territoire d`application de la Convention

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territoire d`application de la Convention
LE TERRITOIRE D’APPLICATION
DE LA CONVENTION EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME.
VAETERA ET NOVA (*)
par
Syméon KARAGIANNIS
Professeur agrégé de droit public
Université de Strasbourg III
Parfois, on l’oublie. Parfois, on va jusqu’à le contester (1). Il
n’empêche, quelle que soit leur originalité, les conventions internationales de protection des droits de l’homme demeurent des conventions internationales, même si elles ont, en tant que telles, un
«caractère particulier» (2). Il est donc naturel qu’on leur applique,
en grande partie, les principes contenus dans la Convention de
Vienne sur le droit des traités du 23 mai 1969 (3) ou, à tout le
moins, ceux parmi les principes de la Convention qui refléteraient
le droit coutumier (4).
(*) Cette étude trouve son origine dans une communication orale faite par l’auteur
lors d’un colloque tenu à Caen en avril 2001 sur l’avenir de la Convention européenne
des droits de l’homme. Le présent texte, bien plus étoffé, en diffère néanmoins substantiellement dans la mesure où il s’efforce de prendre en compte les évolutions non
négligeables, jurisprudentielles ou autres, qui ont entre-temps affecté la matière.
(1) Voy., pour quelques éléments du débat, Jean-François Flauss, «La protection
des droits de l’homme et les sources du droit international. Rapport général», Société
française pour le droit international, Colloque de Strasbourg, La protection des droits
de l’homme et l’évolution du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 1-119, spéc.
pp. 39 et s. et Christos Rozakis, «The European Convention on Human Rights as
an International Treaty», Droit et justice. Mélanges en l’honneur de Nicolas Valticos,
Paris, Pedone, 1999, pp. 497-508.
(2) Voy., entre plusieurs autres arrêts de la Cour européenne des droits de
l’homme, Loizidou c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, point 43.
(3) Recueil des traités des Nations Unies, vol. 1155, p. 1331.
(4) Ainsi clairement la Cour européenne des droits de l’homme dans ses d’ores et
déjà célèbres arrêts du 21 novembre 2001 (McElhinney c. Irlande, point 36, Fogarty
c. Royaume-Uni, point 35, Al-Adsani c. Royaume-Uni, point 55) mais déjà, plus
anciennement, dans son arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975 (points 29
et s.) à un moment où la Convention de Vienne n’était pas encore en vigueur. Chaque
fois, sont surtout envisagées les dispositions de la Convention de Vienne relatives à
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Il n’y a aucun doute que parmi ces principes coutumiers on doive
ranger celui de l’article 29 de la Convention de Vienne qui énonce
que, «à moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne
soit par ailleurs établie, un traité lie chacune des parties à l’égard
de l’ensemble de son territoire». Si cet article a pu être facilement
adopté lors de la conférence de codification de Vienne, c’est, en
grande partie, en raison de sa souplesse (5). Il contient un principe,
qui correspond à la logique et à la bonne foi, en même temps qu’un
tempérament de ce principe. Le principe, c’est l’application d’un
traité sur l’ensemble du territoire des Etats parties; le tempérament, c’est, le cas échéant, l’application du traité sur une partie
seulement du territoire national des Etats parties.
C’est assez naturellement que l’article 29 de la Convention de
Vienne nous fournit deux des grands axes de cette étude : un principe (6), l’application de la Convention européenne des droits de
l’homme sur l’intégralité du territoire des Etats parties (I), et les
dérogations à ce principe, qui font que la Convention s’applique sur
une partie seulement du territoire des Etats concernés (II). Toutefois, l’on ne peut exclure que, exceptionnellement, un traité déploie
certains de ses effets juridiques en dehors du territoire des Etats
qu’il lie. L’extraterritorialité n’est pas bannie du droit international
bien que, sagement, la Commission du droit international, responsable du projet de la Convention de Vienne sur le droit des traités,
ait préféré ne pas envisager cette question compliquée sous l’angle
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l’interprétation des traités. Leur souplesse permet à la Cour de rester fidèle à ce
traité sur les traités tout en apportant sa touche personnelle, traduction de la mission particulière dont elle est investie. Voy., à ce titre, François Ost, «Originalité des
méthodes d’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme» in M. Delmas-Marty (éd.), Raisonner la raison d’Etat, Paris, PUF, 1989, pp. 404-463, spéc.
pp. 414 et s. et Patrick Wachsmann, «Les méthodes d’interprétation des conventions
internationales relatives à la protection des droits de l’homme», Société française
pour le droit international, Colloque de Strasbourg, La protection des droits de
l’homme et l’évolution du droit international, Paris, Pedone, 1998, pp. 157-195, spéc.
pp. 164 s.
(5) Voy. notre commentaire de l’article 29 in P. Klein et O. Corten (éds), Les
Conventions de Vienne sur le droit des traités. Commentaire article par article (Bruxelles, Bruylant, à paraître).
(6) Comme le dit l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 8 juillet
2004 Ilascu et autres c. Moldova et Russie, «il est présumé» que la compétence juridictionnelle d’un Etat «s’exerce normalement sur l’ensemble de son territoire»
(point 312). Lui faisant écho, la Cour internationale de justice ajoutera le lendemain
(9 juillet 2004) que «si la compétence des Etats est avant tout territoriale, elle peut
parfois s’exercer hors du territoire national» (Conséquences juridiques de l’édification
d’un mur dans le territoire palestinien occupé, §109).
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de l’article 29. La Convention européenne des droits de l’homme
trouve parfois à s’appliquer de manière «extraterritoriale». Il s’agit
même là de l’un des principaux domaines où ses spécificités en tant
que traité se remarquent (III).
I. – Le principe : l’application sur l’ensemble
du territoire des Etats parties
Il est impossible de se faire une idée de l’application territoriale
de la Convention européenne des droits de l’homme dans l’abstrait.
Le caractère «fermé» (7) de la Convention nous oblige à nous intéresser non seulement aux composantes du territoire des Etats parties (B), mais à ces Etats parties eux-mêmes (A). En effet, contrairement à d’autres conventions signées au sein du Conseil de
l’Europe, la Convention européenne des droits de l’homme est
ouverte à la signature des seuls membres de cette organisation (article 59, §1 de la Convention). Cela est peut-être regrettable dans la
mesure où les droits de l’homme mériteraient, hélas!, d’être protégés
par le mécanisme conventionnel davantage sur d’autres continents
qu’en Europe même. A cet égard, le préambule de la Convention
s’inscrit peut-être en faux lorsqu’il fait l’éloge de l’affiliation de la
Convention avec la Déclaration universelle des droits de l’homme
(considérants nos 2 et 3) (8). De même, le considérant n° 5 accentue
le particularisme de la Convention lorsqu’il déclare que les gouvernements contractants sont «animés d’un même esprit et possèd[e]nt
un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques» (que
d’autres, sous d’autres cieux, ne posséderaient donc pas). Concrètement, la question a été posée de savoir si d’anciennes colonies
d’Etats membres du Conseil de l’Europe pouvaient, une fois devenues Etats indépendants, continuer à être volontairement liées par
la Convention européenne des droits de l’homme. D’obscures raisons
budgétaires avancées par l’Assemblée parlementaire sont venues à
bout d’un tel projet que des esprits plus généreux semblent avoir
parfois caressé.
(7) Voy. M.-A. Eissen, «Surinam and the European Convention on Human
Rights», British Yearbook of International Law, 1978, pp. 200-201.
(8) Il n’est, pourtant, que justice d’observer que le caractère universel de la Déclaration universelle est battu quelque peu en brèche par le dernier considérant de son
préambule, qui semble bien établir une distinction entre «les populations des Etats
membres eux-mêmes» et «celles des territoires placés sous la juridiction» de ces Etats
(voy. aussi infra II, A).
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A. – Quels Etats parties?
Presque rien ne rapproche le champ d’application territoriale de
la Convention, au moment où celle-ci entrait en vigueur en 1953, de
son champ d’application actuel. Deux points seraient ici à étudier
plus particulièrement. L’un continue de provoquer de-ci de-là quelques regrets que l’on espère ne point voir se transformer en
remords (1). L’autre revêt, pour le moment, un caractère assez théorique. C’est cela surtout qui le rend rassurant (2).
1. Une expansion territoriale trop rapide?
Le rêve du général de Gaulle d’une Europe allant de l’Atlantique
à l’Oural a été largement dépassé. Celle-ci va de nos jours jusqu’aux
îles Kouriles et au détroit de Behring et, si l’on englobe les Etats
ayant le statut d’observateurs au Comité des ministres (Canada,
Etats-Unis d’Amérique, Mexique, Japon) (9) (10), jusqu’à Tokyo. Et
(9) Ainsi que le Saint-Siège (depuis 1970). De même, trois Etats non européens ont
le statut d’observateurs à l’Assemblée parlementaire (Israël, Canada et Mexique) tandis qu’un récent accord en date du 27 avril 2004 établit une coopération entre
l’Assemblée parlementaire et le Parlement du Kazakhstan. Depuis les récentes adhésions comme membres à part entière de la Bosnie-Herzégovine (24 avril 2002) et de
la Serbie-Monténégro (3 avril 2003), il n’y a plus, parmi les Etats européens internationalement «reconnus», que la Principauté de Monaco et la Biélorussie qui n’ont pas,
pour le moment, des liens «organiques» avec le Conseil de l’Europe. Encore faut-il
ajouter que la Biélorussie avait obtenu le statut d’invité spécial à l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en 1992, mais, depuis 1997, elle a fait l’objet d’une
suspension, qui vise à la sanctionner pour violations des droits de l’homme, qui, si
elles sont, manifestement, bien réelles, ne semblent pas dépasser le seuil de gravité
des violations enregistrées dans nombre d’Etats membres à part entière. Comme
quoi, être membre du Conseil de l’Europe peut prémunir non seulement conte les violations des droits de l’homme (la fonction, tout de même, principale et qui aurait dû
être l’unique), mais également contre les sanctions pour violations des droits de
l’homme…
(10) Quant à la Principauté de Monaco, candidate à l’adhésion depuis 1998, elle
espère voir sa candidature aboutir très prochainement après d’importantes modifications constitutionnelles et législatives entreprises à la suite d’un mémorandum
(assez critique) rédigé en 1999 par les juges Pastor Ridruejo et Ress pour le compte
de l’Assemblée parlementaire (voy. texte in Revue universelle des droits de l’homme,
1999, pp. 346-361). La modernisation des institutions monégasques est étroitement
liée aux efforts en vue de l’adhésion. Voy., à cet égard, le message du Prince de
Monaco du 25 juin 2001 au Conseil national monégasque in Revue de droit monégasque, 2003, n° 5, pp. 15-16. Voy. sur la question Bruno Haller et Horst Schade,
«Le processus d’adhésion de Monaco au Conseil de l’Europe», Revue universelle des
droits de l’homme, 2003, pp. 1-5. On notera que, lors de sa session de fin avril 2004,
l’Assemblée parlementaire a donné son feu vert à l’adhésion de la Principauté sous
réserve d’une révision du traité du 28 juillet 1930 qui la lie à la France et en vertu
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elle ne commencerait plus, dans ce cas, à l’Atlantique, mais au Pacifique (elle y finirait également). C’est dire, pour peu que l’on affectionne l’exagération, que l’Europe du Conseil de l’Europe est désormais tout l’hémisphère Nord ou, pour être plus précis, la partie
Nord de l’hémisphère Nord. Même si l’on se limite aux Etats membres proprement dits, le changement d’échelle est grandiose, imposant, impressionnant, majestueux – les mots superlatifs manquent
pour le qualifier – et ne peut aucunement laisser indifférent. Il peut
combler de joie, dans la mesure où le Conseil de l’Europe, c’est la
démocratie, la coopération harmonieuse, le respect des droits de la
personne; il peut aussi inquiéter, dans la mesure où un grand nombre parmi les nouveaux membres ont toujours connu des régimes si
peu démocratiques et si peu respectueux des droits de l’homme que
des doutes, quant à la sincérité de leur adhésion soudaine aux
idéaux du Statut de Londres, peuvent être conçus par certains
esprits sceptiques.
Certes, il ne sert a priori à rien d’épiloguer sur l’expansion territoriale du Conseil de l’Europe durant la décennie écoulée. Il est vrai
que, si débat il y a eu, celui-ci a été limité et confiné à la sphère de
quelques rares responsables politiques (11). L’argument selon lequel
le Conseil ne pouvait qu’accueillir en son sein les Etats de l’Europe
←
duquel seuls des ressortissants français, proposés par le gouvernement français, peuvent être nommés à certains postes de la haute fonction publique ou, carrément, à
des postes politiques, à commencer d’ailleurs par le poste du Ministre d’Etat, l’équivalent du Premier ministre. Il est étrange que l’Assemblée parlementaire s’attaque
à cette bizarrerie internationale sous l’angle de la discrimination (les Monégasques
seraient exclus de certains emplois) et non point sous l’angle de la nécessaire souveraineté dont une entité, candidate à l’adhésion, devrait disposer. En effet, selon
l’article 4 du statut du Conseil de l’Europe, seuls des «Etats» peuvent y adhérer. On
présume, tout de même, que les Etats en question sont des Etats souverains.
(11) Voy. sur la question Emmanuel Decaux, «Les PECO et l’idéologie des droits
de l’homme. De la CSCE à l’adhésion au Conseil de l’Europe», in P. Tavernier,
(éd.), Quelle Europe pour les droits de l’homme? La Cour de Strasbourg et la réalisation
d’une «union plus étroite», Bruxelles, Bruylant, 1996, pp. 341-361; Heinrich Klebes,
«Le Conseil de l’Europe survivra-t-il à son élargissement?», Le droit des organisations
internationales. Recueil d’études à la mémoire de Jacques Schwob, Bruxelles, Bruylant,
1997, pp. 175-202; Georges Spyropoulos, L’élargissement du Conseil de l’Europe vers
les pays d’Europe centrale et orientale, Athènes, Sakkoulas, 1999; Emmanuel
Decaux, «La Convention dans l’Europe d’aujourd’hui : enjeux et limites» in
C. Teitgen-Colly (éd.), Cinquantième anniversaire de la Convention européenne des
droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 129-148. Voy. aussi, sur le principal
Etat membre qui peut poser problème, E. Gelin, «L’adhésion de la Russie au Conseil
de l’Europe à la lumière de la crise tchétchène», Revue générale de droit international
public, 1995, pp. 623-638.
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de l’Est et du centre dès lors que ceux-ci remplissaient les conditions minimales de protection des droits de l’homme a quelques
forts relents de spéciosité. Le minimalisme en la matière n’est
jamais acceptable; il l’est encore moins lorsque l’on sait le passé
totalitaire de la grande majorité de ces Etats, passé totalitaire
d’ailleurs largement antérieur à l’ère communiste (12). L’admission
au sein du Conseil va donc être un pari sur l’avenir, une incitation
supplémentaire (?) à protéger les droits de l’homme et non pas forcément une véritable reconnaissance d’un état satisfaisant de protection au moment même de l’admission (13), quitte à ce que nombre de gouvernants de l’Est du continent «vendent» l’admission à
leurs opinions publiques – en état de formation – comme un label
absolu de démocratie et, au-delà, d’efficacité conduisant à la prospérité et à la «normalité» tant rêvées. Il n’y a peut-être pas eu quiproquo, mais sûrement une certaine précipitation pour exaucer le
rêve du général de Gaulle. On ne peut que s’étonner, dans ces conditions, de la relative modicité du contentieux fourni pendant longtemps à la Cour européenne des droits de l’homme par les pays de
l’Est. Probablement, la Convention, de même que le Statut du Conseil de l’Europe, sont longtemps restés relativement peu connus des
larges milieux juridiques sans parler des couches populaires (14). A
(12) Si l’on excepte l’ambiguë démocratie austro-hongroise sous François-Joseph,
il n’y a guère que la Tchécoslovaquie qui ait pu, durant l’entre-deux-guerres, connaître un réel, bien que bref, régime démocratique.
(13) Jean-François Flauss a pu parler, à ce propos, d’une «fonction d’arrimage
démocratique» que remplirait l’admission ainsi que des «vertus thérapeutiques» de
celle-ci («Les conditions d’admission des pays d’Europe centrale et orientale au sein
du Conseil de l’Europe», Journal européen de droit international, 1994, pp. 401-422,
spéc. p. 421).
(14) Néanmoins, une véritable soif de justice, souvent sans doute, dans le désordre, commence à s’emparer de plusieurs pays d’Europe centrale et orientale. Même
s’il est vrai que le critère du nombre de requêtes par pays est un critère fallacieux,
on ne peut que s’étonner (ou s’en réjouir? ou s’en inquiéter?) que, en 2002, c’est la
Pologne qui a été mise en cause par le plus grand nombre de requêtes (4173), suivie
de près par la Russie (4006). Il n’y a du reste que la Turquie (3036) et la France
(2789) parmi les Etats parties d’avant 1989 à encore dépasser des Etats comme
l’Ukraine (2549) ou la Roumanie (1927). Par ailleurs, si, en 2003, le nombre des
requêtes par pays adhérent d’avant 1989 reste relativement stable, voire subit une
érosion non négligeable (2616 pour la Turquie), ce nombre explose pour certains des
nouveaux adhérents. Ainsi, c’est maintenant la Russie qui arrive en tête avec 5338
requêtes dirigées contre elle contre 5136 requêtes dirigées contre la Pologne et 3635
contre la Roumanie. Certains auteurs n’hésitent plus à parler d’une «chronique d’une
implosion annoncée» au vu de ces chiffres venant de l’Est (Céline Husson et Nicolas
Riou, «Statistiques et projections. L’évolution du nombre de requêtes présentées à
Strasbourg : la Cour européenne des droits de l’homme, victime de son succès?»,
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ce dernier égard, il est, par exemple, étonnant que le contentieux
relatif à la restitution de biens confisqués sous les régimes communistes ait été aussi volumineux, sinon plus, que le contentieux relatif à l’article 3 de la Convention alors que les quelques affaires qui
concernent ce dernier dévoilent une situation indigne des idéaux
humanistes élémentaires (15).
Le changement d’échelle dans l’application territoriale du Statut de Londres et de la Convention de Rome ont eu bien sûr
d’autres conséquences qu’une relative décrédibilisation (16), que
l’on espère, malgré tout, temporaire. On ne comptera pas pour
le moment parmi ces conséquences l’impossibilité pour la Cour de
Strasbourg de faire face à l’explosion du contentieux, puisque,
jusqu’à ces derniers temps, celle-ci, bien qu’un peu mal maîtrisée, semblait être davantage imputable à l’Ouest qu’à l’Est (17)
du continent. Les interminables séries d’arrêts « italiens » portant
sur le délai raisonnable de l’article 6, § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme ont pu, ces dernières années,
absorber davantage d’énergie que le contentieux venant de l’Est.
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Revue universelle des droits de l’homme, 2002, pp. 259-264) encore qu’il y ait de très
fortes différences dans le nombre de requêtes parmi les pays de l’Europe centrale et
orientale. Ainsi, par exemple, la Croatie a été mise en cause en 2002 par trois fois
plus de requêtes (757) que la Hongrie (263) alors même que la dernière a une population deux fois supérieure à celle de la première. Le risque de non-maîtrise permanente du volume du contentieux est explicitement mis en avant dans le rapport
explicatif du protocole n° 14 pour justifier certaines innovations majeures de ce protocole adopté le 13 mai 2004.
→
(15) Voy. Kalashnikov c. Russie, arrêt du 15 juillet 2002; Poltoratskiy c. Ukraine
et Kuznetsov c. Ukraine, arrêts du 29 avril 2003; Naumenko c. Ukraine, arrêt du
10 février 2004; Iorgov c. Bulgarie, arrêt du 11 mars 2004.
(16) Le vote de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en faveur de la
restitution du droit de vote aux parlementaires russes (droit qui leur avait été enlevé
pendant un moment en guise de protestation contre les évènements en Tchétchénie)
n’est qu’un des exemples récents (Le Monde daté du 27 janvier 2001). Voy., en tout
cas, la demande d’explications sur la manière dont la Convention est appliquée en
Tchétchénie adressée par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe à la Russie en
application de l’article 52 de la Convention ainsi que la réponse des autorités russes
in Revue universelle des droits de l’homme, 2000, pp. 319 et s. Ailleurs, il a fallu toute
la pugnacité de la délégation américaine (un Etat observateur donc!) pour que le
Conseil de l’Europe hausse le ton à l’encontre de la Croatie d’un Franjo Tudjman.
Plus récemment, les événements d’automne 2003 en Azerbaïdjan et en Géorgie ont
poussé la presse internationale à parler d’«Etats de non-droit» (Le Monde du
5 novembre 2003). Les réactions du Conseil de l’Europe face à ces crises semblent
avoir été bien plus «diplomatiques».
(17) Termes utilisés ici au sens qu’ils revêtaient pendant la période de guerre
froide.
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Il n’empêche que l’on ne passe pas impunément d’une Europe de
moins de 150 millions (1950) à celle d’environ 800 millions
d’habitants (2003), auxquels doivent naturellement s’ajouter
plusieurs millions de résidents non nationaux (18). L’augmentation concomitante du nombre des juges de la Cour (un par Etat
partie depuis le Protocole n° 11) peut, certes, aider à maîtriser
l’explosion du contentieux est-européen, qui commence à venir
en force au prétoire de la Cour, mais au risque, parfois, de provoquer des jurisprudences contradictoires entre chambres, étant
donné qu’une pléthore de juges interdit à la Cour de pouvoir statuer en formation plénière (19).
L’augmentation du nombre des juges pourrait par ailleurs nourrir une autre inquiétude, que certains Etats, en tout premier lieu
la France, connaissent déjà bien dans l’autre cadre juridique européen qu’est l’Union européenne : la relative perte de leur poids
spécifique dans la masse des Etats qui ont intégré et qui continuent d’intégrer le Conseil de l’Europe. Les comptes sont vite
faits : la culture juridique française, qui, ne serait-ce qu’à cause de
René Cassin, a tellement influencé la Convention et la Cour, comptait au début des années 1950 pour environ un dixième (en réalité,
bien plus) ; elle n’en compte plus que pour moins d’un quaran-
(18) Et que dire alors des centaines de non-résidents susceptibles, à un moment
donné de l’histoire (en général, fort tragique …), de saisir en masse la Cour européenne des droits de l’homme : requérants Argentins parents des marins ayant péri
dans la destruction du cuirassé «Belgrano» lors de la guerre des Malouines (Romero
de Ibáñez et Rojas c. Royaume-Uni, req. 58692/00, décision d’irrecevabilité pour
dépassement du délai de 6 mois en date du 19 juillet 2000), requérants Serbes
parents des victimes des bombardements menés par les Etats membres de l’OTAN
(affaire Bankovic, voy. infra note 175), pourquoi pas, demain, des Irakiens bien
ingrats aux yeux de leurs libérateurs autoproclamés britanniques, italiens, polonais,
et autres…? Il convient de dénoncer, à cet égard, l’argument éminemment régressif
pour le système de la Convention mis en avant par les Etats défendeurs dans l’affaire
Bankovic, selon lequel les requérants dans cette affaire seraient infondés de saisir la
Cour au motif que leur Etat national «n’était et n’est toujours pas partie à la Convention et que ses habitants ne pouvaient puiser aucun droit dans la Convention»
(point 42 de la décision). Il paraît étrange que la Cour n’ait pas ressenti le besoin de
réagir face à une telle affirmation qui tend à ajouter aux conditions de recevabilité
la condition supplémentaire de la – bonne – nationalité.
(19) Les dix-sept juges qui composent la Grande Chambre (censée unifier la jurisprudence de la Cour) correspondaient à une nette majorité des juges le 11 mai 1994,
au moment de la signature du Protocole n° 11 (62,9 % du total des juges de l’époque). Ils ne correspondent plus qu’à 38,6 % du total des juges depuis la nomination
du juge de la Bosnie-Herzégovine et ne correspondront plus qu’à 36,9 % lorsque la
Serbie-Monténégro et Monaco (après son imminente adhésion) auront désigné leurs
propres juges.
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tième. Il ne s’agit, certes, pas de défendre ici la gloire de la science
juridique française, mais une question peut difficilement être
éludée : est-il jamais possible que tel ou tel petit Etat de, souvent,
moins de deux millions d’habitants produise, au sortir, qui plus
est (20), d’une dictature de plusieurs décennies, un nombre suffisant de juristes de haut niveau dévoués à la cause des droits de
l’homme (21), alors même que cette notion n’entrait probablement
pas dans le cursus de leurs études juridiques de base ? (22) Une
section de la Cour dominée par des juges est-européens (23) ou de
(20) De toute façon, le problème se pose pour nombre de micro-Etats européens,
de l’Est comme de l’Ouest. Le pari du Conseil de l’Europe d’imposer un juge par
Etat est peu audacieux lorsqu’on le compare avec celui de la Convention américaine
des droits de l’homme et surtout avec celui du protocole d’Ouagadougou créant une
Cour africaine des droits de l’homme et des peuples. On peut toujours tenter de
l’expliquer par le souci de protéger les droits de tous les Etats membres du Conseil
de l’Europe, y compris, naturellement, les plus petits parmi eux. On pensait pourtant
que la raison d’être de la Cour européenne des droits de l’homme était davantage la
protection des droits de l’homme que celle des droits des Etats contractants.
(21) Ou, en tout cas (mais l’alternative est difficile à accepter), possédant «un
minimum de compétences en matière des droits de l’homme», selon l’expression de
l’ancien juge N. Valticos («Quels juges pour la prochaine Cour européenne des
droits de l’homme?», Liber Amicorum Marc-André Eissen, Bruxelles, Paris, Bruylant, LGDJ, 1995, pp. 415-433, spéc. p. 421). De toute façon, on est assez loin du
vœu du secrétaire de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme selon
lequel, «il importe au plus haut point que les compétences juridiques et l’autorité
des juges soient pleinement reconnues, si possible aux niveaux national et
international» (Hans Krüger, «Procédure de sélection des juges de la nouvelle Cour
européenne des droits de l’homme», Revue universelle des droits de l’homme, 1996,
pp. 113-116, spéc. p. 115).
(22) On notera que le projet de traité constitutionnel pour l’Europe de juin 2004 prévoit que, préalablement à la décision des gouvernements, un comité, à la composition
apparemment au-dessus de tout soupçon, donne «un avis sur l’adéquation des candidats à l’exercice des fonctions de juge et d’avocat général de la Cour de justice européenne et du Tribunal de grande instance» (article III-357). Ce modèle pourrait être
imité avec profit par les instances du Conseil de l’Europe, éventuellement sans même
avoir besoin de réviser la Convention européenne des droits de l’homme. Il suffirait que
l’Assemblée parlementaire mette en place proprio motu un comité analogue et s’engage,
politiquement, à en suivre, dans toute la mesure du possible, les avis au lieu de faire
confiance à l’avis d’un petit comité de délégués parlementaires qui ont eu, au préalable,
un entretien avec les candidats juges. Plus timidement, l’Assemblée parlementaire se
contente, pour le moment, d’adresser des observations aux gouvernements nationaux
responsables de la désignation des candidats tout en regrettant certaines candidatures.
Il est vrai, pourtant, qu’elle n’a pas hésité à reporter, lors de sa séance d’avril 2004,
l’élection du juge au titre du Portugal en considérant qu’un seul des trois candidats
présentés par Lisbonne remplissait les conditions pour être élu.
(23) Parfois, le hasard (?) fait mal les choses. Aussi, dans un récent arrêt Balogh
c. Hongrie du 20 juillet 2004, trois des sept juges (hongrois, tchèque et ukrainien),
ont-ils pu contester l’avis de la majorité (dont faisait partie le juge roumain) au sujet
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juges provenant de micro-Etats inspirerait probablement peu de
confiance et aux justiciables et aux juridictions internes de tel ou
tel Etat occidental (24) (25). D’où, probablement, l’extrême souci
de la Cour de trouver un strict équilibre entre (ancien ?) Est et
Ouest et entre Etats et micro-Etats au sein de chaque Chambre,
Section ou Comité, ce qui, sur le plan des principes, n’est guère
satisfaisant non plus. On relèvera, de même, l’extrême parcimonie
avec laquelle tel ou tel juge est-européen est placé à un poste de
responsabilité au sein d’une section (26).
Un manque de confiance (27) pourrait, à terme, entraîner une certaine désaffection de la Cour de Strasbourg de la part de justiciables
←
de la violation de l’article 3 de la Convention aux dépens d’une personne détenue par
les forces de l’ordre. Tout en ne contestant pas le bien-fondé de la célèbre jurisprudence Tomasi c. France (arrêt du 27 août 1992), ils ont tenté, semble-t-il, d’en assouplir les conditions d’application.
(24) La dernière des inquiétudes n’est pas celle des – réelles – compétences linguistiques
de nombre de juges (cf. J.-F. Flauss, «Radioscopie de l’élection de la nouvelle Cour européenne des droits de l’homme», Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1998, pp. 435464). De surcroît, le nouveau système qui veut que les arrêts ne soient rédigés que dans
l’une des deux langues officielles du Conseil de l’Europe (système qui, soit dit en passant,
avantage plus les francophones que les anglophones, les premiers connaissant presque tous
l’anglais sans que l’inverse se vérifie toujours!) impose désormais une maîtrise des deux
langues à la fois. Peut-on jamais oublier que le droit est une science humaine qui s’appuie
considérablement sur les nuances linguistiques? Est-il sain que les compétences du greffe
suppléent (dans ce domaine aussi) les défaillances de nombre de juges?
(25) Contra : M. De Salvia, «L’état des affaires intéressant les PECO devant la
Commission européenne des droits de l’homme» in P. Tavernier, (éd.), Quelle Europe
pour les droits de l’homme? La Cour de Strasbourg et la réalisation d’une «union plus
étroite», Bruxelles, Bruylant, 1996, pp. 389-405, spéc. pp. 403 et s. ou encore Patrick
Titiun, «La Cour européenne des droits de l’homme et les pays d’Europe centrale et
orientale : Premières affaires», Les droits de l’homme au seuil du troisième millénaire.
Mélanges en hommage à Pierre Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 877-895 et Florence Benoît-Rohmer, «Le particularisme du contentieux concernant les pays
d’Europe centrale et orientale», L’Europe des libertés, n° 9, 2000, pp. 8-13 et du même
auteur «L’application de la Convention européenne des droits de l’homme dans les pays
d’Europe centrale et orientale», Libertés, justice, tolérance. Mélanges en hommage au
Doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 218-237.
(26) Au moment où ces lignes sont rédigées (septembre 2004), sur 19 juges originaires de l’Est (sur 44 juges au total actuellement) un seul, le juge hongrois, occupe
une vice-présidence d’une section de la Cour.
(27) Voy. J.-F. Flauss, «Radioscopie de l’élection de la nouvelle Cour européenne
des droits de l’homme», Revue trimestrielle des droits de l’homme, 1998, pp. 435-464
et, de manière plus incisive, du même auteur, «Les juges des pays d’Europe centrale
et orientale à la Cour européenne des droits de l’homme : vues de l’extérieur», Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruxelles, Bruylant, 1998, pp. 343-379. Plus
optimiste, Paul Tavernier («L’entrée en fonction de la nouvelle Cour de Strasbourg»
→
Syméon Karagiannis
43
originaires de l’Union européenne au profit de la Cour de Luxembourg, dans la mesure où ses compétences en matière de droits de
l’homme s’affirmeraient, par le biais, entre autres (28), d’une Charte
des droits fondamentaux intégrée dans le traité sur la Constitution
de l’Union européenne, dans l’hypothèse où le projet de traité
adopté en juin 2004 viendrait à entrer en vigueur (29). Au fond,
pareille désaffection n’aurait rien de très surprenant. On ne le sait
←
in J.-P. Faugère, et F. Julien-Laferrière, éds, Europe. Enjeux juridiques, économiques et de gestion, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 39-50, spéc. p. 47) préfère souligner le fait que les juges originaires de l’Europe de l’Est «sont souvent très exigeants
en matière de respect des libertés et des droits fondamentaux et se sont montrés
intransigeants dans leurs opinions individuelles, concordantes ou dissidentes». Il est
vrai qu’ils fonctionnent souvent sous le regard scrutateur – et parfois
condescendant? – de la doctrine, voire de la presse dite sérieuse, «occidentales».
(28) Naturellement, ce qui pèsera toujours sur la Cour et le Tribunal de
Luxembourg est le fait que l’accès direct des justiciables à leur prétoire est fort
limité (et ne vise que la contestation d’actes communautaires). Toutefois, on
notera que, premièrement, le renvoi préjudiciel effectué par une juridiction
nationale peut, dans une certaine mesure, suppléer l’absence d’accès en vue de
contester la conformité au traité d’une disposition nationale et que, deuxièmement, selon certains « projets », qui sèment régulièrement l’inquiétude parmi les
organisations non gouvernementales, l’accès direct à la Cour européenne des
droits de l’homme pourrait être limité à l’avenir (voy. Florence Benoît-Rohmer, « Il faut sauver le recours individuel… », Dalloz, 2003, 2584-2590). On risque donc fort d’assister à un rapprochement des deux systèmes juridictionnels
européens même si le protocole n° 14 sauve, pour le moment, le recours individuel direct.
