d'autres qui sont des "partenaires" (Dubar, 2000 : 195).
Elles constituent en fait des « communauté de destin », liant ses membres par le partage
d'une passion (Jeffrey, 1998). Chez le backpacker, le récit de voyage construit le lien des
uns avec les autres.
345
L‟importance de cet exercice narratif lié au backpacking se confirme aussi à travers le
développement exponentiel des blogs tenus par des backpackers. Une recherche rapide
sur le net montre l‟importance du récit pour ces derniers. Le voyage d‟autrefois, raconté
dans son journal de bord par et pour soi-même, se prolonge sur de nouveaux espaces pour
de nombreux backpackers. Le récit partagé sur des espaces visibles et publics, comme le
blog et les forums, interpelle maintenant à la reconnaissance, avant le retour au point
d‟origine. Cette recherche est continuelle, tout au long du parcours du voyageur, elle
s‟exprime notamment par l‟échange entre les voyageurs qui aiment se raconter.
La reconnaissance est attendue et recherchée avant même la fin du passage. Le voyage
est le sujet central des conversations des backpackers entre eux : « Travel matters are
socially and practically important since they constitue the only certain shared subject for
conversation » (Sorensen, 2003 : 855). La tendance, chez certains, à se regrouper avec
d‟autres voyageurs de même nationalité implique le désir d‟être compris par l‟autre, de
partager un sens commun à l‟expérience vécue, d‟échanger des interprétations de la
culture locale, etc. En fait, « while most backpackers from different countries in the scope
of their interactions with members of all countries with whom they have common
language, others tend to restrict interaction to their co-nationals » (Cohen, 2003 :
99). Dans plusieurs cas, le besoin de partager une expérience personnelle encourage
même la rencontre avec d‟autres voyageurs : « because people are eager to share their
adventures, friendship are made much more quickly than usual » (Riley, 1988 : 324). La
signification du voyage, mais aussi la reconnaissance de cette dernière, est recherchée dès
le premier pas du backpacker. Le sens se construit kilomètre après kilomètre, ligne après
ligne, au fil des évènements vécus et racontés.
4.6 Le voyage pour recréer une temporalité
« Pour échapper à la société chronophage, il faut s'évader totalement, s'enfuir incognito
dans le désert ou séjourner à la Trappe » (Grossin, 1998 : 11). Le voyage crée un contexte
spécifique exprimant notamment un pouvoir nouveau du sujet sur la temporalité. Or le
346
backpacker s‟en remet constamment à l‟instant, vivant toujours avec le choix de faire
autrement. L‟improvisation prend le pas sur l‟anticipation : même les projets à courts
termes se transforment, selon les circonstances. Le backpacker fait l‟expérience de la
discontinuité et de la rupture. Pourtant, il ne s'arrête pas là.
4.6.1 Une démarche de l’ipséité
Pour Paul Ricoeur, la mêmeté et l‟ipséité sont au cœur des problématiques identitaires. Si
le concept de mêmeté renvoie à ce qui est immuable, à ce qui permet la réidentification
de chacun aux yeux des autres, en revanche, l‟ipséité représente plutôt (et rappelle du
coup) que l‟homme est également, au même moment et paradoxalement, en changement
perpétuel. Les sociétés actuelles tendent à renforcer cette deuxième dimension de
l‟identité, l‟ipséité. Le rapport à la temporalité esquissé jusqu‟ici se caractérise par la
discontinuité, la rupture, le renouvellement. Il répond à des demandes de changement, des
processus et des développements s‟accélérant, autant d‟éléments qui encouragent cette
dimension de l‟ipséité à se développer au niveau collectif et individuel. Elle bouleverse à
la fois l'Histoire et l'histoire personnelle du sujet. Face à cette discontinuité de l‟existence
et des évènements qui la composent, le sujet s‟adonne à un travail de mise en cohérence.
L‟acte narratif est une mise en cohérence : le récit, en reprenant des évènements de
l‟existence et en leur donnant un certain ordre, en créant certains liens entre eux,
concoure à leur donner un sens. Par l‟acte narratif, il raccorde les événements dispersés
de son existence.
Le backpacker se plaît, dans un premier temps, à renforcer l‟incohérence entre les
évènements parsemant son voyage. Il passe d‟un pays à l‟autre, d‟une culture à l‟autre,
d‟une relation à l‟autre. Chacun des évènements de son existence existent quasiment
indépendamment des autres. Il se laisse constamment surprendre. Son errance est une
radicalisation de la dimension de l‟ipséité. Son rapport à la temporalité est fait de
discontinuité, au nom du droit à agir sur celle-ci, au gré de ses sentiments, parfois
davantage de ses sensations. Le récit chez le backpacker apparaît ici comme un acte de
configuration de la temporalité.
347
4.6.2 Narration et maîtrise de la temporalité
Si la discontinuité marque le parcours des backpackers, par l‟écriture, ils réorganisent le
récit de leur périple, y reconfigurent la temporalité de leur voyage. D‟abord, les
backpackers sont nombreux à écrire. En fait, « Most travellers, like the tramps by the
past, carry notebooks to record these trip, as well as the adresses of travellers and locals
they meet. Almost all also keep journals which aid recall en sharing information. It is
amusing to observe the large number of travellers sit-in about in hostels and restaurant
with hands bent, writing in their journal or writing letters » (Riley, 1988 : 322). Luke
Desforges distingue même « l’internal narrative » et « l’external narrative » chez le
backpacker : d‟une part, l‟histoire vécue et racontée à lui-même par le voyageur, d‟autre
part, l‟histoire présentée aux autres. La seconde forme de narration oblige le backpacker
à un véritable travail de mise en forme :
The task of narrating and representing experiences to others developed as a
theme in many of the interviews. All tourists are intensely aware of the
problem of being a « travel bore » who goes too far in impressing their
experiences into other people. They have to select certain parts of their
experiences, cutting them up, exaggerating for effect, making connections
among differents places : in short, using a whole host of narrative devices to
communicate some kind of story to others. Telling stories is a central part of
conveying the menacing of travel. Like all stories, however, they have to be
worked upon and but up if they are to communicate to others a form that will
confirm their identity (Desforges, 2000 : 938).
