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Le Publieur est heureux de vous donner à lire un extrait de "Ne dis pas que tu vas ton dernier chemin", le livre de Charles Schulman. un devoir de mémoire d’un enfant de la shoah Je me présente aujourd’hui à mes descendants ou autres lecteurs qui je l’espère de tout mon cœur, seront intéressés par une vie que j’estime modestement, hors du commun. Je m’appelle Charles Schulman, je suis juif polonais, de nationalité française depuis 1955, français de cœur et d’esprit, âgé de soixante et onze ans aujourd’hui, et ayant cessé depuis peu mes activités professionnelles de président d’une société de haute technologie mondialement connue dans sa spécialité. J’ai aujourd’hui le loisir de jeter un regard sur ce parcours qui fut le mien, ponctué d’heurs et de malheurs, de gros nuages gris, noirs, de tempêtes, de cataclysmes et de coins de ciel bleu. Je suis en effet un des rares enfants juifs survivant de la seconde guerre mondiale, où près de six millions de Juifs d’Europe ont été exterminés dont un million et demi d’enfants. Cette période de l’histoire appelée aujourd’hui Shoah représente en effet l’engloutissement d’une civilisation, celle du judaïsme d’Europe centrale et orientale, le judaïsme polonais étant numériquement le plus important. 9 « ne dis jamais que tu vas ton dernier chemin » J’avais depuis longtemps l’intention de donner forme au projet, qui me tenait beaucoup à cœur, de prendre le temps, de réfléchir pour raconter ma vie, mais jusqu’à l’an passé, mon activité professionnelle m’en a empêché. Depuis plus d’un demi-siècle, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, une question lancinante me hante : comment se fait-il que toute ma famille – c’est-àdire mon père, ma mère, ma sœur et moi-même – ait survécu à la politique d’extermination des Juifs mise en œuvre par les nazis ? Nous sommes, en effet, une exception extraordinaire. Parmi les Juifs polonais, les survivants ne sont pas si nombreux et un nombre infime de familles juives polonaises se sont retrouvées dans leur intégrité à la Libération. Pourquoi une telle exception ? Qu’est-ce qui fait que nous avons eu une telle chance ? Pourquoi nous et pas les autres ? C’est une question à laquelle je ne peux pas et ne sais pas répondre. Je me suis parfois demandé si ce n’était pas parce que mes parents n’étaient pas du tout croyants qu’ils ont survécu, et nous avec. À moins de croire en l’existence de Dieu et d’émettre l’hypothèse qu’il aurait ainsi voulu lui-même nous en donner une preuve… Mais ne serait-ce pas une injustice terrible pour tous ceux qui sont morts et qui, eux, au contraire, étaient religieux, même souvent très religieux ? À une telle question il n’y aura probablement jamais de réponse, mais elle ne cesse de me préoccuper et c’est elle qui, en grande partie, m’a incité à raconter ici ma vie. Je dois même avouer que, quand on est ainsi un survivant privilégié, il est difficile de ne pas éprouver un certain sentiment de culpabilité. 10 un devoir de mémoire Je suis né le 11 avril 1931 et j’ai été libéré du camp de concentration de Buchenwald le 11 avril 1945, date que je considère comme celle de ma deuxième naissance. D’abord, je me suis prénommé Chaskiel (prononcer « Raskiel »), un prénom hébraïque qui correspond à la prononciation ashkénaze* du nom du prophète Ezechiel. C’est une tradition chez les Juifs ashkénazes de ne pas donner à un enfant, un prénom porté par un ascendant encore en vie et de lui donner, au contraire, celui d’un parent ou d’un aïeul décédé. Je reçus ainsi le prénom de mon grand-père paternel tandis que ma sœur, mon aînée de trois ans, portait celui de notre grand-mère paternelle. En Pologne, l’état civil était tenu par les autorités religieuses et la communauté juive relevait donc du rabbinat, mais il était aussi d’usage de porter un prénom polonais et c’est ainsi que moi je fus nommé Henryk (diminutif : Heniek ; en français : Henri), pour garder la même prononciation polonaise de la première lettre. Après la guerre, à mon arrivée en Belgique et pour inaugurer ma nouvelle vie, j’ai encore changé de prénom et je suis devenu Charles. L’oncle qui nous accueillait, trouvait que c’était le prénom dont la consonance était la plus proche de Chaskiel. Ma sœur Chaya (prononcer Raya) fut d’abord Hélèna, et aujourd’hui elle se prénomme Hélène, en français. Mon premier objectif est de faire savoir à mes descendants et autres proches ce que ma vie a d’exceptionnel, ce que j’ai vécu au cours d’une partie de mon enfance et de * Les termes suivis d’un astérix renvoient au glossaire situé en fin de volume. 