(29) Une doctrine autorisée a également envisagé l’hypothèse d’une désaffection
même avant que la Charte ne devienne (si jamais…) du droit positif directement utilisable par la Cour de justice des Communautés européennes. Voy. Frédéric Sudre,
«La Communauté européenne et les droits fondamentaux après le traité d’Amsterdam. Vers un nouveau système européen de protection des droits de l’homme?», La
semaine juridique (édition générale), 1998, pp. 9-16; Joël Andriantsimbazovina, «La
Convention européenne des droits de l’homme et la Cour de justice des Communautés
après le traité d’Amsterdam : De l’emprunt à l’appropriation?», Europe, octobre
1998, pp. 3-7. Cela en dépit du fait que l’éventuelle (ou déjà réalisée?) transformation
de la Cour de justice des Communautés européennes en Cour, partiellement, des
droits de l’homme ne pourra se faire qu’à propos de situations qui relèvent du champ
d’application du droit communautaire (Voy. Kremzow, arrêt du 29 mai 1997, aff. C299/95, Rec., p. I-2629, point 19). Voy. Florence Zampini, «La Cour de justice des
Communautés européennes, gardienne des droits fondamentaux ‘dans le cadre du
droit communautaire’», Revue trimestrielle de droit européen, 1999, pp. 659-707. Aux
sceptiques l’on répondra que, à terme, presque tout risque de relever du champ
d’application du droit communautaire (et de l’actuel troisième pilier de l’Union européenne).
44
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
que trop : lorsque les classes populaires envahissent un beau quartier, la bourgeoisie est encline à l’abandonner (30) (31).
2. Le cas d’Etats membres du Conseil de l’Europe non parties à la
Convention européenne des droits de l’homme
Autrefois relativement fréquente, l’hypothèse d’Etats membres
du Conseil de l’Europe non liés par la Convention européenne des
droits de l’homme est devenue, de nos jours, un phénomène mieux
que rare : provisoire. Après que les derniers Etats membres non parties eurent fini par ratifier la Convention dans les années 1980, les
autorités du Conseil ont eu l’heureuse idée de ne plus accepter
l’adhésion de nouveaux Etats qui ne s’engageraient pas à ratifier,
dans de brefs délais, la Convention. Ces engagements souscrits par
les Etats anciennement socialistes (les seuls à être véritablement
visés) peuvent apparaître comme discriminatoires dans la mesure où
nombre d’Etats d’Europe occidentale – à commencer par la France
– ont pu, pendant longtemps, dissocier la qualité d’Etat membre de
la qualité d’Etat partie. Toutefois, on a fini par comprendre que la
protection des droits de l’homme dont se réclame le Statut du Conseil de l’Europe ne peut s’affranchir d’un contrôle extérieur, objectif
et juridique, se superposant aux garanties de la protection nationale
de ces droits. Et, puis, la ratification obligatoire de la Convention
par les nouveaux venus a été en quelque sorte le ticket à payer pour
l’entrée dans la famille européenne démocratique. Il a été relativement vite acquitté par tous et le prix n’a pas semblé exorbitant,
bien que l’on puisse raisonnablement concevoir quelques réserves
quant à l’effectivité d’application de la Convention dans tous ces
Etats (32).
(30) Voy., entre autres, sur ces inquiétudes, E. Decaux, et P. Tavernier,
«Chronique de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme», Journal
du droit international, 2001, p. 163.
(31) Mutatis mutandis, des interrogations analogues pourront, le cas échéant, surgir au sujet d’une Cour de justice des Communautés européennes à 25 juges. L’écart
entre 25 et 45 pourra néanmoins assurer encore un bel avenir à la dualité, qui
s’esquisse, des juridictions (et donc, bien que pas trop souvent, des jurisprudences…)
européennes s’occupant, à titre principal ou pas, des droits de l’homme. Bien sûr, une
Union européenne à plus de 35 Etats membres poserait cruellement le problème de
la pérennité et du bien fondé de cette dualité juridictionnelle.
(32) Malheureusement, cette observation vaut également pour la Turquie, un Etat
donc membre du Conseil de l’Europe depuis 1950 et partie à la Convention depuis
1954. Une – trop – grande série d’arrêts la concernant mettent en cause sa façon particulière de respecter les articles 2 et 3 de la Convention, sans oublier ses graves man→
Syméon Karagiannis
45
Toutefois, comme on l’a dit, le contentieux est-européen «lourd»
n’est encore, pour l’essentiel, qu’à venir. Les désagréables surprises
pour quelques gouvernants aussi (33). Il est d’ailleurs possible que
certains cherchent à se dégager de leurs obligations conventionnelles
tout en ne voulant pas rompre tout lien avec le Conseil. La question
se pose donc : peut-on, en ce début de XXIe siècle, demeurer membre du Conseil de l’Europe sans être partie à la Convention? La
réponse, abstraitement, ne peut qu’être affirmative. En réalité,
néanmoins, on ne voit pas pourquoi un Etat se dégagerait de ses
obligations conventionnelles, si ce n’est pour échapper à des condamnations pour violations gravissimes et répétées de la Convention prononcées par la Cour. Les condamnations pour violations pas
trop graves, même fréquentes, font partie du quotidien qu’un prince
cynique, d’Est ou d’Ouest, doit pouvoir endurer de bonne grâce. On
relèvera par ailleurs que, sur la base de l’article 8 du Statut du Conseil de l’Europe, le Comité des ministres peut aller jusqu’à exclure
un Etat membre enfreignant gravement «le principe de prééminence
du droit et le principe en vertu duquel toute personne […] doit jouir
des droits de l’homme et des libertés fondamentales». Certes, le Statut ne détaille pas les droits et les libertés en question ni ne précise
le critère du seuil qualitatif ou quantitatif de violations pouvant
entraîner l’exclusion. Il est peu douteux, néanmoins, que le Comité
des ministres ne s’aligne, dans son raisonnement, sur la Convention
←
quements à la Convention relativement à l’affaire de Chypre. Voy. J.-F. Flauss, «La
Cour de Strasbourg face aux violations systématiques des droits de l’homme», Les
droits de l’homme au seuil du troisième millénaire. Mélanges en hommage à Pierre
Lambert, Bruxelles, Bruylant, 2000, pp. 343-361. La Turquie est par ailleurs le premier (et le seul, jusqu’à présent…) Etat à avoir pu ouvertement déclarer qu’il
n’entendait pas exécuter un arrêt de la Cour la condamnant. Voy., à cet égard, la
résolution intérimaire DH(2000)105 du Comité des ministres en date du 1er août 2000
ainsi que sa résolution intérimaire DH(2001)80 en date du 26 juin 2001 insistant, par
rapport au célèbre arrêt Loizidou c. Turquie (voir infra), «sur le fait que l’inexécution
d’un arrêt de la Cour par une Haute Partie Contractante est sans précédent»). Certes
le gouvernement turc a fini par exécuter partiellement l’arrêt Loizidou (Le Monde
daté des 21 et 25 novembre et 4 décembre 2003). Le Conseil des Ministres qui, décidément, n’arrive pas à oublier sa nature foncièrement politique, s’est manifestement
satisfait de cette demi-exécution (résolutions ResDH(2003)190 et ResDH(2003)191
en date du 2 décembre 2003; la première de ces deux résolutions porte sur l’exécution
de l’arrêt Loizidou du 28 juillet 1998 qui concerne la satisfaction équitable tandis que
la seconde «décide de reprendre, le moment venu, l’examen de l’exécution de l’arrêt
du 18 décembre 1996, en prenant en considération des propositions de le faire à la
fin de 2005»).
(33) Il fallait que quelqu’un accuse la Cour européenne des droits de l’homme de
soutenir le terrorisme. La Russie l’a fait à propos d’une affaire d’extradition de
Tchétchènes de la Géorgie vers la Russie…
46
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
telle qu’interprétée par la Cour, cela d’autant plus que le Comité des
ministres est l’organe qui surveille l’exécution des arrêts de la
Cour (34). Le dédoublement de fonctions, ose-t-on espérer,
n’entraîne pas le dédoublement de personnalité. Si cela devait être,
par malheur, le cas (35), les organes juridictionnels sont là pour rappeler qu’ «en concluant la Convention, les Etats contractants [ont
voulu] réaliser les objectifs et idéaux du Conseil de l’Europe, tels que
les énonce le Statut» (36).
Cela dit, la nature proprement juridique de l’engagement
pris par les nouveaux membres du Conseil de l’Europe de ratifier, dans de brefs délais (37), la Convention demeure une
question compliquée. L’engagement (38) reste largement uni-
(34) Article 46, §2 de la Convention européenne des droits de l’homme.
(35) On ne devrait, plus particulièrement, pas interpréter dans un tel sens
l’article 54 de la Convention européenne des droits de l’homme, suivant lequel
«aucune disposition de la présente Convention ne porte atteinte aux pouvoirs conférés au Comité des ministres par le Statut du Conseil de l’Europe».
(36) Autriche c. Italie, req. n° 788/60, décision de la Commission européenne des
droits de l’homme du 11 janvier 1961, Annuaire de la Convention européenne des
droits de l’homme, vol. 4, p. 139 (c’est nous qui soulignons).
(37) Brefs, le plus souvent, mais, en pratique, aussi très variables. Ainsi, par exemple, dans sa résolution n° 13 (2000) du 9 novembre 2000 portant invitation à l’Arménie à devenir membre du Conseil de l’Europe, le Comité des ministres «s’attend» à
ce que l’Arménie ratifie la Convention européenne des droits de l’homme «dans
l’année suivant l’adhésion au Conseil de l’Europe». Les résolutions concernant l’Azerbaïdjan (Res. n° 14 (2000)), la Bosnie-Herzégovine (Res. n° (2000) 5) et la SerbieMonténégro (Res. N° (2003) 3) sont d’un contenu identique. A titre de comparaison,
sept parmi les plus récents Etats membres du Conseil de l’Europe ont mis, pour ratifier la Convention, à partir du moment de leur adhésion, un mois (la Géorgie), deux
mois et demi (la Bosnie-Herzégovine), 11 mois (la Serbie-Monténégro), 12 mois (la
Croatie), 15 mois (l’Azerbaïdjan et l’Arménie) et 27 mois (la Russie).
(38) Mais y a-t-il «engagement» au sens de l’arrêt du 20 décembre 1974 de la Cour
internationale de justice (Affaire des essais nucléaires, Australie c. France, Rec.,
p. 267, §43)? Pour prendre l’exemple de l’Arménie et de l’Azerbaïdjan, l’Assemblée
parlementaire du Conseil de l’Europe, dans son avis favorable à l’adhésion de ces
deux Etats émis le 28 juin 2000, «rappelle les engagements que les autorités des deux
pays ont pris et devront respecter, notamment la ratification de la Convention européenne des droits de l’homme et de certains de ses protocoles (en particulier le Protocole n° 6 abolissant la peine de mort) et des autres conventions majeures de
l’Organisation» (c’est nous qui soulignons). Plus modestement, le Comité des ministres, dans ses deux résolutions citées (note précédente), se contente de prendre «note
de l’intention d[es deux] Gouvernement[s] de signer la Convention de sauvegarde des
droits de l’homme et des Libertés fondamentales dès le dépôt par le[s]dit[s] gouvernement[s] de [leurs] instrument[s] d’adhésion au Statut du Conseil de l’Europe»
(c’est nous qui soulignons), ce que les deux gouvernements ont aussitôt fait. Entre
l’«engagement» de «ratifier» entendu par l’Assemblée parlementaire (qui, soit dit en
→
Syméon Karagiannis
47
latéral (39). S’il fait partie, sous quelque forme que ce soit,
d’un accord d’adhésion, la compatibilité de cet accord avec le
Statut pourra être mise en question eu égard au fait que
l’adhésion à la Convention n’est toujours pas une condition
pour l’adhésion au Conseil.
Pour toutes ces raisons, il ne serait donc pas inutile de procéder
à une révision du Statut qui lierait étroitement la qualité de partie
à la Convention à la qualité de membre du Conseil de l’Europe. Certes, une révision en ce sens de l’article 3 du Statut du Conseil de
l’Europe avait été proposée en 1951 (40), mais, visiblement, elle
avait été jugée, à l’époque, prématurée. Les conditions politiques
semblent cependant bien plus mûres aujourd’hui. Une telle solution
aurait, entre autres, l’avantage d’éliminer l’hypothèse, qui a valu
jusqu’à très récemment pour la Serbie-Monténégro, Etat membre
du Conseil mais non liée par la Convention (41). Il est, en effet, de
nos jours intolérable que des violations de la Convention survenues
pendant les quelques mois (ou années?) qui séparent l’adhésion au
Conseil de l’adhésion à la Convention puissent rester totalement
impunies.
B. – Quel territoire des Etats parties?
En général, déjà, la détermination du territoire d’un Etat n’est
pas une question facile à traiter. S’agissant de la Convention européenne des droits de l’homme, la question se complique ultérieurement, eu égard à l’application territoriale individualisée de certaines
←
passant, pour ajouter à la complexité du dossier, n’a pas, en vertu du Statut de Londres, de compétences en matière d’adhésion de nouveaux membres) et l’ «intention»
de «signer» entendue par le Comité des ministres, il y a une différence non négligeable. Des observations analogues pourraient être formulées au sujet des avis et résolutions concernant l’adhésion d’autres Etats.
(39) Ainsi, par exemple, pour Vladimir Djeric («Admission to Membership of the
Council of Europe and Legal Significance of Commitments Entered into by New
Member States», Zeitschrift für öffentliches Recht und Völkerrecht, 2000, pp. 605-629),
l’engagement est largement de nature politique et donc pas juridique.
(40) Voy. Bruno Heller, «L’Assemblée parlementaire et les conditions d’adhésion
au Conseil de l’Europe», Law in Greater Europe. Towards a Common Legal Area. Studies in Honour of Heinrich Klebes, La Haye, Kluwer, 2000, pp. 27-79, spéc. p. 45.
(41) La Serbie-Monténégro a adhéré au Conseil le 3 avril 2003. C’est à cette même
date qu’elle a signé la Convention ainsi que les protocoles n° 1, 4, n° 6, n° 7, n° 12
et n° 13. Le dépôt de ratification de tous ces traités a eu lieu le 3 mars 2004, ce qui
fait de la Serbie-Monténégro l’un des rares membres à avoir ratifié tous les protocoles
de la Convention.
48
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
dispositions conventionnelles (3) ou encore à celle des protocoles qui
peuvent être périodiquement adjoints à la Convention (2). La question sera, de toute façon, complexe à partir du moment où la notion
de territoire sur lequel s’exerce la souveraineté étatique est une
notion essentiellement composite (1).
1. Le cas des espaces maritimes et aériens de l’Etat
On oublie trop souvent que le territoire d’un Etat ne se limite pas
à sa seule composante terrestre; il comprend aussi des parties maritimes et aériennes sur lesquelles l’Etat exerce sa souveraineté selon
ce que dispose le droit international général largement codifié, sur
ces points, par la Convention des Nations Unies sur le droit de la
mer du 10 décembre 1982 (42) et par la Convention de Chicago du
6 décembre 1944 sur l’aviation civile internationale (43). Il s’agit
notamment des eaux intérieures, d’une étendue variable suivant la
configuration géographique, de la mer territoriale d’une largeur
maximale de douze milles marins et de l’espace aérien qui surplombe le territoire terrestre, les eaux intérieures et la mer territoriale (44). Ainsi que cela a été précisé de manière claire à l’occasion
des travaux préparatoires de la Convention de Vienne sur le droit
des traités (45), le principe de l’article 29 de cette Convention veut
qu’un traité s’applique aux trois composantes sus-énoncées de son
territoire. La Convention européenne des droits de l’homme devrait
donc, à son tour, pouvoir s’y appliquer et, pourtant, on rencontre
en ce domaine des problèmes dont l’originalité et l’intérêt n’ont
d’égal que l’indifférence à peu près totale de la doctrine à leur
égard (46).
Il n’est tout simplement pas possible dans le cadre de cet examen
du champ de l’application territoriale de la Convention de prendre
position de manière approfondie ne serait-ce que sur certains de ces
(42) Recueil des traités des Nations Unies, vol. 1833, p. 397
(43) Recueil des traités des Nations Unies, vol. 15, p. 295.
(44) Un Etat côtier exerce également des compétences dans des espaces au-delà de
sa mer territoriale. Toutefois, ces compétences, essentiellement fonctionnelles, ne lui
confèrent pas un quelconque titre de souveraineté. L’éventuelle application de la
Convention européenne des droits de l’homme dans de tels espaces marins se fera
donc à titre «extraterritorial». C’est à ce titre que l’on aura l’occasion de les étudier
brièvement plus loin.
(45) Voy., pour des références aux travaux préparatoires et d’autres observations,
notre étude (supra note 5).
(46) Voy. pourtant la récente étude de Paul Tavernier, «La Cour européenne des
droits de l’homme et la mer», La mer et son droit. Mélanges offerts à Laurent Lucchini et Jean-Pierre Queneudec, Paris, Pedone, 2003, pp. 575-589.
Syméon Karagiannis
49
problèmes. L’objectif de ces lignes est simplement de susciter quelques interrogations. Ainsi, l’on sait que, dans le cadre du droit de
passage inoffensif dans la mer territoriale, l’Etat côtier «ne devrait
pas exercer sa juridiction pénale à bord d’un navire étranger» «pour
y procéder à une arrestation ou à l’exécution d’actes d’instruction
à la suite d’une infraction pénale commise à bord pendant le
passage». Ce principe, incorporé dans l’article 27, §1 de la Convention sur le droit de la mer, comporte, certes, quelques exceptions (47), d’une interprétation par ailleurs plutôt incertaine, mais
semble bien, globalement, vouloir empêcher l’Etat côtier de se livrer
à certains actes procéduraux («l’exécution d’actes d’instruction»)
qui, pourtant, s’avéreront, normalement, indispensables à l’exécution de la Convention européenne des droits de l’homme. L’abstention de l’Etat côtier est exigée par la Convention sur le droit de la
mer à un titre encore plus fort lorsqu’il s’agit de l’exercice de la
juridiction civile à bord d’un navire étranger traversant sa mer territoriale (48).
Naturellement, chacun connaît la jurisprudence constante et heureuse des organes de Strasbourg suivant laquelle il n’est pas permis
à un Etat partie de se délier de ses obligations assumées en vertu
de la Convention européenne des droits de l’homme en s’abritant
derrière d’autres obligations conventionnelles assumées par ailleurs.
«On ne saurait admettre que, par le biais de transferts de compétences, les Hautes Parties Contractantes puissent soustraire, du
même coup, des matières normalement visées par la Convention aux
garanties qui y sont édictées» (49). Cependant, la question devient
(47) Il s’agit du cas où les conséquences de l’infraction s’étendent à l’Etat côtier,
du cas où l’infraction est de nature à troubler la paix du pays ou l’ordre dans sa mer
territoriale, de la répression du trafic illicite des stupéfiants ou, bien sûr, lorsque
l’assistance de l’Etat côtier est demandée par le capitaine du navire ou par un agent
diplomatique ou consulaire de l’Etat du pavillon de ce navire.
(48) Voy. l’article 28 de la Convention sur le droit de la mer.
(49) Autriche c. Italie, req. n° 788/60, décision de la Commission européenne des
droits de l’homme du 11 janvier 1961 (Annuaire de la Convention européenne des
droits de l’homme, vol. 4, p. 177). La Cour, de son côté, considérera que, «lorsque des
Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines
d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences
à ces organisations et leur accordent des immunités, la protection des droits fondamentaux peut s’en trouver affectée. Toutefois, il serait contraire au but et à l’objet
de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné. Il y a lieu
de rappeler que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques
ou illusoires, mais concrets et effectifs» (Waite et Kennedy c. Allemagne, arrêt du
18 février 1999, point 67). Dans un autre arrêt portant la même date, elle considère,
→
50
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
très compliquée, si l’on se rappelle que la souveraineté de l’Etat
côtier dans sa mer territoriale est ab initio limitée par le droit de
passage inoffensif, lequel constitue bien «un droit et non un
privilège» (50) et encore moins une tolérance ou un acte de courtoisie internationale. Le profil bas de l’Etat côtier dans sa mer territoriale devra donc être considéré non point comme une obligation
conventionnelle, ex hypothesi contraire à la Convention européenne
des droits de l’homme, mais comme la condition sine qua non pour
la possession même d’une mer territoriale par cet Etat (51). Le droit
de passage inoffensif, avec les limitations qu’il implique pour l’exercice de la souveraineté de l’Etat côtier, est consubstantiel à la
notion même de mer territoriale (52).
←
en outre, que «la Convention n’exclut pas le transfert de compétences à des organisations internationales, pourvu que les droits garantis par la Convention continuent
d’être ‘reconnus’. Pareil transfert ne fait donc pas disparaître la responsabilité des
Etats membres» (Matthews c. Royaume-Uni, point 32). Ce qui vaut en cas de
«transfert de compétences» vaudra a fortiori lorsqu’un tel transfert n’a pas été effectué. Il est bien sûr toujours loisible à l’Etat concerné (de tenter) d’émettre une
réserve, dans le respect des conditions de l’article 57 de la Convention, lorsqu’un
traité, ratifié par lui antérieurement à la ratification de la Convention, l’empêche de
respecter une disposition de cette dernière (voy. Slivenko c. Lettonie, décision du
23 janvier 2002, point 61). La décision Slivenko (l’arrêt Slivenko du 9 octobre 2003,
lui, reste muet sur la question) élimine donc le doute qu’avait laissé planer une décision Gestra c. Italie de l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme en
date du 16 janvier 1995 (Décisions et rapports, vol. 80-A, p. 89). Aux termes de cette
dernière décision, le contrôle de conformité à la Convention visait les traités conclus
par l’Etat partie postérieurement à la ratification par lui de la Convention européenne. On pourra donc avancer que la Convention européenne des droits de
l’homme, et c’est heureux, ne connaît pas l’équivalent de l’article 307 du traité instituant la Communauté européenne.
(50) Selon l’expression de Laurent Lucchini et Michel Vœlckel, Droit de la mer,
tome 2, volume 2, Paris, Pedone, 1996, p. 218.
(51) Ainsi, en codifiant sur ce point le droit international coutumier, l’article 2, §3
de la Convention sur le droit de la mer de 1982 énonce que «la souveraineté sur la
mer territoriale s’exerce dans les conditions prévues par les dispositions de la Convention et les autres règles du droit international» (c’est nous qui soulignons). On est ici
loin de la reconnaissance pure et simple de la souveraineté étatique sur la mer territoriale. Et si souveraineté maritime et souveraineté tout court (c’est-à-dire
«terrestre»…) n’étaient pas des notions identiques, mais, disons, de faux amis?
(52) Signalons aussi que le droit de passage inoffensif vaut également dans une
partie des eaux intérieures de l’Etat côtier (dans les conditions prévues par l’article 8
de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer). En revanche, il n’est pas
nécessaire d’examiner ici le cas des eaux archipélagiques, dont le régime juridique
limite encore plus les compétences de l’Etat côtier que le droit de passage inoffensif,
pour l’excellente raison que, pour le moment, aucun Etat membre du Conseil de
l’Europe ne semble pouvoir se doter d’eaux archipélagiques en conformité avec la
→
Syméon Karagiannis
51
Plus récemment, la jurisprudence de la Cour européenne des droits
de l’homme est venue, implicitement, corroborer cette conclusion.
Pour nous limiter aux dicta du célèbre arrêt Al-Adsani, «la Convention ne saurait s’interpréter dans le vide. [La Cour] doit tenir compte
des principes pertinents du droit international. […] La Convention
doit autant que faire se peut s’interpréter de manière à se concilier
avec les autres règles de droit international dont elle fait partie
intégrante» (53). Dans cette optique, même si l’on prétendait que les
limitations à la souveraineté de l’Etat côtier n’étaient pas innées à la
notion même de mer territoriale, on pourrait toujours justifier cellesci en s’appuyant sur le caractère coutumier du droit de passage inoffensif (et des limitations donc qu’il implique pour l’Etat côtier).
Certes, aucun problème analogue ne se pose en ce qui concerne le survol de la mer territoriale étant donné qu’il n’existe aucun droit de survol inoffensif au profit des aéronefs étrangers (54). Bien au contraire, le
survol du territoire terrestre (et des eaux intérieures) de l’Etat est soumis à l’autorisation de celui-ci, autorisation donnée, soit de manière
générale, en vertu de conventions multilatérales ou bilatérales, soit
ponctuellement. En théorie donc, l’exercice des compétences pénale et
←
Convention sur le droit de la mer. Cela pourra éventuellement changer si un jour les
îles Féroé, actuellement province autonome du Danemark, accèdent à l’indépendance.
(53) Point 55 de l’arrêt (voy. supra note 4). Il reste que cette jurisprudence, peutêtre pas encore définitivement assise (est-ce qu’elle se concilie facilement avec la
jurisprudence citée supra note 49?), n’est pas forcément heureuse. Poussée loin (et
c’est bien le sentiment de nombre de commentateurs ainsi que de juges dissidents
dans cette même affaire), elle risque de conduire à une banalisation de la Convention
européenne des droits de l’homme dans le concert des normes internationales, conventionnelles et coutumières. On pourrait avoir – et on l’a eue autrefois! – une autre
ambition pour les droits de l’homme et leur garantie au niveau international. De
celle-ci, il ne reste, dans l’arrêt Al-Adsani, qu’un modeste rappel, suivant lequel «la
Cour ne doit pas perdre de vue le caractère spécifique de traité de garantie collective
des droits de l’homme que revêt la Convention» (point 55). Ailleurs, il est vrai (dans
des affaires moins embarrassantes pour la politique internationale des Etats?), la
Cour se rattrape en «rappelant» que «la Convention doit s’appliquer en accord avec
les principes du droit international, en particulier ceux relatifs à la protection internationale des droits de l’homme» (arrêt Maire c. Portugal du 26 juin 2003, point 72,
par rapport à une affaire d’enlèvement international d’enfants; c’est nous qui soulignons). L’expression «en particulier», ambiguë, peut, certes, intriguer. Elle semble
bien, néanmoins, distinguer le droit international «général» du droit international
portant spécifiquement sur la protection des droits de l’homme. C’est peut-être un
début de remise en question de l’embarrassante jurisprudence Al-Adsani.
(54) On réservera le cas des détroits servant à la navigation internationale ainsi
que le cas des couloirs aériens au-dessus des eaux archipélagiques (respectivement,
articles 38 et 53 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer).
52
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
civile de l’Etat revient facilement dans le giron de la Convention européenne des droits de l’homme dans la mesure, à tout le moins, où il n’y
pas ici de convention internationale ou de norme coutumière d’application universelle qui permettrait à un Etat partie de prendre prétexte
pour mettre en échec la garantie des droits de l’homme telle que la Convention européenne l’assure (55). Toutefois, la question qui se posera ici
sera d’ordre pratique : est-il matériellement possible (sauf à mettre en
danger la sécurité de l’aéronef et à gravement perturber les transports
aériens internationaux) à l’Etat d’intervenir à bord de l’aéronef survolant son territoire (à peine, parfois, pendant quelques minutes) afin de
réprimer, le cas échéant, des comportements contraires à la Convention, qui, en d’autres circonstances, non réprimés, ne serait-ce qu’en
vertu de la théorie de la Drittwirkung, engageraient la responsabilité de
cet Etat? Poser la question, revient, en grande partie, à donner une
réponse négative. Il est peut-être malheureux, mais les nécessités de la
navigation, tant aérienne que maritime, semblent mal s’accommoder
de la protection des droits de l’homme par un Etat autre que celui de
l’immatriculation de l’appareil ou, éventuellement, de l’Etat du port ou
de l’Etat de l’escale.
2. Le territoire de la Convention et le territoire de ses protocoles
additionnels
Avant même que la Convention européenne des droits de l’homme
n’entre en vigueur, un premier protocole additionnel avait été conclu, ce qui peut, assez naturellement, donner naissance à quelques
interrogations désobligeantes sur la méthode d’élaboration de la
Convention elle-même, laquelle, sitôt signée et avant même qu’elle
ne puisse entrer en vigueur, aurait eu besoin d’être complétée.
D’autres compléments viendront plus tard qui prendront la forme
des protocoles n° 4 (1963), n° 6 (1983), n° 7 (1984), n° 12 (2000) et
n° 13 (2002). Etant intervenus à des dates espacées, ces protocoles
témoignent, en revanche, d’une bonne santé des organes du Conseil
de l’Europe qui semblent, au plus près des besoins et des souhaits de
la société européenne, s’interroger constamment sur la nécessité, à
tout le moins sur l’utilité, de la détermination de nouveaux droits de
l’homme à protéger par le mécanisme conventionnel (56).
(55) Voy. supra, note 49 et sous réserve de développements plus récents (supra,
note 53).
(56) Seuls nous intéressent ici les protocoles «substantiels» ou «matériels», c’est-àdire ceux qui ont pu consacrer de nouveaux droits de l’homme à protéger par les
organes de la Convention, à l’exception donc des protocoles qui ont porté sur la procédure à suivre par ces mêmes organes.
Syméon Karagiannis
53
Ces excellentes dispositions ne vont pourtant pas, à la longue,
sans créer certains problèmes de cohésion. Il n’est déjà pas
exclu de rencontrer quelques difficultés d’harmonisation entre
tel ou tel protocole et la Convention (57), mais la seule difficulté
qui retiendra ici notre attention se rapporte au fait que, les
Etats n’étant pas obligés de ratifier les protocoles mentionnés (58), il y aura autant de champs d’application territoriale
qu’il y aura de protocoles. La carte de l’Europe des droits de
l’homme est donc une carte hachurée, raturée, avec des
blancs (59) ; elle n’est pas belle à voir. Son enlaidissement sera
ultérieurement garanti par la possibilité qu’ont les Etats, dans
les conditions que l’on verra, d’exclure telle ou telle partie de
leur territoire du champ d’application de tel ou tel protocole.
Ajoutons à cela que les Etats peuvent dénoncer un protocole
sans que cela entame leur qualité de partie à la Convention ou
encore qu’ils peuvent le dénoncer pour une partie seulement de
leur territoire (60).
Le profane se trouverait perplexe pour moins de choses. Il est
peut-être regrettable que l’on n’ait pas saisi en 1994 l’occasion de
la refonte (et de la renumérotation des articles) de la Convention
pour intégrer dans celle-ci les dispositions matérielles des protocoles.
(57) L’exemple topique est sans doute la distance séparant, d’une part, le Protocole n° 6 abolissant la peine de mort en temps de paix et le Protocole n° 13 abolissant
la même peine en toutes circonstances et, d’autre part, l’article 2, §1 de la Convention autorisant cette même peine sous certaines conditions, lesquelles ne peuvent
pourtant apparaître que par trop laxistes lorsqu’on les compare aux conditions plus
strictes de la Convention américaine des droits de l’homme (article 4) ou à celles du
Pacte des Nations Unies sur les droits civils et politiques (article 6).
(58) Tout dans leur bonheur de pouvoir forcer la main à quelques Etats membres
récents (voy. supra, note 37), ni l’Assemblée parlementaire ni le Comité de ministres
ne se sont pourtant aventurés jusqu’à exiger la ratification de tous les protocoles
additionnels par un candidat à l’adhésion. D’un point de vue politique, seul le Protocole n° 6 a fini – heureusement – par acquérir une position incontournable. Il n’est
qu’à espérer que le Protocole n° 13 le suive rapidement dans la même voie (même
si, bien sûr, le nombre des candidats potentiels à l’adhésion a, entre-temps, considérablement diminué).
(59) Ainsi, en septembre 2004, si le Protocole n° 1 réunissait quarante-trois ratifications et le Protocole n° 6 quarante-quatre, le Protocole n° 4 et le Protocole n° 7 se
contentaient, respectivement, de trente-huit et de trente-six, distançant, en tout cas,
nettement le Protocole n° 13 (vingt-sept ratifications) et le Protocole n° 12 (huit ratifications et non encore entré en vigueur à la date indiquée).
(60) Voy. J.-F. Flauss, «La Convention européenne des droits de l’homme. A propos de la dénonciation des protocoles», Les petites affiches, 9 janvier 1989, pp. 8-10
et, du même auteur, «De la dénonciation partielle de la Convention européenne des
droits de l’homme», Présence du droit public et des droits de l’homme. Mélanges offerts
à Jacques Velu, Bruxelles, Bruylant, 1992, tome 2, pp. 1253-1268.
54
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Cela n’aurait pas été trop forcer la main aux Etats, puisque ceuxci auraient pu raisonnablement, premièrement, émettre des réserves
à l’égard des dispositions des protocoles et, deuxièmement, pour
ceux qui étaient déjà engagés, maintenir leurs éventuelles réserves.