Ce travail de mise en forme ne répond pas seulement à la volonté de communiquer son
expérience. Elle est aussi une réponse au besoin du voyageur de se raconter sa propre
histoire, d‟en signifier la cohérence. Les actions posées, les décisions prises rythment les
journées du périple. Devant la discontinuité des évènements peuplant le quotidien, ces
backpackers développent des stratégies pour redonner une cohérence à la temporalité de
leur voyage, dont l‟écriture :
Diaries are kept in which past travelling is structured and ordered. Letters are
written in the present, telling friends and family about events of past, present
and future. Conversations with other travellers sharing similar experiences will
revive the past and open up possible travel routes in the future, as well as
forming the foundation when the travellers seek to establish hierarchical
positions. Moreover, biographies are "healed" in present through narratives of
the past (Elsrud, 1998 : 324).
348
Le backpacking est une expérience de réorganisation et de reconfiguration de la
temporalité. Le sujet exerce un nouveau pouvoir, « the place and the time belong to the
backpacker » (Elsrud, 1998 : 323). La forme narrative se révèle comme un organisateur
de la temporalité. Par la sélection de certains évènements, les longues descriptions de
courts moments de la journée, des retours sur les derniers jours du périple, etc., le
backpacker réélabore le contenu de son voyage, lui donnant une forme lisible, un récit
possiblement lu par les membres de la famille, les amis, les voyageurs, d‟autres curieux,
intéressés. Il alimente son discours et tente d‟y donner une cohérence, notamment par
l‟utilisation de ses notes personnelles, journaux de voyage, mais aussi grâce aux lettres
envoyées aux parents et aux amis, leur demandant même parfois de les conserver
précieusement : « Some say they write a lot of details in letters in lieu of keeping journal,
letters as theirs friends or familiers to save them » (Riley, 1988 : 322). Les photos sont
également utilisées comme des supports de la mémoire. Aujourd‟hui, le courriel et le blog
s‟ajoutent à ces supports de la mise en récit. « It could also be argued that the emergence
of email and internet as means of communication for those on the road has reinvigorated
the art of recording trips by translating experiences into words in the form of message
sent home and diaries kept online » (Richards, Wilson, 2002 : 63).
Le backpacker exerce ainsi sa maîtrise sur la temporalité de son voyage. L‟un des moyens
utilisés par les backpackers, autant par les femmes que par les hommes, est la forme
narrative à travers différents supports : lettres, blogues, forums, etc. Ses lecteurs s'en
remettent au récit, la narration fonde la vérité, sa vérité intime. Cette signification
s‟enracine précisément dans cet exercice de dilatation et de condensation du temps. La
mise en récit constitue un pouvoir du sujet sur la temporalité de son voyage, participant
aussi à la reconfiguration du sens accordé. Ce sens se modifie au cours du temps, au fil
des relectures. Ainsi, selon certains auteurs, « some participants correspond to more than
one type of experience across their backpacking biography or even during a single trip.
This finding provides empirical support for the idea that individual motivation might
change across time » (Uriely et al., 2002 : 535).
349
Les backpackers comme d'autres errants, tels les nomades du vide, doivent mettre en
cohérence les épisodes de leur existence. À la différence des derniers, ils y arrivent par
une prise de parole qu'ils étayent tout au long du voyage par la mise en récit. Cette
capacité à utiliser le récit se substitue au travail des intervenants auprès des jeunes errants
en difficulté puisque :
Ces mêmes professionnels font le pari positif de la compétence et de la
cohérence de leurs collègues au travail ailleurs, dans d'autres lieux d'accueil, de
façon à ce que la lente construction duelle rendue impossible par la mobilité
imprévisible des jeunes soit remplacée par une cohérence globale construite
dans la discontinuité humaine, spatiale et temporelle (Chobeaux, 2001 : 56).
La parole, dans les sociétés traditionnelles, participe de la transmission de la signification
du rite, elle est aujourd‟hui réappropriée par l‟initié, le backpacker donnant lui-même
forme à un mythe, celui de son parcours (Richard, Wilson, 2004 ; Michel, 2006) : un
« mythe de passage » pour reprendre l‟expression de l‟anthropologue et voyageur Franck
Michel. Si son voyage est une expérience de différentes versions de son rapport à la
temporalité, notamment en valorisant l‟improvisation, le « au jour le jour », la perpétuelle
remise en question de la direction prise la veille, etc., la narration est pour lui l‟occasion
d‟interpréter ses propres actions et de leur donner une nouvelle cohérence. Le sentiment
de maîtrise sur la temporalité est d‟autant plus fort, le backpacker en fait l‟expérience
quotidiennement à la fois par les gestes qu‟ils posent et la parole qu‟il prend.
