« Je parle avant qu`il - Les Ateliers du Social

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« Je parle avant qu`il - Les Ateliers du Social
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ne soit trop tard »
Une séance d’instance clinique, autour du récit d’un soignant
en grande difficulté avec un patient, conduit au plus près des
mouvements transférentiels et du travail du superviseur.
Pierre se présente seul, en
avance sur l’horaire. Je ne le sais pas encore,
mais c’est lui qui prendra la parole en ouverture de séance. D’habitude discret, il est
arrivé dans ce groupe « d’instance clinique »
en tant que stagiaire en formation, aujourd’hui il est diplômé. Ce travail clinique
de supervision se déroule en trois parties :
le récit, la reprise individuelle par chaque
membre du groupe, puis une mise en
commun associée au travail d’interprétation du superviseur.
LE CONTEXTE
© Sergio Moscona.
Ce groupe accueille des soignants de
deux unités de psychiatrie. Je l’anime
depuis six mois, à raison d’une fois par mois.
Nous commençons tout juste à faire
connaissance et à acquérir ensemble un
style de travail. Nous nous installons en
rond sur des chaises dans une petite pièce
qui nous est allouée, un peu à l’écart.
Pour chaque groupe de supervision, les
contingences matérielles demandent des
facultés d’adaptation qui ont une incidence
sur le déroulement des séances. J’y réfléchis toujours en amont et parfois en cours
de séance, en lien avec mes interprétations. La façon dont les participants arrivent, se saluent et s’installent est significative de l’ambiance.
Ce jour-là, à part Pierre donc, les participants nous rejoignent, un peu après
l’heure prévue, certains me serrent la
main, d’autres pas. Marine, très en retard,
Lydia LEDIG
Psychanalyste, superviseur.
arrive la dernière. Ce jour-là, elle manifestera des difficultés. Dans un coin,
s’installe toujours la même personne, là
où elle ne peut être vue par tout le monde.
La séance, qui dure deux heures, peut commencer.
LE PRÉAMBULE
Georges prend la parole avant même le
début de la séance. Il reproche à ce travail de ne pas être suffisamment axé sur
le transfert : « C’est mieux qu’avant (les
participants ont rejeté un autre intervenant
qui ne leur convenait pas) mais il y a trop
d’études de cas. » Lors d’une séance précédente, il nous avait pourtant annoncé qu’il
ne parlerait pas, expliquant qu’il prenait
trop la parole par ailleurs dans l’institution. Lorsque Georges s’exprime, il s’investit de manière pertinente et constructive
mais glisse facilement sur des questions
d’analyses institutionnelles.
Aujourd’hui, sa remarque est soutenue
par d’autres participants. Je me justifie
donc (peut-être à tort) sur la question du
transfert. J’explique que je connais peu
ce groupe, ce qui me rend prudente dans
mes interprétations. Je ne souhaite déstabiliser personne pour éviter les difficultés vis-à-vis des collègues ou de l’institution. Sentant que mon interlocuteur
m’y invite, je rebondis néanmoins sur ce
qui m’est apporté pour avancer sur les questions transférentielles. Je n’oublie pas
qu’en psychanalyse (dans le cadre d’une
séance en cabinet) il n’y a de résistance
que de l’analyste, mais ici c’est autre
chose. La question posée est essentielle,
car le repérage des places est nécessaire
et différent d’une séance d’analyse. Mon
employeur et l’institution qui le mandate
ont chacun un rôle dans cette démarche.
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LE CAS
Pierre prend la parole, seul. Comme prévu
par le protocole, il n’est pas interrompu ni
questionné. « J’ai des difficultés avec un
résident, je ne peux plus le supporter, je
ne pense pas être en souffrance mais je parle
avant qu’il ne soit trop tard. » Il ajoute :
« Je me soucie beaucoup, j’entends mon
prénom tout le temps, même chez moi, je
l’hallucine ». Puis, après un silence : « Je
ne sais pas quoi dire de plus, c’est quelqu’un d’attachant, je l’apprécie. » Pierre
ajoute encore après une pause : « C’est violent, il m’appelle, c’est trop fort avec les
choses de mon histoire. J’essaie de mettre
de la distance, je ne sais pas comment. Je
voudrais l’accompagner le mieux possible
sans être affecté. » En prononçant ces
derniers mots, sa voix s’assombrit et devient
inaudible, j’entends qu’il nomme le patient
évoqué « le résident » ?