Certes, la première catégorie d’Etats aurait dû passer par les fourches caudines de l’article 57 de la Convention européenne des droits
de l’homme, un moment peut-être désagréable mais d’un désagrément, somme toute, supportable (61); et la seconde catégorie aurait
dû réfléchir sur le maintien des réserves. Il est vrai que, à ces
égards, l’on a préféré, à l’occasion de l’élaboration du protocole
n° 11, éviter aux Etats contractants et le désagrément et la
réflexion.
Il est tout aussi vrai que, si, à l’avenir, les protocoles se multiplient, l’on saura difficilement prendre le risque d’avoir un instrument de plus en plus disparate et, forcément, de moins en moins
lisible. Lorsque l’on veut protéger les droits de l’homme, mieux
vaut que l’on puisse être compris par lui (62).
3. Le territoire d’application de l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme
L’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme
(«dérogation en cas d’état d’urgence») intervient dans le débat sur
le champ d’application de la Convention (et de ses protocoles) de
manière étrange, presque inattendue. En effet, aucune mention relative à une quelconque application territoriale ne s’y trouve et, qui
plus est, la tonalité générale de la disposition devrait suffire pour
évacuer vite la question. Les mesures dérogatoires qu’un Etat pourrait prendre en vertu de cet article seraient justifiées par le souci de
(61) Plus particulièrement, en vertu de cet article (ex-article 64), l’Etat réservataire doit faire accompagner sa réserve d’un bref exposé d’une loi en vigueur sur son
territoire qui l’empêche de se conformer intégralement aux dispositions de la Convention. Par ailleurs (et surtout…), les réserves de caractère général ne sont pas
autorisées.
(62) De quelle compréhension peut-on encore parler lorsque la Convention autorise
la peine de mort, le Protocole n° 6 l’autorise en temps de guerre et le Protocole n° 13
ne l’autorise pas du tout? On pourrait envisager favorablement, à cet égard, la tentative de reconstruction (ou bien de réécriture?) de l’article 2 de la Convention à
laquelle se livrerait l’arrêt Öcalan c. Turquie du 12 mars 2003 ou encore les arrêts
Iorgov c. Bulgarie et G.B. c. Bulgarie du 11 mars 2004, en dépit des réticences d’une
partie de la doctrine (voy. Emmanuel Decaux in note sous l’arrêt Öcalan in Journal
du droit international, 2004, p. 662). Voy., en tous cas, un relatif recul des positions
de la Cour par rapport à l’arrêt Öcalan sur ce point in Ilascu et autres c. Moldova et
Russie, arrêt du 8 juillet 2004, points 417 et 418.
Syméon Karagiannis
55
faire face à une «guerre» ou à un «autre danger public menaçant la
vie de la nation». Il serait saugrenu de prétendre que de tels dangers
pourraient se limiter territorialement, une «nation» ne pouvant pas
facilement se dépecer territorialement. Elle est un tout ou elle n’est
pas.
Dans l’affaire Grèce c. Royaume-Uni, la toute première affaire de
ce genre discutée devant la Commission européenne des droits de
l’homme (63), une minorité de commissaires a tenté en vain de
montrer que l’application de l’article 15 à Chypre par la puissance
coloniale britannique était injustifiée au sens de la Convention
puisque les événements cypriotes de la seconde moitié des années
1950 n’étaient pas de nature à menacer la survie de la nation britannique (64). La majorité de la Commission, en estimant que le
terme «nation» dans l’article 15 pouvait très bien se référer non
point à la nation britannique dans son ensemble, mais à la seule île
de Chypre (65), a néanmoins validé les mesures dérogatoires du
gouvernement britannique sans pour autant expliquer en quoi les
actions, y compris de nature militaire, de la communauté – très
largement – majoritaire (66) de l’île en faveur de l’autodétermination de celle-ci menaçaient… Chypre (67). L’ère des applications
territorialement limitées de l’article 15 pouvait, en tout cas, dorénavant commencer.
Un autre exemple s’inscrivant en droite ligne de cette jurisprudence de la Commission est le traitement des mesures dérogatoires
imposées par le Royaume-Uni en Irlande du Nord, région régulièrement, en tout cas, par le passé, frappée par des actions terroristes.
Si le gouvernement britannique a, par moments, cherché à faire
accroire que le danger terroriste nord-irlandais menaçait le
(63) Grèce c. Royaume-Uni, req. 176/56, rapport de la Commission adopté le
26 septembre 1958, rendu public par le Comité des Ministres le… 17 septembre 1997
(texte anglais in Human Rights Law Journal, 1997, vol. 18, pp. 348 et s.). A noter
que le rapport de la Commission sur la seconde requête Grèce c. Royaume-Uni
(n° 299/57) reste toujours, à la connaissance de l’auteur de ces lignes, confidentiel…
(64) Voy. aussi en ce sens Jaime Oraa, Human Rights in States of Emergency in
International Law, Oxford, Clarendon Press, 1992, p. 29. L’auteur indique, néanmoins, la position contraire retenue par l’International Law Association lors de sa
réunion de Paris en 1984.
(65) Point 130 du rapport.
(66) A l’époque, 420.000 des 500.000 habitants de l’île se reconnaissaient, de
manière indubitable, dans la communauté grecque de l’île.
(67) Voy., pour des remarques sur ce point, Paroula Nascou-Perraki, L’article 15
de la Convention européenne des droits de l’homme. Approche théorique et jurisprudentielle (en grec), Athènes, Sakkoulas, 1987, pp. 90 et s.
56
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Royaume-Uni dans son ensemble (68), force est de noter que cela
n’a pas vraiment été argumenté avec force et que la jurisprudence
européenne ne semble pas s’y être particulièrement appesantie. Toutefois, quelques dérangeantes vérités ont pu être parfois prononcées
de la part de juges dissidents, comme, par exemple le juge Walsh
dans l’arrêt Brannigan et McBride c. Royaume-Uni (69). Selon le
juge irlandais, «par ‘nation’ il faut entendre tout le Royaume-Uni.
Or s’il existe des preuves abondantes d’une violence politique, en
Irlande du Nord, que l’on peut qualifier de menaçante pour la vie
de cette région du Royaume-Uni, rien n’atteste que la vie du reste
du Royaume-Uni, c’est-à-dire l’île de Grande-Bretagne, soit menacée par ‘la guerre ou un danger public en Irlande du Nord’, que la
mer sépare de la Grande-Bretagne et dont elle ne fait pas
partie» (70).
Cela dit, si l’on a une lecture superficielle de la jurisprudence
Grèce c. Royaume-Uni de 1958, lecture qui se maintient pourtant
toujours, on ne peut … que s’en féliciter. La suspension des droits
de l’homme finit, grâce à cette jurisprudence, par être limitée à un
périmètre de troubles ou d’efforts de guerre, le reste du territoire
national échappant heureusement aux mesures restrictives parce
qu’échappant auxdits troubles et guerre (71).
Il est pourtant également possible de considérer que la solution
de la jurisprudence Grèce c. Royaume-Uni ait été dictée par le
caractère colonial de la présence britannique à Chypre, caractère
colonial constamment souligné, du reste, dans le rapport de la
Commission. Il est vrai que, au moins dans le droit international
classique, particulièrement vivace à l’époque, les colonies étaient
censées ne pas faire partie intégrante du territoire des Etats
(68) Ainsi, dans une note au Secrétaire général du Conseil de l’Europe l’informant
de la mise en œuvre de l’article 15 en vue de contrer «des campagnes de terrorisme
organisées, liées à la situation en Irlande du Nord», le gouvernement britannique
insinue que c’est l’ensemble du Royaume-Uni qui a été frappé par ces campagnes.
De manière probablement encore plus claire, une note analogue de la Turquie cherche à lier la grave insécurité sévissant sur une partie du territoire national à une
menace pouvant, de proche à proche, affecter la vie de la nation toute entière. Elle
précise, plus particulièrement, que «la République de Turquie est exposée à des
menaces pour sa sécurité nationale dans le Sud-Est de l’Anatolie, dont l’ampleur et
l’intensité sont allées croissant au cours des derniers mois au point de représenter une
menace pour la vie de la nation au sens de l’article 15 de la Convention».
(69) Arrêt du 26 mai 1993.
(70) Point 2 de l’opinion du juge dissident.
(71) Bien entendu, il sera plus facile de circonscrire le périmètre des troubles que
celui de l’effort de guerre. On reviendra plus loin sur cette question.
Syméon Karagiannis
57
(métropolitains) (72). Ce qui valait pour la colonie ne valait donc
pas forcément pour la métropole. Soit. Ce qui est pourtant intéressant (ou choquant) à relever est que cette jurisprudence, à l’origine
«coloniale», ait pu être élargie par la suite à des situations non
coloniales. Transposée, justement, dans des situations non coloniales (73), la jurisprudence Grèce c. Royaume-Uni donnera des résultats rapidement absurdes. Il serait, en effet, de la plus invraisemblable des exagérations que de croire que le choix serait entre,
d’une part, une suspension territorialement limitée et, d’autre part,
une suspension intégrale des droits de l’homme. Pour reprendre le
cas Grèce c. Royaume-Uni, dépouillé, cette fois-ci, de ses oripeaux
coloniaux, il serait difficile de croire que, si les mesures britanniques à Chypre n’étaient pas validées par Strasbourg, le gouvernement de Sa Majesté aurait suspendu les libertés fondamentales en
Angleterre même.
Le laxisme de la jurisprudence Grèce c. Royaume-Uni n’est
d’ailleurs pas seulement de nature à multiplier les «petites» (ou, si
l’on préfère, locales) suspensions des droits de l’homme. Puisqu’elle
met entre parenthèses l’exigence fondamentale de l’existence (et
donc de la preuve…) d’un danger «menaçant la vie de la nation»,
elle laisse les organes de contrôle de la Convention sans véritable
critère d’appréciation du bien fondé de l’imposition de ces mesures (74). Or, si l’on n’arrive pas à disposer d’instruments de mesure
du «danger», l’on n’arrive a fortiori pas à mesurer l’étendue spatiale
dudit «danger».
(72) C’est, par exemple, le cas de la «clause coloniale» dans le droit international
des traités, dont on trouve toujours un écho dans la Convention européenne et dans
tous ses protocoles (voy. infra II, A).
(73) Irlande du Nord, Kurdistan turc… sauf si, en appliquant la jurisprudence
Grèce c. Royaume-Uni à ces cas, les organes de Strasbourg reconnaissent implicitement une situation de type colonial prévalant dans ces régions du monde. Cela serait
peut-être trop subtile pour être véritablement soutenu. Cela serait de surcroît contreproductif pour, par exemple, le gouvernement turc qui verrait ainsi reconnaître au
Kurdistan un statut de territoire à part, promis, le cas échéant, à un processus de
«décolonisation»…
(74) La Cour a théorisé son profil bas en la matière dans les termes suivants : «Il
incombe d’abord à chaque Etat contractant, responsable de ‘la vie de (sa) nation’,
de déterminer si un ‘danger public’ la menace et, dans l’affirmative, jusqu’où il faut
aller pour essayer de le dissiper. En contact direct et constant avec les réalités pressantes du moment, les autorités nationales se trouvent en principe mieux placées que
le juge international pour se prononcer sur la présence de pareil danger comme sur
la nature et l’étendue de dérogations nécessaires pour le conjurer. L’article 15, §1 leur
laisse en la matière une large marge d’appréciation» (Irlande c. Royaume-Uni; point
207).
58
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
On ajoutera que, dans l’affaire Grèce c. Royaume-Uni, le «danger»
menaçant la vie de la nation est, subrepticement, devenu dans le raisonnement de la Commission, danger menaçant l’«ordre public», ce qui
n’est pas tout à fait la même chose, ainsi que l’observe, dans son opinion dissidente, le commissaire Dominedo (75). En effet, le «danger» au
sens de l’article 15, §1, s’il est «public» (notion, qui, de toute façon,
n’est pas très claire), ne peut aucunement se contenter de menacer le
seul «ordre public»; c’est «la vie de la nation» qu’il doit pouvoir menacer. Le seuil que l’article 15 lui impose est à la fois qualitatif et quantitatif (76). Et il est (qui s’en plaindra?) – théoriquement – très élevé.
On notera, néanmoins, que, dans son arrêt Lawless c. Irlande (77),
la Cour semble, en partie, donner raison au commissaire dissident
du rapport Grèce c. Royaume-Uni lorsqu’elle estime que les termes
de l’article 15 «désignent une situation de crise ou de danger exceptionnel et imminent qui affecte l’ensemble de la population et constitue une menace pour la vie organisée de la communauté composant l’Etat». Il est difficile, dans ces conditions, de ne pas suivre
l’opinion dissidente citée du juge Walsh sous l’arrêt Brannigan et
McBride c. Royaume-Uni (78). Il est vrai, pourtant, que, entretemps, la Cour a pu estimer dans son arrêt Irlande c. Royaume-Uni
du 18 janvier 1978 (79) que «l’article 15 n’entre en jeu qu’‘en cas de
guerre’ ou ‘d’autre danger public menaçant la vie de la nation’.
L’existence d’un tel danger ressort à l’évidence des faits résumés cidessus (paragraphes 12 et 29-75) et nul ne l’a contestée devant la
Commission ni la Cour. La crise traversée à l’époque par les six comtés [l’Ulster] relève par conséquent de l’article 15» (80). Si l’on a,
(75) Point 138 de son opinion.
(76) Ainsi aussi J.E.S. Fawcett, pour qui «the emergency must be nation-wide in
its effects, so that however severe the local impact of an emergency may be, it will
not, in the absence of that condition, be a ‘public emergency’» au sens de l’article 15
(The Application of the European Convention on Human Rights, Oxford, Clarendon
Press, 1987, p. 246). Contra : Rusen Ergec, Les droits de l’homme à l’épreuve des circonstances exceptionnelles, Bruxelles, Bruylant, 1987, pp. 141-143. Pour cet auteur,
qui s’appuie également, pour étayer sa thèse, sur le «bon sens» et sur la pratique des
Etats (qui, il est vrai, n’a pas particulièrement fait l’objet de critiques de la part des
autres Etats : mais est-ce que cela peut s’avérer déterminant?), «la nation n’est pas
un agrégat d’entités humaines isolées par des cloisons étanches. Un péril grave qui
menace une partie de la population, si infime soit-elle, ne peut manquer de toucher
l’ensemble de la nation». Certes, mais entre «toucher» la nation et «menacer la vie
de la nation», il y a un écart qui est tout sauf négligeable.
(77) En date du 1er juillet 1961, point 28 (en droit).
(78) Voy. supra notes 69 et 70.
(79) Point 205.
(80) C’est nous qui soulignons.
Syméon Karagiannis
59
pourtant, la curiosité de se référer, par exemple, au paragraphe 12
de cet arrêt, on voit que «d’après les chiffres cités devant la Commission par le gouvernement défendeur, au mois de mars 1975 les
troubles de ces dernières années en Irlande du Nord avaient fait
plus de 1.100 morts et de 11.500 blessés» (81). Autant dire que, pour
la Cour (et contrairement à son appréciation dans l’affaire Lawless),
l’intensité du danger local est en mesure de compenser l’absence de
qualité comminatoire du danger pour la nation dans son ensemble…
Il est par ailleurs possible que la Cour, consciente d’une trop
grande générosité à l’égard des quelques Etats concernés (presque
toujours les mêmes …), ait voulu, plus récemment, resserrer son raisonnement en la matière. Ainsi dans une affaire Sakik et autres c.
Turquie (82), le gouvernement défendeur a cherché à justifier des
mesures prises à l’encontre d’opposants kurdes se trouvant en
dehors des départements où l’article 15 de la Convention s’appliquait par la considération que les faits reprochés aux requérants «ne
constitueraient que le prolongement d’une campagne terroriste
menée depuis la zone soumise à l’état d’urgence» (point 37). Le raisonnement du gouvernement défendeur ne manquait pas forcément
de cohérence, mais la Cour le rejette en s’appuyant sur «le but et
l’objet» de l’article 15, qui, nous dit-elle, appelleraient, ratione loci,
une interprétation restrictive des mesures d’exception prises
(point 39).
Enfin, l’article 15 de la Convention peut poser des problèmes
d’interprétation en ce qui concerne son éventuelle application en
dehors du territoire des Etats parties. Il est vrai que, jusqu’à maintenant, ces derniers ont invoqué l’article 15 afin de faire face à des
difficultés résultant de conflits ou troubles internes. Dans sa décision sur la recevabilité dans l’affaire Bankovic du 12 décembre 2001,
la Grande chambre de la Cour prend acte de cette pratique des
Etats (point 62). Elle semble, pourtant, exagérer la portée de cette
pratique qui, comme elle le concède, n’émane que de deux Etats, à
savoir le Royaume-Uni et la Turquie. En fait, elle note surtout
l’absence de pratique contraire de la part des Etats parties pour se
convaincre que l’article 15 ne peut jamais s’appliquer qu’à propos
de conflits internes (ou bien à propos de conflits se déroulant à
l’intérieur des frontières nationales de l’Etat, mais les deux hypothèses sont extrêmement proches).
(81) C’est nous qui soulignons.
(82) Arrêt de la Cour du 26 novembre 1997.
60
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Toutefois, cet argument paraît faible à deux titres. En premier
lieu, ce ne peut être la seule pratique des Etats qui puisse orienter
la Cour en faveur de telle ou telle interprétation de la Convention.
S’il est vrai que la théorie de la marge d’appréciation des Etats parties est bien assise dans la jurisprudence de la Cour, cette théorie a
surtout joué, jusqu’à présent, à propos de l’interprétation de termes
et d’expressions de la Convention assez vagues et qui spontanément
appellent une appréciation nationale (bien-être économique, protection de l’ordre, de la santé, de la morale, prévention du crime, etc.).
La théorie de l’interprétation autonome des termes conventionnels
est, elle, tout aussi bien assise que la théorie de la marge d’appréciation étatique et l’on ne voit pas pourquoi la première devrait
céder sans combat devant la seconde lorsqu’il s’agit des circonstances exceptionnelles de l’article 15, lesquelles entraînent ipso facto de
multiples dérogations à la protection des droits garantis par la Convention. En second lieu, ce n’est pas tant la pratique positive des
Etats parties qui est utilisée par la Grande chambre dans la décision
Bankovic que la pratique négative des Etats, en d’autres termes
l’absence de pratique en faveur de l’application de l’article 15 à des
situations de conflit externe. Or, on n’en disconviendra pas, si, déjà,
l’utilisation de la pratique positive de deux Etats (seulement!) aux
fins de la restriction des droits de l’homme peut créer un certain
malaise, l’utilisation de l’absence de pratique aux mêmes fins peut
démultiplier ce malaise. Il est trop hasardeux de voir dans l’abstention une preuve ou dans le silence une conviction.
Puis, la décision Bankovic proclame que «l’article 15 lui-même
doit se lire à la lumière de la limitation de ‘juridiction’ énoncée à
l’article 1 de la Convention». Et la Grande chambre de conclure
qu’elle «ne décèle aucun élément qui lui permettrait d’accueillir la
thèse des requérants selon laquelle l’article 15 couvre l’ensemble des
situations de ‘guerre’ et d’ ‘urgence’, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire des Etats contractants» (point 62). On notera,
néanmoins, que, si encore un «danger public menaçant la vie de la
nation», «autre» que la «guerre», peut essentiellement se rapporter
à l’intérieur du territoire des Etats, la «guerre» (83), elle, peut, n’en
(83) On peut trouver ce terme détestable dans la mesure où il semble renvoyer à
la défunte (depuis au moins le Pacte Briand-Kellogg de 1928) «compétence de
guerre» des Etats (voy. Paul Tavernier in Pettiti, Decaux, Imbert, éds, La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, Paris, Economica, 1995, p. 497). Il est bien plus conforme au droit international contemporain
(sinon depuis le Pacte évoqué, du moins depuis la Charte des Nations Unies) de par→
Syméon Karagiannis
61
déplaise à la décision Bankovic, se rapporter tout aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du territoire d’un Etat partie. Si elle se rapportait uniquement à l’intérieur du territoire, cela voudrait dire que
l’Etat partie concerné se trouverait, sur le plan militaire, dans une
mauvaise posture. En revanche, un Etat partie qui aurait l’initiative militaire porterait, à n’en pas douter, la guerre sur le territoire
ennemi. Bref, selon la conception Bankovic, l’article 15 serait uniquement prévu pour des situations proches de la défaite militaire
tandis que les Etats parties victorieux se dispenseraient de l’application de l’article 15. Mais l’on peut parfaitement concevoir aussi
des fortunes de guerre diverses où, par exemple, une situation initiale désespérée serait transformée par la bravoure des soldats de
l’Etat partie concerné en situation victorieuse. Bref, toujours selon
Bankovic, l’article 15 s’appliquerait, au cours du même conflit armé,
par intermittence, en fonction des batailles perdues et gagnées par
l’Etat partie. Ou encore, situation encore plus difficile pour Bankovic, l’article 15, au même moment, trouverait à s’appliquer à
l’endroit où les forces de l’Etat partie seraient contraintes de livrer
bataille à l’intérieur de leur propre territoire et ne s’appliquerait pas
sur un autre front, là, par exemple, où les forces de l’Etat auraient
pu passer à l’offensive et envahir une partie du territoire ennemi.
L’absurdité de ces situations n’a pas vraiment besoin de commentaires spéciaux. La «guerre» ne peut absolument pas se circonscrire
à l’intérieur du territoire de l’Etat partie (on ne le souhaite
d’ailleurs point à ce dernier). Vouloir l’y circonscrire, vouloir donc
accepter comme réalité ce qui n’est pas réaliste, c’est ni plus ni
moins ne plus vouloir admettre que la «guerre» puisse être une cause
d’application de l’article 15. Bref, c’est vouloir rédiger de novo le
texte de l’article 15. Or, si la Cour peut interpréter la Convention,
elle ne peut la réviser. Il est probable que la Grande chambre se soit
laisser emportée, dans l’affaire Bankovic, par une argumentation, il
est vrai, assez subtile, élaborée par les Etats défendeurs. Ceux-ci ont
pu, en effet, mettre en avant (pour le cas où la Cour aurait admis
l’applicabilité de l’article 15 à l’extérieur du territoire des Etats parties) le danger de «débouch[er] en tout état de cause sur des déro←
ler de «conflit armé». Il est caractéristique que l’article 4 du Pacte des Nations Unies
sur les droits civils et politiques (article qui correspond à l’article 15 de la Convention
européenne) ne se réfère point à la «guerre» comme cause éventuelle de suspension
des droits qu’il protège (contrairement, il est vrai, à ce que fait l’article 27 de la Convention américaine des droits de l’homme). Le Pacte se réfère simplement à «un danger public exceptionnel mena[çant] l’existence de la nation».
62
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
gations au titre de l’article 15 de la Convention qui seraient bien
plus protectrices pour les Etats» (point 43 de la décision). Dit avec
d’autres mots, la non-application de l’article 15 dans les situations
évoquées serait plus favorable à la cause des droits de l’homme que
son application. Qu’il nous soit, pourtant, permis de croire qu’il y
a eu, en la matière, une illusion d’optique. Le choix, dans ces situations, n’a jamais été – et n’est toujours pas – entre application de
la Convention sans dérogations et application avec dérogations; il
est, au contraire, entre application avec dérogations et pas d’application du tout. Or, appliquer la Convention, même sérieusement
amputée, sera toujours préférable (84), pour un défenseur des droits
de l’homme, à la perspective de ne pas pouvoir appliquer la Convention du tout (85).
(84) On rappellera, en effet, que certains doits de l’homme garantis par la Convention ne peuvent faire l’objet d’une suspension en cas de mise en œuvre de
l’article 15. De même – et surtout! –, la juridiction européenne est censée vérifier que
les conditions de fond et de forme présidant à la mise en œuvre de l’article 15 sont
satisfaites. Certes, jusqu’à présent (voy. supra note 74), elle remplit son rôle fort
timidement (c’est-à-dire, vu l’importance de la matière, plutôt mal), mais elle pourrait, à l’avenir, changer de dispositions. C’est ce qui inquiète certains Etats toujours
prêts à utiliser l’article 15.
(85) Dans la foulée, on peut aussi ajouter un autre argument des gouvernements
défendeurs dans l’affaire Bankovic, auquel la Grande chambre ne semble, pourtant,
pas répondre : «le droit humanitaire international, le TPIY et, depuis peu, la Cour
pénale internationale seraient là pour réguler ce type de comportement des Etats»
(point 43 de la décision Bankovic). Il est, en réalité, peu admissible que les gouvernements demandent implicitement à la Cour de réviser la Convention en rayant pratiquement du texte de l’article 15 le mot «guerre» (et les situations particulières qu’il
couvre). La révision de la Convention incombe aux gouvernements eux-mêmes.
Qu’ils y procèdent (et qu’ils affrontent l’opinion publique), s’ils ont le courage politique. Il est réconfortant de constater que des juges (quoique s’exprimant à titre
extra-judiciaire) non seulement n’ignorent point la concurrence que peuvent se livrer
à l’avenir la Cour européenne des droits de l’homme et certains tribunaux pénaux
internationaux mais qu’ils prennent position sur les – malheureuses – incompatibilités entre celle-là et ceux-ci (voy. Lucius Caflisch, «The Rome Statute and the European Convention on Human Rights», Human Rights Law Journal, 2002, pp. 1-12).
Par ailleurs, se référant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,
la Cour internationale de justice confirme l’applicabilité de celui-ci «pendant des
hostilités». Le droit international humanitaire jouerait le rôle d’une lex specialis,
complétant et orientant l’interprétation du Pacte, en déterminant, par exemple, ce
qui constitue une privation arbitraire de la vie au sens de l’article 6 du Pacte dans
le contexte particulier d’un conflit armé (Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes
nucléaires (ONU), avis consultatif du 8 juillet 1996, Rec., p. 239, §24). «De manière
plus générale, la Cour estime que la protection offerte par les conventions régissant
les droits de l’homme ne cesse pas en cas de conflit armé, si ce n’est par l’effet de
clauses dérogatoires du type de celle figurant à l’article 4 du Pacte» (Conséquences
juridiques de l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, avis consultatif du 9 juillet 2004, §106).
Syméon Karagiannis
63
II. – L’exception : la non-application de la Convention
à l’ensemble du territoire des Etats parties
Ainsi que le conçoit l’article 29 de la Convention de Vienne sur le
droit des traités, le principe d’application territoriale intégrale d’un
traité peut subir des restrictions. Cependant, si exonérer un Etat de
la responsabilité pour des violations de la Convention sur un territoire
dont il a perdu le contrôle peut paraître légitime (B), libérer un Etat
de tout respect de la Convention dans des territoires dont il conserve,
de jure et de facto, le contrôle, sous prétexte que ceux-ci sont ultramarins, peut, en revanche, paraître anachronique (A).
A. – La dérogation
concernant les territoires d’outre-mer
L’article 56 (ex-article 63) de la Convention européenne des droits
de l’homme autorise un Etat partie à étendre l’application de la
Convention à un ou plusieurs «territoires dont il assure les relations
internationales» (86). Lue négativement, cette disposition signifie,
tout simplement, que la Convention n’est pas, normalement, appliquée dans ces territoires. Il faudrait, pour que cela se réalise, une
déclaration expresse du gouvernement concerné (article 56, §1).
Dans ces conditions, il a été considéré que le simple fait qu’une politique gouvernementale se décide en dehors d’un tel territoire ne suffit pas pour y rendre la Convention applicable (87).
Toutefois, les dispositions de l’article 56 posent nombre de problèmes, qui, pour la plupart, demeurent insolubles. Tout d’abord,
que doit-on entendre par «territoires dont [un Etat partie] assure les
relations internationales»? S’agit-il uniquement des quelques posses(86) Encore faut-il qu’il en assure en réalité les relations internationales. De l’avis
de la Commission, ce n’était pas le cas pour la France et l’Espagne s’agissant
d’Andorre avant l’admission de ce pays à l’ONU et au Conseil de l’Europe (Iribarne
Perez c. France, décision du 19 janvier 1994, Décisions et rapports, vol. 76, p. 18).
C’est, naturellement, encore moins le cas depuis l’admission de la Principauté
d’Andorre à ces organisations en dépit du fait que l’un des deux Co-Princes (Chefs
d’Etat) est le Président de la République française (article 43, §2 de la Constitution
andorrane du 28 avril 1993).
(87) Voy. Bui Van Thanh et autres c. Royaume-Uni, décision de la Commission du
12 mars 1990 (Décisions et rapports, vol. 65, p. 330) par rapport au territoire de
Hong-Kong auquel Londres a toujours refusé d’étendre l’application de la Convention. Le fait que la décision de rapatriement forcé de «boat-people» vietnamiens
internés à Hong-Kong ait été prise à Londres par le gouvernement britannique est
sans conséquence sur l’irrecevabilité ratione loci de la requête des individus menacés
d’un tel rapatriement.
64
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
sions ultramarines que certains Etats parties détiennent toujours ou
peut-il s’agir également de territoires jouissant d’une large autonomie interne indépendamment de leur localisation géographique? La
jurisprudence des organes de Strasbourg, souvent perplexe devant
cette disposition qui rappelle l’ancienne «clause coloniale» du droit
des traités, ne paraît pas homogène. Ainsi, si, dans une affaire
Gillow c. Royaume-Uni (88), la Cour considère que les îles anglo-normandes entrent dans la catégorie des territoires de l’article 56, dans
une affaire Tyrer c. Royaume-Uni (89), elle est beaucoup plus circonspecte par rapport à l’appartenance de l’île de Man à cette catégorie. Pour la Cour, l’île de Man «a toujours figuré dans la famille
des nations européennes et on doit la considérer comme un titulaire
à part entière du ‘patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit’ auquel
se réfère le préambule de la Convention» (point 38 de l’arrêt). Et la
Cour de conclure que «le système instauré par l’article 63 [actuel
article 56] tendait pour l’essentiel à répondre au fait qu’au moment
où l’on a rédigé la Convention il était encore des territoires coloniaux dont le niveau de civilisation ne permettait pas, pensait-on,
la pleine application de cet instrument» (90) (point 38 de l’arrêt).
Certes, dans l’affaire Tyrer était en cause le très sensible (à juste
titre) article 3 de la Convention qui interdit les peines inhumaines et
dégradantes (91) tandis que dans l’affaire Gillow était, entre autres,
en cause l’article 1er du protocole n° 1 («protection de la propriété»).
La combinaison des jurisprudences Tyrer et Gillow n’en laisse pas
moins à un juriste rigoureux un sentiment de malaise. La qualification d’un territoire de territoire relevant de l’article 56 de la Convention serait fonction non pas de critères intrinsèques et objectifs mais,
au contraire, fonction de critères extrinsèques et subjectifs. A la
limite, un territoire entrerait dans (et sortirait de) la catégorie des ter-
(88) Arrêt de la Cour du 24 novembre 1986.
(89) Arrêt de la Cour du 25 avril 1978.
(90) Qu’il nous soit permis de dire que cet extrait de l’arrêt Tyrer ne correspond
pas à la réalité juridique. Le dilemme n’est pas, dans un premier temps, entre application «pleine» et application non «pleine» de la Convention dans les territoires en
question, mais entre application et pas application du tout. Ce n’est que dans un
second temps que le dilemme entre application intégrale et application limitée pourrait se manifester, notamment, par le biais de la prise en considération des
«nécessités locales», dont on parlera par la suite, et par la possibilité, avant l’entrée
en vigueur du protocole n° 11, de ne pas appliquer dans les territoires ultramarins
les anciens articles 25 et 46 de la Convention.
(91) Le requérant avait été condamné par la justice mannoise à une peine de fustigation.
Syméon Karagiannis
65
ritoires de l’article 56 au gré des articles de la Convention (ou de ses
protocoles) dont le requérant choisirait d’alléguer la violation.
Quelles que soient, en tout cas, les incertitudes de la jurisprudence
sur ce point, l’article 56 ne permet pas seulement aux Etats parties
d’exclure du champ d’application de la Convention les territoires en
question; dans son paragraphe 3, il prévoit, au surplus, que les Etats
y appliquent la Convention «en tenant compte des nécessités locales».
On peut se demander s’il s’agit d’une simple autorisation de tenir
compte de celles-ci ou bien d’une véritable obligation juridique de ce
faire. Toutefois, lorsque l’on considère la version française de
l’article 56, §3 («dans lesdits territoires les dispositions de la présente
Convention seront appliquées en tenant compte des nécessités
locales»), l’on ne peut, en fait, qu’être frappé par la présence, dans la
phrase, du futur simple («seront»), un temps grammatical qui, dans
le langage juridique français, dénote, normalement, une obligation
juridique. Par ailleurs, il est fort probable que la version anglaise,
version qui fait également foi, indique avec encore plus d’énergie
l’existence d’une telle obligation («the provisions of this Convention
shall be applied in such territories with due regard, however, to local
requirements») (92). L’ancienne Commission européenne des droits de
l’homme a résumé la situation en déclarant que «le but de l’article
[56] est non seulement l’extension territoriale de la Convention, mais
aussi son adaptation […] aux différences socio-culturelles» (93) qui
caractériseraient ces territoires par rapport aux métropoles respectives. Le tout est de savoir à partir de quel moment on se trouve en
face de «nécessités locales» et quel est le degré (proportionnel à
l’intensité des «nécessités»?) dans lequel elles pourraient altérer la
substance même du droit de l’homme concerné.