À l‟encontre du rite de passage des sociétés traditionnelles, geste et parole ne font plus
qu‟un. Autrefois, l‟un et l‟autre étaient enveloppés constamment par le mythe,
convergeant vers l‟expression d‟une même et unique signification. En fait :
(…) nous ne pouvons nier le rôle du récit qui succède ce moment vécu. Avec
ses mots, le jeune ravive le souvenir de son « exploit » et partage son
interprétation des faits avec ses complices ou d'autres amis. Au sein de son
groupe de pairs, il réactualise les moments vécus sous la forme d'un récit, d'une
lecture des évènements qui fonde le sens de son action. Le jeune reconstruit ce
sens au présent et donne au passage à l'acte une nouvelle temporalité. Seule la
parole permet de partager, à nouveau, les émotions ressenties. La « charge
émotive » subsiste peut-être secrètement chez certains, mais uniquement la
mise en mot de ce ressenti peut servir d'interface entre soi et les autres
(Heideyer, Lachance, 2007 : 135).
Les gestes et les paroles du backpacker ne sont pas concomitants. Ce dernier agit, vit puis
raconte, mais il tente de diminuer l‟écart subsistant entre l‟action et la prise de parole.
350
Pour celui ne tenant pas de blogue, appelant rarement les siens, ne parlant pas de son
vécu le long de son parcours, le moment du retour constitue le temps ultime de partage.
Deux problèmes se posent lors de la comparaison du backpacking avec les rites de
passage traditionnels. D‟une part, l‟aîné ne détient pas le sens du rite. Le jeune n'a aussi
aucune maîtrise sur la temporalité dans le contexte traditionnel. D‟autre part, la
signification du voyage n'existe pas avant son déroulement. L'initié doit le vivre d'abord,
et le raconter ensuite. Le sens est délocalisé, il n'apparaît qu‟au terme de l‟action. Il est
détemporalisé, dans l‟avenir, il est soumis à des relectures. L„utilisation de support
narratif, comme le blog, témoigne d‟une volonté de restreindre l‟écart entre le geste et la
parole, de retrouver l‟unité perdue, de faire converger l‟un vers l‟autre, d‟en faire émerger
une seule et unique signification durable dans le temps. L'internet devient le lieu de la
réconciliation entre le geste et la parole, entre le corps et le sens, surtout lorsqu'à des
photos téléchargées sur l'écran s'ajoutent des commentaires...
CONCLUSION : VOYAGER DANS LA TEMPORALITÉ
Si le sujet d‟aujourd‟hui construit lui-même son parcours de vie et en fonde la
signification, il est alors confronté au défi d‟en sélectionner les évènements marquants, de
leur donner une cohérence et d‟en faire émerger le sens. Ainsi a-t-il besoin d‟éléments
pour alimenter sa mise en récit. Le contraire est aussi vraie : celui qui se raconte à partir
d‟éléments fictifs s‟enfonce dans une relation imaginaire à lui-même et coure le danger
que le récit de son existence soit tôt ou tard mis à jour par les siens, entraînant
inéluctablement une perte de reconnaissance. Par conséquent, la quête de sens ne se passe
pas d‟actions, de gestes, d‟évènements vécus pour nourrir la mise en récit du sujet.
Dans une société de l‟ipséité, où la course au renouvellement encourage la discontinuité
dans l'existence, la fragmentation identitaire est plus facile à supporter quand le sujet la
provoque, l‟existence plus facile à réunifier par le discours. Ainsi comme forme
culturelle, le backpacking est une réponse aux sociétés de la maltemporalité, redevenir
maître de soi en redevenant maître de la temporalité.
351
Le passage à l'âge d'homme ne se passe ni d‟actes, ni de mots. L‟efficacité du rite
implique la réunion de l‟un et de l‟autre. Pourtant, leur dissociation dans l‟espace et dans
le temps est l'une des caractéristiques des rites intimes de passage. L‟émergence et le
développement de certains espaces virtuels s'explique entre autre comme des tentatives
de rassembler dans un espace et dans temps, dans un espace-temps unique la puissance
symbolique du geste et de la parole. Plusieurs exemples abondent actuellement en ce
sens, au-delà de celui du backpacking. En effet, les jeunes générations n‟exposent pas
uniquement leurs voyages à l‟étranger, mais aussi de nombreuses formes d‟expériences
festives, certaines prises de risque, etc., autant de pratiques qu‟il est possible de
commenter, de raconter en leur attribuant une signification. Le geste et la parole, le corps
et le langage, ont trouvé une unité restreinte de temps où ils se retrouvent.
Si le backpacker prend des risques, parfois bien réels, la parole les enveloppe, lui donne
une nouvelle temporalité et une dimension parfois plus importante. Le risque voulu, vécu,
est un risque modifié par le récit où il finit par prendre son sens. En mettant souvent
l'accent sur ces moments, sur les risques pris, en dilatant leur importance dans le temps,
le voyageur fait de ces risques des éléments centraux de son histoire. L'acte de
réorganisation et de reconfiguration de la temporalité redonne son sens et redéfinit la
signification des risques parsemant son parcours. Le backpacker ne se contente pas
d'entrer dans un cadre intime du temps, d'exalter les actes de désynchronisation tout au
long de ce voyage dont il a décidé le début et la fin. Il revient sur cette expérience,
réorganise et reconfigure son vécu à l'intérieur de ce cadre intime du temps.
