Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt

Transcription

Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
Extrait du ZigZag magazine
http://www.zigzag-francophonie.eu/Suisse-Les-mots-du-voyage-Isabelle
Suisse - Les mots du voyage Isabelle Eberhardt
- Articles sans restriction -
Date de mise en ligne : lundi 8 mars 2010
ZigZag magazine
Copyright © ZigZag magazine
Page 1/6
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
Isabelle Eberhardt (1877 - 1904) ... lance les femmes dans l'aventure
Et la vague l'emporta
Une crue subite du Oued engloutit Isabelle Eberhardt, le 21 octobre 1904, à Aïn Safra en Algérie. Pour la jeune
femme de 27 ans, reporter et écrivain née à Genève, d'origine russe et convertie à l'islam, c'est la fin du voyage. Et
le début de sa légende. Que n'a-t-on écrit ou raconté sur cette infatigable voyageuse, pionnière de l'aventure au
féminin ? Est-elle la fille d'Arthur Rimbaud ? Une espionne ou une traîtresse ? Une femme ou un homme ? Isabelle
Eberhardt a rompu avec tous les codes identitaires.
Nomade pour la vie
Elle maîtrisait tant l'art du déguisement qu'elle contribua elle-même à brouiller les pistes. C'est qu'Isabelle n'était la
femme d'aucune frontière. « Nomade je resterai toute ma vie, amoureuse des horizons changeants, des lointains
encore inexplorés, car tout voyage, même dans les contrées les plus fréquentées et les plus connues, est une
exploration », écrivait-elle. A l'instar de sa contemporaine, Alexandra David Neel (1868-1969), la Genevoise a trouvé
dans le voyage une aubaine inespérée pour échapper aux convenances de son milieu bourgeois et surtout aux
limites imposées à son sexe. Pour Isabelle Eberhardt, sa soif d'horizons, ses errances entre l'Europe et le Maghreb
se sont doublées d'une recherche d'identité. Une quête de soi qui prend corps à Genève. Le 17 février 1877, dans le
quartier des Grottes, naît une enfant sans père. La mère, Natalia Moerder, a déjà quatre enfants, nés de son
mariage avec un général tsariste, mort en Russie quatre ans plutôt. Réfugiée, elle est accompagnée du précepteur
de sa descendance, Alexandre Nicolaïevitch Trofimovsky, dit « Vava ». Sans le dire, on le sait, la dernière née de
Natalia Moerder est la fille de Vava. La tribu s'installe dans un chalet aux allures de datcha, rebaptisé Villa Neuve,
dans la campagne des Avanchets. C'est une famille en marge, qui fait l'objet d'une surveillance serrée, partagée
entre un voisinage curieux et une police des étrangers méfiante. Nombreux sont les révolutionnaires, opposants au
tsar, qui trouvent refuge à Genève au tournant du XXe siècle. Isabelle vagabonde dans ce bain contestataire,
appuyée par l'éducation exclusive de Vava, érudit, anarchiste et fidèle aux idées de Tolstoï et Bakounine. Des idées
libertaires qui préparent le caractère rebelle de la jeune fille par ailleurs brillante élève. Elle écrit l'arabe, lit le Coran
dans le texte et dévore Pierre Loti. L'écrivain voyageur et officier de marine français devient son idole. Isabelle a 18
ans, une frimousse d'enfant prépubère quand elle pose devant l'objectif en costume de matelot, comme pour
prévenir de son destin.
Un féminisme empirique
Elle prend le large. Cap sur l'Algérie, Annaba (Bône). Isabelle y perd sa mère et trouve l'islam. Elle devient Mahmoud
Sadi, « celui que Dieu a gratifié de sa miséricorde ». Le « garçonnisme », comme elle l'appelle, est une constante.
Un féminisme empirique en somme. Elle en use et abuse pour des raisons de commodités, « les vêtements
d'homme sont plus pratiques », écrit-elle. Ce travestissement lui sert aussi de sésame. Il lui ouvre à la fois les
univers exclusivement masculins et les portes du monde arabe. Isabelle réussit là où même Loti a échoué. Mahmoud
Sadi est admis par les soufis comme un, une, des leurs.