Ce véritable aménagement des droits de l’homme outre-mer,
auquel semble bien obliger l’article 56, §3, nécessiterait, à lui seul,
une étude séparée, tant la notion des «nécessités locales» paraît à la
fois obscure et suspecte (94). On signalera seulement ici que la Cour
(92) Cette conclusion ne résulte pas seulement des mots «with due regard» mais
également du mot «however», qui (ou plutôt son équivalant «toutefois») fait défaut
dans la version française. Or, le mot adversatif «however» montre qu’il sera empêché,
pour cause justement de prise en compte des nécessités locales, de faire une application intégrale de la Convention dans les territoires relevant de l’article 56.
(93) Décision du 26 mai 1975 rendue dans l’affaire Chypre c. Turquie (req. 6780/
74 et 6950/75) (Décisions et rapports, vol. 2, p. 125, partie En droit, point 9).
(94) On renvoie à notre étude «L’‘aménagement’ des droits de l’homme outre-mer :
la clause des ‘nécessités locales’ de la Convention européenne», Revue belge de droit
international, 1995, pp. 224-305.
66
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
rejette catégoriquement l’existence de telles nécessités dans l’affaire
Tyrer c. Royaume-Uni à propos de l’île de Man (95) de même qu’elle
balaie sans ménagement les quelques tentatives du gouvernement
français de s’abriter derrière cette notion dans l’affaire Piermont c.
France concernant la Nouvelle-Calédonie (96). Ce n’est que très
implicitement, dans l’affaire Gillow c. Royaume-Uni, qu’elle semble
justifier, sur la base d’une probable «nécessité locale» (l’exiguïté du
territoire de l’île de Guernsey), des mesures locales restrictives en
matière d’accès au logement.
Il est vrai que, dans des opinions séparées, des membres de la
Commission européenne des droits de l’homme n’avaient pas hésité
à utiliser la clause des «nécessités locales». Ainsi, par exemple, le
commissaire (à l’époque) L. Loucaides dans son opinion concordante jointe au rapport de la Commission du 29 octobre 1997 dans
la célèbre affaire Matthews c. Royaume-Uni (97). Pour le commissaire cypriote, le statut constitutionnel particulier de Gibraltar,
ainsi que sa préservation, constituait en soi une «nécessité locale» au
sens de l’article 56. Le gouvernement britannique, lui, ne s’était
point appuyé sur cette clause. Quant à la Cour, elle se contente
d’observer, dans son arrêt du 18 février 1999 rendu dans cette
affaire, que «les nécessités locales, lorsqu’elles renvoient au statut
juridique particulier d’un territoire, doivent revêtir un caractère
impérieux pour justifier l’application de l’article 56 de la
Convention» (point 59 de l’arrêt du 18 février 1999), quod non en
l’espèce. Dans cette affirmation de la Cour, il semble pourtant y
avoir quiproquo. Ce ne sont pas, à la lecture de la Convention, les
«nécessités locales» qui déterminent l’existence d’un territoire au
sens de l’article 56, mais c’est, bien au contraire, l’existence d’un tel
territoire (établi, en principe, sur la base des options constitutionnelles de l’Etat partie ou, le cas échéant, d’autres critères objectifs)
qui appellera la prise en considération des – éventuelles – «nécessités
locales». Il importe de ne pas inverser la perspective.
(95) Position bien sûr étonnante. Si la Cour exclut que l’article 56 s’applique à l’île
de Man (voy. supra point 41 de l’arrêt), il n’est point besoin d’examiner par la suite
si un paragraphe de cet article s’y applique. Si tout cela n’est pas une palinodie, il
est à tout le moins une argumentation ex abundantia (au cas donc où l’article 56
s’appliquerait à l’île de Man…). L’abondance peut néanmoins nuire. L’économie des
moyens peut se révéler, elle, riche de charmes secrets. Ces derniers sont aussi les plus
solides.
(96) Arrêt du 27 avril 1995.
(97) Recueil des arrêts et décisions, 1999-I, p. 347.
Syméon Karagiannis
67
Il semble, finalement, que ce soit l’avocat général dans ses conclusions (98) sur l’arrêt Pauline Fraisse de la Cour de cassation française en date du 2 juin 2000 qui le premier fait une application positive claire de l’article 56, §3 de la Convention européenne des droits
de l’homme. Il considère en effet que le risque de troubles importants en Nouvelle-Calédonie constitue une «nécessité locale» susceptible de justifier les quelques (?) libertés prises par le constituant
français avec l’article 3 du premier protocole additionnel (99). Selon
l’avocat général, la réduction des droits électoraux d’une frange de
la population néo-calédonienne «était une condition de la signature
d’un accord lié à une ‘nécessité’ éminemment ‘locale’ puisqu’il
s’agissait du rétablissement, sur l’île, de la paix civile compromise
par certaines séquelles de la période coloniale» (100). Serait-ce à dire
que la «nécessité éminemment locale» disparaîtrait une fois la paix
civile rétablie sur le Caillou? Serait-ce aussi que les dispositions
constitutionnelles pertinentes en viendraient à perdre leur base juridique ou, à tout le moins, leur justification au regard du protocole
de la Convention européenne des droits de l’homme? Il serait, si tel
était le cas, original de voir des dispositions constitutionnelles rester
ou sortir de vigueur suivant l’évolution des impératifs de maintien
de l’ordre. Moins téméraire que son avocat général, la Cour de cassation a préféré, dans son arrêt Fraisse, éviter de pénétrer sur ce
terrain spéculatif et éminemment glissant.
(98) Publiées in Revue générale de droit international public, 2000, p. 1067, spéc.
pp. 1093-1094.
(99) Voy. aussi Mathias Chauchat, «L’accord de Nouméa condamné par le droit
international?», Dalloz, 1998, Chronique, pp. 418-424. On rappellera que, suivant
l’accord de Nouméa, les citoyens français (ainsi que leurs enfants) qui ne résidaient
pas sur le territoire calédonien avant 1988 perdent leur droit de participer aux élections locales en Nouvelle-Calédonie de même qu’au référendum prévu qui portera sur
l’autodétermination de ce territoire. On notera par ailleurs que l’article 3 du Protocole n° 1 trouve à s’appliquer à ces élections dans la mesure où le Congrès de Nouvelle-Calédonie se compose des membres élus des trois assemblées provinciales néocalédoniennes et que le Congrès vote de véritables lois, les lois du pays, à propos desquelles seul le Conseil constitutionnel peut exercer un contrôle de constitutionnalité.
Bref, le Congrès de Nouvelle-Calédonie est assurément un «corps législatif» au sens
de l’article 3 du Protocole n° 1.
(100) A vrai dire, ce qui est au cœur de cette affaire est la prépondérance, en droit
français, de la Constitution par rapport aux traités et, notamment, dans le cas
d’espèce, par rapport au protocole additionnel de 1952 de la Convention européenne
des droits de l’homme. C’est cette prépondérance qu’affirme tant l’arrêt Fraisse de
la Cour de Cassation qu’un arrêt Sarran, Levacher et autres du 30 octobre 1998 du
Conseil d’Etat (Rec., p. 369) portant sur une affaire similaire. A partir du moment
où l’on accepte cette position, chercher à justifier le nouveau droit électoral en Nouvelle-Calédonie sur la base de la clause des «nécessités locales» de la Convention européenne des droits de l’homme devient, bien vite, une tentative oiseuse.
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Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Bien que les protocoles additionnels les plus récents semblent
réduire l’impact négatif (101) de cette survivance de la «clause
coloniale» (102), il n’en demeure pas moins que les Etats parties
peuvent exclure certains territoires d’outre-mer des champs d’application respectifs des protocoles. Il aurait été préférable que, à
l’occasion, par exemple, de l’adoption du Protocole n° 11 (ou, plus
récemment celle du Protocole n° 14), les Etats eussent pu supprimer
formellement cette clause, quitte à ce qu’il fût permis aux Etats
intéressés de sauvegarder l’essentiel de leurs intérêts en la matière
par l’émission de réserves adéquates; ce qui les eût obligés à énoncer
clairement les particularités qui empêcheraient, selon eux, l’application de la Convention et de ses protocoles dans ces territoires.
Il n’empêche, en l’état actuel du droit conventionnel, un malaise
peut se faire sentir lorsque l’on envisage l’hypothèse d’application
de la Convention et de ses protocoles en dehors des frontières des
Etats parties, sur le territoire d’Etats tiers, en haute mer, etc. (103).
Est-il logique que la Convention s’applique – presque – partout
dans l’univers sauf sur une partie du territoire des Etats parties
eux-mêmes? Et certains auteurs de franchir le pas en affirmant que
l’interprétation large donnée par la Cour à l’article 1er de la Convention vaut indirectement mise en sommeil de l’article 56 (104), le
sommeil, c’est connu, n’étant parfois que l’antichambre de la mort.
Toutefois, s’en tenant à une lecture assez littérale (et, au vu des
grandes tendances de sa jurisprudence, plutôt périmée) du texte de
la Convention, la Cour a réaffirmé la valeur continue des clauses de
l’article 56. Elle a, plus particulièrement, estimé que «l’article 1er de
la Convention doit être lu dans le contexte de l’article 56» (105) et,
(101) Forcément négatif? Il est possible que, notamment, la clause des «nécessités
locales» de l’article 56 §3 de la Convention soit comprise comme prenant en compte
la nécessité de protéger la culture de minorités peuplant les territoires auxquels cette
disposition se réfère. Voy. des réflexions sur ce point dans notre étude citée (supra,
note 94).
(102) Notamment en offrant aux Etats parties un choix plus large au sujet du
traitement des territoires de l’article 56 de la Convention (article 5 du Protocole n° 4,
article 5 du Protocole n° 6, article 6 du Protocole n° 7, article 2 du Protocole n° 12,
article 4 du Protocole n° 13).
(103) Voy. infra la partie III, A, 1 et III, A, 3 de cette étude.
(104) Ainsi, clairement, C. Lush, «The Territorial Application of the European
Convention on Human Rights : Recent Case Law», International and Comparative
Law Quarterly, 1993, pp. 897-906, spéc. p. 904.
(105) Chen Yonghong c. Portugal, req. n° 50887/99, décision du 25 novembre 1999
(Revue universelle des droits de l’homme, 1999, p. 466, point 4). Voy. aussi, pour une
confirmation supplémentaire, la décision Bankovic (infra note 175, point 80).
Syméon Karagiannis
69
dans une affaire d’extradition d’une personne de Macao (encore, à
l’époque, sous souveraineté portugaise) vers la Chine, mettant en
cause tant les articles 3 et 6 de la Convention que le Protocole n° 6,
elle a refusé de retenir l’argument du requérant suivant lequel la
responsabilité du Portugal serait engagée au cas où son extradition
aurait lieu même si, formellement, Lisbonne n’avait pas étendu
l’application de la Convention et du protocole mentionné à son –
ancienne – colonie (106).
B. – Les dérogations concernant une partie du territoire
échappant au contrôle des Etats parties
Voici une question difficile à concevoir pour la dizaine d’Etats
ouest-européens qui ont signé le Statut de Londres en 1949 et, dans
la foulée, la Convention de Rome au début des années 1950 (107).
Cependant, une Europe s’étendant de l’Irlande aux îles Kouriles ne
pouvait faire l’économie de conflits territoriaux qui, sans qu’on l’ait
prévu (ou, plus simplement, vu…), rejaillissent aujourd’hui sur
l’application de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans la mesure où certains territoires échappent au contrôle d’un
Etat partie à la Convention, l’on ne peut raisonnablement le rendre
responsable d’actes y commis par une autre puissance. Aussi, dans
les années 1950, la Commission semble-t-elle avoir déchargé la
République fédérale d’Allemagne de tout engagement de sa responsabilité pour des actes commis en Allemagne de l’Est par les autorités de ce pays que la République fédérale revendiquait pourtant
comme un territoire lui appartenant (108). La situation n’est guère
(106) La différence avec les constatations du Comité des droits de l’homme dans
une affaire Wan Kuok Koi c. Portugal (CCPR/C/73/D/925/2000; 8 février 2002) est
saisissante. Selon les constatations du Comité, la non-application du protocole facultatif à un territoire relevant de l’Etat partie ne peut pas être présumée en l’absence
de réserves ou de déclarations adéquates (point 6.3). A noter que la communication
du requérant avait été soumise au Comité quatre jours avant la remise du territoire
aux autorités chinoises et que les constatations du Comité ont été prononcées à une
date où le Portugal n’était plus puissance administrante à Macao.
(107) Il se peut que la seule exception ait été, à cette époque, la République
d’Irlande qui, depuis son indépendance, revendiquait l’Irlande du Nord (comtés
d’Ulster) restée sous souveraineté britannique. Voy. les articles 2 et 3 de la Constitution irlandaise du 29 décembre 1937 dans sa version antérieure à l’incorporation
du XIXe amendement en 1998 qui visait à intégrer dans la Constitution l’acquis de
l’Accord de Belfast du 10 avril 1998. Voy. aussi infra, note 109.
(108) Voy., par exemple, la décision de la Commission X c. République fédérale
d’Allemagne en date du 2 juin 1960 sur la requête n° 448/1959 (Recueil des décisions
de la Commission, vol. 3; Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme,
1960, p. 255).
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différente si la revendication territoriale est inscrite dans la Constitution même de l’Etat partie concerné (109).
Cette solution de bon sens a été amplifiée et systématisée par la
suite par l’ancienne Commission (110) et a fini, plus récemment, par
être approuvée par la Cour européenne des droits de l’homme. Celleci estime, dans son arrêt Chypre c. Turquie du 10 mai 2001, que «la
République de Chypre n’est toujours pas en mesure d’exécuter dans
le Nord de Chypre les obligations que lui impose la Convention»
(point 78) eu égard bien entendu à l’occupation du Nord de l’île par
les troupes turques et à l’installation, sur ce territoire de l’autoproclamée «République turque de Chypre du Nord». Dans son arrêt
Ilascu et autres c. Moldova et Russie du 8 juillet 2004, la Cour
s’étend davantage sur cette question en considérant que la présomption suivant laquelle la compétence juridictionnelle d’un Etat
s’exerce sur l’ensemble de son territoire «peut se trouver limitée
dans des circonstances exceptionnelles, notamment lorsqu’un Etat
est empêché d’exercer son autorité sur une partie de son territoire»
(point 312). «Pour conclure à l’existence d’une telle situation exceptionnelle, la Cour se doit d’examiner», entre autres, «l’ensemble des
éléments factuels objectifs de nature à limiter l’exercice effectif de
l’autorité d’un Etat sur son territoire» (point 313).
Ces «assurances» n’ont pourtant pas rassuré tous les Etats qui,
comme jadis la République fédérale d’Allemagne, se voient (ou, parfois, se croient) amputés d’une partie de leur compétence territoriale.
C’est probablement la République de Chypre qui a réagi la première
de manière expresse en la matière. Cet Etat illustre, il est vrai, de
manière spectaculaire, l’hypothèse envisagée puisque 40% de son
territoire est occupé depuis 1974 par un Etat tiers. Chypre a tenu
donc à déclarer, au moment où elle a reconnu la compétence de la
Commission pour être saisie de requêtes individuelles (sur la base de
(109) Voy. Mme W. c. Irlande, req. n° 9360/81, Décisions et rapports, n° 32, p. 211,
à propos de l’assassinat du frère de la requérante en Irlande du Nord, imputable,
selon la requérante, à «l’incapacité de l’Irlande à contribuer à la lutte contre le terrorisme en Irlande du Nord». Voy. aussi la requête de la même personne à l’encontre
du Royaume-Uni infra, note 180).
(110) Ainsi, par exemple, on peut lire dans la décision de la Commission George
Vearncombe et al. c. Royaume-Uni en date du 18 janvier 1989 (Décisions et rapports,
vol. 59, p. 186) que «les actes accomplis par un Etat occupant (militaires, notamment) sont généralement imputables à cet Etat et non à l’Etat occupé» (voy., sur
cette décision, Georg Nolte, «Rechtsschutz gegen Akte der Besatzungsmächte in
West-Berlin. Zur Vearncombe-Entscheidung der europäischen Kommission für
Menschenrechte», Zeitschrift für allgemeines öffentliches Recht und Völkerrecht, 1989,
pp. 499-511).
Syméon Karagiannis
71
l’ancien article 25 de la Convention), qu’elle ne reconnaîtrait pas
cette compétence pour des actes ou omissions intervenus dans la
zone occupée. On peut concevoir des doutes au sujet de la conformité de cette déclaration avec la Convention (111), mais, naturellement, emportée, en tant que telle, par le Protocole n° 11, elle n’est,
de toute façon, plus valide de nos jours. La réserve cypriote aurait
dû porter sur le champ d’application territoriale de la Convention à
l’égard de Nicosie; elle aurait dû donc être émise au moment de la
ratification de la Convention par Chypre (112), mais, à ce momentlà (6 octobre 1962), l’invasion de l’île par l’armée turque (juillet
1974) ne s’était pas encore produite, ce qui implique une réelle difficulté de réaction appropriée pour la chancellerie de tout Etat se
trouvant dans la situation de l’île méditerranéenne. Rares seront les
(111) Entre autres, parce que cette déclaration, émanant du représentant cypriote
au Conseil de l’Europe, avait un contenu excédant nettement les besoins de la cause.
Le texte était le suivant : «Au nom du Gouvernement de la République de Chypre,
je déclare en outre que la compétence reconnue à la Commission en vertu de
l’article 25 ne s’appliquera pas aux requêtes désignant la République de Chypre
comme l’Etat défendeur et visant des actions ou omissions dont il est allégué qu’elles
entraînent des violations de la Convention ou de ses Protocoles, lorsque les actions ou
omissions concernent des mesures prises par le Gouvernement de la République de
Chypre en vue de faire face aux nécessités de la situation résultant de l’invasion et
de l’occupation militaires continues d’une partie du territoire de la République de
Chypre par la Turquie» (Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme,
vol. 32, 1989, p. 32). Toutefois, la combinaison des déclarations cypriote et turque
(voir note suivante) a rendu, pendant un moment, douteuse la protection des droits
de l’homme dans la partie Nord de l’île, comme devaient le suggérer les avocats de
la «victime» dans une affaire B. c. Royaume-Uni portant sur l’expulsion d’un Cypriote
turc (Décisions et rapports, vol. 64, p. 278). La Commission n’a pas répondu à cette
argumentation dans sa décision du 10 février 1990.
(112) Une réserve analogue de la Turquie, portant sur des actes imputables à des
agents turcs et accomplis en dehors des frontières de la République de Turquie (texte
in Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 33, 1990, p. 11)
a suscité, à juste titre, l’émoi tant au sein du secrétariat général du Conseil de
l’Europe que dans la doctrine (voy. Iain Cameron, «Turkey and Article 25 of the
European Convention on Human Rights», International and Comparative Law Quarterly, 1988, pp. 887-925; Claudio Zanguì, «La déclaration de la Turquie relative à
l’article 25 de la Convention européenne des Droits de l’Homme», Revue générale de
droit international public, 1989, pp. 69-95). Voy., pourtant, pour un accueil plus favorable de la déclaration turque, entre autres, en considération du droit international
des traités, Carlo Focarelli, «Accettazione ‘condizionata’ della competenza della
Commissione europea dei diritti umani», Rivista di diritto internazionale, 1994,
pp. 92-113 et Jean-Pierre Cot, «La responsabilité de la Turquie et le respect de la
Convention européenne dans la partie nord de Chypre», Revue trimestrielle des droits
de l’homme, 1998, pp. 102-116, spéc. pp. 105-106. Voy. aussi, pour une vigoureuse
défense de l’option de la Cour, Gérard Cohen-Jonathan, «L’affaire Loizidou devant
la Cour européenne des droits de l’homme. Quelques observations», Revue générale de
droit international public, 1998, pp. 123-144, spéc. pp. 127 et s.
72
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Etats qui, à l’instar de la France, voudront envisager l’hypothèse
d’une occupation de leur territoire (113). Etre Etat ne rend pas
moins superstitieux.
Plus près de nous, n’ayant pas à affronter les difficultés d’ordre
chronologique qu’a connues Chypre, la République de Moldova a
déclaré (114), en déposant le 12 septembre 1997 son instrument de
ratification de la Convention, «qu’elle ne pourra pas assurer le respect des dispositions de la Convention pour les omissions et les actes
commis par les organes de la république autoproclamée transnistrienne sur le territoire contrôlé effectivement par ses organes,
jusqu’à la solution définitive du conflit dans la région» (115). Il est
peut-être à cet égard surprenant que, ce qui vaut pour la Convention, ne vaut apparemment pas pour les protocoles additionnels, la
Moldova n’ayant point souscrit des déclarations analogues au sujet
des protocoles qu’elle a ratifiés à ce jour (116).
Plus surprenant encore à cet égard, Chypre, ne pouvant plus,
comme on l’a vu, émettre une telle déclaration au sujet de la Convention elle-même, en a émis une au sujet du Protocole n° 4, mais
pas au sujet du Protocole n° 7 qu’elle a également ratifié. Encore
faut-il ajouter que sa déclaration vise uniquement l’article 4 du
Protocole n° 4, lequel interdit les expulsions collectives d’étrangers. En vertu de cette déclaration datant de 1988 et confirmée en
1989 lors de la ratification du protocole, Chypre considère que
cette disposition ne s’applique pas « aux étrangers qui se trouvent
illégalement dans la République de Chypre par suite de la situation résultant de l’invasion et de l’occupation militaire continues
(113) L’article 89, alinéa 4 de la Constitution française du 4 octobre 1958 interdit
une révision constitutionnelle lorsqu’il est porté atteinte à l’intégrité du territoire
national. La Constitution précédente, celle du 27 octobre 1946, n’hésitait pas à explicitement se référer, dans son article 94, «au cas d’occupation de tout ou partie du
territoire métropolitain par des forces étrangères». Voy. aussi le cas analogue de
l’article 196 de la Constitution de la Belgique.
(114) A noter que dans l’affaire Ilascu et autres c. Moldova et Russie (req. n° 48787/
99), la Moldova a insisté sur le fait que, derrière le terme de «déclaration» se trouvait
une réserve au sens de l’article 57 de la Convention. Cette thèse n’a pas été acceptée
par la Cour dans sa décision du 4 juillet 2001 sur la recevabilité de cette requête.
(115) Texte in Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 40,
1997, p. 35. Prudemment, dans la première affaire «transnistrienne», les requérants
ont mis en cause, en même temps que la Moldova, la Russie, censée soutenir ou, à
tout le moins, tolérer les violations des droits de l’homme commises par les autorités
prorusses de la république autoproclamée de Transnistrie. Quant aux autorités de la
Moldova, elles ont été accusées par les requérants d’ «inertie».
(116) A savoir (en septembre 2004) les protocoles n° 1, n° 4, n° 6 et n° 7.
Syméon Karagiannis
73
d’une partie du territoire de la République de Chypre par la
Turquie » (117).
Un autre Etat qui est confronté au problème de perte de son autorité
sur une partie du territoire national est la Géorgie. En ratifiant le protocole n° 1, Tbilisi a souscrit une déclaration qui a la teneur suivante :
«La Géorgie déclare que, du fait de la situation actuelle en Abkhazie et
dans la région Tskhinvali (118), les autorités de la Géorgie ne sont pas
en mesure d’assumer la responsabilité du respect et de la protection des
dispositions de la Convention et de ses Protocoles additionnels sur ces
territoires. La Géorgie n’assure [sic] (119) pas la responsabilité pour les
violations des dispositions du Protocole par les organes des forces illégales autoproclamées sur les territoires d’Abkhazie et de la région
Tskhinvali jusqu’à l’entière restauration de la juridiction de la Géorgie
sur ces territoires» (120). Ce qui est étonnant avec cette déclaration,
proche de celle de Moldova, ci-dessus examinée, est le fait que, formellement, elle porte sur le Protocole n° 1 alors que la Géorgie a gardé le
silence s’agissant de la Convention elle-même. Qui plus est, cette déclaration cherche, en quelque sorte, à rattraper (121) l’inertie des autorités
géorgiennes à ce dernier égard (122). Il est cependant douteux que,
(117) Voy. sur la question L. Loucaides, «Expulson of Settlers from Occupied Territories. The Case of Turkish Settlers in Cyprus», Essays on the Developing Law of
Human Rights, Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1995, pp. 108-138. Voy. aussi la recommandation (2003) 1608 de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe relative
à la colonisation par des colons turcs de la partie occupée de Chypre (juin 2003).
Curieusement, le plan du Secrétaire général des Nations Unies en date du 31 mars
2004 visant au règlement de l’affaire cypriote («Comprehensive Settlement of the
Cyprus Problem») semble, au contraire, admettre la présence des colons (présence qui
vise, entre autres, à changer l’équilibre démographique historique entre les deux principales communautés de l’île) pourvu qu’ils ne résident pas depuis moins de cinq ans
dans les quelques rares territoires que l’Etat constituant turco-cypriote devait, en
vertu du plan, restituer à l’Etat gréco-cypriote (article 5, §2 de l’Annexe VI
(«Territorial Arrangements») au sein d’un futur Etat fédéral à Chypre. Ce plan a été
rejeté par la communauté cypriote grecque lors du référendum du 24 avril 2004.
(118) Il s’agit de l’Ossétie du Sud. Du temps de l’Union soviétique, ces deux
régions, ainsi que la région d’Adjarie, qui va nous intéresser plus loin, jouissaient
d’un statut de large autonomie au sein de la république soviétique de Géorgie (district autonome pour l’Ossétie du Sud, république autonome pour les deux autres).
(119) «Declines its responsibility» dans le texte original en anglais.
(120) Texte in Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 45,
2002, p. 19.
(121) C’est bien sûr la fonction de la première phrase de la déclaration citée.
(122) Il est possible que le Parlement géorgien, qui, selon l’article 65, §1 de la Constitution du 24 avril 1995, a seul compétence pour ratifier les traités internationaux,
n’ait pas pris le temps nécessaire à la réflexion (ou, du moins, à la consultation
d’experts). On rappellera, en effet, que la Géorgie a battu tous les records de rapidité
→
74
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
d’un point de vue strictement juridique, une déclaration sur un protocole puisse également servir pour imposer une déclaration réduisant, ne
serait-ce que provisoirement, le champ d’application territoriale des
obligations assumées en vertu de la Convention elle-même. En revanche, la ratification des protocoles n° 12 et n° 13 revient à l’orthodoxie
juridique qui veut que la ratification d’un instrument se limite à moduler son propre champ d’application territoriale sans interférer avec les
champs respectifs d’autres instruments. Cela dit, il est d’autant plus
surprenant que, par une sorte de palinodie inexplicable, la Géorgie
garde encore le silence lors de la ratification des protocoles n° 4, n° 6 et
n° 7 (la Géorgie est l’un des rares Etats à avoir ratifié tous les protocoles «matériels»).
Enfin, comme on pouvait s’y attendre, l’Azerbaïdjan a souscrit à
son tour une déclaration de restriction du champ d’application de
la Convention, qui énonce qu’il «n’est pas en mesure de garantir
l’application des dispositions de la Convention dans les territoires
occupés par la République d’Arménie jusqu’à ce que ces territoires
soient libérés de cette occupation». Cependant, cette fois-ci de
manière cohérente, une déclaration azérie identique figure aussi
dans les instruments de ratification de différents protocoles (123).
Toutefois, et en dépit de la requête Ilascu et autres c. Moldova et
Russie, introduite en 1999, l’utilité juridique des différentes déclarations que l’on vient de passer en revue, n’est pas facile à démontrer. Leur caractère, la plupart du temps non systématique, provoque par ailleurs des interrogations au vu d’une jurisprudence –
jusqu’à présent (124) – constante des organes de Strasbourg. Toutes
ces déclarations possèdent, en revanche, une indéniable utilité politique en ce qu’elles rappellent à la communauté internationale
l’existence de crises non résolues qu’elle aurait tendance à oublier.
Cela dit, ce qui demeure fondamentalement politique peut, le cas
échéant, être également utilisé comme un argument juridique.
L’exemple le plus net est l’arrêt Ilascu et autres c. Moldova et Russie
←
en ratifiant la Convention européenne des droits de l’homme dans à peine un mois
suivant son adhésion au Conseil de l’Europe.
(123) Texte in Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 45,
2002, p. 16. Par ailleurs, le goût de précision de Bakou ira jusqu’à consigner chaque
fois sur une carte annexée les territoires qu’il considère comme occupés. Il sera au
demeurant extrêmement intéressant de voir la position arménienne par rapport à ses
responsabilités conventionnelles en ce qui concerne ces territoires lorsque les premières
affaires y relatives seront portées – à notre avis, inéluctablement – devant la Cour.
(124) Voy., néanmoins, infra nos développements relatifs à l’affaire Assanidze.
Syméon Karagiannis
75
du 8 juillet 2004 mais, assez paradoxalement, deux arguments,
allant en sens contraire, ont pu être tirés de la réserve moldave concernant la Transnistrie. Pour la majorité de la Cour, la réserve, qui,
on le rappelle, a été jugée non valide dans la décision sur la recevabilité de cette requête, confirme la volonté de la Moldova «de
reprendre le contrôle sur la région de Transnistrie» (point 343) et,
il est vrai, implicitement, va jouer un certain rôle dans la conclusion
de la majorité, selon laquelle la Moldova est (co-)responsable du sort
des requérants. En revanche, l’opinion partiellement dissidente du
juge Bratza (125) considère qu’«il n’y a aucune raison de croire que
ce texte ne constitue pas un reflet exact de la situation factuelle qui
régnait à la date de la ratification» de la Convention par la Moldova
(point 13 de l’opinion) et, en tant que telle, la réserve moldave servira à écarter, toujours pour le juge britannique, la responsabilité
moldave au regard de la Convention.
Quoi qu’il en soit, il est toujours possible, en cas d’affaiblissement
du pouvoir central d’un Etat, que des territoires lui appartenant
échappent provisoirement (?) à son contrôle sans qu’aucune violation des droits de l’homme, qui y serait éventuellement commise,
puisse être imputée à une puissance tierce (126). Une zone grise
serait ainsi constituée mais il est pour le moins douteux (sauf en
logique abstraite, qui, justement, ne peut être celle des juristes) que
la Convention incite l’Etat partie territorialement amputé à reconquérir par la force ce territoire et, par là-même, à le réintroduire
dans le champ d’application de la Convention. L’affaire tché(125) Opinion à laquelle se rallièrent quatre autres juges, dont le juge moldave.
(126) Cette hypothèse semble être illustrée de manière dramatique par les récentes
affaires Assanidze c. Géorgie (arrêt du 8 avril 2004) et Ilascu, Lesco, Ivantoc et PetrovPopa c. Moldova et Russie (arrêt du 8 juillet 2004). Dans la première affaire, condamné à une peine de prison par la cour suprême de l’Adjarie, une république autonome au sein de la Géorgie, mais gracié par la suite par le président de la Géorgie
et étant donné, de toute façon, que la Cour suprême de Géorgie a cassé l’arrêt de la
cour adjare, le requérant continuait à purger, depuis neuf ans (au moment du prononcé de l’arrêt de la Cour de Strasbourg), sa peine en Adjarie. Dans la seconde
affaire, M. Ilascu avait été condamné à la peine capitale et les trois autres requérants
à de lourdes peines de prison par un «tribunal» mis en place par les autorités séparatistes de Transnistrie. Au moment du prononcé de l’arrêt de la Cour, si M. Ilascu
était libre (et menait une carrière politique en Roumanie), les trois autres requérants
continuaient à être détenus par les autorités séparatistes. A noter que, si dans
l’affaire Assanidze, le rôle de la Russie, puissance tierce, a été très (trop?) largement
passé sous silence (voy. infra, note 144), dans l’affaire Ilascu, c’est la Russie qui est
considérée comme la première responsable du sort fait aux requérants par les séparatistes transnistriens. Toutefois, selon la majorité de la Cour, la Moldova en est
jugée coresponsable, de telle sorte que non seulement l’affaire Assanidze mais également l’affaire Ilascu peut illustrer l’hypothèse du texte.
76
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
tchène (127) (s’il faut tout dire) semblerait avoir durablement invalidé une telle logique abstraite (128). Toutefois, il est clair que
l’objectif même d’une reconquête par les armes d’un territoire provisoirement perdu n’est pas contraire à la Convention. Ce sur quoi
la Cour européenne des droits de l’homme risque de porter son
attention seront les moyens. Entre légitimité probable du but et
illégitimité tout aussi probable des moyens (y a-t-il des guerres
«propres»?), il existe, néanmoins, un espace libre laissé à l’hypocrisie.