L'exemple du backpacking résume à lui seul les différents pouvoirs du sujet
contemporain sur la temporalité ; pouvoir d'agir sur la durée d'un événement modifiant
son rapport quotidien à la temporalité, l'arrachant à la continuité, pouvoir de se créer un
cadre intime du temps ; instantanéisme, rejouer ce pouvoir à travers des actes répétés de
désynchronisation ; pouvoir de maîtriser la temporalité par le récit, en jouant avec les
évènements vécus, pouvoir donc de la réorganisation et de la reconfiguration de la
temporalité. Finalement, il met aussi de l'avant un pouvoir ubiquitaire car le backpacker
352
existe à la fois dans le récit qu'il se raconte et le récit qu'il raconte aux autres. Il se révèle
comme l'idéal-type de ce jeune affrontant la maltemporalité, en agissant pour mieux
déconstruire ce qui fait obstacle à sa quête de sens, afin de mieux se reconstruire, non
seulement un parcours original, mais une histoire qu'il raconte et se raconte ; une histoire
cohérente, harmonisant son passé, son présent et son avenir.
353
CONCLUSION : EXPÉRIENCES CORPORELLE ET NARRATIVE DE LA TEMPORALITÉ
L‟analyse de pratiques comme la vitesse au volant, la consommation d‟ecstasy, les mises
en scène de l'extrême, le théâtre d‟improvisation, l‟expérience cinématographique et le
backpacking soulignent, dans un premier temps, la diversité des prises de risque. Elles
s‟immiscent dans le quotidien de nombre de jeunes. Si le risque prend différentes places
dans ces pratiques, les expériences de violence, de réorganisation et de reconfiguration de
la temporalité tendent toujours à la volonté de répondre à maltemporalité. Elles sont des
activités faisant entrer le sujet dans une nouvelle relation à la temporalité. Elles
renouvellent son sens, en mettant au premier plan la volonté et l‟action du sujet : chacune
de ces pratiques a la caractéristique de ne jamais être vécue comme s'imposant au sujet.
Elles sont vécues comme des choix.
Les premiers exemples sont des formes de violence face à la temporalité. Le sujet y vit
des expériences intenses, sous le mode de la sensation. L‟action ne sert pas véritablement
la parole : au contraire, elle cherche plutôt à en faire oublier l‟intérêt et l‟usage. La
sensation se révèle comme l‟interface entre le sujet et la temporalité. Le jeune vit
subjectivement le temps, provisoirement, il en altère la teneur. Il s'agit de violenter la
temporalité pour ne plus subir sa violence.
Dans le cas des actes de réorganisation et de reconfiguration de la temporalité, l‟action est
mise au service de la parole. Cette dernière est l‟aboutissement, la suite logique donnée
au vécu par le sujet. Dans le théâtre d‟improvisation, les jouteurs se mettent
symboliquement en danger par la parole certes et cette mise en danger est suivie, après la
joute, par une recherche de reconnaissance, des échanges avec les amis, les membres du
public. Le vécu explique la prise de parole, la construction d‟un récit de la performance.
Le risque est mis en mot, l‟expérience de la parole donne au risque sa véritable valeur.
Même remarque pour le backpacking : le vécu du voyageur appelle au partage avec
l‟autre, à la communication, à l‟expression, à l‟échange. Avec les autres voyageurs, il
354
parle de son vécu. Il redonne une importance capitale à sa parole, en disparaissant loin
des siens, pour en temps. Le récit devient plus important, il donne sa véritable épaisseur
au vécu. La parole en définit le sens. En s‟exprimant, le sujet modifie la teneur des
risques objectifs, le risque subjectif devient le risque réel pour lui. L‟action est un
matériel de la parole. L‟expérience cinématographique est aussi éloge de la parole, cette
fois, à travers la confrontation à un travail de mise en cohérence des récits non-linéaires,
films au montage en accéléré, aux ellipses multiples. Le risque vécu par les protagonistes
et vécu par le sujet par procuration sont remis en cohérence : en trouvant la pertinence
d‟une trame narrative, les expériences du personnage sont également mises en
perspective et situées dans son parcours personnel. En ce sens, l‟expérience
cinématographique exprime le risque à travers la parole du réalisateur, relue ensuite par le
spectateur. Dans d'autres cas, le jeune met lui-même en scène ses risques, une fois de
plus pour qu'aux actes s'ajoute du discours.
355
CONCLUSION GÉNÉRALE
Le temps passe, comme toujours, mais il passe vite, comme jamais. Notre époque est
celle de la discontinuité, elle est aussi celle des changements renouvelés, exponentiels.
Jamais les choses ne sont nées, ont grandi et sont mortes dans des laps de temps aussi
courts. Le sujet voit défiler devant lui les évènements et les modes de deux ou trois
générations en une seule décennie. C'est l'époque des vitesses, d'un sujet courant après le
temps, d'un sujet voulant qu'il s'arrête parfois, mais face auquel il n'impose que
provisoirement sa cadence. C'est la bataille déclarée avec cette société de l'accélération
l'entraînant souvent, enthousiasmé, car l'euphorie flirte avec la dépression, car jouer avec
le temps est parfois la dernière façon de s'agripper au monde, de se donner l'illusion de
pouvoir agir sur lui.
Le temps est devenu un matériel de l'autonomie. La relation du sujet à la temporalité
incarne son rapport au monde, à une société de l'adaptabilité et de la flexibilité. Jouer
avec le temps pour rejouer son indépendance. Le sujet gère son horaire, le sujet voit son
avenir, le sujet fait son présent, le sujet réinvente son passé. Si le temps des dieux est bel
est bien derrière nous, si le sens du temps du progrès est bel et bien celui des livres
d'histoire, si le temps n'appartient plus à personne, il devient un temps à conquérir, une
denrée avec laquelle le sujet se nourrit.
