L`ambivalence du corps vu par la médecine
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L`ambivalence du corps vu par la médecine
L’ambivalence du corps vu par la médecine Didier Sicard Plus que le corps morcelé, qui finit par devenir un lieu commun, ce colloque a mis en évidence la notion de corps ambivalent selon le regard porté sur lui. Comme un corps d’hermaphrodite est toujours plus complexe que l’apparence offerte de caractères sexuels différents chez la même personne. Tracer une frontière nette entre un corps unifié et un corps morcelé n’a pas beaucoup de sens. En revanche, interroger l’ambivalence du rapport du corps au symbolique, au temps, au désir, au droit, au marché, au savoir savant et populaire offre un champ de réflexion immense qu’a creusé ce colloque sur le corps morcelé. 1 Le corps symbolique La première réflexion est celle du contraste entre la vision d’un corps objet, épris de rationalité, seul admis par la médecine et la force persistante du symbolisme de représentation. Analysant la greffe d’organe, David Le Breton, a mis en perspective l’angélisme du don selon les médecins et la tyrannie de la dette ressentie par les malades, la détresse potentielle du malade guéri que ne peut comprendre la médecine ; Il s’est étonné, comme Véronique Legendre, des contradictions suscitées par l’augmentation des conduites à risque et le caractère de plus en plus insupportable de la mort et du stress psychique qui justifie l’existence de Samu psychiatrique. C’est en cherchant selon lui dans les anfractuosités que l’on trouve des réponses aux questions refoulées par nos sociétés. Comment ne pas s’étonner de la disparition quasi complète de l’autopsie dans notre culture qui a banalisé à outrance l’échange d’organe ? comme si une censure sur la mort 201 D. Sicard, L’ambivalence du corps vu par la médecine s’abattait sur notre société de performance qui ne voit plus que la vie. La mythologie nous offre parfois une ouverture, sinon une explication décalée de nos comportements. Marc Michel, avec sa subtilité habituelle, a montré que c’était le partage avec l’autre qui reconstruisait sans cesse le corps. Quand l’amour d’Isis reconstruit le corps morcelé d’Osiris, il va bien au delà de la question du statut unifié ou fragmenté du corps. Il révèle que le corps est reconstruit sans fin par l’autre, comme une recherche impossible d’une unité primordiale perdue. C’est le partage qui crée l’unité, pas le narcissisme toujours vain. Le morcellement est une pathologie du lien. 2 Le corps et le temps L’étrange demeure de la complicité du malade dans l’acceptation de ce morcellement. Jean Biehler s’est interrogé sur les raisons qui peuvent conduire le malade à prendre l’initiative d’offrir seulement une partie de son corps à la Médecine, peut être pour conjurer le sort , « pour réduire la voilure », quand sa vulnérabilité même menace son intégrité ; le détachement apparent offert aux autres vis à vis de sa propre unité camoufle en réalité l’attachement que chacun éprouve pour son corps, autre ambivalence. Le rapprochement du corps et du temps, morcelés, conduit Pierre Ancet à constater le choc en retour, en boomerang, d’un temps bousculé, haché sur l’unité du corps, cette unité qui seule permet (et se fonde sur) le rapport à l’autre. Un autre, en l’occurrence la médecine, qui a substitué à la clinique du corps et à l’écoute de la parole, des images et des chiffres pétris d’objectivité. Le temps de ces paramètres de plus en plus spécialisés, le temps encadré par des nécessités économiques, tyranniques, imposent leur domination, qui récusent celle du temps des malades, toujours en quête d’échanges relationnels pour maintenir son unité. C’est le morcellement de l’environnement temporel et technique qui fragmente le corps, pas l’inverse. 