On notera, en tout cas, la position hétérodoxe (et quelque peu
belliqueuse dans sa radicalité) que défend le gouvernement roumain
dans son intervention dans l’affaire Ilascu au profit, plus particulièrement, de M. Ilascu, devenu, entre-temps, citoyen roumain.
Pour ce gouvernement, «un Etat ne saurait limiter la portée des
obligations qu’il a contractées au moment de la ratification de la
Convention en excipant du fait qu’il n’exerce pas sa juridiction au
sens de l’article 1. Les Etats contractants doivent assurer aux individus résidant sur leur territoire les droits garantis par la Convention et sont tenus de prendre les mesures nécessaires résultant des
obligations positives établies par la jurisprudence de la Cour. Bien
que l’existence de telles obligations positives ne doivent pas être
interprétées de manière à imposer aux autorités un fardeau insupportable ou excessif, les Etats sont néanmoins tenus de faire preuve
d’une diligence raisonnable. [E]n l’espèce, les autorités moldaves ont
failli à prouver qu’elles avaient déployé tous leurs efforts pour assurer sa souveraineté sur le territoire transnistrien» (point 309 de
l’arrêt) (129).
Acceptée éventuellement par la Cour, la position roumaine, quelles que soient les précautions oratoires dont celle-ci se pare, ne manquerait pas de poser une question cruelle, inconfortable et, somme
toute, politiquement assez peu correcte. Jusqu’où faudrait-il aller
pour rétablir ratione loci le règne du droit et, en l’espèce, celui de
(127) On rappellera qu’un début d’introduction de la charia musulmane dans le
système judiciaire de la république indépendantiste avant la seconde guerre tchétchène n’avait rien de rassurant pour la protection des droits de l’homme (sans parler
de ceux de la femme).
(128) Voy. Céline Francis, «La guerre en Tchétchénie : quelle efficacité du Conseil
de l’Europe face à des violations massives des droits de l’homme?», Revue trimestrielle des droits de l’homme, 2004, pp. 77-99 et du même auteur «La Tchétchénie. Un
défi au sein du Conseil de l’Europe», Revue de droit international et de droit comparé,
2004, pp. 123-168.
(129) C’est nous qui soulignons.
Syméon Karagiannis
77
la Convention européenne des droits de l’homme? Est-ce que le
recours à l’action militaire serait, à cet égard, justifié ou, plus radicalement encore, prôné?
L’arrêt Ilascu et autres c. Moldova et Russie du 8 juillet 2004 ne
reflète, certes, pas la radicalité de la position roumaine. Pourtant,
certains aspects du raisonnement retenu sont susceptibles de nous
faire interroger sur le maintien de la jurisprudence traditionnelle.
En effet, une lecture rapide de l’arrêt révélerait que, en dépit du
fait que la Moldova n’exerçait plus (depuis, en fait, la proclamation
de son indépendance en 1991) le contrôle sur la Transnistrie, elle a
été jugée en partie responsable du sort que les autorités séparatistes
de Transnistrie ont réservé aux requérants. Pour la Cour, «même en
l’absence de contrôle effectif sur la région transnistrienne, la Moldova demeure tenue, en vertu de l’article 1 de la Convention, par
l’obligation positive de prendre des mesures qui sont en son pouvoir
et en conformité avec le droit international – qu’elles soient d’ordre
diplomatique, économique, judiciaire ou autres – afin d’assurer dans
le chef des requérants le respect des droits garantis par la
Convention» (point 331). Elle est peut-être encore plus claire dans
son propos lorsqu’elle conclut, ultérieurement (point 335), que «les
requérants relèvent de la juridiction de la République de Moldova
au sens de l’article 1 de la Convention, mais que la responsabilité
de celle-ci pour les actes dénoncés – commis sur le territoire de la
‘RMT’ [République moldave de Transnistrie], sur lequel elle
n’exerce aucune autorité effective – s’établit à la lumière des obligations positives qui lui incombent en vertu de la Convention».
Ce détour par la théorie des obligations positives permet, apparemment, à la Cour de distinguer la «juridiction» des Etats contractants de la «portée de cette juridiction» dans certaines circonstances
exceptionnelles (130). Cette distinction a, certes, le mérite de ne
point permettre aux Etats mis en cause de se complaire dans une
quelconque «inertie», comme les requérants, dans l’affaire Ilascu,
ont pu accuser la Moldova. Elle n’en introduit pas moins nombre
d’incertitudes qui peuvent se révéler inquiétantes. Ainsi, et par
excellence, elle brouille les frontières entre juridiction et non-juridiction, frontières qui permettent, pourtant, de dire facilement si un
Etat engage ou pas sa responsabilité au regard de la Convention.
En revanche, les frontières entre «juridiction» et «portée de
juridiction» sont poreuses et ne permettent pas aussi facilement de
répondre si la responsabilité en question est engagée. Le jeu entre
(130) Voy., de manière explicite, le point 333 de l’arrêt.
78
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
«juridiction» et «portée de juridiction» est, au surplus, inconnu de la
jurisprudence et, probablement, l’insertion de la problématique des
obligations positives, elle bien connue, vise à l’apprivoiser. Toutefois, ainsi que le signale l’opinion partiellement dissidente du juge
Bratza, la théorie des obligations positives, a été élaborée et a pu
prospérer dans un contexte totalement différent (131). On peut faire
application de ladite théorie lorsqu’il y a «juridiction»; lorsqu’il n’y
en a pas, on ne le peut logiquement pas (132).
Indépendamment, en tout cas, de l’utilisation par la majorité de
la Grande chambre de la théorie des obligations positives, utilisation probablement maladroite, force est de s’en tenir à l’essentiel.
Ce ne sont pas, pour l’arrêt Ilascu, les seuls faits qui peuvent dicter
la solution, mais aussi le comportement de l’Etat défendeur
(point 313). En d’autres termes, l’arrêt semble exiger de ce dernier
une certaine dose de volontarisme. Un Etat ne pourrait se contenter
de contempler passivement une partie de son territoire national
échappant à son contrôle. C’est bien, mais, naturellement, la question des moyens mis en œuvre afin de retrouver le contrôle ne tardent pas, comme on l’a vu, à se poser. Entre autres, la question de
la licéité de l’action militaire peut se poser à partir surtout du
moment où l’arrêt incite un Etat se trouvant dans la situation de
la Moldova à «prendre toutes les mesures appropriées qui restent en
son pouvoir» (point 313) (133). On observera que Chisinau n’a pas
exclu l’action militaire. Elle y a eu recours en 1991 – 1992 avec les
résultats lamentables que l’on pouvait imaginer du moment que
l’armée russe stationnée en Transnistrie a pris fait et cause pour les
séparatistes russophones. A cet égard, le point 341 de l’arrêt
s’avère, néanmoins, passablement intriguant. Il a la teneur
suivante : «De l’avis de la Cour, face à un régime soutenu militairement, politiquement et économiquement par une puissance telle que
(131) Point 8 de cette opinion.
(132) Sous peine d’ «élargir la notion de ‘juridiction’ jusqu’à l’absurde», comme le
signale le juge Loucaides dans son opinion partiellement dissidente sous l’arrêt
Ilascu.
(133) Une opinion partiellement dissidente du juge Casedeval (à laquelle se rallièrent quatre autres juges, dont le juge roumain) juge la Moldova encore plus sévèrement que la majorité de la Grande chambre. Plus particulièrement, elle désapprouve
le fait que les tentatives moldaves de reprendre le contrôle de la Transnistrie «se limitaient à des efforts d’ordre diplomatique» (point 5 de cette opinion). Il est vrai par
ailleurs qu’une autre opinion partiellement dissidente, celle du juge Rees, si elle
dresse une liste des mesures que la Moldova aurait dû prendre, ne mentionne pas
explicitement comme éventuelle solution l’action militaire. Elle ne s’en réfère pas
moins à «toutes les mesures possibles et juridiquement acceptables» que la Moldova
aurait dû prendre (point 4 de cette opinion).
Syméon Karagiannis
79
la Fédération de Russie, la Moldova n’avait que peu de possibilités
de réussir à rétablir son autorité sur le territoire transnistrien».
S’agit-il a contrario d’une bénédiction donnée par la Cour aux mesures militaires chaque fois que l’Etat concerné aurait des chances de
vaincre militairement? (134) La protection des droits de l’homme
devient-elle une nouvelle dérogation, complémentaire à celle de la
légitime défense, à l’article 2, §4 de la Charte des Nations Unies, qui
interdit l’emploi (et même la menace de l’emploi) de la force dans
les relations internationales? (135)
Prudemment, néanmoins, la Cour signale ailleurs qu’il ne lui
appartient pas «d’indiquer quelles sont les mesures les plus efficaces
que doivent prendre les autorités pour se conformer à leurs
obligations» (point 334). Or, si la Cour (et on la comprend!) répugne
à donner des conseils, rien ne lui interdit, bien au contraire, de passer en revue les mesures moldaves aux fins du rétablissement de
l’ordre constitutionnel (et, par là même de l’ordre de la Convention)
en Transnistrie. Plus particulièrement, elle doit «s’assurer que les
mesures effectivement prises étaient adéquates et suffisantes dans le
cas d’espèce. Face à une omission partielle ou totale, la Cour a pour
tâche de déterminer dans quelle mesure un effort minimal était
quand même possible et s’il devait être entrepris. Pareille tâche est
d’autant plus nécessaire lorsqu’il s’agit d’une violation alléguée de
droits absolus tels que ceux garantis par les articles 2 et 3 de la
Convention» (point 334).
(134) Bien sûr, nombre de problèmes se posent. Par exemple, comment évaluer ces
chances? Est-ce au juge européen de le faire? Les grandes puissances militaires ne
sont-elles pas ainsi directement discriminées dans la mesure où, a priori, elles possèdent les «possibilités» dont la petite Moldova était manifestement dépourvue?
(135) Peu importe, en l’occurrence, le fait que la Transnistrie n’était – et n’est toujours – pas un Etat «reconnu». La qualité étatique est une question de fait et non
de reconnaissance de la part des Etats déjà existants. Peu importe aussi le fait que
la Transnistrie n’est, naturellement, pas membre des Nations Unies. Par le biais de
l’article 2, §6 de la Charte, l’article 2, §4 de celle-ci finit par s’appliquer tout autant
aux membres qu’aux non-membres. Et c’est une autre question que de savoir si la
Transnistrie peut réellement être vue comme «Etat» à partir du moment où, visiblement, elle ne survit, à l’instar de la «république turque de Chypre Nord», que grâce
au soutien militaire, politique et économique de puissances tierces. Toutefois, il y
aurait probablement violation de l’interdiction du recours à la force de la part de la
Moldova si elle envahissait la Transnistrie étant donné, à tout le moins, que ses forces trouveraient en face d’elles les forces russes. Certes, la problématique de la légitime défense aurait pu, dans ce cas, intervenir, mais il est loin d’être sûr que les conditions normales pour l’exercice de celle-ci auraient pu être réunies. En effet,
l’élément de l’immédiateté de la riposte militaire ferait ici largement défaut.
80
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
A partir de là, tout est question d’appréciation. Et, à vrai dire,
d’appréciation largement subjective. Il est caractéristique que la
Grande chambre s’est divisée en trois groupes. Un premier groupe
considère que la Moldova n’a jamais pris les mesures «adéquates»,
un autre, le groupe majoritaire, dont les options se reflètent dans
l’arrêt du 8 juillet 2004, considère que la Moldova avait pris lesdites
mesures jusqu’à un certain moment, mais que, à partir de là, ses
efforts s’étant progressivement relâchés, elle porte une responsabilité vis-à-vis des requérants (136). Un troisième groupe, enfin, réuni
autour du juge Bratza, s’éloigne de cette problématique en défendant des positions davantage orthodoxes. Pour lui, dans les conditions de l’espèce, ce qui est important n’est pas de montrer en quoi
le gouvernement défendeur a failli, mais de montrer pourquoi la
violation de la Convention serait ou non imputable à lui. Certes, ce
groupe n’exclut pas la responsabilité d’un Etat se trouvant dans la
situation de la Moldova, mais celle-ci ne peut «entrer en jeu que
dans des circonstances exceptionnelles, lorsque les preuves dont dispose la Cour démontrent clairement de la part de l’Etat en question
un manque d’engagement ou d’effort pour rétablir son autorité ou
l’ordre constitutionnel sur le territoire tel que cette attitude revient
à approuver tacitement le maintien de l’autorité ou de la ‘juridiction’ du régime illégal sur ce territoire» (137) (point 9 de l’opinion
du juge Bratza). D’une certaine manière, tout se ramène à une pré-
(136) Un certain nombre de renonciations (et de renoncements...) moldaves ont, de
toute évidence, pesé lourd, comme le refus de poursuivre en Moldova même les
«juges» ayant constitué le «tribunal» qui a condamné les requérants à Tiraspol, le fait
que de hauts responsables des séparatistes, toujours sans être inquiétés, aient pu continuer leur carrière politique en Moldova, le fait que la Moldova ait renoncé à plaider
la responsabilité de la Russie dans l’affaire, le fait qu’il y avait un espace aérien civil
ou un réseau téléphonique et des associations sportives uniques entre la Moldova et
la Transnistrie, etc. Tout cela a pu donner l’impression aux juges des deux premiers
groupes que le gouvernement moldave exerçait une partie de la juridiction en Transnistrie. La situation a dû paraître diamétralement différente à celle prévalant à Chypre Nord où la République de Chypre n’exerce aucune sorte de «juridiction». Quid,
pourtant, de différentes mesures prises, souvent avec la bénédiction des Nations
Unies et de l’Union européenne, afin de faciliter les contacts entre les deux communautés cypriotes (libre franchissement de la «ligne verte», unification en progression
des infrastructures dans les deux parties de la capitale Nicosie, etc.)? Est-ce que, de
proche à proche, la jurisprudence Ilascu pourrait s’imposer à la République de
Chypre?
(137) Les propos du juge Bratza (et, on le rappelle, de quatre autres juges), s’ils
peuvent être estimés davantage proches de la jurisprudence traditionnelle de la Cour
et de l’ancienne Commission, peuvent, toutefois, susciter, à leur tour, quelques inter→
Syméon Karagiannis
81
somption de diligence, que d’aucuns admettent tandis que d’autres
refusent.
La barre semble bien, en tout cas, avoir été placée assez haut par
l’arrêt Ilascu. A la réflexion, néanmoins, la jurisprudence Ilascu
trouve un certain appui déjà dans la décision sur la recevabilité
dans l’affaire Assanidze c. Géorgie (138), décision, elle aussi, un peu
hétérodoxe et peut-être, aussi, lourde de conséquences pour le système dans sa globalité. On peut, en effet, lire dans cette décision du
17 novembre 2002 que, d’après le requérant, «la Géorgie n’ayant
formulé, au moment de la ratification de la Convention, aucune
réserve quant à ses territoires à statut particulier, le pouvoir central
est tenu de lui [au requérant illégalement détenu en Adjarie] offrir
un recours effectif aboutissant à sa libération, ainsi que de prendre
des mesures nécessaires afin de mettre fin à la violation de ses droits
garantis par la Convention» (139). Il est certain que la Cour ne fait
pas explicitement sienne la position défendue par le requérant. Toujours est-il qu’elle déclare sa requête partiellement recevable (140),
ce qui signifie, tout compte fait, qu’elle accepte que la responsabilité de l’Etat défendeur puisse être, prima facie, engagée alors même
qu’il ne contrôle plus une partie de son territoire. La décision en
faveur de la recevabilité de la requête est favorisée par le fait que
la Géorgie ne se prononça pas sur la recevabilité et le bien-fondé des
griefs soulevés par le requérant.
Dans son arrêt du 8 avril 2004 rendu dans l’affaire Assanidze, la
Grande chambre (141) s’appuie directement sur la thèse du requérant énoncée lors de la phase de la recevabilité de la requête pour
établir l’existence de la «juridiction» de la Géorgie en Adjarie : «en
←
rogations. Quid, par exemple, si l’Etat renonce à sa souveraineté et, par là même,
finit par maintenir le régime illégal (et, ex hypothesi, peu respectueux des droits de
l’homme), comme, par exemple, dans un contexte, certes, non européen, la Jordanie
a renoncé à sa souveraineté sur la Cisjordanie occupée militairement (et avec le degré
de légalité internationale que l’on sait) par Israël? Bref, Chypre engagerait-elle sa
responsabilité à l’égard de requérants de type Loizidou si, un jour, elle renonçait à
sa souveraineté sur la partie Nord de l’île?
(138) Voy. supra, note 126.
(139) C’est nous qui soulignons.
(140) Une irrecevabilité partielle frappe cette requête mais elle est purement
ratione temporis, point ratione loci. En effet, l’inconventionnalité alléguée de l’arrestation du requérant se rapportait à un moment où la Géorgie n’était pas encore liée
par la Convention.
(141) Le désistement de la chambre au profit de la Grande chambre montre bien
entendu la sensibilité des questions examinées dans cette affaire. Il en est allé de
même pour les mêmes raisons dans l’affaire Ilascu.
82
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
ratifiant la Convention, la Géorgie n’a formulé en vertu de
l’article 57 de la Convention aucune réserve spécifique concernant la
l’Adjarie ou les difficultés d’exercice de sa juridiction sur ce
territoire» (point 140). Elle ajoute, pourtant, immédiatement
qu’«une telle réserve aurait d’ailleurs été sans effet, car la jurisprudence n’autorise aucune exclusion territoriale […], hormis dans le
cas prévu à l’article 56 §1 de la Convention».
Une première difficulté a trait encore et toujours à l’absence de
souci d’une quelconque économie de moyens de la part de la Cour,
alors même que cette absence, ainsi qu’on l’a déjà vu, peut s’avérer
nuisible à la clarté, voire à la compréhension, des arrêts de la Cour.
En effet, dans la présente affaire, si les «réserves territoriales» sont
interdites, comment peut-on jamais établir la juridiction géorgienne
sur le fait que la Géorgie a omis, en ratifiant la Convention, de formuler une telle réserve? Puis, ainsi qu’on l’a vu (142), la Cour
n’hésite pas à soulever l’irrecevabilité ratione temporis de la requête
alors même que, sur ce point aussi, le gouvernement a gardé le
silence. Il sera difficile d’expliquer pourquoi les deux motifs d’irrecevabilité, ratione temporis et ratione loci, obéissent à des régimes
aussi différents. Une interprétation neutralisante de cette jurisprudence pourrait consister en ceci : la Géorgie n’aurait pas émis de
réserve territoriale alors même qu’elle connaissait la situation prévalant en Adjarie (contrairement, par exemple, à la République de
Chypre qui, en 1962, date de la ratification de la Convention par
elle, ne pouvait savoir qu’elle allait, douze ans plus tard, en 1974,
être envahie par un Etat voisin). Même ainsi, néanmoins, un
malaise persiste. La Géorgie pouvait estimer, au moment où elle
procédait à la ratification de la Convention, qu’elle allait pouvoir
récupérer l’Adjarie (contrairement, par exemple, à l’Abkhasie à propos de laquelle elle a cherché à émettre une réserve (143)), mais,
pour des raisons politiques et stratégiques, qui ne dépendaient pas
d’elle, elle n’avait toujours pas réussi à le faire au moment du prononcé de l’arrêt Assanidze. De toute façon, avec son raisonnement
dans l’affaire sub examine, la Cour entre dans un domaine politique,
voire stratégique et militaire, qui risque fort de la dépasser.
Certes, l’arrêt Assanidze prend sur ce point nombre de précautions. Ainsi, il estime que « nul ne conteste qu’aucun mouvement
sécessionniste n’anime la république autonome d’Adjarie et
(142) Voy. supra, note 140.
(143) Dans les termes extrêmement maladroits que l’on a vus précédemment
(supra, note 122).
Syméon Karagiannis
83
qu’aucun autre Etat n’y exerce en pratique un contrôle global »
(point 140) (144). Les éventuels contestataires auraient pu visiblement être, pour la Cour, le requérant lui-même et le gouvernement
défendeur. Or, il était plus que normal que le requérant n’allât pas
contester l’absence de juridiction de la Géorgie sur l’Adjarie du
moment qu’une telle absence eût largement condamné sa requête
à l’échec. De son côté, le gouvernement géorgien, pour des raisons
que l’on reverra, n’avait aucunement l’intention d’admettre
l’inexistence de sa juridiction en Adjarie. Bien au contraire, il a
tout fait pour asseoir la thèse de sa juridiction effective sur ce territoire (145). Le seul qui pouvait contester l’effectivité de la juridiction géorgienne aurait pu être le pouvoir local adjare, mais la
Cour, à juste titre, n’a pas accepté qu’il plaidât sa cause devant
elle (146).
Malgré tout, l’effectivité de la juridiction de Tbilissi en Adjarie
relevait, encore au moment du prononcé de l’arrêt, davantage du
vœu pieux que de la réalité. Au vu de ce qu’a pu rapporter ces dernières années la presse internationale, il relève de l’exagération que
de constater, comme, pourtant, le fait la Cour (point 139 de l’arrêt),
que l’Adjarie est «incontestablement» «assujettie à la compétence et
au contrôle» de la Géorgie. Il aurait été facile à la Cour de se convaincre du contraire en recueillant proprio motu des informations sur
la situation politique en Adjarie durant la période concernée. Le fait
qu’elle ne l’ait pas fait – ou qu’elle n’ait pas voulu le faire – est probablement indicatif d’une intention de la Cour de se montrer plus
(144) Et la Cour d’opposer ici l’affaire Assanidze aux affaires Ilascu et Loizidou.
Toutefois, il est surprenant de constater que la Cour n’envisage jamais le rôle de la
Russie dans la mise en place et le maintien du pouvoir local adjare. L’influence russe
s’est manifestée également, postérieurement au prononcé de l’arrêt Assanidze, lors du
dénouement de la crise adjare en mai 2004. Il semblerait, certes, que la Russie (qui
entretient des bases militaires en Adjarie, notamment à la frontière avec la Turquie)
n’ait pas été impliquée dans l’affaire Assanidze en dépit du caractère pro-russe du
pouvoir autonomiste établi, à l’époque, en Adjarie. Il est vrai aussi que la Russie
possède des bases militaires éparpillées sur l’ensemble du territoire géorgien et non
seulement en Adjarie, mais, malgré tout, passer totalement en silence (y compris
dans les opinions concordantes et dissidentes de certains juges) l’éventuel rôle de la
Russie reste surprenant alors qu’à plusieurs occasions les autorités géorgiennes se
sont officiellement inquiétées du «soutien russe aux tendances sécessionnistes» de
l’Adjarie (voy. La libre Belgique du 6 mai 2004).
(145) Ce n’est que discrètement qu’il avoue que «les négociations menées entre le
pouvoir central et les autorités locales adjares avaient été vaines et qu’en conséquence il n’était pas en mesure de soumettre à la Cour des propositions de règlement
amiable» (point 6 de l’arrêt).
(146) Voy. les points 12 et 148 à 150 de l’arrêt.
84
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
stricte qu’auparavant au sujet de l’application territoriale de la Convention (sur l’ensemble du territoire des Etats contractants) (147).
En faisant preuve de volontarisme, elle considère, à cet égard, que
«même si l’on peut concevoir qu’un Etat connaisse des difficultés à
faire respecter les droits garantis par la Convention sur l’ensemble
de son territoire, il demeure que tout Etat Partie à la Convention
est responsable des événements qui se produisent à n’importe quel
endroit de son territoire national» (point 146). Et d’enchaîner sur «le
devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention [qui] implique et exige la mise en œuvre d’un système étatique de nature à garantir le respect de la Convention sur tout son
territoire et à l’égard de chaque individu» (point 147). Si elle a raison
de se montrer attentive à cette question, qui peut s’avérer cruciale
à l’avenir au fur et à mesure que la décentralisation l’emporte progressivement comme mode de gouvernement même dans des Etats
particulièrement centralisés encore dans un passé proche, l’on peut
se demander si, malgré tout, le cas Assanidze était le plus approprié
pour invoquer pareille problématique (148). Entre une décentralisation défectueuse et une situation de type insurrectionnel et sécessionniste (et peu importe si la Cour persiste à ignorer celle-ci), il y
a la différence entre le droit et le fait. Parfois, comme on a pu déjà
le voir, le second ne sera réductible au premier que moyennant des
actions proprement militaires de l’Etat partie.
Une autre difficulté que soulève l’arrêt Assanidze est d’ordre plus
général (149). En effet, une éventuelle condamnation d’un Etat
pour violation de la Convention sur un territoire qu’il ne contrôle
plus n’a pas beaucoup de sens au point de vue de l’exécution de
l’arrêt. Sauf à recourir à la force armée pour recouvrer ce territoire
(ce qui risque de poser des problèmes, certes, d’une autre nature,
mais pas, pour cela, moins aigus ou moins nombreux), l’arrêt risque
fort de rester parfaitement inexécutable. Or, rendre un arrêt que
l’on sait ex ante impossible à exécuter ne militera jamais en faveur
(147) A cet égard, la comparaison qu’elle effectue avec la clause fédérale de l’article 28 de la Convention américaine des droits de l’homme est éclairante (point 141
de l’arrêt).
(148) Voy. sur cette question, quoique sous un angle un peu différent, l’opinion en
partie concordante du juge Costa (point 9 de son opinion).
(149) Cette conclusion vaut aussi, en grande partie, pour l’arrêt Ilascu (par rapport à la Moldova).
Syméon Karagiannis
85
de la crédibilité du juge – et du juge international encore moins que
du juge national (150).
On pourrait, certes, objecter que, d’une certaine manière, il ne
peut y avoir, dans le système de la Convention européenne des
droits de l’homme, d’arrêts inexécutables à partir du moment où la
Convention conçoit déjà l’impossibilité pour un Etat d’effacer parfaitement les conséquences d’une violation et pare à cette éventualité en autorisant la Cour à accorder à la partie lésée une satisfaction équitable (article 41). Pourtant, cette manière de voir les
choses, poussée à ses limites logiques, inverse dangereusement la
perspective. La Convention ne peut être vue, via une interprétation
extensive et abusive de l’article 41, comme un permis de violer les
droits de l’homme moyennant compensation financière. Visiblement, ce que le requérant Assanidze souhaitait n’était pas une sorte
de salaire de prison mais la sortie de prison. C’est du point de vue
de l’objet principal et logique de la requête qu’il peut donc y avoir
des arrêts risquant de demeurer lettre morte.
Cela dit, il est parfois possible qu’un arrêt impossible à exécuter
au sens que l’on vient d’indiquer puisse jouer un rôle non négligeable sur un plan autre que le plan juridique. La condamnation d’un
Etat pour violation de la Convention sur un territoire qui ne lui
appartient plus de facto équivaut, malgré tout, à une reconnaissance
de l’appartenance de jure de ce territoire à cet Etat. On peut concevoir qu’il y a des condamnations qui font immensément plaisir,
des condamnations qui sont dignes d’être fêtées comme des victoires
nationales (151). Et c’est une autre affaire, il est vrai, plus discutable, si le juge européen devait contribuer à des victoires pareilles.
(150) Il est vrai que la Cour a été considérablement aidée par la chance. Elle a
rendu son arrêt à une date où un indéniable vent de démocratie s’était emparée de
la Géorgie (que l’on aurait pu, pourtant, croire fermement démocratique depuis son
admission au Conseil de l’Europe…), et qui pouvait rapidement conduire à l’éviction
du pouvoir en Adjarie de l’autocrate local. Or, ce qui, à la date du prononcé de
l’arrêt, n’était encore qu’un espoir est devenu réalité moins d’un mois après l’arrêt,
suite à des manifestations importantes à Batoum soutenues visiblement par Tbilissi
(Le Monde du 6 mai 2004), lesquelles ont abouti à faire renverser le régime et, dans
la foulée, à libérer le requérant Assanidze.
(151) C’est ce qui probablement explique le silence total du gouvernement géorgien sur la recevabilité ratione loci de la requête Assanidze.
86
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
III. – L’application de la Convention
en dehors du territoire des Etats parties
La Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 ne prescrit aucunement une extension du champ d’application d’un traité
en dehors du territoire national des Etats parties. Toutefois, les
délicats – et réels – problèmes résultant d’une éventuelle application
extraterritoriale des traités n’ont pas échappé à la sagacité de la
Commission du droit international, responsable de l’élaboration du
projet de Convention sur le droit des traités (152). Il a, néanmoins,
été suggéré d’aborder la question de la validité d’un traité en dehors
du territoire d’un Etat partie sous la rubrique des effets des traités
vis-à-vis des tiers.
Il est vrai que l’éventuelle prise en considération de la Convention européenne des droits de l’homme par un Etat tiers n’a pas
grand’chose à voir avec une étude «normale» du champ d’application territoriale de la Convention (153) en dépit du fait que le célébrissime arrêt Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989 a tracé des
voies dont l’originalité n’échappe à personne, surtout pas aux Etats
tiers qui, nolentes volentes, auront à tenir compte de la jurisprudence
de Strasbourg en limitant, notamment, leur zèle dans l’application
de la peine de mort.
Il reste la question de l’extension de la Convention dans l’autre
sens que le terme d’«extraterritorialité» revêt habituellement, à
savoir l’application de la Convention par les Etats parties en dehors
de leurs propres frontières nationales. Formellement, la Convention
européenne des droits de l’homme n’envisage pas une telle application cependant que ce qui n’est pas formellement prescrit n’est pas
forcément interdit. La Convention européenne des droits de
l’homme, en s’appuyant sur la notion de «juridiction» (A), notion,
au demeurant, pas toujours claire, autorise, sous conditions, mais de
manière assez originale, des effets extraterritoriaux à son propre
(152) C’est essentiellement dans le cadre de l’élaboration de la Convention de
Vienne du 21 mars 1986 (portant sur les traités entre Etats et organisations internationales ou entre organisations internationales) que cette problématique a été
abordée dans les rapports du rapporteur spécial Paul Reuter (voy. notre étude signalée supra, note 5, au point 5).
(153) En conséquence, la question ne sera pas traitée dans le cadre de la présente
étude. On pourra renvoyer à l’excellent article de l’ancien juge Franz Martscher,
«Bemerkungen zur extraterritorialen oder indirekten Wirkung der EMRK», Strafrecht, Strafprozessrecht und Menschenrechte. Festschrift für Strefan Treschsel, Zurich,
Schulthess, 2002, pp. 25-45.
Syméon Karagiannis
87
profit, c’est-à-dire, in fine, au profit des personnes se prétendant
«victimes» d’actes ou d’omissions étatiques. Cela dit, une jurisprudence plus récente de la Cour européenne des droits de l’homme est
venue perturber un cadre juridique qui, pour être original (mais, on
le verra, pas trop!), n’en était pas moins devenu traditionnel (B).
A. – Une tradition d’audace en matière
d’application extraterritoriale
L’expansionnisme conventionnel est essentiellement obtenu
grâce à la dissociation de la notion de juridiction par rapport à la
notion, plus classique, de territorialité (1). L’audace de la jurisprudence européenne se heurte, néanmoins, assez logiquement, au cas de
territoires placés, pour des raisons variées, sous la protection de ce que
l’on appelle, parfois un peu facilement, la «communauté
internationale» (2) cependant que l’application de la Convention à des
espaces échappant à toute souveraineté étatique suscite une jurisprudence non toujours bien étayée (3).
1. Le découplage des notions de territorialité et de juridiction
L’article 1er de la Convention européenne des droits de l’homme
impose aux Etats parties le respect des droits reconnus par la Convention à l’égard de «toute personne relevant de leur juridiction».
Conçue en des termes nettement plus larges que la disposition équivalente de l’article 2, §1 du Pacte des Nations Unies sur les droits
civils et politiques (154), cette disposition semble, prima facie,
affranchir nettement l’application de la Convention européenne des
droits de l’homme de toute considération de territorialité. Au critère
(154) Selon cette disposition, «les Etats parties au présent Pacte s'engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de
leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte […]» (c’est nous qui soulignons). A noter cependant que le Comité des droits de l’homme a «reconstruit» cette
disposition dans un sens proche de celui qui vaut, a priori, pour l’article 1er de la
Convention européenne des droits de l’homme (voy., pour des références bibliographiques et jurisprudentielles, Manfred Nowak, United Nations Covenant on Civil and
Political Rights, Kehl, Strasbourg, Arlington, Engel Verlag, 1993, pp. 42-43). Plus
récemment, cette interprétation, un moment considérée avec condescendance par la
Cour européenne des droits de l’homme (décision Bankovic du 12 décembre 2001,
point 78), a reçu, en revanche, l’appui résolu de la Cour internationale de justice
(avis consultatif du 9 juillet 2004 émis dans l’affaire des Conséquences juridiques de
l’édification d’un mur dans le territoire palestinien occupé, §§109 à 111). La même
interprétation vaut également, aux yeux de la Cour de La Haye, pour le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (§112).