Nombre de jeunes n'arrivent plus à trouver sens à leur existence, à cette entrée prochaine
dans le monde adulte. Le sujet « libre » des sociétés contemporaines passe, semble-t-il,
d'une dépendance à une autre. Il arrive difficilement à échapper aux regards de ses
parents, à vivre indépendamment, il voit le marché du travail comme un enfermement
dans la tutelle, cette fois de l'économie. Or, si tous se le disputent, jamais le temps
n'appartient en définitive à quelqu'un. Le sujet s'y replie, y déplie son action, y prouve
son pouvoir. Le temps impalpable, le temps invisible prend forme dans l'action du sujet :
le temps qui passe devient un temps où l'on s'accroche.
356
Cette thèse demande si la maltemporalité est un trait structurant la pratique du risque.
Elle propose l'hypothèse d'un malaise, d'une difficulté à vivre dans la temporalité, comme
un préalable à certaines formes de mise en danger de soi chez les jeunes. Elle questionne
un public scolarisé, adhérant en grande partie à notre société éducative. Mais la relation
entre temporalité et risque n'est pas à sens unique : ils dialoguent éternellement, sans
interruption. L'un et l'autre se structurent dans une danse s'intensifiant, car lorsque la
temporalité s'embrouille, le risque s'emporte.
Avant même d'y mêler le risque, la temporalité est vécue chez les jeunes comme un lieu
de tous les possibles. On leur enseigne qu'elle doit se soumettre à l'agir du sujet. La
gestion de son temps est un gage incontournable de l'accès à l'autonomie. Pour être un
homme ou une femme, pour gagner la confiance de ses parents, pour avancer dans la vie,
se défaire de l'emprise des adultes, le sujet s'approprie son temps, doit en user à bon
escient, sous le regard des adultes. Contradiction des sociétés chargées de promesses, le
présent des uns rencontre le présent des autres, le présent des adultes se présente comme
un avenir impensable aux yeux des jeunes. Les temps des uns affrontent les temps des
autres, dans des sociétés où l'affirmation de soi, et d'un rapport intime à la temporalité,
garantit au sujet la survie de son autonomie.
Cette quête n'implique pas toujours des oppositions. Dans bien des cas s'affirmer revient
à critiquer l'incohérence du « système ». Les jeunes remettent parfois en question
l'institution scolaire en appliquant une loi ne leur appartenant pas : maximisation. Se
différencier d'un rythme imposé ne s'incarne pas toujours dans la volonté de s'en défaire
totalement. Parfois, on aimerait aller moins vite, plus vite, il n'existe pas de généralités en
ce sens. Mais, point commun à toutes les critiques, il s'agit de remettre en question ce
temps que l'on ne maîtrise pas, il s'agit de dire que l'on voudrait mieux, pour soi.
L'individualisation du rapport à la temporalité se révèle dans la remise en question de la
course menée par l'humanité. Courir pour soi, courir pour en sentir l'exaltation, courir
vers ce que l'on aime et désire, une course oui, si elle s'inscrit et fait sens dans le récit
biographique, intime de chacun. La course des autres est course folle car trop souvent
inexplicable. La course des autres est insensée, le sujet la voit lorsqu'il s'arrête. Au
357
contraire, le sujet courant ne se voit pas à l'oeuvre, il vit, il s'arrache au sentiment
d'hétéronomie. Il mord dans l'existence, gonfle ses poumons d'un enthousiasme
débordant. Il se sent exister, car il a décidé de courir plus vite. Les actes le montrent, la
volonté de faire et d'agir chez les jeunes le prouvent. Mais l'idée même de l'accélération
épuise notre jeunesse parce qu'elle coure sans se voir courir, tout en ressentant une
profonde fatigue.
Si le sujet prouve son autonomie en jouant et en se jouant du temps, il exacerbe aussi un
sentiment de toute puissance en se posant parfois en maître absolu des temporalités
composant son existence. Au quotidien, le jeune négocie avec, intensifie la, se
désynchronise de. La temporalité, devenu matériel, devient aussi un enjeu. Elle est
l'interface entre soi et l'autre, entre soi et soi, entre soi et tous les autres. Lorsque la
temporalité est partagée, vécue en commun, lorsqu'elle est l'occasion de se donner
rendez-vous, de se rencontrer, de se revoir, de se rappeler, de se souvenir, de planifier,
elle est l'instrument de la mise en commun, du partage, du respect. Mais la soif
d'autonomie, à un âge où le sujet ne peut s'en défaire, finit par mettre au devant le plaisir
procuré par ce jeu exalté avec la temporalité, jusqu'à faire disparaître parfois l'autre du
paysage subjectif. Le sujet se replie alors, la temporalité devient un matériel manipulé et
violenté.
Le risque est un moyen de radicaliser un rapport à la temporalité existant déjà sur le mode
d'un sujet désirant prouver sa maîtrise. Le risque est souvent oublié, il est relégué derrière
l'exaltation procurée par le triomphe du sujet sur la temporalité. La vitesse ou l'ecstasy ne
sont pas d'abord des risques pour le sujet, elles sont surtout des jeux avec la temporalité,
une exaltation de sa puissance. Le risque s'y efface, ce n'est plus la mort que l'on voit
poindre au bout de la route, mais le temps replié contre soi et que l'on manipule selon son
vouloir, conforté dans l'illusion, mais conforté tout de même. Conduites à risque et
pratiques à risque se distinguent donc l'une de l'autre : les premières franchissent le temps
pour flirter avec la mort, les secondes se contentent d'un jeu avec la temporalité. Ainsi
aux discours de certains jeunes, interpellant l'ordalie, se substituent ici un discours de la
répétition sans surenchère, une inscription habile du risque dans le lien social. Le risque
358
est à la fois rupture et continuité avec le quotidien. Les pratiques à risque maintiennent le
sujet dans cette position de l'entre-deux, certains de sortir de la banalité et de la routine,
mais tout aussi certains de ne pas franchir le point de non-retour. La pratique à risque est
une revendication d'une temporalité assujettie au désir du sujet.