Copyright © ZigZag magazine
Page 2/6
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
Anticolonialiste
A l'aube du XXe, Isabelle, ou Mahmoud selon les circonstances, explore, vit, écrit ses articles publiés dans le
Mercure de France et dans Al Akhbar en font la première femme reporter et aime. Elle épouse Slimène Ehnni, un
Algérien engagé sous les couleurs d'une France conquérante. Embarquée sur le front d'une guerre coloniale,
Isabelle, journaliste, est au coeur du choc des cultures et des religions, entre Europe et Moyen-Orient, entre
christianisme et islam, un choc qui rebondit jusqu'à notre propre actualité. Là encore, le regard d'Isabelle se révèle
d'une audacieuse modernité. Victor Barrucand, son protecteur et éditeur, s'en fait l'écho. Dans une lettre au colonel
Lyautay, également proche et admirateur de la journaliste exploratrice, il écrit : « D'un point de vue qui n'est pas
étranger à la civilisation, nous avons nous-mêmes beaucoup à apprendre des musulmans, mais cela, nous ne le
savons pas encore. Isabelle Eberhardt va plus loin, trop loin sans doute. »
Estelle Lucien
La Tribune de Genève
Isabelle Eberhardt
EXTRAITS
C'était là-bas, sur la côte orientale de Tunisie, dans les oliveraies profondes du Sahel, en automne. Sous des
vêtements masculins et une personnalité d'emprunt, je campais alors dans les douars du caïdat de Monastir, en
compagnie de Si Elarhby, khalifa. Le jeune homme ne se douta jamais que j'étais une femme. Il m'appelait son frère
Mahmoud et je partageai sa vie errante et ses travaux pendant deux mois. Nous étions occupés à prélever, bien à
contre-coeur, l'arriéré de la medjba, l'impôt de capitation que payent les musulmans hommes en Tunisie. Partout,
Copyright © ZigZag magazine
Page 3/6
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
dans les sombres tribus indociles et pauvre, l'accueil nous fut hostile. Seuls, les burnous rouges des spahis et les
burnous bleus des deïra en imposaient à ces hordes faméliques... Le bon coeur de Si Larbi se serrait, et nous avions
honte de ce que nous faisions - lui par devoir, et moi par curiosité - comme d'une mauvaise action. (Page 51)
Isabelle Eberhardt - Film 1992 Réalisateur : Ian Pringle Mathilda May, Tchéky Karyo, Peter O'Toole...
Toujours impassible, monté sur un étalon blanc du Djerid, les yeux baissés, en silence,le marabout semblait occupé
seulement à contenir sa monture, sans une parole, sans un mouvement brusque sur la bête furieuse. Enfin, un sorte
de cortège se forma, ondulant et blanc, que dominait seule la haute stature du marabout vêtu de vert. Lentement,
nous avancions vers l'est, comme allant à la rencontre du soleil levant encore caché par les dunes énormes qui
enserrent Eloued. Quand, sortant après des sentiers tortueux et noyés encore d'ombre bleue, nous fûmes sur les
hauteurs, la lueur rouge du jour magnifia le cortège blanc. Les dunes silencieuses et stériles semblaient enfanter des
foules. Des tribus entières dévalaient des collines, surgissant des jardins... Soudain, devant nous, un grand cercle
vide se forma et, avec un chant saccadé et sauvage, un vieux chant de guerre de jadis, douze jeunes hommes
vêtues de soies de Tunis aux plus éclatantes couleurs s'élancèrent dans l'arène, armés de longs fusils incrustés et
de tromblons. Simulant une attaque, avec des cris rauques, ils s'élancèrent vers nous et, tout près des chevaux qui
reculaient effrayés, ils déchargèrent leurs armes, à la fois, dans le sable. Alors les chevaux s'élancent, fous,
gesticulant de leurs pieds de devant au-dessus de la foule... Les yeux exorbités, la bouche ruisselante d'écume, ils
veulent reculer encore... Mais poussés par les éperons aigus, ils s'emballent, se ruent dans la foule qui, serpentine et
souple, s'entr'ouvre et leur livre passage. Et ainsi, à chaque espace un peu plat, un peu vaste, la scène sauvage
recommence. (Page 80)
Isabelle Eberhardt - Film 1992 Réalisateur : Ian Pringle Mathilda May, Tchéky Karyo, Peter O'Toole...
Les derniers jours de l'été s'égrenaient monotones. Sous l'accablement d'un ciel sans nuages, Alger dormait. Les
rues, où les passants étaient rares, semblaient plus larges, et des essaims de mouches bleues bourdonnaient dans
l'ombre brève des maisons. Les collines de Mustapha se voilaient de poussières ténues, et les blancheurs laiteuses
de la haute ville s'éteignaient. Là, pourtant, dans les ruelles étranglées, la ville continuait ardente, ivre de lumière et
Copyright © ZigZag magazine
Page 4/6
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
de couleur, avec des étalages de fruits et d'étoffes, et le chant pensif des rossignols captifs devant les cafés maures.
Un lourd ennui pesait sur Alger, et je me laissais aller à une somnolence vague, sans joie et sans chagrin, et qui,
sans désirs aussi, aurait pu avoir la douceur de l'anéantissement. Tout à coup, le combat d'El-Moungar survint, et,
avec lui, la possibilité de revoir les régions âpres du Sud : j'allais dans le Sud-Oranais, comme reporter... Le rêve de
tant de mois allait se réaliser, et si brusquement. e long voyage en chemin de fer, à travers tout l'ouest et le
sud-ouest de l'Algérie, fut charmant. Dans la première émotion joyeuse du départ, j'eus quelques heures de repos et
de rêverie. Il est ainsi, à certaines époques de la vue, des instants où rien d'extraordinaires ne survient, mais qu'on
n'oublie jamais dans la suite, car ils sont d'une indicible douceur. (Page 125)
Isabelle Eberhardt - Film 1992 Réalisateur : Ian Pringle Mathilda May, Tchéky Karyo, Peter O'Toole...