88
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
classique de territorialité, la Convention européenne substituerait
un critère plus radical que l’on pourrait qualifier d’organique. Ce
serait l’action ou l’omission des autorités étatiques qui serait de
nature à entraîner la responsabilité de l’Etat sans aucune considération de l’endroit où cette action ou omission ait pu avoir lieu.
Ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme l’énonce, «le
terme ‘juridiction’ ne se limite pas au territoire des Hautes parties
contractantes; leur responsabilité peut entrer en jeu à [sic] raison
d’actes émanant de leurs organes et déployant leurs effets en dehors
dudit territoire» (155).
A la réflexion, certes, ce critère peut s’avérer moins radical qu’il
n’y paraît à première vue étant donné que, normalement, les autorités étatiques agissent sur le territoire qu’elles contrôlent et que,
normalement, ce territoire sera le territoire internationalement
reconnu comme relevant de la souveraineté de l’Etat. C’est finalement à la marge que les deux critères, le classique-territorial et le
radical-organique auront l’occasion de produire des effets divergents. Sans souci d’exhaustivité, on indiquera certaines de ces hypothèses marginales, qui, parce que marginales, retiennent l’attention
de la doctrine (156). Le juriste ressemble au médecin; il est inexorablement attiré par les pathologies; sauf que, comme noté, les
pathologies ont tendance à se multiplier au fur et à mesure que le
Conseil de l’Europe s’élargit vers l’Est.
Une première hypothèse concerne l’occupation (157) d’un territoire étranger par des forces armées ou des forces de maintien de
(155) Drozd et Janousek c. France et Espagne, arrêt du 26 juin 1992, point 91.
Voy. aussi Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires), arrêt du 23 mars 1995,
point 62 ou encore le rapport du 8 juillet 1993 de la Commission européenne des
droits de l’homme dans l’affaire Chrysostomos et Papachrysostomou c. Turquie, Décisions et rapports, vol. 86-B, point 96.
(156) Elles commencent aussi à retenir l’attention des organes du Conseil de
l’Europe. Voy. la recommandation 1606 (2003)1 de l’Assemblée parlementaire adoptée le 23 juin 2003 sur le rapport de M. Pourgourides («Zones où la Convention européenne des droits de l’homme ne peut pas être appliquée»).
(157) La notion d’occupation, tout centrale qu’elle est dans le cadre de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en
temps de guerre, ne reçoit pas, dans cet instrument, une définition formelle et est,
à juste titre, réputée «désigner des situations diverses quant à leur régime juridique»
(Jean Salmon, éd., Dictionnaire de droit international public, Bruxelles, Bruylant,
2001, p. 775) encore que, selon le Règlement de La Haye du 29 juillet 1899 sur les
lois et coutumes de la guerre sur terre, «un territoire est considéré comme occupé
lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie» (article 42,
alinéa 1; disposition identique à celle de l’article 42, alinéa 1 du Règlement de La
→
Syméon Karagiannis
89
l’ordre d’un Etat partie. Peu importe si l’Etat dont relèvent ces forces revendique ou non la souveraineté sur ce territoire, ainsi que l’a
montré de manière éclatante l’affaire Loizidou c. Turquie (158). De
même, peu importe «la licéité, au regard du droit international, du
titre en vertu duquel ces actes sont accomplis […]. L’élément déterminant est une question de fait» (159). A plus forte raison, cette
hypothèse d’extension du champ d’application territoriale de la
Convention jouera dans le cas de territoires, qui, comme, par exemple, les îles Kouriles méridionales, bien que revendiquées par un
Etat tiers (le Japon), ne s’en trouvent pas moins sous le contrôle
effectif d’un autre Etat, partie à la Convention (la Russie), qui les
revendique également et n’y prend point la posture d’une simple
force d’occupation éphémère. La malheureuse multiplication des
conflits territoriaux signalée sur notre continent depuis la fin de la
guerre froide (160) augure, en tout cas, mal d’un prochain tarissement de la source de la jurisprudence Loizidou (161).
←
Haye du 29 juillet 1899 sur les lois et coutumes de la guerre sur terre du 18 octobre
1907). Quant au Dictionnaire de la terminologie du droit international (sous la direction de J. Basdevant, Paris, Sirey, 1960, p. 425), il apporte une précision non négligeable à la définition du terme «occupation» : il s’agit de «la présence de forces militaires d’un Etat sur le territoire d’un autre Etat, sans que ce territoire cesse de faire
partie de celui-ci». Voy., sur la difficulté d’appréhender la notion d’occupation,
Adam Roberts, «What Is A Military Occupation?», British Yearbook of International Law, 1984, pp. 249-345 ainsi que, plus généralement, Odile Debbasch, L’occupation militaire, Paris, LGDJ, 1962.
(158) Arrêt de la Cour du 23 mars 1995. Solution confirmée par l’arrêt Chypre c.
Turquie du 10 mai 2001.
(159) Jacques Velu et Rusen Ergec, La Convention européenne des droits de
l’homme, Bruxelles, Bruylant, 1990, p. 68, §77.
(160) Pour être moins spectaculaires et, parfois, presque oubliés, il est tout de
même utile de rappeler que, tels des plaies mal cicatrisées, quelques conflits territoriaux subsistent dans les rapports entre anciennes puissances coloniales et Etats issus
de la décolonisation. Pour nous limiter au seul cas de la France (et par rapport uniquement à l’océan Indien), on signalera que les îles Eparses (dans le canal du Mozambique) sont toujours revendiquées par Madagascar, l’île Tromelin est revendiquée par
l’île Maurice et, surtout, Mayotte continue d’être convoitée par les Comores.
(161) Un nombre important de requêtes ont d’ores et déjà été formulées par des
ressortissants cypriotes de souche ethnique hellénique à l’encontre de la Turquie.
Elles s’inspirent évidemment de l’affaire Loizidou. Or, on estime le nombre des réfugiés gréco-cypriotes à plus de 200.000! Non moins nombreuses, des affaires Loizidou
azéries (Haut-Karabakh et, surtout, couloir de Lachin) ou encore japonaises (Iles
Kouriles du Sud), voire allemandes des Sudètes ou de Prusse orientale ou autres
pourront éventuellement voir le jour pourvu que l’on applique de manière un tant
soit peu large le principe de continuité d’une violation des droits de l’homme (et le
droit au respect des biens privés semble s’y prêter à merveille; voy. sur la question
→
90
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Ainsi qu’on l’a vu (162), la perte de contrôle effectif sur une
partie du territoire national exonère de sa responsabilité, tout au
moins en partie (163), l’Etat en ayant perdu le contrôle. La responsabilité est transférée à l’Etat qui a acquis le contrôle effectif
du territoire. Pour la Cour, « toute autre solution conduirait à
une lacune regrettable dans le système de protection des droits
de l’homme dans cette région, car les individus qui y résident se
verraient privés des garanties fondamentales de la Convention et
de leur droit de demander à une Haute Partie contractante de
répondre de la violation de leurs droits dans une procédure
devant la Cour » (164). Encore faut-il que les individus en question puissent, juridiquement, mettre en cause la responsabilité
de la puissance occupante. En d’autres termes, il est préférable
que l’Etat ayant obtenu le contrôle effectif du territoire soit un
Etat lié, lui aussi, par la Convention européenne des droits de
l’homme. Bref, il s’agira, pour l’Etat victime, de bien choisir son
envahisseur.
Une variante de cette hypothèse pourrait viser le cas de perte
du contrôle sur une partie de son territoire par un Etat partie
suite à une rébellion interne. Certes, dans un grand nombre de
cas, la rébellion ne pourra se maintenir ou, a fortiori, se consolider que grâce à des appuis externes plus ou moins importants,
auquel cas, ce qui risquera d’intéresser avant tout, sera l’imputabilité à la puissance tierce des actes commis en violation de la
Convention européenne des droits de l’homme. On observera,
cependant, que la notion d’imputabilité à un Etat d’un acte d’un
groupe de particuliers se trouve actuellement dans l’épicentre
d’une polémique entre différentes juridictions internationa←
Loukis Loucaides, «The Protection of the Right to Property in Occupied
Territories», International and Comparative Law Quarterly, 2004, pp. 677-690). Et
c’est une autre question que de savoir si un arrangement, notamment à Chypre, sous
les auspices des Nations Unies pourrait mettre un terme à toutes les affaires, actuelles ou virtuelles. Une option «la paix contre les droits de l’homme» semble parfois
s’emparer d’instances internationales. Ce serait pourtant dommage et à courte vue.
(162) Supra, note 108.
(163) La jurisprudence Ilascu pèsera bien sûr dans les situations de ce genre à
l’avenir. Les Etats mis en cause devront démontrer qu’ils ne se sont absolument pas
compromis avec la puissance occupante. Ils auront donc à se montrer «durs» avec
celle-ci, la défier et la contester constamment (peut-être aussi militairement). Tout
cela ne va, néanmoins, pas forcément dans le bon sens. La jurisprudence Ilascu semble bien, en définitive, comporter quelques éléments dangereux, sinon carrément
pour la paix mondiale, du moins pour la stabilité des relations internationales.
(164) Arrêt précité Chypre c. Turquie du 10 mai 2001 (point 78).
Syméon Karagiannis
91
les (165). Si la Cour internationale de justice fait dépendre
l’imputabilité, en vue de l’engagement de la responsabilité internationale de l’Etat, d’un « contrôle effectif » sur les particuliers,
rebelles, etc. (166), le Tribunal pénal international pour l’exYougoslavie se contente, lui, d’un « contrôle général » (« overall
control ») (167). Il est caractéristique que la Commission du droit
international, dans son projet de convention final sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite, refuse de
prendre position sur le degré de contrôle nécessaire pour que la
responsabilité internationale de l’Etat soutenant la rébellion
puisse être engagée (168) (169).
Quant à la Cour européenne des droits de l’homme, elle a eu
l’occasion de prendre position sur cette dispute principalement
dans les affaires concernant la présence militaire turque à Chypre.
En ce qui concerne la terminologie utilisée, la Cour de Strasbourg
semble, prima facie, pencher davantage pour la jurisprudence du
Tribunal pénal international que pour celle de la Cour internationale de justice. Elle affirme, en effet, tant dans son arrêt
Loizidou c. Turquie (fond) (170) que dans son arrêt Chypre c.
Turquie (171) que la Turquie exerce sur la partie Nord de Chypre,
(165) Voy., entre autres, notre étude «La multiplication des juridictions
internationales : un système anarchique?», Société française pour le droit international, Colloque de Lille, 2002, La juridictionnalisation du droit international, Paris,
Pedone, 2003, pp. 7-161, pp. 138 et s.
(166) Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, arrêt du
27 juin 1986, Rec., p. 65, §115.
(167) Tadic, arrêt de la Chambre d’appel du 15 juillet 1999, point 120.
(168) Article 10 de son projet de 2001. Voy. plus particulièrement son commentaire n° 5 sur l’article 10. Voy. en général sur cette question André J.J. De Hoogh,
«Articles 4 and 8 of the 2001 ILC Articles on State Responsibility, the Tadic Case
and Attribution of Acts of Bosnian Serb Authorities to the Federal Republic of
Yugoslavia», British Yearbook of International Law, 2001, pp. 255-292.
(169) Il est douteux, néanmoins, qu’une – simple – «influence politique sur les
autorités sécessionnistes» (en l’espèce, celles de Transnistrie) pourrait suffire pour
faire engager la responsabilité internationale de l’Etat «influant», comme, par contre,
semble l’insinuer la Roumanie dans son intervention dans l’affaire Ilascu (point 374
de l’arrêt). En revanche, la Cour admet la pertinence d’une «influence» décisive» d’un
Etat sur une force rebelle et séparatiste aux fins de l’imputation des actes de celleci à celui-là (arrêt, Ilascu, point 392).
(170) Arrêt du 18 décembre 1996, point 56.
(171) Arrêt cité, point 77. On peut ajouter les deux arrêts du 31 juillet 2003 Eugenia Michaelidou Developments Ltd c. Turquie (points 18 et 24) et Demades c. Turquie
(points 17 et 29), la décision Adali c. Turquie du 31 janvier 2002 ainsi que l’arrêt
Djavit An c. Turquie du 20 février 2003 portant plus spécifiquement sur la liberté
d’association. Le test d’imputabilité des actes de la «RTCN» à la Turquie n’a pas
→
92
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
à savoir sur le territoire de l’auto-proclamée « République turque
de Chypre Nord » un « contrôle global ». Comme la Cour l’affirme
plus particulièrement dans de premier de ces deux arrêts, « il ne
s’impose pas de déterminer si, comme la requérante et le gouvernement cypriote l’avancent, la Turquie exerce en réalité dans le
détail un contrôle sur la politique et les actions des autorités de
la ‘RTCN’. Le grand nombre de soldats participant à des missions actives dans le nord de Chypre (...) atteste que l’armée turque exerce en pratique un contrôle global (172) sur cette partie de
l’île. D’après le critère pertinent et dans les circonstances de la
cause, ce contrôle engage sa responsabilité à [sic] raison de la politique et des actions de la ‘RTCN’ » (point 56) (173). Comme la
Cour le dira ultérieurement, « cela vaut d’autant plus en cas de
←
toujours fait l’unanimité dans la doctrine. Voy. pour des critiques Maria Chiara
Vitucci, «Atti della Repubblica turca di Cipro del Nord e responsabilità della
Turchia : Il caso Loizidou», Rivista di diritto internazionale, 1998, pp. 1065-1083 et,
dans une moindre mesure (et dans le sillage de l’opinion dissidente du juge Pettiti
sous l’arrêt Loizidou de 1996), Paul Tavernier, «Le droit international dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : l’apport des arrêts Loizidou
c. Turquie», Mélanges Raymond Goy. Du droit interne au droit international. Le facteur religieux et l’exigence des droits de l’homme, Rouen, Publications de l’Université
de Rouen, 1998, pp. 411-427, spéc. pp. 425-426.
(172) «Overall control», dans la version anglaise de cet arrêt.
(173) Dans la deuxième grande affaire de type Loizidou, à savoir l’affaire de la
présence russe en Transnistrie, telle que la Cour l’examine dans son arrêt Ilascu et
autres c. Moldova et Russie du 8 juillet 2004, la Cour impute la responsabilité du
comportement des autorités séparatistes transnistriennes à la Russie en se basant sur
un faisceau d’indices. Dans cette affaire, s’est posé, toutefois, un problème aigu de
compétence ratione temporis de la Cour étant donné que l’arrestation et la condamnation des requérants avaient eu lieu bien avant l’entrée en vigueur de la Convention
européenne des droits de l’homme à l’égard de la Russie. De manière peut-être contestable, tout au moins sur le plan formel, la Cour n’hésite, pourtant, pas à détailler
le comportement russe en Transnistrie durant la période avant l’entrée en vigueur
de la Convention tout en condamnant finalement la Russie sur la base de certains
indices existant postérieurement à la ratification russe. Ces indices apparaissent, en
tout cas, très pauvres par rapport à ceux existant auparavant et, de toute façon, par
rapport à ceux qui ont valu dans les arrêts «cypriotes» l’imputation à la Turquie des
actes et omissions de la «RTCN». Ainsi, par exemple, le nombre des soldats russes
s’élevait en 2002 à 1500 (point 131 de l’arrêt Ilascu), sans comparaison donc avec les
quelques 30000 soldats turcs stationnés en permanence au Nord de Chypre. La majorité de la Cour n’en estime pas moins que, compte tenu de l’arsenal géré par les troupes russes en Transnistrie, leur importance militaire et leur «rôle dissuasif subsistent»
(point 387). La Cour met l’accent sur le soutien financier dont bénéficient les séparatistes de la part de la Russie (point 390). Ils lui devraient même leur survie politique et militaire (point 392). Soit. Ainsi, pourtant, un indéniable dégradé de contrôle
extérieur s’établit entre les situations cypriote et transnistrienne, dégradé qui deviendra peut-être un jour affaire de simples appréciations subjectives.
Syméon Karagiannis
93
reconnaissance par l’Etat en question des actes émanant d’autorités autoproclamées et non reconnues sur le plan
international » (174).
Ailleurs, néanmoins, la Cour, bonne princesse (vis-à-vis de la Cour
internationale de justice), n’hésite pas à se prononcer en faveur d’un
«contrôle effectif» exercé par un Etat partie sur un territoire extérieur à ses frontières pour que la Convention européenne des droits
de l’homme y devienne applicable (175). Des deux choses, pourtant,
l’une : soit la Cour n’attache pas une importance particulière à la
terminologie utilisée, soit, à l’instar de la Commission du droit international, elle n’a pas encore définitivement tranché entre les deux
modèles concurrents, celui du «contrôle global» et celui du «contrôle
effectif». Elle pourra aussi être tentée par la découverte d’une troisième voie, médiane (176). L’avenir montrera.
Une autre hypothèse concerne non plus les actes positifs d’agents
étatiques à l’étranger mais des omissions de ceux-ci. Certes, dans un
grand nombre de décisions et d’arrêts, il est indiqué, de manière
quelque peu rituelle, que la responsabilité de l’Etat contractant
peut être également engagée en raison d’omissions. Toutefois, l’on
ne peut raisonnablement traiter l’omission de manière identique à
celle dont l’on traite l’acte positif sous peine, dans le cas contraire,
d’étendre à l’infini la responsabilité des Etats parties. Ainsi, par
exemple, la Commission avait pu constater que, «de l’obligation
imposée à l’Etat contractant par l’article 1 de la Convention de
‘reconnaître’ les droits d’une personne, on ne pouvait déduire un
droit à une intervention diplomatique vis-à-vis d’un Etat tiers qui,
par son action sur son propre territoire, porte atteinte aux droits
que reconnaît la Convention à une personne ‘relevant de [l]a juridiction’ d’un Etat contractant» (177). Plus généralement, «la Con(174) Ilascu et autres c. Moldova et Russie, arrêt du 8 juillet 2004, point 318.
(175) Bankovic et autres c. Allemagne, Belgique, Danemark, Espagne, France, Grèce, Hongrie, Islande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Pologne, Portugal, République tchèque,
Royaume-Uni et Turquie, req. n° 52207/99, décision du 12 décembre 2001, point 71.
(176) Par exemple, elle pourrait, si ce n’est déjà pas le cas, exiger un «contrôle global»
lorsque est en cause une situation de type Loizidou (cf. De Hoogh, op. cit., p. 273), à
savoir lorsque le contrôle de l’Etat, dont la responsabilité est alléguée, s’exerce sur des
personnes, par exemple sur une rébellion, un gouvernement fantoche, etc. «qui survit
grâce à son soutien militaire ou autre» (Chypre c. Turquie, arrêt du 10 mai 2001,
point 77). En revanche, la Cour pourrait passer à la vitesse supérieure et exiger un
«contrôle effectif» lorsque le contrôle en question ne peut aucunement s’appuyer sur un
relais local. L’«effectivité» serait exigée, en quelque sorte, en cas d’absence de «globalité».
(177) S. c. République fédérale d’Allemagne, décision de la Commission du 5 octobre 1984, Décisions et rapports, vol. 40, p. 291.
94
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
vention ne garantit, en tant que tel, aucun droit à la protection
diplomatique ou autre mesure de ce genre que devrait prendre une
Haute Partie Contractante en faveur de toute personne relevant de
sa juridiction» (178).
De même, l’assassinat du mari de la requérante en République
d’Irlande par des activistes nord-irlandais ne saurait engager la responsabilité du Royaume-Uni (179) en dépit du fait que cet assassinat est étroitement lié au contexte nord-irlandais. Peu importe par
ailleurs que la requérante, reconnue elle-même «victime», se trouvait au moment de l’assassinat en Irlande du Nord, pays où elle
résidait habituellement avec son mari. Pour la Commission européenne des droits de l’homme, déterminante est, aux fins de l’établissement de sa compétence ratione loci, non pas la situation de la
requérante, victime indirecte de la violation alléguée de l’article 2
de la Convention, mais la situation de la victime directe (180). En
revanche, l’on ne peut exclure une sorte de dématérialisation de
l’effet extraterritorial sur la base d’une convention qui lierait un
Etat partie à un Etat tiers. Ainsi, par exemple, le traité de 1923
concernant la réunion de la Principauté de Liechtenstein au territoire douanier suisse a comme effet que des actes des autorités suisses relatives à l’admission d’étrangers dans la Principauté lient la
Suisse alors même qu’ils pourraient déployer leurs effets juridiques
uniquement sur le territoire de la Principauté sur lequel lesdites
autorités n’interviennent pas matériellement (181).
2. Le cas de territoires «internationalisés»
Une variante de l’hypothèse que l’on vient d’examiner serait celle
d’un territoire échappant au contrôle effectif de l’Etat partie à
(178) Bertrand Russel Peace Foundation Ltd c. Royaume-Uni, décision de la Commission du 2 mai 1978, Décisions et rapports, vol. 14, p. 117; Kapas c. Royaume-Uni,
décision de la Commission du 9 décembre 1987, Décisions et rapports, vol. 54, p. 201.
Toutefois, quelques formules peuvent prêter à confusion, comme, par exemple, celle
qu’on trouve dans la décision de l’ancienne Commission dans une affaire X. c.
Royaume-Uni, en date du 15 décembre 1977 (Décisions et rapports, vol. 12, p. 73),
où l’on peut lire comme argument déboutant la requérante que «les autorités consulaires ont fait tout ce qu’on pouvait attendre raisonnablement d’elles» vis-à-vis des
autorités jordaniennes dans une affaire d’enlèvement international d’enfant.
(179) En tant que ce dernier n’aurait pas pris les mesures nécessaires pour protéger la vie de la victime.
(180) W. c. Royaume-Uni, décision du 28 février 1983, Décisions et rapports,
vol. 32, p. 190.
(181) X. et Y. c. Suisse, décision de la Commission européenne des droits de
l’homme du 14 juillet 1977 (Décisions et rapports, vol. 9, p. 57).
Syméon Karagiannis
95
cause de l’intervention d’une organisation internationale, principalement de l’ONU, chargée du maintien de la paix. Hypothèse,
autrefois, d’école, celle-ci a fini par se réaliser avec la ratification
par la Serbie-Monténégro de la Convention européenne. Le sort du
Kosovo, par rapport à l’application ratione loci de la Convention, se
pose de manière particulièrement aiguë. Le caractère original du
dossier kosovar n’a pas échappé à l’attention de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui, dans son avis n° 239 du
24 septembre 2002 concernant l’adhésion de la Serbie-Monténégro
au Conseil de l’Europe, «estime que la population du Kosovo doit
bénéficier de la pleine protection de la Convention européenne des
droits de l’homme et des autres conventions du Conseil de l’Europe,
y compris de leurs mécanismes de contrôle». Toutefois, devant la
complexité du dossier, l’Assemblée parlementaire s’était limitée, à
l’époque, sans proposer proprio motu une solution, à inviter le
Comité des ministres et le Secrétaire général du Conseil de l’Europe
«à explorer, avec les autorités de Belgrade et de la Mission des
Nations Unies au Kosovo (Minuk), les moyens de garantir l’applicabilité au Kosovo des normes fondamentales contenues dans les
conventions du Conseil de l’Europe et leurs mécanismes de contrôle,
y compris l’accès à la Cour européenne des droits de l’homme, en
tenant compte de la situation juridique spéciale qui résulte de la
Résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations Unies».
Etant donné la situation qui prévalait à ce moment (mais qui
prévaut aussi actuellement) au Kosovo, il aurait été très difficile
d’imaginer des solutions autres que celle, naturellement, qui aurait
consisté à faire ratifier la Convention par Belgrade moyennant une
déclaration analogue à celles souscrites par la Moldova, Chypre,
l’Azerbaïdjan ou la Géorgie. Toutefois, une telle solution (182)
aurait été aux antipodes du vœu de l’Assemblée parlementaire par
rapport, justement, à l’extension de la Convention au Kosovo.
Finalement, la ratification par la Serbie-Monténégro de la Convention et de – tous – les protocoles «matériels» a été faite sans aucune
réserve, déclaration ou même simple référence au Kosovo. Etant
donné, néanmoins, que les autorités serbo-monténégrines n’exercent
plus aucun pouvoir effectif sur ce qui est encore considéré comme
une province de la Serbie, il est probable que la jurisprudence
George Vearncombe (183) finisse par s’y appliquer.
(182) A supposer d’ailleurs qu’elle ne subisse pas le même sort que la déclaration
moldave concernant la Transnistrie (voy. supra, note 114). On a vu par ailleurs, dans
l’arrêt Assanidze, le peu d’attention que la Cour attache aux «réserves territoriales».
(183) Voy. supra, note 109.
96
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Toutefois, de la jurisprudence George Vearncombe à la jurisprudence Loizidou il y a un fossé qu’il ne sera pas facile de combler au
Kosovo. En effet, à supposer même que l’ONU (184) ou l’OTAN, en
qui l’on pourrait voir, pour les besoins de la cause, des forces
d’occupation (analogues à celles britanniques à Berlin ou à celles
turques à Chypre), acceptent de se considérer comme liées par la
Convention par rapport à leurs missions au Kosovo, force est de
constater que cela ne pourrait se matérialiser que moyennant une
révision formelle de la Convention qui permettrait à une entité non
étatique d’assumer des obligations (toutes? sinon, lesquelles?) de
respecter la Convention, de verser une satisfaction équitable en cas
de violation par elle de la Convention, etc. Un pas important vers
la «désétatisation» de la Convention aura alors été accompli. Est-il
si sûr (dans l’hypothèse la plus optimiste) que cela n’entraînera pas
certains risques, notamment en ce qui concerne la dilution des
responsabilités? (185) Faut-il rappeler que le but de la Convention
n’est de toute façon pas de faire verser des satisfactions équitables,
mais d’éviter, entre autres, par un ciblage adéquat des éventuelles
(184) A noter qu’une ordonnance n° 1999/24 du Représentant spécial du Secrétaire
général de l’ONU impose à «toutes les personnes assurant des responsabilités politiques
ou occupant des postes officiels» au Kosovo «de respecter les normes des droits de
l’homme internationalement reconnues», au premier rang desquelles ladite ordonnance
situe la Convention européenne des droits de l’homme (Catherine Teitgen-Colly,
«Propos introductif» in C. Teitgen-Colly (éd.), Cinquantième anniversaire de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2002, pp. 69-96, spéc.
p. 74; à consulter aussi, dans le même ouvrage, Patrice de Charrette, «L’application
de la Convention européenne des droits de l’homme au Kosovo», pp. 123-127). C’est
bien, mais c’est insuffisant. Ce qui manque, c’est le mécanisme de contrôle instauré par
la Convention européenne. En son absence, la Convention est quelque peu désincarnée
et sa bonne ou mauvaise application ne pourra jamais être qu’une appréciation peutêtre honnête mais toujours subjective de ceux-là même qui sont censés l’appliquer au
quotidien. Voy., pour une analyse critique des efforts de protection des droits de
l’homme dans cette région des Balkans, David Marschall et Shelley Inglis, «The
Disempowerment of Human Rights – Based Justice in the United Nations Mission in
Kosovo», Harvard Human Rights Journal, 2003, pp. 95-146.
(185) On notera qu’une ligne de défense des Etats mis en cause dans la requête Bankovic (supra, note 175, point 31 de la décision) consistait dans l’évocation du principe dit
de l’«Or monétaire» (voy. Cour internationale de justice, Or monétaire pris à Rome en
1943, Italie c. Etats-Unis, arrêt du 15 juin 1954; Timor oriental, Portugal c. Australie,
arrêt du 30 juin 1995). En conformité avec ce principe, la Cour de Strasbourg estime
qu’elle «ne peut statuer sur le bien-fondé de l’affaire [Bankovic] car cela reviendrait pour
elle à se prononcer sur les droits et obligations des Etats-Unis, du Canada et de l’OTAN
elle-même, alors qu’aucune de ces entités n’est Partie contractante à la Convention, ni,
en conséquence, partie à la présente procédure». Suivant certains commentateurs, c’est
cette difficulté qui semble avoir puissamment orienté la Grande chambre à étudier la
requête ratione loci et non pas ratione personae (Alexandra Rüth et Mirja Trilsch in
American Journal of International Law, 2003, pp. 168-172, spéc. p. 172).
Syméon Karagiannis
97
responsabilités, d’avoir à le faire? L’éventuelle adhésion de l’Union
européenne à la Convention européenne des droits de l’homme
(explicitement autorisée par le Protocole n° 14 de cette dernière)
sera, à cet égard, riche d’enseignements pratiques.
Il reste, certes, une solution alternative, celle qui consisterait à
invoquer la responsabilité de tel ou tel Etat partie à la Convention
européenne des droits de l’homme dont des forces armées ou des
fonctionnaires civils seraient impliqués dans une violation de ladite
Convention. Même si cette hypothèse a d’ores et déjà été privilégiée
par certains requérants (186), elle risque fort de se heurter à de multiples obstacles. Il n’est pas sûr que les fonctionnaires civils ou militaires de l’Etat contractant auraient effectivement agi en tant
qu’autorités de cet Etat et non pas en tant qu’agents (187) de l’une
des organisations internationales mentionnées présentes au Kosovo.
A supposer encore que l’on puisse faire abstraction des mandats de
ces organisations, il n’est pas sûr que tel acte – ou omission – d’un
fonctionnaire d’un Etat partie n’aurait pas été, en réalité, inspiré,
planifié, voire exécuté en parallèle par des autorités d’Etats non
parties présentes au Kosovo. Plus généralement, une telle perspective porterait atteinte à l’autonomie, en matière de responsabilité,
des organisations internationales. On «risquerait» ainsi de rejoindre
les enseignements de R. Quadri sur le mythe de l’existence réelle des
organisations internationales (derrière lesquelles se trouveraient les
Etats), ce qui, en soi, n’est, certes, pas un drame (188), en dépit des
réticences formelles de la doctrine la plus autorisée (189).
(186) Voy. Behrami c. France; req. 71412/01 (Note d’information sur la jurisprudence de la Cour, n° 56, septembre 2003, p. 5). Le requérant, père d’un enfant ayant
trouvé la mort jouant avec une bombe à fragmentation larguée lors des bombardements de l’OTAN au Kosovo en 1999, allègue la responsabilité de la France en se
basant sur le fait que la partie du territoire kosovar où l’accident est survenu est
placé sous l’autorité et le contrôle des troupes françaises de la Force de paix au
Kosovo. A noter que cette option est partagée par le rapport Pourgourides de
l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (voy. supra, note 156) «dans la
mesure où [les Etats parties] exercent un contrôle effectif sur une région par l’intermédiaire de leurs forces et pour autant qu’ils sont libres de déterminer par exemple
les politiques de maintien de l’ordre» (point 50 du rapport).
(187) Voy. infra, note 195.
(188) Voy. supra, note 49.
(189) Voy., pour l’orthodoxie doctrinale, Pierre Klein, La responsabilité des organisations internationales, Bruxelles, Bruylant/Editions de l’Université de Bruxelles, 1998, pp.
430 et s. Voy., pourtant, le projet définitif de la Commission du droit international portant sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite lequel n’exclut pas
formellement, dans son article 57, la responsabilité d’un Etat membre pour un fait internationalement illicite de l’organisation à laquelle il appartient. Toutefois, le commentaire
n° 4 portant sur cet article semble bien rejoindre les réticences de la doctrine majoritaire.
98
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Encore faut-il distinguer l’hypothèse du Kosovo de celle qui
prévaut en Bosnie-Herzégovine depuis la conclusion de l’accord
de Dayton – Paris le 21 novembre 1995 (190). La « communauté
internationale » intervient sur la base de cet accord dans de multiples aspects de l’administration interne de cet Etat (191). Ainsi,
l’ordre public est, pour l’essentiel, assuré par des forces armées
multinationales et personne ne peut réellement imaginer que la
paix serait maintenue entre les trois communautés ethniques et
religieuses (Musulmans, Serbes et Croates) en cas de retrait de ces
forces. Un Haut représentant de l’Union européenne est doté de
pouvoirs analogues à ceux que détenait autrefois dans les Etats
protégés le Haut représentant de la métropole. Il est, certes, déjà
difficile de concevoir comment un tel Etat ait pu être admis au
Conseil de l’Europe (192) ou comment il continue de faire partie
de l’ONU et de nombreuses autres organisations internationales
du moment qu’un élément de base pour l’existence d’un Etat, à
savoir le pouvoir souverain que le gouvernement exercerait sur
un peuple habitant sur un territoire, fait ici largement
défaut (193). Il suffit de considérer que, sous l’angle étudié ici, à
savoir la responsabilité d’un Etat partie en cas de violation de la
Convention européenne des droits de l’homme, la situation paraît
inextricable.