La pratique du risque renouvelle la négociation, l'intensification, la désynchronisation.
Elle déplace ces caractéristiques du rapport quotidien du sujet avec la temporalité vers un
nouveau repère : soi-même. Le risque transpose la négociation avec l'autre vers la
négociation avec soi-même, ses limites, son corps. Il institue une temporalité intime du
sujet avec lui-même, un cadre intime du temps, le sujet devenant le créateur d'un cadre
unique, d'une durée dont il contrôle le début et la fin. À défaut de tout maîtriser, il est
possible, pour un temps de maîtriser une parenthèse de l'existence, d'allonger la durée, de
l'arrêter subitement. Les élans de vitesse, les voyages d'ecstasy ou ceux du backpacker
ouvrent une temporalité inventée par le sujet, vivant l'illusion d'être non seulement acteur
dans la temporalité, mais créateur d'une temporalité. Le sujet n'entre pas dans un « horstemps », il échappe plutôt à un temps social, quotidien, en pénétrant dans une nouvelle
temporalité où il fixe lui-même les règles. Il s'y pose en maître, voire en Dieu, il exalte ici
sa maîtrise.
Les pratiques à risque intensifient un rapport à la temporalité déjà vécu sur le mode de
l'intensification. Exister davantage dans l'instant, jusqu'à se dédoubler, du moins dans
l'imaginaire. Le présent se vit de différents points de vue, certains sont nostalgiques du
présent. La ligne du temps est mis à mal par les jeunes, violentée dirions-nous.
L'imaginaire du sujet entre en conflit avec les catégories héritées de la tradition pour
penser le temps, des catégories qui ont survécues à la modernité : passé, présent, futur,
enchaînés les uns aux autres dans un rapport de continuité et d'irréversibilité. Dans cette
société de la maltemporalité, le sujet répond et réagit, il se débat. Il se construit, il entre
dans un rapport incessant de mise en cohérence de cette identité se dispersant. Il raccorde
le passé à l'avenir certes, mais il réunifie aussi le présent éclatant dans tous les sens,
tiraillé par les temporalités s'y dessinant, les traversant, s'y rencontrant et finissant parfois
par s'opposer. Le sujet est le lieu hypermoderne d'un présent intense et dense. Ce présent
359
tire le passé et l'avenir vers lui, il condense aussi toutes ses épaisseurs. Dans l'intensité du
présent, lors de l'accélération au volant d'une voiture ou la montée des effets de l'ecstasy,
le sujet trouve une unité provisoire, il se rassemble dans le point aigu de la sensation.
Mais la réactualisation de ces accélérations et décélérations, des montées et des descentes
confirme la volonté du sujet à agir sur cette temporalité, à s'y poser en maître, à produire
ses propres effets de discontinuité pour échapper aux effets de discontinuité produite par
le contexte social.
La pratique à risque est un moyen de désynchronisation, de sortir du rythme des autres,
de se créer un rythme intime, personnalisé. Le pouvoir de désynchronisation est présent
dans le quotidien des jeunes : retards et refus. Seule l'intensité de sa réalisation et de son
expression différencie le rapport à la temporalité vécu au quotidien de celui exprimé dans
les pratiques à risque. Trouver des points de repère, des rythmes extérieurs au sujet pour
mieux s'en défaire, s'en désarrimer, s'en désynchroniser. Refus de la rencontre avec le
rythme de l'autre ou des autres. Les temps de la vitesse, de l'ecstasy, du voyage sont des
temps refusant provisoirement les rythmes imposés de l'extérieur, non pas en s'opposant à
une dynamique de la rupture et de la discontinuité, mais bien en rejouant par soi-même et
pour soi-même un temps marqué par la rupture et la discontinuité. Le sujet ne s'oppose
pas : il se désynchronise pour substituer le rythme provisoire de sa vie au rythme continu
et parfois oppressant de la vie.
La pratique à risque pose le sujet en maître de la temporalité par trois fois. Il est maître en
ex-tension, car il maîtrise une durée. Dans cette durée, le passé, le présent, le futur sont
assujettis au pouvoir du maître, les cadres sociaux du temps ne s'y imposent plus. Il est
maître en in-tension, car il intensifie le présent. Il multiplie ses épaisseurs jusqu'à se
donner le sentiment d'être plus, voire plusieurs à la fois. Il est maître en répétition, car il
maîtrise le rythme. Même la rupture et la discontinuité sont à sa mercie. La pratique du
risque radicalise un rapport à la temporalité invitant le sujet à l'investissement, à
l'affirmation de soi, de son autonomie, de son pouvoir. La pratique du risque est un
moyen mis à la disposition du jeune adhérant aux sociétés contemporaines. Le temps
n'offre plus un modèle pour penser le monde et s'y situer, il s'y révèle plutôt comme un
360
matériel pour se composer un sens, pour s'orienter. Ainsi le rapport à la temporalité se
joue sous le signe de l'agir, de l'action certes, mais aussi de la représentation manipulable
par l'expérience.