Parfois un fellah, poussant devant lui un petit âne disparaissant sous une charge de palmes qui frôlent les murs avec
un bruissement métallique. L'homme marche, l'oeil vague, le bâton sur l'épaule, tenu très droit, d'un geste hiératique
comme on en voit aux personnages des bas-reliefs égyptiens. Il chante, pour lui tout seul, doucement, une vieille
mélopée berbère ; il échange quelques salam distraits avec les fantômes blancs immobiles le long des murs. Une
vieille paraît, courbée sous une outre pesante. Assis ou à demi couchés sur les bancs de terre, les ksouriens,
berbères blancs, ou les kharatine, autochtones noirs, parlent sans hâte, se grisant d'ombre et d'immobilité longue.
Les Zoua, Arables fortement métissés de berbères, drapent en d'épaisses laines blanches leurs corps chétifs :
l'afflux du vieux sang ksourien appauvri à travers les siècles, et la vie somnolente, toujours à l'ombre, ont abâtardi
leur sang arabe, et ils n'ont plus ni la belle prestance ni la robustesse souple des nomades. Quelques-uns sont
beaux, pourtant, mais d'une pâle beauté efféminée, comme on devait en voir aux jeunes hommes, sur les carrefours
de Carthage. Ce sont des artisans et des scribe, et non des hommes de guerre. (Page 143)
Depuis longtemps les nomades ont oublié la solitude de leur existence traditionnelle, sur les Hauts-Plateaux, sans
autre souci que leur troupeaux et les éternelles querelles de groupes à fractions, que vident parfois quelques coups
de fusil sans échos. Depuis longtemps, ils marchent ainsi à travers le désert, avec les colonnes et les convois, dans
la continuelle insécurité du pays sillonné de bandes affamées, tenues comme des troupeaux de chacal guetteurs
dans les défilés inaccessibles de la montagne. Maintenant l'hiver va venir, le sombre hiver glacial, les nuits sans abri,
près des brasiers sans chaleur. Et, avec la grande résignation de leur race, ils se sont habitués à cette vie, parce
que, comme tout ici-bas, elle vient de Dieu. (Page 165)
Au lieu du silence et du recueillement des autres villes de l'Islam, ici, c'est un grouillement compact et bruyant, une
tourbe qui se démène et roule dans la vase des rues. On dirait qu'un vent de fièvre a passé sur Oudjda. Les gens
semblent se hâter, eux qu'on s'attendait à voir marcher lentement, gravement. Ils se pressent, se bousculent. Pour
quelles affaires urgentes, pour aller où, puisque c'est le soir et que les portes vont être inexorablement closes ?
D'abord quelques ruelles misérables, puis une première place bordée de maisons jadis blanche et qui s 'écroulent,
étalant de l'argent lèpres noires, montrant des lézardes profondes comme des blessures. S'ouvrant sur la fange noire
du sol, des boutiques, alvéoles étroits où s'entassent des marchandises et des victuailles : olives noires, luisantes,
Copyright © ZigZag magazine
Page 5/6
Suisse - Les mots du voyage - Isabelle Eberhardt
dattes, brunes pressées en des peaux tannées, jarre d'huile verdâtre, pains de sucre enveloppés de papier bleus.
Sur les sentiers un peu secs, la foule se tasse le long des murs que le continuel frottement des mains polit et souille.
Quel mélange de races, de types, de costumes ! Citadins de Fez ou d'Oudjda, en djellaba de drap fin, le visage
blanc et impassible, au regard de ruse et d'orgueil... Nomades en haillons terreux, enturbannés et encapuchonnés, le
chapelet au cou, profils réguliers et durs, plus connus pourtant et plus sympathiques... Femmes loqueteuses,
minables, roulées dans de vieux haïk de laine sale, trainant leurs savates dans la boue... Courant entre les piétons,
fuyant comme des bandes de souris sous les pieds des chevaux, des nuées d'enfants quémandeurs, effrontés, polis
pourtant, avec de doux minois, avec de longs yeux de caresse... Enfin ce sont des soldats et les rôdeurs, à peine
distincts les uns des autres, visages de famine et de pillage, les Gueballa du Centre surtout, robustes encore après
de longs mois d'atroce misère, avec des faces osseuses, des dents aiguës et des yeux luisants. Quelques-un portent
la veste rouge du makhzen, par-dessus d'indicibles loques. (Page 218)
Ecrits sur le sable
Éditions Grasset et Fasquelle - 1988
Copyright © ZigZag magazine
Page 6/6

Documents pareils