202 D. Sicard, L’ambivalence du corps vu par la médecine 3 Le corps et l’Eros Symbolique toujours à l’oeuvre, inquiétude et désir d’un corps, lorsqu’ils rencontrent la médecine, sont bien souvent méconnus par elle. Jean-Christophe Weber a souligné la gravité de cette méconnaissance qui finit par ignorer la vraie nature du corps, son Eros. Cette ignorance conduit nécessairement la médecine à ne pas reconnaître le sujet, mais à le remplacer par ce que disent de lui les neurosciences, les images, google, voire. . . les fonds de pension. Reconnaître le suet pour la médecine, c’est reconnaître avant tout l’ambivalence de ses désirs, de son moi, pas lui substituer des artefacts, fût-ce au nom de son bien. 4 Le corps et le droit Le droit ne facilite pas cette reconnaissance du sujet. À côté du corps dit par la médecine, il y a le corps dit par le droit. Didier le Prado a mis en exergue les contradictions immanentes du droit dans son rapport au corps. Il le décrète inviolable, hors marché, mais cette inviolabilité concerne plus le corps comme réceptacle de la personne que comme corps en tant que tel. Il refuse en effet de donner un statut au foetus humain, dont il permet la destruction pour des raisons médicales jusqu’à quelques secondes avant l’accouchement. Le corps n’est donc reconnu que s’il est né. Avant sa naissance il n’a pas d’existence juridique. Il est inviolable, mais il est disponible implicitement pour un prélèvement d’organes après sa mort. Il est inviolable, mais son inviolabilité passe après celle des collections anthropologiques et ethnologiques des musées. Le corps est indisponible, hors marché mais les volontaires sains peuvent être indemnisés en prêtant leur corps à la recherche (certes sans pouvoir en obtenir un revenu lucratif). Il est hors marché, mais l’ambivalence se manifeste entre le corps réel et le corps produit, « comodifié ». Des cellules peuvent devenir brevetables ; des interrogations se font de plus 203 D. Sicard, L’ambivalence du corps vu par la médecine en plus pressantes pour autoriser le commerce du sang de cordon, de l’utérus, voire des gamètes. 5 Le corps et l’information Il existe un écart croissant entre le corps défini par un savoir savant, objectivable, classifiable, nosologiquement fragmenté, finissant par être dicté par le « biopolitique » au sens foucaldien du terme et le corps connu par le savoir populaire (Jean-Michel Vidal). Cette béance est aggravée par l’Internet qui fait intrusion dans le savoir populaire en le dévaluant et en lui substituant un pseudo savoir scientifique. La médecine elle même fait de la vieillesse une pathologie en la découpant en autant de spécialités (cardio, onco, psycho, neurogériatrie) au lieu d’anticiper le changement radical qui va surgir durant ce XXIe siècle, avec ce vieillissement croissant des populations et de s’y adapter en « gériatrisant » l’ensemble des spécialités (François Steudler). Plutôt que de spécialiser la gériatrie en tranches, peut être vaudrait il mieux considérer que c’est le corps vieillissant qui désormais est la finalité de la médecine. Que retenir en fin de compte de ce passionnant colloque ? Que le corps morcelé n’est pas seulement celui que définissent les spécialités médicales.il est celui que réclame une médecine technique qui supporte de moins en moins l’abord global tout en rappelant sans cesse sa nécessité. Le marché s’engouffre dans cette fragmentation. La tarification hospitalière à l’activité rémunère préférentiellement les activités ciblées sur un seul organe. Cette attitude contemporaine est à la source d’une aliénation de ce corps morcelé par la médecine et d’une médecine morcelée par l’économie. Isis et Osiris se prosternent désormais devant Hermès. Sans complexe,car les sciences humaines et sociales, l’histoire de la médecine qui pourraient constituer autant d’entraves sont refoulées au rang des disciplines accessoires,facultatives. Après avoir été fragmenté, l’exclusion du corps est peut-être son destin ; une destinée 204 qui oublie que derrière un corps, il y a un être humain désirant, jaloux de son unité et vivant plus dans le symbolique que dans le réel. 205