Agir sur soi pour reconstruire par soi. Les pratiques à risque posent le sujet dans un
rapport de violence à la temporalité. Le sujet la brusque, la déforme, la défait, l'étire,
l'arrête. Or certaines pratiques, tout en impliquant le risque, sont des actes de
réorganisation et reconfiguration de la temporalité. Si la violence est principalement un
acte de désorganisation, de discontinuité voulue et maîtrisée pour se défaire d'un
sentiment d'hétéronomie, la réorganisation et la reconfiguration sont vécues plutôt
comme une volonté de restituer de la continuité et de la cohérence là où le sujet ne trouve
que chaos. Chaos voulu, chaos subi, chaos vécu, peu importe, le sujet met en mot le récit
des risques voulus, subis, vécus. Les mises en scène sur l'internet, les récits des
voyageurs, des comédiens d'improvisation, même le travail du spectateur face à un film à
la trame narrative non linéaire restituent de la cohérence. Ces phénomènes soulignent
aussi l'importance pour le sujet de travailler lui-même à cette cohérence. Au discours
mythique, à une lecture donnée de la temporalité s'est substituée le discours de chacun, la
lecture improvisée, renouvelée, interprétée par le sujet. Acte de réorganisation et de
reconfiguration de la temporalité, la prise de parole donne au risque une nouvelle
dimension, elle le positionne dans un discours cohérent, une histoire ne se figeant pas
complètement, soumis à l'épreuve de la relecture à travers le temps.
Il existe donc deux liens entre risque et temporalité : le premier est un rapport de violence
exacerbant une relation à la temporalité déjà présente dans le quotidien des jeunes
d'aujourd'hui. Le second est un rapport de réorganisation et de reconfiguration auquel ont
accès des jeunes sensibles au pouvoir de la parole sur la temporalité. Ici, le risque est
enrobé par les mots, ils finissent par lui donner sa véritable ampleur. Le risque devient
secondaire, le rapport à la temporalité du risque est recomposé par la mise en récit. Les
risques pris par les comédiens d'improvisation, par le jeune filmant ses cascades, par le
voyageur, etc., subissent la transformation d'une mise en forme par le récit. La parole
transforme le risque, il prend une nouvelle place dans une nouvelle temporalité. L'action
361
du sujet fait sens : la mise en récit est un acte, un acte de configuration, un acte décidé par
le sujet. Le pouvoir sur la temporalité s'affirme souvent en deux temps : la pratique du
risque violentant la temporalité, la désorganisant en quelque sorte, puis la mise en
cohérence, restituant dans ce chaos délibéré, un sentiment neuf de continuité produit par
le sujet, à son image.
Le temps laisse trainer des vestiges pour le sujet : l'héritage, par exemple, de la ligne du
temps. Des vestiges décontextualisés aujourd'hui dépourvus de leur signification d'antan.
Le sujet n'échappe pas au besoin de restituer du sens sur cette ligne du temps, même s'il
faut la violenter. Or dans ce vide laissé par la désacralisation du temps, notre monde
assiste à une resacralisation individualisée de la temporalité. Le sujet se pose en dieu là
où Dieu disparut. La place vacante est prise par chacun. Dans ce mouvement où le sujet
s'édifie se créer un mouvement plus général. La culture du risque est présente, non
seulement chez des jeunes marginalisés et en échec scolaire. Elle se développe aussi chez
des jeunes répondant aux impératifs de la réussite, conciliant la pratique du risque et la
réussite sociale. L'un et l'autre ne sont plus contradictoires, l'un et l'autre finissent parfois
par se compléter. Jeu obligatoire avec la temporalité donnant à la pratique à risque son
sens. Choix fait par plusieurs jeunes, la pratique du risque pour se jouer de la temporalité
finit par faire sens, non seulement pour le sujet seul avec lui-même, mais pour une
tranche importante de la jeunesse. Ainsi pouvons-nous parler des ravers, des backpackers,
des gothiques, des slappers... Le relation à la temporalité se personnalise, mais elle
participe à l'apparition, somme toute, de communautés distinctes, dont les membres se
rassemblent par cette volonté d'affirmer son pouvoir sur la temporalité. La
maltemporalité est donc créatrice de culture. Elle explique en grande partie
l'effervescence et l'éclectisme de la culture juvénile en ce début de XXIe. En répondant à
la maltemporalité par la pratique et la mise en récit du risque, les jeunes générations
innovent, les outils technologiques favorisant l'émergence de nouvelles formes de
socialisation. Des expressions parfois les plus angoissantes aux révélations les plus
positives, les manifestations culturelles des jeunes générations ont le point commun d'être
des réponses à la maltemporalité. Or, souvent, il est plus évident de repartir à zéro que de
bâtir sur des ruines. En mettant en avant des mouvements exacerbant les effets de
362
discontinuité, les jeunes se posent déjà en maître, avant de réaffirmer leur maîtrise par la
remise en ordre, par l'affirmation d'une continuité choisie par eux-mêmes. Éloge du récit
de chacun. Éloge de la biographie. Éloge du sens intime, non pas seulement attribué aux
actes, mais aussi aux mots. Dans ce mouvement face à la maltemporalité apparaît des
réponses autour de nous, des façons de vivre autrement, car le monde est devenu autre, et
deviendra autre dans la minute suivante. Des actes et des mots répondent à une société
remplaçant le durable par l'éphémère, la planification par l'improvisation, le présent par
ses présents. Si la destructuration des repères temporels obligent le sujet à reconstruire
ses repères, le travail est d'envergure et le résultat est à la mesure du travail à accomplir :
jamais depuis son émergence dans les années 1950, la culture juvénile n'est apparue aussi
complexe, diversifiée, fuyante et en constante mutation. Une génération touche-à-tout se
démenant et qui, dans le sillage de ce qu'elle accomplit, crée de l'inimaginable.