LE GROUPE
Un long silence suit. Dans le deuxième
temps de cette séance d’instance clinique, les participants sont invités à
prendre la parole à tour de rôle.
Julie se lance : « Ça me touche… à quel
point on est pris dans des difficultés… »
Elle parle de projet de construction, fait
référence à des questions institutionnelles que je ne comprends pas et au
diplôme de Pierre. Dans ses propos, on
peut penser qu’il est mis hiérarchiquement en position inférieure.
Karim prend la parole : « Pierre s’est lancé,
dit les endroits où il est en difficulté, c’est
sain, soutenir nos pratiques n’est pas évident avec la hiérarchie. Les histoires personnelles viennent envahir notre engagement. La hiérarchie doit soutenir les
salariés. On doit travailler ça dans l’institution, l’adresse, l’écoute, le psychologique. La question de Pierre c’est comment
se positionner, l’institution doit répondre. »
Les échanges se poursuivent. J’entends
que le résident dont il est question les
appelle tous de la même manière, par leur
prénom et avec insistance.
Jean-Pierre : « Je me suis vu lorsque tu
as parlé. C’est bien que tu puisses en parler. Le travail en équipe peut te faire
moins souffrir. Tu dois te reprocher de mal
faire ton travail, rien de pire que de se
sentir bouffé par une situation, c’est normal. J’ai appris à répondre à une seule
chose à la fois et accepter de ne pas
pouvoir tout faire. Quand c’est trop violent, on ne peut pas tout faire. Il faut déléguer, je délègue. »
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Julie : « On avait parlé de lui il y a longtemps, j’étais en difficulté parce que ce
patient ne m’appelait plus. »
Georges : « On est tous passé par là. Le
fait qu’il me dise “bonjour” m’est devenu
insupportable. Nous n’avons pas d’espace pour comprendre. Nous avons besoin
de nous soutenir. Je suis content que tu
en aies parlé, il provoque du rejet. Si je
suis encore là… pas envie d’accepter
bon gré mal gré… »
Pendant les prises de parole, Marine
(arrivée en retard) sort en pleurant. Je suspends la séance et nous l’attendons. Au
bout d’un moment, je sors voir si elle
est dehors, mais il n’y a personne. Nous
patientons. Enfin, Marine revient et s’excuse. Je lui dis que nous l’avons attendue. « Aucun lien avec ce qui se passe
ici », précise-t-elle.
PREMIERS DÉCRYPTAGES
Oui, c’est bien que Pierre ait parlé, et
alors ? Que viennent faire les analyses
liées à l’institution ? J’ai entendu les difficultés partagées avec ce résident mais
je ne les comprends pas vraiment. Je
remarque l’angoisse exprimée par Julie et
le « content que tu en parles » de Georges.
Je note les difficultés de Pierre à s’exprimer, le fait que je ne me représente pas
le résident qu’il évoque et surtout la question de son éventuelle violence.
Pierre reprend la parole et développe son
propos : « Ce résident parle beaucoup de
violence vécue, il entend des voix et
délire sur des questions de bagarres. Il
me renvoie des choses. »
Puis Pierre parle de lui : « C’est un tournant professionnel pour moi. Je viens
d’avoir mon diplôme et un contrat à durée
indéterminée. Cette histoire me questionne, j’ai besoin d’avancer. J’ai pris rendez-vous ce matin pour commencer une
psychanalyse. Je ne supporte pas de ne
pas pouvoir accompagner au mieux les
résidents. J’ai l’impression de stagner, de
ne pas faire mon travail. J’ai trouvé ma place,
j’ai compris que j’ai une relation transférentielle avec ce résident mais il faut que
j’avance. Je suis mal de ne pas maîtriser
et de ne pas avoir de réponse à tout. »
Georges : « C’est violent de rentrer en
relation avec l’autre, ce qu’il raconte. J’ai
moi-même cassé la tête à tout le monde,
à un moment de ma vie. Soit je faisais un
travail psychanalytique soit je me flinguais. On ne maîtrise pas nos émotions. »
Julie : « Comme je n’étais pas là à pleintemps c’est comme si, ce résident, je
l’abandonnais à chaque fois, je partais tout
le temps. »
Pierre : « La question de la bonne distance,
je ne suis pas d’accord quand on dit que
l’on n’est pas là pour les aimer. Pour
moi c’est de la maltraitance. Quand il ne
m’appelle plus, j’ai peur, je m’inquiète.