11 « ne dis jamais que tu vas ton dernier chemin » mon adolescence; je veux aussi leur laisser ce témoignage par écrit, parce que si je me contentais de le leur raconter oralement, cela n’aurait pas le même poids ni la même précision : une parole avec le temps se déforme, se perd peu à peu. Si cela pouvait intéresser d’autres personnes, j’en serais, bien sûr, très heureux. D’autres que moi, certes, ont vécu cette période et quelquefois plus atrocement, mais qu’en sauront mes descendants ? Comment pourraient-ils savoir, comprendre ce que mes parents, ma sœur et moi-même avons vécu ? Comment pourraient-ils savoir que si nous avons survécu, c’est uniquement parce que nous avons eu de la chance. Il est important qu’ils connaissent la vie de leurs ancêtres et, si malheureusement un jour une telle horreur devait recommencer, peut-être cela pourrait-il au moins contribuer à éveiller leur vigilance. Souvent les parents ont envie de faire savoir à leurs enfants, et aux enfants de leurs enfants, d’où ils viennent. Souvent les enfants veulent attribuer un nom ou un visage à leurs ancêtres, connaître l’histoire de leurs vies, mais il est généralement trop tard et il n’y a plus personne pour répondre à leurs questions. Moi-même je me pose maintenant des questions que j’aurais dû poser à mes parents tant qu’ils pouvaient encore y répondre, mais je ne l’ai pas fait à temps et plus personne ne peut éteindre ce besoin de savoir. J’ai tenté d’interroger plus d’une fois un de mes cousins nettement plus âgé que moi, appartenant en quelque sorte à une génération intermédiaire entre celle de mon père et la mienne. Je pensais que lui, pourrait me donner plus de précisions sur la vie de ma famille mais, comme il ne vivait pas dans la même ville que nous, j’ai dû rester sur ma faim. 12 un devoir de mémoire Quant aux souvenirs se rapportant à ce que j’ai moimême vécu, ce n’est pas si simple… Je m’étonne d’abord d’avoir si peu de souvenirs, ou alors ils sont bien vagues, avec très peu de détails. Bien sûr, il y a vingt ans, je me serais sans doute mieux remémoré tous ces événements, mais ce n’est pourtant pas seulement une question d’âge. Ensuite, et cela est plus étrange, mes rares souvenirs me paraissent très lointains, un peu comme si c’était des faits que je n’aurais pas moi-même vécus, ou comme s’ils s’étaient insérés dans ma mémoire d’adulte. En fait, j’ai l’impression qu’on m’a volé mon enfance, qu’on m’a dépossédé de cette tranche de vie, puisque j’ai été plongé dans la guerre très jeune, enfermé dans un ghetto, dans deux camps de travail, puis déporté au camp de concentration de Buchenwald. Aussi, je me retrouve aujourd’hui recherchant mon enfance perdue. Quant à ma sœur, plus âgée que moi de trois ans, elle ne se souvient guère mieux de cette période, même plutôt moins bien. Mes amis qui étaient détenus en même temps que moi à Buchenwald (nous sommes quelques-uns à nous voir assez souvent) ont parfois un peu plus de souvenirs, peut-être parce qu’ils étaient alors un peu plus âgés que moi. Il se trouve aussi qu’ils appartenaient à des milieux religieux, à des communautés pour lesquelles les fêtes juives étaient importantes, et que ce sont elles qui les ont le plus marqués. Quoi qu’il en soit (et tant pis si ma mémoire n’a pas l’ampleur que je lui souhaiterais), c’est pour moi un devoir de témoigner, d’apporter ma propre contribution aux nombreux récits déjà parus sur cette tragédie collective.