En premier lieu, le partage des responsabilités entre, d’une part, le
Haut représentant de l’Union européenne (et les autres autorités inter(190) Approuvé par le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies par
sa résolution 1031 du 15 décembre 1996. Encore récemment, le Conseil de sécurité a
exprimé son soutien à cet accord (résolution 1491 du 12 juillet 2003) alors même que
des voix se lèvent contre le compromis de Dayton-Paris qui aurait abouti à la partition de fait de la Bosnie-Herzégovine, perspective que, justement, l’intervention de
la «communauté internationale» était censée pouvoir éloigner.
(191) Voy. pour des détails Marcus Cox, «The Dayton Agreement in Bosnia and
Herzegovina : A Study of Implementation Strategies», British Yearbook of International Law, 1997, pp. 201-243, spéc. pp. 214 et s.; Stéphane Pierre-Caps, «L’Etat
de Bosnie-Herzégovine : un Etat virtuel?», Civitas europea, mars 2000, pp. 35-50;
Carsten Stahn, «International Territorial Administration in the Former Yugoslavia :
Origins, Developments and Challenges Ahead», Zeitschrift für öffentliches Recht und
Völkerrecht, 2001, pp. 107-172; Nicolas Maziau, «La mise en tutelle par la communauté internationale du pouvoir constituant national : les exemples de la BosnieHerzégovine et du Kosovo», Civitas europea, mars 2001, pp. 161-184.
(192) Voy. Manfred Nowak, «Is Bosnia and Herzegovina Ready for Membership
in the Council of Europe?», Human Rights Law Journal, 1999, pp. 285-289.
(193) Paradoxalement, la Bosnie-Herzégovine avait davantage les attributs d’un
Etat souverain avant l’accord de paix (?) de Dayton-Paris alors même que son existence était en péril et que le gouvernement (en tout cas celui reconnu par la communauté internationale) ne contrôlait qu’une partie infime du territoire.
Syméon Karagiannis
99
nationales, y compris militaires) et, d’autre part, les autorités bosniaques, fédérales ou fédérées, ne semble pas toujours évident. En second
lieu, il n’est pas clair au nom de qui agissent les autorités internationales présentes (et, surtout, compétentes) en Bosnie-Herzégovine. Si elles
agissent en leur nom propre, on peut difficilement imputer l’éventuelle
violation de la Convention européenne des droits de l’homme aux autorités locales, surtout si elles agissent contre la volonté de ces dernières (194). Il est, par contre, toujours possible de considérer qu’elles agissent au nom de l’Etat de Bosnie-Herzégovine (195). Encore faut-il que
ce dernier ait librement consenti à la capitis diminutio subie (qui va
bien sûr beaucoup plus loin qu’une simple limitation conventionnelle de
la souveraineté telle que la jurisprudence Lotus (196) l’envisageait).
Dans la mesure où, en tout cas, cet anéantissement de souveraineté
qu’opère l’accord de Dayton-Paris ait été extorqué sous la
menace (197), il devient particulièrement inéquitable (et, de toute
(194) On ne compte plus les cas où le Haut représentant a relevé de ses fonctions
tel premier ministre élu dans telle entité fédérée du pays ou a expurgé la liste des
candidats à des élections locales ou est intervenu (en règle générale, avec peu de
succès) en faveur de tel parti politique aux élections. Même si les heurts frontaux
avec les autorités locales ne sont pas le lot quotidien du Haut représentant, force
est de constater que les premières sont intimidées par des mesures déjà prises ou
pouvant à tout moment être prises à leur encontre. Elles ne peuvent donc appliquer la politique pour laquelle elles ont été élues et c’est peut-être ce que la communauté internationale désire, avant tout, pour le moment. Une absence de démocratie vaudra toujours mieux qu’un génocide. Il faudrait peut-être apprendre à
dissocier liberté et démocratie, d’une part, et règne de la Convention européenne
des droits de l’homme, d’autre part. N’y a-t-il néanmoins pas une forte dose d’oxymoron dans une telle proposition ? Les Balkans, décidément, continuent à nous
défier.
(195) Les organes de Strasbourg ont déjà eu l’occasion d’affirmer la possibilité
pour une autorité étatique d’agir au nom d’un autre Etat avec ceci comme conséquence que les actes de la première puissent être imputés au second. Voy., par exemple, Meignan c. France (décision de la Commission du 28 juin 1993, Décisions et rapports, vol. 75, p. 251, par rapport à des magistrats français détachés à la Principauté
de Monaco); Drozd et Janousek c. France et Espagne (arrêt du 26 juin 1992, point 96,
par rapport à des magistrats français et espagnols exerçant leurs fonctions en
Andorre). Voy., néanmoins, l’opinion percutante de six juges dissidents sous cet
arrêt, rendu, rappelons-le, à l’étroite majorité de douze voix contre onze.
(196) Cour permanente de justice internationale, arrêt du 7 septembre 1927.
(197) Bien entendu, un problème peut se poser déjà au regard de la Convention
de Vienne sur le droit des traités de 1969 dont l’article 52 a la teneur suivante : «Est
nul tout traité dont la conclusion a été obtenue par la menace ou l’emploi de la force
en violation des principes de droit international incorporés dans la Charte des
Nations Unies». Il faudrait voir si lesdits «principes» ont été, dans le cas présent, respectés et, dans le cas contraire, aller jusqu’à examiner si le Conseil de sécurité peut
légaliser une situation internationale substantiellement illégale. Bien entendu, toutes
→
100
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
façon, illogique) d’imputer aux autorités locales de Bosnie-Herzégovine
une violation de la Convention commise par une autorité internationale (198). Le fait que le Conseil de sécurité ait avalisé cet accord ne
change rien au fond. La légitimation (ou légalisation?) d’un accord
international sur la base de l’article 25 (199) de la Charte des Nations
Unies ne suffit pas pour imputer l’éventuelle responsabilité à autrui. La
prépondérance de cet accord au titre de l’article 103 (200) de la Charte
non plus.
3. Le cas des espaces échappant à la souveraineté étatique
Le cas d’actes ou omissions d’un Etat partie dans un espace qui ne
relève de la souveraineté d’aucun Etat peut susciter un intérêt particulier. Sont ici à prendre en considération, outre le cas très particulier
de l’Antarctique (tout au moins pour les Etats ne revendiquant pas
de souveraineté en Antarctique, Etats dits non possessionnés), le plateau continental, la zone économique exclusive, la haute mer et la
Zone internationale des fonds marins, mais aussi l’espace extraatmosphérique et les corps célestes. C’est surtout cette dernière hypothèse qui pulvérise littéralement la notion même de territoire d’application de la Convention européenne des droits de l’homme, puisque
←
ces questions dépassent largement le cadre de la présente étude. On pourra consulter
à cet égard notre article «La légalisation des situations illégales en droit international. L’exemple du recours illégal à la force» in R. Ben Achour et S. Laghmani (éds),
Le droit international à la croisée des chemins. Force du droit et droit de la force, Paris,
Pedone, 2004, pp. 105-136.
(198) Ce cas diffère donc considérablement d’un cas dans lequel l’on pourrait se
demander si un Etat partie, ayant transféré sa compétence à un autre Etat partie,
demeure quand même, au regard de la Convention, responsable, solidairement ou isolément, d’une violation commise par le second Etat. Cette question a pu être brièvement envisagée par la Cour dans une récente décision Frommelt c. Liechtenstein du
15 mai 2003, question qualifiée de «complexe» à laquelle la Cour préfère ne pas
répondre étant donné qu’elle déclare, sur ce point précis, la requête irrecevable sur
d’autres motifs (voy. aussi l’arrêt correspondant en date du 24 juin 2004). Voy. aussi
supra, note 49.
(199) «Les Membres de l’Organisation conviennent d’accepter et d’appliquer les
décisions du Conseil conformément à la présente Charte».
(200) «En cas de conflit entre les obligations des Membres des Nations Unies en
vertu de la présente Charte et leurs obligations en vertu de tout accord international,
les premières prévaudront». Cette primauté a bien sûr lieu aux dépens de la Convention européenne des droits de l’homme et d’autres instruments analogues éventuellement applicables en Bosnie-Herzégovine. Elle implique que le Conseil de sécurité
des Nations Unies puisse aller, le cas échéant, à l’encontre des droits de l’homme tels
qu’ils sont garantis dans les principaux instruments régionaux ou universels. Il n’est
pas possible d’aborder, dans le cadre de la présente étude, cette question compliquée
mais, aussi, de plus en plus actuelle.
Syméon Karagiannis
101
c’est tout l’univers, espace sidéral compris, qui, dans certaines conditions, pourrait voir le déclenchement du mécanisme de contrôle de la
Convention européenne des droits de l’homme.
En réalité, néanmoins, la jurisprudence des organes de Strasbourg
est beaucoup plus nuancée. Il est, certes, admis que la juridiction
des Etats parties est exercée à bord des bateaux et aéronefs immatriculés dans ces Etats. Au-délà de la vieille théorie du «territoire
flottant» (201), imagée mais ne correspondant guère à la réalité et
presque totalement délaissée par la doctrine, l’application des lois
de l’Etat d’immatriculation, qui entraîne automatiquement l’application de la Convention européenne des droits de l’homme, est un
excellent moyen pour, à la fois, respecter la souveraineté des Etats
et, pour reprendre le terme de Gilbert Gidel, pour «juridiciser» la
mer. De nos jours, la Convention des Nations Unies sur le droit de
la mer dispose que «tout Etat exerce effectivement sa juridiction et
son contrôle dans les domaines administratif, technique et social sur
les navires battant son pavillon» (article 94, §1), mais il fait peu de
doute que, en substance, cette disposition reflète, plus généralement, le droit international coutumier (202).
La difficulté surgit, en réalité, lorsque la notion même d’Etat de
pavillon ou d’immatriculation ne peut plus jouer. A cet égard, le
meilleur exemple jurisprudentiel demeure probablement la décision
Bendréus c. Suède de la Commission européenne des droits de
l’homme en date du 8 septembre 1997 (req. 31653/96) (203). Cette
originale affaire concernait la possibilité pour la Suède (204) d’exercer sa juridiction au sens de l’article 1er de la Convention sur l’épave
du ferry-boat «Estonia». La complication venait du fait que l’épave
gisait en dehors du territoire suédois, sur le plateau continental de
la Finlande, cependant que la Commission n’a pas hésité à répondre
que «the Swedish State claimed to have jurisdiction over the place
of the wreck of M/S Estonia» et qu’elle «thus finds that the ‘applicants’ complaints may be considered under Article 1 of the
Convention».
(201) Devrait-on parler d’un «territoire volant» s’agissant des aéronefs?
(202) Voy. aussi l’article 10 de la Convention de Genève du 29 avril 1958 sur la
haute mer.
(203) Voy. Jan Klabbers, «Les cimetières marins sont-ils établis comme des régimes objectifs? A propos de l’accord sur l’épave du M/S Estonia», Espaces et ressources maritimes, 1997, pp. 121-133.
(204) Etat dont étaient originaires la plupart des victimes de ce désastre maritime
et dont les deux requérants, ayants droit de victimes, avaient la nationalité.
102
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Toutefois, cette affirmation de la Commission ne constitue
pas une simple application d’hypothèses, déjà examinées, dans
lesquelles les agents d’un Etat partie exercent certaines activités sur le territoire d’un autre Etat. Il importe, en effet, de
constater que les actes projetés du gouvernement suédois (205)
allaient se dérouler non pas sur un territoire étranger mais sur
une zone maritime, le plateau continental, dans laquelle aucun
Etat n’exerce, conformément au droit international, tant coutumier que conventionnel, sa souveraineté. Même si la formule
de la décision citée ci-dessus semble insinuer que la juridiction
de la Suède est le résultat d’un simple acte unilatéral de cet
Etat, ladite « juridiction » et, par conséquent, l’application de la
Convention européenne des droits de l’homme dans la zone considérée résulte d’un accord tripartite entre la Suède, la Finlande et l’Estonie en vertu duquel les Etats s’engageaient à
prendre les mesures nécessaires afin de garantir la protection de
l’épave contre la curiosité malsaine de plongeurs indélicats (206).
La reconnaissance de la « juridiction » suédoise ainsi obtenue de
la part des deux autres Etats intéressés (Etat du plateau continental – la Finlande – et Etat du pavillon – l’Estonie) facilite (207) sans doute l’applicabilité de la Convention européenne
des droits de l’homme, mais il est fort probable qu’un acte unilatéral de la Suède n’aurait pas le don d’empêcher cette applicabilité. A supposer même que pareil acte unilatéral eût été non
(205) Il s’agissait de recouvrir d’une chape de béton le site de l’épave afin de le
rendre inaccessible et garantir ainsi la tranquillité des morts. Les requérants souhaitaient, en revanche, avoir l’occasion de récupérer, dans la mesure du possible, les
corps de leurs parents victimes du naufrage.
(206) Accord en date du 23 février 1995, publié, en traduction française, in Bulletin du droit de la mer, n° 31 (1996), p. 67.
(207) Une illustration de cette facilitation est la décision de la Cour dans l’affaire
Xhavara et quinze autres c. l’Italie et l’Albanie en date du 11 janvier 2001
(req. 39473/98). Dans cette décision, la Cour admet implicitement l’applicabilité de
la Convention à un incident impliquant l’article 2 de la Convention s’étant produit
à 25 milles marins des côtes italiennes par un navire de guerre italien. Un accord
bilatéral italo-albanais du 25 mars 1997 autorisait les bateaux militaires italiens à
arraisonner, dans les eaux internationales ou dans les eaux territoriales albanaises,
tout bateau transportant des citoyens albanais s’étant soustraits aux contrôles exercés sur le territoire albanais par les autorités compétentes de ce pays. L’exercice
d’une telle compétence sur «tout bateau», c’est-à-dire également sur des bateaux
arborant pavillon tiers, allait, bien entendu, à l’encontre de ce sacro-saint principe
du droit international qu’est la compétence exclusive de l’Etat du pavillon sur son
navire en haute mer.
Syméon Karagiannis
103
conforme au droit international (208), force est de constater que
cela n’aurait pu exercer une quelconque influence sur l’existence
de la « juridiction » au sens de l’article 1er de la Convention européenne. Il aurait été désarçonnant de prétendre que seules des
actions légales de l’Etat contractant en dehors de son territoire
pourraient engager, le cas échéant, sa responsabilité au titre de
la Convention tandis que des actions illégales le dispenseraient
de toute obligation de respecter la Convention. Une illégalité initiale ne peut devenir un refuge à l’abri duquel d’autres illégalités, peut-être encore plus graves que l’illégalité initiale, pourraient être librement commises (209).
B. – Des turbulences récentes
Une autre hypothèse relative à l’extension extraterritoriale de la
Convention européenne des droits de l’homme concernerait les actes
ou omissions d’un Etat partie s’accomplissant à l’étranger de
manière occasionnelle et, en tout cas, en dehors de toute considération relative à une prise de contrôle territorial. Ainsi, par exemple,
suivant la jurisprudence de la Commission européenne des droits de
l’homme, les agents diplomatiques ou consulaires d’un Etat partie
peuvent, le cas échéant, engager la responsabilité de l’Etat au
regard de la Convention européenne des droits de l’homme (210). En
(208) En vérité, il est douteux que le principe de l’exclusivité de la loi du pavillon
(l’Estonie, dans le cas présent) puisse être reconnu par rapport également à l’épave
d’un navire et il est tout aussi douteux que l’Etat du plateau continental (ici, la Finlande) puisse empêcher un Etat tiers d’entreprendre quelques actions que ce soit sur
son plateau continental n’ayant pas comme objectif ou comme effet de porter
atteinte à son droit exclusif d’explorer et d’exploiter les ressources minérales ou les
ressources biologiques dites espèces sédentaires se trouvant sur le plateau (article 77,
§1 de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer).
(209) Ainsi, par exemple, la Cour européenne des droits de l’homme n’a à aucun
moment pu considérer que l’Italie, dans l’affaire Xhavara (supra, note 207) se plaçait
en dehors du champ d’application de la Convention européenne des droits de
l’homme du simple fait que l’accord italo-albanais était vraisemblablement peu conforme au droit international général dans la mesure où, visiblement, autorisait les
navires de guerre italiens à arraisonner des navires battant pavillon tiers sous condition qu’ils transportassent des Albanais candidats à l’immigration illégale.
(210) Ainsi, dans une décision X c. République fédérale d’Allemagne du 25 septembre 1965, la Commission, tout en considérant la requête comme manifestement
mal fondée, ne se prive pas d’émettre l’avis «qu’à certains égards, les ressortissants
d’un Etat contractant relèvent de sa ‘juridiction’ même lorsqu’ils ont leur domicile
ou leur résidence à l’étranger; qu’en particulier, les représentants diplomatiques et
consulaires de leur pays d’origine exercent à leur sujet une série de fonctions dont
l’accomplissement peut, le cas échéant, engager la responsabilité de leur pays sur le
→
104
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
principe, ce qui vaut pour ces personnels devrait a fortiori pouvoir
valoir pour des missions militaires à l’étranger, dans le cadre d’une
assistance militaire ou dans celui d’une participation à des hostilités (211). L’analogie est patente. Diplomatie et armée relèvent des
compétences régaliennes de l’Etat, visent à en préserver la souveraineté et, on le sait depuis au moins Clausewitz, se complètent en
tant que formes différentes d’une même réalité (quitte à ce qu’elles
ne s’harmonisent pas toujours); de surcroît, elles s’exercent, en
grande partie, ou, en toute hypothèse, doivent pouvoir s’exercer en
dehors des frontières nationales de l’Etat.
Toutefois, la limpidité de cette interprétation, peut-être audacieuse mais nullement déraisonnable, de l’article 1er de la Convention, a, visiblement, fini par poser quelques problèmes dans un contexte international tendu. Une récente tentative de la Cour de
«territorialiser» plus que de «juridictionnaliser» l’application de la
Convention (1) semble, néanmoins, se heurter à des résistances tant
à l’extérieur qu’à l’intérieur de la Cour (2).
1. Le revirement Bankovic
Sur la base de la jurisprudence traditionnelle (quoique non traditionaliste) des organes de Strasbourg, la doctrine, à peu près
unanime, avait déduit que le terme de « juridiction » de l’article 1er
de la Convention « doit être entendu au sens d’ ‘autorité’ » et que
←
terrain de la Convention» (Recueil des décisions, vol. 17, p. 42). Il n’est pas exclu que
cette jurisprudence vaille également au profit des non-ressortissants de l’Etat dont
relèvent les agents diplomatiques ou consulaires (voy., en en ce sens, Clair Ovey et
Robin C.A. White, European Convention on Human Rights, Oxford, Oxford University Press, 3e éd., 2002, pp. 22-23). Comme le remarquait une autre décision de
l’ancienne Commission, «les fonctionnaires d’un Etat, y compris les agents diplomatiques ou consulaires, attirent les personnes et les biens sous la juridiction de cet
Etat dans la mesure où ils exercent leur autorité sur ces personnes ou ces biens» (X.
c. Royaume-Uni, décision du 15 décembre 1977, Décisions et rapports, vol. 12, p. 73).
Voy. aussi, dans un sens analogue, M. c. Danemark, décision du 14 octobre 1992,
Décisions et rapports, vol. 73, p. 193.
(211) En analysant l’arrêt Loizidou (exceptions préliminaires), D.J. Harris,
M. O’Boyle, C. Warbrick (Law of the European Convention on Human Rights, Londres, Butterworths, 1995, pp. 643-644) ont pu ainsi noter que «it has now been placed beyond doubt that the Convention is applicable to army operations abroad». A
noter que déjà la décision du 26 mai 1975 de la Commission européenne des droits
de l’homme sur les deux requêtes Chypre c. Turquie nos 6780/74 et 6950/75 assimilait
parfaitement, de ce point de vue, diplomates et consuls, d’une part, et militaires,
d’autre part (Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, 1975,
p. 83).
Syméon Karagiannis
105
« le champ d’application de la Convention dépasse le cadre territorial de l’Etat et suit l’exercice des compétences étatiques » (212).
La décision Bankovic de la Cour européenne des droits de
l’homme en date du 12 décembre 2001 (213) est manifestement
venue apporter un « recentrage » à une jurisprudence émanant, il
est vrai, pour l’essentiel, de l’ancienne Commission européenne
des droits de l’homme mais que l’on pensait, globalement,
approuvée par la Cour (tant l’« ancienne » que la « nouvelle »), au
travers, notamment, d’arrêts aussi emblématiques que Loizidou
ou Chypre c. Turquie.
Dans cette affaire, qui a, à juste titre, attiré l’attention de la
doctrine, des ressortissants serbes, essentiellement des ayants droit
de victimes, dénonçaient le bombardement en 1999 par les forces
aériennes de l’OTAN du bâtiment de la radiotélévision serbe à
Belgrade au plus fort des opérations militaires contre la Serbie en
invoquant, essentiellement, l’article 2 (« droit à la vie ») de la Convention européenne des droits de l’homme. La décision de la
Grande chambre, à laquelle l’affaire avait été déférée, prononce, à
l’unanimité, l’irrecevabilité de la requête au motif que les requérants ne se trouvaient pas sous la « juridiction » des Etats membres
européens de l’OTAN mis en cause. Pour la Cour, la « juridiction »
ne peut pas être fondamentalement dissociée de la « territorialité ».
Il est précisé qu’ « il ressort de sa jurisprudence que la Cour
n’admet qu’exceptionnellement qu’un Etat contractant s’est livré
à un exercice extraterritorial de sa compétence » et que sa respon-
(212) Gérard Cohen-Jonathan, La Convention européenne des droits de l’homme,
Paris, Economica, 1989, pp. 94-95. Voy. encore, pour des formules analogues, inter
alios, Frowein et Peukert, Europäische Menschenrechtskonvention Kommentar,
Kehl, Engel Verlag, 1985, p. 15; J.E.S. Fawcett, The Application of the European
Convention on Human Rights, Oxford, Clarendon Press, 1987, p. 23; P. van Dijk et
G.J.H. van Hoof, Theory and Practice of the European Convention on Human Rights,
Deventer, Kluwer, 2e éd., 1990, pp. 8-9; Juan Antonio Carrillo Salcedo in Pettiti, Decaux, Imbert (éds), La Convention européenne des droits de l’homme. Commentaire article par article, Paris, Economica, 1995, pp. 136-137; Theodor Meron,
«Extraterritoriality of Human Rights Treaties», American Journal of International
Law, 1995, pp. 78-82, spéc. pp. 80-81; Dopo Akande, «Nuclear Weapons, Unclear
Law? Deciphering the Nuclear Weapons Advisory Opinion of the International
Court», British Yearbook of International Law, 1997, pp. 165-217, spéc. pp. 178-179;
D.J. Harris, M. O’Boyle, C. Warbrick, op. cit., pp. 643-644; Frédéric Sudre, Droit
international et européen des droits de l’homme, Paris, PUF, 4e éd., 1999, p. 378,
n° 222; Jean-Loup Charrier, Code de la Convention européenne des droits de l’homme,
Paris, LITEC, 2000, pp. 9-10.
(213) Voy. supra, note 175.
106
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sabilité au regard de la Convention a quand même pu être engagée (214).
On pourra épiloguer à loisir sur les conséquences politiques et
militaires de cette décision (215) qui a, par-dessus tout, le don de
soulager les états-majors européens de plus en plus contraints par
les politiques de planifier des opérations militaires (parfois, dites de
(214) Point 71 de la décision. Il est caractéristique que la Cour cherche, tout au
long de sa décision, à rattacher la solution Bankovic à une jurisprudence, tant d’elle
même que de l’ancienne Commission. Il ne s’agirait donc point d’un revirement jurisprudentiel mais d’un affinement d’une jurisprudence constante, dont les subtilités
auraient échappé à la sagacité de la doctrine. Peut-être vindicative, en tout cas peu
convaincue, cette dernière n’a pas hésité à affirmer haut et fort que Bankovic constitue bel et bien un revirement au moins partiel (Gérard Cohen-Jonathan, «La territorialisation de la juridiction de la Cour européenne des droits de l’homme», Revue
trimestrielle des droits de l’homme, 2002, pp. 1069-1082, spéc. p. 1082; G. CohenJonathan et J.-F. Flauss, «Cour européenne des droits de l’homme et droit international général», Annuaire français de droit international, 2001, pp. 423-457, spéc.
p. 442; Marten Breuer, «Völkerrechtliche Implikationen des Falles Öcalan», Europäische Grundrechte Zeitung, 2003, pp. 449-454, spéc. p. 450; Rüth et Trilsch, op.
cit., pp. 171 et 172) ou, plus gentiment dit, «un infléchissement des opinions des juges
qui peut être qualifiée de recentrage du système européen» (Philippe Weckel in
Revue générale de droit international public, 2001, p. 438) ou encore une «atténuation
de la portée de sa jurisprudence antérieure» visant à un «rééquilibrage» de sa compétence territoriale (Sudre, Marguenaud, Andriantsimbazovina, Gouttenoire,
Levinet, Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, Paris, PUF,
2003, p. 535; voy. aussi Frédéric Sudre, Droit européen et international des droits de
l’homme, Paris, PUF, 6e éd., 2003, p. 532). Analogue est aussi la position du rapport
Pourgourides (voy. supra, note 156), selon lequel «la décision Bankovic indique
expressément une position opposée» à la jurisprudence mentionnée auparavant par
ce rapport en matière d’application territoriale de la Convention (point 48 du rapport). Voy., néanmoins, pour une approche davantage favorable à la thèse de
l’absence de revirement, Sarah Williams et Sangeeta Shah in European Human
Rights Law Journal, 2002, pp. 775-781.
(215) De manière plus générale, selon un fin connaisseur des politiques jurisprudentielles nationales et internationales, «la légitimité de l’interprète se joue en effet
dans cette entreprise, où il lui faut tout à la fois affirmer les valeurs qui donnent sens
à sa mission et se montrer réaliste quant aux résistances auxquelles il se heurte»
(P. Wachsmann, supra, note 4, p. 163). De maximis non curat praetor, en quelque
sorte. De fait, la décision Bankovic tiendra à plusieurs reprises compte des capacités
de «résistance» des Etats. Elle énonce, par exemple, que «la Cour considère que la
pratique suivie par les Etats contractants dans l’application de la Convention depuis
sa ratification montre qu’ils ne redoutaient pas l’engagement de leur responsabilité
extraterritoriale dans des contextes analogues à celui de la présente espèce»
(point 62). Bien sûr, de telles considérations n’ont pas grand’chose à voir avec une
«théorie pure du droit»… Elles sont, néanmoins, explicitement prises en considération par deux éminents juges de juridictions des droits de l’homme (Lucius Caflisch
et Antônio A. Cançado Trindade, «Les conventions américaine et européenne des
droits de l’homme et le droit international général», Revue générale de droit international public, 2004, pp. 6-62, spéc. p. 36).
Syméon Karagiannis
107
police…) hors les frontières nationales (216) de même que l’on
pourra se lamenter sur un triple (217) «déni de justice» (218) dont
ont souffert la Yougoslavie et ses ressortissants en 1999 alors même
qu’au moins quelques doutes pouvaient s’exprimer au sujet de la
légalité internationale de l’intervention des forces de l’OTAN.
L’essentiel, pourtant, est ailleurs. Voulant apporter du «neuf», mais
sans trop contrarier l’«ancien», la décision Bankovic se livre par
endroits à des exercices d’équilibriste délicats. Elle n’est pas certaine, en dépit du fait qu’elle émane de la Grande chambre (219), de
(216) Les esprits les plus chagrins pourraient même voir une analogie avec les
efforts actuels des Etats-Unis d’Amérique visant à soustraire leurs soldats (souvent,
eux aussi, contraints de se livrer à des opérations de police…) à la compétence de la
Cour pénale internationale.
(217) Cour européenne des droits de l’homme, Cour internationale de justice (partiellement, l’affaire n’étant pas close), Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. Il est intéressant de noter que, quelques mois avant que la Cour européenne
des droits de l’homme ne statuât sur la requête portant sur les bombardements de
l’OTAN en Serbie, le Procureur près le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie refusait d’instruire une plainte portant sur les mêmes faits (voy., entre
autres, N. Ronzitti, «Is the non liquet of the Final Report of the Committee Established to Review the NATO Bombing Campaign Against the Federal Republic of
Yugoslavia Acceptable?» Revue internationale de la Croix Rouge, 2000, pp. 10171028; P. Benvenuti, «The ICTY Prosecutor and the Review of the NATO Bombing
Campaign against the Federal Republic of Yugoslavia», European Journal of International Law, 2001, pp. 503-529. Cela dit, on peut se demander avec Philippe Weckel et Eddin Helali («Chronique de jurisprudence internationale», Revue générale
de droit international public, 2000, p. 1065) si «la répression pénale, plus généralement
la responsabilité personnelle, est adaptée aux problèmes que pose l’action de l’OTAN
en Yougoslavie». L’optique du Tribunal de La Haye n’est pas forcément celle de la
Cour de Strasbourg, ce qui n’aurait pas empêché la création d’un véritable malaise
juridictionnel si la Cour avait donné gain de cause aux requérants Bankovic et alii.
On ne peut exclure que, entre, bien sûr, plusieurs autres raisons, la décision Bankovic
soit également mue par le souhait de la Grande chambre de ne pas «contredire» le
Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (ou, plutôt, son procureur). Ainsi,
pourtant, on aboutit à une situation curieuse (et peu saine) dans laquelle le premier
tribunal international à statuer imprimerait sa «couleur» sur une affaire pourtant
susceptible d’être examinée sous plusieurs angles juridictionnels différents.
(218) Qualifié même de «manifeste» par Cohen-Jonathan, supra, note 214,
p. 1082.
(219) A cet égard, il est vraisemblable que la solution Bankovic aurait pu avoir
davantage de poids si elle était consignée dans un arrêt plutôt que dans une décision.
Mais comment parvenir jusqu’à l’examen au fond sans affirmer prima facie la recevabilité de la requête ratione loci (et non pas ratione personae, comme la Cour
l’affirme; voy. supra, note 185)? En s’opposant vigoureusement à la recevabilité de
la requête, les gouvernements défendeurs ont peut-être eu une vue courte. Soulagés
sur le moment, ils peuvent légitimement être inquiets pour l’avenir au cas où une
chambre, voire la Grande chambre, mais à composition différente, parviendrait à
adopter un arrêt «affinant» la solution Bankovic dans un sens qui leur serait défavo→
108
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
pouvoir mettre un terme à des spéculations portant sur l’application territoriale de la Convention. Elle est, certes, susceptible de
marquer un temps d’arrêt à un processus d’extension inexorable du
champ d’application territoriale de la Convention, mais elle est loin
de fournir des solutions à des situations variées dont la Cour est de
plus en plus souvent saisie.
Un des problèmes qui ressortent à la lecture de la décision Bankovic a trait au choix de la base essentielle en vertu de laquelle la
Grande chambre constate l’absence de «juridiction» au sens de
l’article 1er de la Convention. En fait, en suivant la Grande chambre, la requête aurait pu être déclarée irrecevable, soit parce que les
Etats défendeurs n’exerceraient pas un «contrôle effectif» sur la partie concernée de la République fédérale de Yougoslavie (en clair,
Belgrade, la capitale), soit parce que le territoire de cet Etat se
trouverait en dehors du champ d’application «normal» de la Convention. On relèvera, néanmoins, que cette double base d’irrecevabilité n’est jamais explicitement assumée. Elle figure, au contraire,
de manière quelque peu impressionniste dans la décision de sorte
qu’il devient impossible au lecteur de savoir lequel des deux motifs
d’irrecevabilité est, aux yeux de la Grande chambre, le principal.
On a déjà pu constater que l’économie des moyens n’est pas toujours le souci majeur de la Cour cependant que l’abondance des
moyens, elle, peut être souvent source de confusion (220). Ainsi,
←
rable. Est, en effet, actuellement pendante une affaire Markovic et autres c. Italie
(req. n° 1398/03) qui se réfère matériellement aux mêmes faits que la requête Bankovic mais en s’appuyant, il est vrai, fortement sur les particularités du droit pénal
italien. C’est une décision partielle sur la recevabilité en date du 12 juin 2003 qui
accepte d’examiner ultérieurement la plainte sous l’angle, notamment, de l’article 6,
§1 de la Convention. A noter également le vigoureux refus qu’oppose à la jurisprudence Bankovic le juge Loucaides, membre de la Grande chambre dans l’affaire Assanidze (mais non dans l’affaire Bankovic) dans son opinion concordante sous l’arrêt du
8 avril 2004 tandis que d’autres juges admettent que cette jurisprudence peut faire
naître des critiques «inévitables» étant donné que «le droit n’est pas une science
exacte» (Jean-Paul Costa, «Qui relève de la juridiction de quel(s) Etat(s) au sens de
l’article 1er de la Convention européenne des droits de l’homme?», Libertés, justice,
tolérance. Mélanges en hommage au Doyen Gérard Cohen-Jonathan, Bruxelles, Bruylant, 2004, pp. 483-500, spéc. p. 500).