Les réponses à la maltemporalité sont toujours provisoires, à renouveler, d'où l'expansion
de la créativité, d'où l'affirmation au droit de jouir de l'éphémère durablement.
L'incertitude existe en permanence, elle devient de plus en plus revendiquée. Car
l'incertitude assure au sujet le droit à réaffirmer sa présence, sa capacité d'agir sur son
existence. Dans l'action renouvelée, le sujet se prouve et s'éprouve désormais. Il se révèle
dans le mouvement. La fixité est haïssable. Entre ce temps filant et le temps immobile, le
sujet se positionne dans le mouvement, son mouvement intime, ses actions personnelles,
l'agir sur la temporalité. Il réussit à faire la synthèse du monde dans lequel il vit,
caractérisé par l'extrême mouvement du temps et par l'extrême immobilisme de la mort :
le sujet révèle, affirme et revendique le mouvement intime de son existence. Il passe du
temps, il tue du temps, il prend le temps, le fuit le temps, il gagne du temps ; il violente
le temps, il réorganise son temps. Mais surtout, il vit désormais avec l'illusion de créer
son temps. Créateur du présent certes, mais aussi créateur d'un temps vécu par nul autre.
Génération plongée dans la maltemporalité, se définissant aujourd'hui par les réponses
données à l'incohérence du monde ; génération touche-à-tout fondant désormais son
identité et ses certitudes dans le mouvement. Elle entretient le va-et-vient entre le risque
de dispersion identitaire et les actions créant provisoirement de l'unité. Les réponses à ce
363
mouvement incessant, grandissant et s'accélérant, sont autour de nous, dans cette culture
juvénile fleurissante.
*
*
*
Cette thèse trace une ligne directrice : peut-être tente-t-elle de créer de la cohérence dans
cette culture juvénile se révèlant parfois à nous sous la forme du chaos et de la
contradiction. Il existe des liens fort entre le quotidien de jeunes scolarisées et certaines
pratiques à risque, entre le quotidien de ces jeunes et l'émergence de certaines formes
propres à la culture juvénile, entre la culture du risque en particulier et la culture juvénile
en général. Ce lien fort est institué par un rapport singulier à la temporalité, la
maltemporalité, redessinant de la cohérence là où elle tend à disparaître.
Nous vivons avec un héritage. Le sens, la pensée, les relations, les sentiments existeraient
uniquement dans la durée. Or le sens émerge parfois dans l'instant, les relations
s'installent dans le court terme, le sentiment prend la forme de la sensation... Nous vivons
actuellement une mutation importante de notre rapport à la durée. À nous de le
comprendre car qui sait, si un jour, le durable ne sera pas jugé comme l'éphémère l'est
actuellement ?
364
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387
FILMOGRAPHIE
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Hardwick C. Thirteen. Fox Searchingligth Picture ; 2003.
Lucas, G. American graffiti. [S.l: Columbia TriStar; 1973.
Klapisch C. Péril jeune. [Paris]: vertigo production; 1994.
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Wachowski L. The Matrix. Burbank, CA: Warner Home Video; 1999.
ANNEXE A : ENTRETIENS CONSULTÉS
- Rapport à la temporalité chez les jeunes (25 entretients utilisés)
(1) Femme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
389
(2) Homme, 17 ans, classe populaire, famille monoparentale
(3) Homme, 16 ans, classe populaire, famille monoparentale
(4) Femme, 16 ans, classe populaire, famille nécléaire
(5) Femme, 14 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(6) Femmes, 16 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(7) Homme, 18 ans, classe moyenne, famille monoparentale
(8) Homme, 16 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(9) Homme, 18 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(10) Femme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(11) Homme, 16 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(12) Homme, 17 ans, classe populaire, famille nucléaire
(13) Femme, 18 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(14) Femme, 17 ans, classe populaire, famille monoparentale
(15) Homme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(16) Homme, 16 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(17) Femme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(18) Homme, 15 ans, classe populaire, famille monoparentale
(19) Homme, 17 ans, classe populaire, famille monoparentale
(20) Femme, 15 ans, classe populaire, famille nucléaire
(21) Femme, 18 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(22) Homme, 17 ans, classe populaire, famille monoparentale
(23) Homme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(24) Femme, 17 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(25) Homme, 17 ans, classe populaire, famille nucléaire
- Amateurs de vitesse au volant âgés entre 18 et 22 ans (11 entretients utilisés)
(V1) Femme, 20 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
390
(V2) Homme, 22 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V3) Femme, 19 ans, classe supérieure, famille monoparentale.
(V4) Femme, 21 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V5) Homme, 18 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V6) Homme, 22 ans, classe populaire, famille monoparentale.
(V7) Femme, 19 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V8) Homme, 20 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V9) Femme, 20 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
(V10) Homme, 21 ans, classe supérieure, famille nucléaire.
(V11) Homme, 19 ans, classe moyenne, famille nucléaire.
- Comédiens d'improvisation (10 entretients utilisés)
(I1) Femme, 23 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(I2) Homme 19 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(I3) Homme, 20 ans classe populaire, famille nucléaire
(I4) Homme, 22 ans, classe moyenne, famille monoparentale
(I5) Homme, 18 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(I6) Homme, 20 ans, classe moyenne, famille monoparentale
(I7) Femme, 22 ans, classe moyenne, famille monoparentale
(I8) Femme, 21 ans, classe moyenne, famille nucléaire
(I9) Femme, 20 ans, classe populaire, famille nucléaire
(I10) Femme, 22 ans, classe moyenne, famille nucléaire
391

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