(220) Ajoutons que la confusion augmente ultérieurement du fait que la Cour ne
répond pas à tous les arguments avancés par les gouvernements défendeurs; ainsi,
par exemple, de l’argument suivant lequel les actions militaires seraient imputables
non aux Etats mis en cause, mais à l’OTAN elle-même, ce qui rendrait la requête
irrecevable ratione personae (voir supra, note 185). Les gouvernements défendeurs
n’ont pas eu forcément tort de s’appuyer sur cet argument (d’ailleurs plus sur cet
→
Syméon Karagiannis
109
logiquement, le débat sur la recevabilité aurait pu être rapidement
clos en considération du fait que le territoire yougoslave n’aurait
pas été un territoire d’application de la Convention. Cette réponse
définitive aurait rendu sans objet l’argument selon lequel les alliés
de l’OTAN n’exerceraient pas de contrôle effectif sur ce territoire.
Pourtant, de manière étonnante, l’ordre logique de présentation des
motifs d’irrecevabilité est inversé. La Grande chambre examine
d’abord (points 70 sqq. de la décision) si un «contrôle effectif» est
exercé sur le territoire donné et ensuite seulement si ce territoire
appartient au champ d’application territoriale de la Convention
(points 80 sqq. de la décision)! Au surplus, il n’est pas clair (221) si
les deux motifs interviennent alternativement ou bien concurremment (ce qui serait bien sûr le cas le plus contraignant pour les
éventuels futurs requérants).
Au-delà de ce premier aspect nuisible à la compréhension de la
décision, force est de relever que chacun des deux motifs d’irrecevabilité, pris séparément, présente des difficultés conceptuelles ou
de mise en application. En premier (222) lieu, la décision semble
opter en faveur d’une application territoriale de la Convention
réduite, par un «contexte essentiellement régional», au seul «espace
juridique des Etats contractants» (223). La nature de la Convention
←
argument que sur l’irrecevabilité ratione loci…) eu égard à la jurisprudence de
l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme issue de sa décision Hess
c. Royaume-Uni (6231/75, Décisions et rapports, vol. 2, p. 72). Dans cette décision,
en date du 28 mai 1975, il avait été estimé qu’une requête formulée contre une seule
puissance occupante à Berlin ne pouvait aboutir du moment que les compétences des
trois autres puissances occupantes auraient été nécessairement mises en cause. On
trouve une variante de cette idée dans la décision Chypre c. Turquie (voy. supra,
note 211) dans laquelle la Commission note que «les forces armées turques sont
entrées à Chypre, opérant sous la seule autorité du Gouvernement turc» (c’est nous qui
soulignons). On peut sérieusement s’interroger sur le caractère heureux de cette jurisprudence, qui, probablement, heurte une autre jurisprudence, à vrai dire (heureusement) mieux établie, celle citée supra, note 49.
(221) Et pour cause, puisque, sur chacun des deux motifs, la décision Bankovic
parvient à débouter les requérants. Fait consciemment ou pas, cela aménage une certaine marge de liberté pour la Cour à l’avenir.
(222) Ou plutôt, en second, si l’on veut suivre la présentation faite par la Grande
chambre…
(223) Point 80. On relèvera l’originalité du terme «espace juridique» («legal space»
dans la version anglaise). Un espace est a priori de nature territoriale, si ce n’est un
synonyme pur et simple du mot «territoire». Si la Grande chambre voulait parler du
territoire des Etats parties auquel la Convention s’appliquerait à titre exclusif (à la
réserve près des territoires de l’article 56 de la Convention), elle aurait pu facilement
le faire. La «juridicisation» de l’ «espace» est probablement une tentative de la
→
110
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
serait celle d’un «instrument constitutionnel d’un ordre public
européen» (224). L’épithète «européen» ne doit pas pouvoir être
entendue dans un sens civilisationnel ni même dans un sens purement géographique, sinon on retombe dans l’éternelle question des
limites géographiques de l’ «Europe». Ladite épithète renvoie tout
banalement aux territoires des Etats contractants. Il ne revient,
naturellement, pas à la Cour de se prononcer sur le caractère
«européen» de tel ou tel territoire où une violation de la Convention
aurait été alléguée comme commise à partir du moment où ce territoire est reconnu comme appartenant à un Etat contractant (225).
Il n’empêche. L’emploi de la formule «ordre public européen» aux
fins d’une restriction de l’accès au prétoire de la Cour peut produire
un sentiment de gêne. Dans une telle optique, les droits de l’homme
concerneraient uniquement l’Europe et le monde occidental (226).
Au-delà, une nouvelle vigueur serait donnée à la détestable opinion
qui voudrait que la politique étrangère soit soigneusement distinguée de la politique interne. Comme si l’on pouvait être diable dans
la première et ange dans la seconde et comme si d’éventuelles pratiques illégales et antidémocratiques dans la vie internationale
s’arrêteraient toujours (comme par miracle) aux portes de la vie
nationale. Bref, comme si jamais un général autocrate et ambitieux
n’oserait franchir le Rubicon. C’est, à cet égard, de manière salutaire, que le juge Loucaides brocarde, dans son opinion concordante
sous l’arrêt Assanidze du 8 avril 2004, «l’affirmation absurde selon
laquelle la Convention impose l’obligation de respecter les droits de
l’homme uniquement sur le territoire placé sous le contrôle physique licite ou illicite de cette Partie et qu’en dehors de ce cadre –
hormis certaines circonstances exceptionnelles dont l’existence
serait déterminée au cas par cas – l’Etat partie concerné peut
bafouer en toute impunité les règles de conduite fixées par la
Convention». Et le juge cypriote d’estimer que la juridiction des
←
Grande chambre de ne pas totalement exclure une application non strictement territorialisée de la Convention. Si c’est le cas, on pourrait revenir à une problématique
on ne peut plus orthodoxe de la «juridiction» telle qu’elle était entendue avant Bankovic.
(224) Point 80. Le mot «européen» est souligné dans la décision.
(225) L’«ordre public européen» a donc quelque chose d’ambigu. Malgré l’effet
symbolique et oratoire qu’il est toujours capable de produire, mieux vaut parler d’un
«ordre public régional». La neutralité des expressions évite que l’on doive se poser
des questions qui, à court terme, sont condamnées à rester sans réponse.
(226) Ce qui serait peut-être corroboré par la clause de l’article 56 de la Convention concernant les territoires d’outremer encore contrôlés par des Etats européens.
Syméon Karagiannis
111
Etats au sens de l’article 1er de la Convention peut «se concrétiser
par toutes sortes d’actions étatiques – militaires ou autres –, menées
par la Haute Partie concernée dans toute partie du monde» (227).
Cela dit, on l’a vu, une application de la Convention au-delà du territoire d’un Etat partie peut être obtenue, il est vrai, exceptionnellement. C’est ici, essentiellement, que la décision Bankovic apporte ses
précisions réductrices. Si, par exemple, nous révèle-t-elle, la Cour a
accepté d’appliquer la Convention dans la partie Nord de Chypre, qui
n’appartient pas à la Turquie et n’est même pas, officiellement,
revendiquée par elle, c’est parce que, autrement, les habitants de
cette région de l’île se seraient trouvés exclus «du bénéfice des garanties et du système résultant de [la Convention] qui leur avaient été
jusque-là assurés» (point 80), étant donné bien entendu que la République de Chypre, avant de perdre le contrôle de ce territoire, y appliquait régulièrement la Convention. Ce serait donc afin d’éviter «des
solutions de continuité dans la protection des droits de l’homme» que
la Cour aurait, jusque-là, exceptionnellement étendu l’application de
la Convention à des territoires autres que ceux des Etats parties.
Cette affirmation pose, néanmoins, de nouvelles difficultés. Quid
ainsi du cas où l’Etat occupant ne serait pas partie contractante?
Il est évident que la Cour ne saurait ici rien faire et les «solutions
de continuité» iraient de soi tant et si bien que le système – à première vue logique – que construit la Grande chambre s’appliquerait
ou ne s’appliquerait pas au hasard des ennemis (et de leur puissance
militaire) que les Etats contractants se «choisiraient». Quid aussi du
cas où le territoire aurait été occupé par une puissance étrangère
déjà avant la ratification de la Convention par l’Etat contractant
qui aurait perdu ce territoire? Quelle aurait été ainsi, par exemple,
la solution dans l’affaire Loizidou, si Chypre avait ratifié la Convention postérieurement à l’invasion turque? Or, ce qui est ici une
hypothèse d’école, peut se révéler ailleurs source d’infinies difficultés. On rappellera que la Moldova ne contrôlait déjà plus la Transnistrie avant de ratifier la Convention de même que la Géorgie, n’en
déplaise à la Cour, n’exerçait pas véritablement son contrôle sur
l’Adjarie et, pourtant, la Cour n’a pas hésité à admettre la recevabilité des requêtes Ilascu (228) et Assanidze (et à reconnaître même,
dans ce dernier arrêt, la responsabilité des autorités géorgiennes).
Certes, la décision Bankovic cherche à «rattraper» la formule
(227) Voy. Aussi son opinion partiellement dissidente sous l’arrêt Ilascu du
8 juillet 2004.
(228) Voy. Weckel, op. cit., p. 445, n° 31.
112
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
«bénéfice des garanties […] qui avai[t] été jusque-là assuré» en affirmant que «n’eussent été les circonstances spéciales s’y rencontrant,
le territoire concerné aurait normalement été couvert par la
Convention» (point 80). On a pourtant déjà vu plus haut que la
«normalité» en question ne va pas forcément de soi (229).
En second lieu, comme déjà indiqué, la décision Bankovic établit
l’irrecevabilité de la requête en s’appuyant fortement sur la jurisprudence Loizidou. En d’autres termes, la responsabilité d’un Etat
partie à la Convention pourrait être engagée «par suite d’une occupation militaire ou en vertu du consentement, de l’invitation ou de
l’acquiescement du gouvernement local», situations dans lesquelles
l’Etat assume «l’ensemble ou certains des pouvoirs publics relevant
normalement des prérogatives de celui-ci» (point 71 de la décision
Bankovic). S’il est manifeste que les forces de l’OTAN ne pouvaient
être raisonnablement considérées comme exerçant une occupation
sur la ville de Belgrade du seul fait de leur écrasante supériorité
aérienne (230), il n’en reste pas moins que la Cour ne distingue point
ici entre territoires «européens» et non «européens».
On s’est déjà interrogé sur la difficile conciliation entre les deux
motifs de rejet de la recevabilité de la requête Bankovic, à savoir le
motif portant sur le fait que le champ d’application de la Convention doit se limiter aux territoires des Etats contractants (motif
(229) République d’Irlande par rapport à l’Irlande du Nord, République fédérale
d’Allemagne par rapport à l’Allemagne de l’Est, Azerbaïdjan par rapport au HautKarabakh…
(230) L’argument des requérants consistant à scinder l’espace aérien du reste du
territoire d’un Etat, était, certes, assez astucieux mais voué à l’échec au vu de la
jurisprudence Loizidou. Après tout, le contrôle d’un espace n’a de sens, pour le système de la Convention, qu’au vu des personnes qui s’y trouvent. Astucieusement (ou
ironiquement?), L. Caflisch et A. Cançado Trindade observent que «la nécessité
de l’attaque aérienne [sur Belgrade] provenait précisément de l’absence d’un tel
contrôle» allégué par les requérants (op. cit., p. 36). Il reste que peu importe aux
requérants que leurs parents proches aient pu trouver la mort suite à des attaques
terrestres ou à des attaques aériennes, surtout si, dans les deux cas, il y a de grandes
chances que les attaques, selon les règles communément admises du droit international public, fussent illégales. La décision Bankovic, en tant qu’elle s’appuie sur la
jurisprudence Loizidou, aboutit à donner une prime aux Etats militairement et technologiquement les plus forts. Les moins forts auraient besoin, pour exercer leurs
méfaits (en l’occurrence, violer l’article 2 de la Convention), d’occuper, de manière
plus ou moins stable, un territoire ennemi et c’est du fait de ce contrôle qu’ils se
trouveraient happés par la Convention européenne des droits de l’homme. En revanche, les plus forts au point de vue militaire et technologique se contenteraient, afin
d’atteindre des objectifs inavouables analogues, d’envoyer des avions ou de lancer
des missiles et resteraient, de ce fait même, hors portée pour les instances de Strasbourg. Bref, Bankovic est loin d’être neutre…
Syméon Karagiannis
113
que, brevitatis causa, on peut appeler «régionaliste») et le motif portant sur l’absence de contrôle effectif des forces de l’OTAN sur la
ville de Belgrade. La dualité des motifs retenue est éventuellement
due à des divergences assez profondes au sein de la Grande chambre
entre partisans d’une approche réductrice et partisans de la jurisprudence Loizidou telle en tout cas que le commun des mortels
avait pu la comprendre. On s’est également demandé si les deux
motifs évoqués pouvaient être, en réalité, non point alternatifs mais
cumulatifs, auquel cas la situation des futurs requérants deviendrait
particulièrement difficile. La lecture de l’arrêt Assanidze semble
fournir quelques indications précieuses, quoique encore assez discrètes, sur la manière dont la Cour elle-même comprend sa décision
Bankovic. En effet, on ne trouve dans l’arrêt du 8 avril 2004 aucune
allusion à la limitation du champ d’application de la Convention au
seul territoire des Etats contractants. Même s’il est vrai que l’affaire
Assanidze n’avait pas a priori, à cet égard, beaucoup de points communs avec l’affaire Bankovic, étant donné que l’Adjarie, contrairement, à l’époque, à la ville de Belgrade, était censée (231) appartenir à un Etat contractant, la Cour, si elle y tenait, aurait pu
facilement trouver l’occasion de glisser un rappel à cette problématique, ne serait-ce que sous forme d’un obiter dictum. Seul intéresse,
au contraire, la Cour le fait que, dans l’affaire Bankovic, les Etats
défendeurs «n’exerçaient pas de ‘contrôle global’ sur le territoire en
cause» (point 144 de l’arrêt Assanidze). Et la Cour d’ajouter que,
«qui plus est, l’Etat qui détenait ce contrôle, à savoir la République
fédérale de Yougoslavie, n’était pas partie à la Convention» (ibid.).
A supposer que cette dernière phrase corresponde au motif
«régionaliste» avancé par la Cour pour refuser la recevabilité de la
requête Bankovic (232), force est de s’arrêter sur l’expression «qui
plus est». Cette expression signifie que l’argument qui suit n’est pas
l’argument le plus important ou bien l’argument déterminant. Il ne
peut s’agir que d’un argument subalterne dont la mission est essentiellement de conforter l’argument principal. En d’autres termes,
l’arrêt Assanidze nous explique (enfin!) quel est le poids respectif
des deux motifs de refus de recevabilité de la requête Bankovic.
Cela dit, indépendamment des poids spécifiques des deux motifs,
il est intéressant de se pencher de plus près sur la signification réelle
de la phrase «qui plus est, l’Etat qui détenait ce contrôle, à savoir
(231) «Censée». On a déjà exprimé quelques doutes quant à la réalité du contrôle
géorgien sur l’Adjarie avant le 6 mai 2004.
(232) Le fait, en d’autres termes, que la Convention ne s’applique qu’au territoire
des Etats contractants.
114
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
la République fédérale de Yougoslavie, n’était pas partie à la
Convention». A la réflexion, on s’aperçoit, en effet, que cet argument ne correspond pas tout à fait à l’argument «régionaliste» tel
que l’on trouve assez clairement exposé dans la décision Bankovic.
Cet argument sert surtout à affirmer que le «contrôle global» sur le
territoire yougoslave et, notamment, dans la ville de Belgrade, était
assuré par la République fédérale de Yougoslavie et c’est donc, en
quelque sorte, ratione personae, que la requête Bankovic ne pouvait
aboutir. Ainsi vu, cet argument a toutes les allures de la spéciosité
dans la mesure où, dans l’affaire Bankovic, personne ne s’interrogeait bien sûr sur la responsabilité yougoslave dans le bombardement du bâtiment de la radio-télévision belgradoise. Il n’empêche,
dans l’interprétation de la décision Bankovic fournie par l’arrêt
Assanidze, on passe (certes, sans faire de bruit …) de l’argument
«régionaliste» vers l’argument du degré de contrôle exercé. Ce faisant, l’on rejoint, pourtant, l’orthodoxie à peu près totale à laquelle
la décision Bankovic à l’état pur (c’est-à-dire sans l’interprétation
qu’en livre l’arrêt Assanidze) semblait, du moins en partie, tourner
le dos. Il est possible que ce rapprochement avec l’orthodoxie soit
motivé par la nécessité de répondre aux critiques peu amènes de la
doctrine. Il est également possible que ce rapprochement ait été
motivé par la nécessité de rallier des juges qui ont désapprouvé la
jurisprudence Bankovic originelle (233).
2. Vers une remise en cause de Bankovic?
De toute façon, la distinction entre territoires européens et non
européens est absente dans d’autres décisions ou arrêts de la Cour,
(233) A cet égard, il est caractéristique que le juge Loucaides, qui fustige ouvertement la jurisprudence Bankovic basée sur l’approche «régionaliste», ait pu voter
avec la majorité de la Grande chambre dans l’arrêt Assanidze. La composition de la
Grande chambre dans les affaires Bankovic et Assanidze n’a pas été la même. Au
total, huit juges ayant siégé dans la Grande chambre en 2004 (affaire Assanidze)
n’avaient pas siégé dans la Grande chambre en 2001 (affaire Bankovic). Certains
auteurs, consciemment ou pas, ont préféré d’ailleurs ne point voir dans la décision
Bankovic un revirement jurisprudentiel. En en avançant une interprétation neutralisante de cette décision, ils affirment que «the Court took the view that the Convention did not apply extra-territorially in the absence of effective control of the territory and its inhabitants abroad»; sans plus; sans donc aucunement se référer à
l’appartenance de la ville de Belgrade à l’«espace juridique» européen
(A.P.V. Rogers, «The Use of Military Courts to Try Suspects», International and
Comparative Law Quarterly, 2002, pp. 867-979, spéc. p. 979). Telle semble aussi être
l’interprétation de la décision Bankovic (c’est-à-dire neutralisante) donnée par les
juges Bratza, Rozakis, Hedigan, Thomassen et Pantîru dans leur opinion partiellement dissidente sous l’arrêt Ilascu du 8 juillet 2004 (point 5 de leur opinion).
Syméon Karagiannis
115
en particulier dans deux décisions sur la recevabilité dont il a été
largement débattu dans l’affaire Bankovic. Dans la décision Issa et
autres c. Turquie du 30 mai 2000, a été déclarée recevable une
requête mettant en cause le comportement de l’armée turque dans
le Nord de l’Irak et, dans la décision Öcalan c. Turquie du
14 décembre 2000, a été déclarée recevable une requête mettant en
cause les actes d’agents turcs au Kenya. Il est curieux de constater
que les gouvernements défendeurs dans l’affaire Bankovic ont cru
opportun d’invoquer ces deux décisions comme confortant leur position, suivant laquelle relèvent de la juridiction au sens de
l’article 1er de la Convention uniquement des situations dans lesquelles l’Etat partie exerce sur les victimes alléguées «une certaine
forme d’autorité» (point 37 de la décision) (234), quod non en ce qui
les concerne dans l’affaire Bankovic, alors même que la Grande
chambre a cherché à minimiser la signification de ces deux décisions. Premièrement, en effet, les décisions Issa et Öcalan ne
seraient, pour la Grande chambre, que de simples décisions sur la
recevabilité et, deuxièmement, dans ces affaires, «la question de la
juridiction n’a [pas] été soulevée par le gouvernement défendeur ou
examinée par la Cour». Les deux derniers arguments ont, en réalité,
de quoi étonner. Le non-examen par la Cour d’un point (au demeurant, capital) d’une requête ne peut être sérieusement considéré
comme un oubli de sa part, oubli sur lequel elle pourrait revenir à
loisir. S’il est légitime pour la Cour d’effectuer un revirement jurisprudentiel, il est tout aussi légitime que les requérants et les gouvernements défendeurs puissent se fier et aux dicta et aux non-dicta
de la Cour. Le silence aussi est du droit. Quant à l’argument de la
non présentation par le défendeur, dans les affaires Issa et Öcalan,
d’une exception préliminaire concernant la question de la juridiction au sens de l’article 1er de la Convention, il laisse, lui aussi, un
goût amer. Une question aussi capitale que l’applicabilité même de
la Convention serait fonction de la prise de position du gouvernement défendeur, elle serait, bref, une question subjective et conjoncturelle, alors même que l’on aurait pu s’attendre à ce que la Cour
tranche, au besoin, d’office de telles questions juridiques. Enfin, si
l’affaire Issa n’a toujours pas été jugée au fond, l’affaire Öcalan a
fait l’objet d’un arrêt rendu le 12 mars 2003 (235).
(234) Prise de position avalisée par la Cour dans son arrêt Öcalan c. Turquie du
12 mars 2003.
(235) On notera que, actuellement (septembre 2004), la même affaire Öcalan c.
Turquie est pendante devant la Grande chambre de la Cour suite à son renvoi en
vertu de l’article 43 de la Convention européenne des droits de l’homme.
116
Rev. trim. dr. h. (61/2005)
Or, il n’est nullement contesté, dans ce dernier arrêt, que la Convention demeure applicable lorsque l’action des autorités étatiques se
déroule en dehors du territoire national (et, d’ailleurs, ce qui est logique, non seulement sur le territoire d’autres Etats parties, mais également sur le territoire d’Etats tiers). La Cour admet «qu’une arrestation effectuée par les autorités d’un Etat sur le territoire d’un autre
Etat, sans le consentement de ce dernier, porte atteinte au droit individuel de la personne à la sûreté selon l’article 5, §1» (point 88). Ce
n’est pas pour autant qu’une arrestation «extraterritoriale» conforme
au droit international (236), donc avec le consentement, explicite ou
implicite, de l’Etat «territorial», rend la Convention inapplicable. La
Cour note, à cet égard, que «le requérant, dès sa remise par les agents
kenyans aux agents turcs, s’est effectivement retrouvé sous l’autorité
de la Turquie et relevait donc de la ‘juridiction’ de cet Etat aux fins
de l’article 1 de la Convention, même si, en l’occurrence, la Turquie
a exercé son autorité en dehors de son territoire» (point 93).
La Cour, statuant, dans l’affaire Öcalan, en tant que Première
section, ne pouvait, néanmoins, défier la Grande chambre dans sa
décision Bankovic (237) ni d’ailleurs faire comme si cette décision,
emblématique en ce qui concerne l’application extraterritoriale de la
Convention, n’avait jamais été rendue. Bref, une tentative de conciliation avec la décision Bankovic va être entreprise. La Cour estimera, en effet, «que les circonstances de la présente affaire se distinguent de celles de l’affaire Bankovic et autres susmentionnée,
notamment en ce que le requérant a été physiquement contraint à
revenir en Turquie par des fonctionnaires turcs et a été soumis à
leur autorité et à leur contrôle dès son arrestation et son retour en
Turquie» (point 93). On ne s’appesantira naturellement pas sur le
dernier membre de cette phrase (il est normal que la Turquie exerce
sa juridiction sur une personne privée de liberté par les autorités
turques en Turquie même!). Seule est vraiment pertinente la considération suivant laquelle les policiers turcs ont pris «physiquement»
le contrôle du requérant sur le territoire kenyan. La contrainte physique effectivement exercée sur le requérant Öcalan dans l’aéroport
de Nairobi ne se retrouve, certes, pas dans le cas des journalistes
serbes ayant trouvé la mort lors du bombardement du bâtiment de
la radio-télévision serbe à Belgrade. A partir de cette comparaison,
(236) Censé, en l’occurrence, être incorporé dans le droit national aux fins de l’examen de la régularité de la privation de liberté.
(237) D’autant moins, si l’on peut se permettre de faire ce genre de réflexions, que
six juges sur sept dans l’arrêt Öcalan ont été membres de la Grande chambre dans
la décision Bankovic.
Syméon Karagiannis
117
il est légitime, néanmoins, de se poser quelques questions : ainsi, par
exemple, quelle est la différence entre tuer à distance sa victime et
la détenir physiquement (à supposer bien sûr, dans les deux cas, de
manière contraire à la Convention)? Et, si différence il y a, est-il si
sûr que la détention, qui n’aboutit pas à la mort (238) est plus bénigne que la mise à mort directe? Le critère de la «juridiction», tel,
en tout cas, qu’a pu le retenir la décision Bankovic, ne risque-t-il pas
de se révéler par trop formaliste? (239)
En réalité, la différence entre Öcalan et Bankovic n’est pas tant
une différence de contrôle «physique» qu’une différence d’individualisation des victimes. Dans le premier cas, la victime est bien ciblée
et individualisée, dans le second, non. Au-delà, dans le premier cas,
l’intention de priver de liberté le requérant était patente, dans le
second cas, l’intention de donner la mort aux occupants de l’immeuble belgradois n’était pas certaine, même si, bien sûr; la perspective
de mort (ou de graves blessures) de ses occupants pouvait être prévue. Il est possible aussi que le critère du contrôle «physique» (240),
que semble bien dégager la jurisprudence Öcalan, soit une réminiscence (ou une tentative d’adaptation?) du critère du contrôle effectif, qui, assez clairement, n’était pas satisfait dans l’affaire Bankovic. On indiquera seulement que le contrôle auquel se référait la
décision Bankovic était conçu pour être un contrôle sur un territoire
(238) Mais qui, à l’occasion, peut, certes, aboutir à une condamnation à mort!
(239) Les impasses de la jurisprudence Bankovic sont opportunément soulignées
par le juge Loucaides dans son opinion partiellement dissidente sous l’arrêt Ilascu
par le biais d’une comparaison des solutions Bankovic et Ilascu. Selon le juge cypriote, il «semble incompréhensible et en tout cas très étrange qu’une Haute Partie contractante échappe à sa responsabilité au titre de la Convention au motif que le largage de bombes à partir d’avions lui appartenant survolant une région habitée dans
un quelconque endroit du monde n’implique pas que les victimes de ce bombardement relèvent de sa ‘juridiction’ (c’est-à-dire de son autorité), alors que le fait qu’une
Partie ne prenne pas ‘toutes les mesures’ en [son] pouvoir, qu’elles soient d’ordre
politique, diplomatique, économique, judiciaire ou autre, pour assurer le respect des
droits garantis par la Convention dans le chef des personnes relevant de [sa] juridiction formelle de [jure]’, mais se trouvant en réalité en dehors de son autorité effective, confère à cet Etat juridiction et lui impose des obligations positives envers ces
personnes».
(240) Voy., pour un précédent juridictionnel analogue, la décision rendue par la
Commission européenne des droits de l’homme le 24 juin 1996 dans l’affaire Illich
Sanchez Ramirez c. France (Décisions et rapports, vol. 86, p. 155). Selon cette décision, le requérant «aurait été pris en charge par des agents de la force publique française et privé de liberté dans un avion militaire français. […] Le requérant, à partir
du moment de la remise, relevait effectivement de l’autorité de la France et donc de
la juridiction de ce pays, même si cette autorité s’est exercée en l’occurrence à
l’étranger».
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Rev. trim. dr. h. (61/2005)
donné. Dans l’arrêt Öcalan, il devient contrôle sur une personne
donnée, ce qui, évidemment, n’est pas pareil.
Pour conclure, la jurisprudence Bankovic semble avoir considérablement perturbé la jurisprudence globale de la Cour. Les arrêts qui
lui sont postérieurs se doivent, certes, de composer avec elle, mais,
de Öcalan (241) à Assanidze et à Ilascu, en passant sans doute, à
l’avenir, par Issa et d’autres arrêts (ou décisions) analogues, ils
composent de manière de plus en plus difficile.
Il est probable qu’une interprétation neutralisante de la décision
Bankovic finisse par s’imposer (242). Elle aurait trait à la nécessité
pour un Etat partie d’effectivement contrôler un territoire étranger
pour que sa responsabilité au regard de la Convention puisse être
engagée. Même si Bankovic est largement antérieur aux événements,
personne n’est dupe aujourd’hui. Une interprétation de cette décision davantage conforme à la jurisprudence traditionnelle ouvrira
sans soute le prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme
à un vaste, douloureux et délicat contentieux de la protection des
droits de l’homme en Irak (243) et dans d’autres situations de ce
genre (244). Le spectre de la compétence universelle refera son apparition. Mais faut-il vraiment avoir peur de tels spectres?
septembre 2004
✩
(241) Pour Marten Breuer, Öcalan condamne le revirement effectué par Bankovic
(«Völkerrechtliche Implikationen des Falles Öcalan», Europäische Grundrechte
Zeitung, 2003, pp. 449-454, spéc. p. 451).
(242) Voy. Rogers, op. cit., p. 969.
(243) C’est le plus célèbre des prisonniers irakiens, Saddam Hussein en personne,
qui a saisi la Cour d’une demande de mesures provisoires dirigées contre le RoyaumeUni. Dans sa demande, il invitait la Cour à «interdire de manière permanente au
Royaume-Uni d’aider, de donner son accord ou son acquiescement ou de participer
concrètement de toute autre manière, par un acte ou une omission, au placement du
requérant sous la responsabilité du gouvernement provisoire irakien tant que le gouvernement irakien n’aura pas fourni des assurances adéquates que le requérant ne
sera pas exposé à la peine capitale». Si la Cour a décidé le 29 juin 2004 de ne pas
accueillir ladite demande (voy. communiqué du Greffier n° 337 en date du 30 juin
2004), elle n’en précise pas moins qu’«il demeure loisible à M. Hussein de poursuivre
sa requête devant la Cour».
(244) Voy. Rogers, op. cit., pp. 968-969.
119
Syméon Karagiannis
Post Scriptum 1
Le 5 octobre 2004, postérieurement à la rédaction de cette étude,
la principauté de Monaco a adhéré au Conseil de l’Europe. Le même
jour elle a signé la Convention européenne des droits de l’homme,
tous ses protocoles «matériels» (à l’exception du Protocole n° 12)
ainsi que le Protocole n° 14.
Post Scriptum 2
Toujours postérieurement à l’achèvement de cette étude, la Cour
a rendu le 16 novembre 2004, par le biais de sa deuxième section,
son arrêt dans l’affaire Issa et autres c. Turquie citée dans le texte
de l’étude. Certes, cet arrêt estime à l’unanimité des juges que les
victimes, ressortissants irakiens, n’ont pas pu se trouver au moment
des faits reprochés à l’armée turque sous la «juridiction» de l’Etat
défendeur au sens de l’article 1er de la convention. Il n’en reste pas
moins que cet arrêt est assez rassurant pour l’excellente raison que
la requête semble être rejetée uniquement pour insuffisance de preuves (point 81). Il est réconfortant de pouvoir lire que «the Court
does not exclude the possibility that, as a consequence of this military action, the respondent State could be considered to have exercised, temporarily, effective overall control of a particular portion
of the territory of northern Iraq. Accordingly, if there is a sufficient
factual basis for holding that, at the relevant time, the victims were
within that specific area, it would follow logically that they were
within the jurisdiction of Turkey» (point 74). La décision Bankovic
est ainsi ramenée à de plus justes – et traditionnelles – proportions.
Il est aussi significatif que l’arrêt Issa n’hésiste pas à se référer largement à la jurisprudence du comité des droits de l’homme (ou
encore à celle de la Commission interaméricaine des droits de
l’homme) alors même que la décision Bankovic semblait minorer
l’importance de celle-ci. On ose espérer que la doctrine, majoritairement très critique au sujet de certains passages de Bankovic, ait
pu être entendue. De même d’ailleurs que la Cour internationale de
justice qui, dans son avis du 9 juillet 2004, prend clairement position en faveur de l’application des traités de protection des droits
de l’homme en dehors du territoire national des Etats contractants.
Enfin, l’arrêt Issa semble bien ouvrir la voie à un futur contentieux
«irakien» du fait de la présence des armées de plusieurs Etat contractants dans l’Irak occupé du moment où il estime que « it does
not appear that Turkey has exercised effective overall control of the
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Rev. trim. dr. h. (61/2005)
entire area of northern Iraq» (point 75). Ce type de contrôle est, en
revanche, ouvertement reconnu à la coalition regroupée autour des
Etats-Unis d’Amérique, notamment par les résolutions 1483 (2003)
du Conseil de sécurité des Nations Unies. La dernière résolution
souligne, en particulier, que «l’Autorité provisoire de la coalition
exerce à titre temporaire les responsabilités, pouvoirs et obligations
au regard du droit international applicable» (article 1er). Il est vrai
que les Etats parties à la Convention européenne des droits de
l’homme présents militairement en Irak pourraient se défendre dans
de futurs contentieux «irakiens» en s’abritant derrière le fait que,
eux seuls, pris isolément, sont totalement incapables d’assurer
l’occupation du territoire irakien. Toute honte bue, la quasi-totalité
d’entre eux pourraient prétendre qu’ils n’y servent que de simples
supplétifs à l’armée américaine sur place. L’humiliation nationale
pourrait devenir un argument devant la Cour de Strasbourg. Encore
faut-il que cette dernière en soit satisfaite.
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