Il a un versant dépressif. C’est vrai que
j’ai du mal à parler. Pouvoir parler c’est
comme faire des scoubidous. Le résident me dit : “Si j’avais eu un père comme
toi”… C’est la question du filtre entre la
vie personnelle et la vie professionnelle. »
Karim répond : « Tu as présenté ton bébé
aux résidents, tu es repéré comme père, c’est
ta vie personnelle, ta fonction paternelle. »
Pierre : « Quand il s’est fait hospitaliser
il n’acceptait que moi dans sa chambre
“tu me laisses tomber !” disait-il ».
Je lui rétorque : « Ben oui il est lourd »…
Pierre : « Lorsqu’il parle de bagarres, de
vols, rien ne fait loi pour lui, rien ne l’arrête. » Il termine : « Ce résident nous
adresse autre chose… il a eu une gastro,
s’est frotté l’anus jusqu’au sang et m’a
adressé un mouchoir en me disant : “Je
saigne” ». Pierre se questionne : « Peutêtre ce patient a-t-il été abusé sexuellement ? »
Après ces évocations j’interviens pour
demander de quel côté se situe cette
maltraitance.
Karim : « C’est une relation fusionnelle,
l’autre n’existe pas, avec ce résident
c’est la question de la distance, de la séparation. Par exemple comment éviter qu’il
squatte le bureau ? »
Je remarque : « Quand il n’est pas là, il
est là quand même, on s’inquiète, il ne
disparaît pas de la pensée. »
Jean-Pierre : « On ne peut pas le sauver,
sa mère l’a jeté, sa famille n’appelle pas,
il ne faut pas s’en vouloir, on est des
êtres humains. »
Puis vient la question de la supervision
évoquée comme un manque institutionnel : « On ne peut exprimer pas son malêtre, ça me manque ».
Pierre me murmure un merci au moment
de sortir.
LA PLACE DU SUPERVISEUR
Le sujet supposé savoir (SSS) n’est pas forcément le superviseur, et cette place peut
circuler et être prise par un autre membre
du groupe. Mais c’est le superviseur qui porte
les règles du dispositif. Au moment où
Marine quitte la séance, c’est moi qui
décide d’interrompre le travail du groupe
pour lui donner toute sa place et garder la
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cohérence de l’ensemble. La place de
superviseur peut être perçue comme extérieure aux préoccupations quotidiennes
des participants et en dehors de l’institution, mais la réalité est plus complexe.
La commande institutionnelle (contrat, paiement) fait que je peux être assimilée à
l’institution elle-même. Comme le montrent les propos précédant la séance, je
suis là pour recueillir une parole revendicative. Et si je ne suis pas salariée de
l’institution, je me sens néanmoins parfois en capacité de décider ou de comprendre ses enjeux.
Dans ce même groupe, au cours d’autres
séances, les participants m’ont demandé
des apports théoriques. J’étais alors investie comme porteuse d’un savoir idéalisé.
Or, il s’agit de se dérober au savoir comme
à l’exhibition hystérique de l’observation. Cette place d’exception doit rester
fondée et légitimée hors du groupe par
le dispositif. On constate combien il est
difficile de garder une posture stable,
un cadre précis. Dans sa solitude et son
inconfort, le superviseur s’autorise cette
place, et comme le psychanalyste il ne
se soutient que du désir qui l’anime. Il
doit tenter de tenir une vacance porteuse
de désir et de création individuelle plutôt que de répondre à l’attente d’une
parole censée dire ce que chacun doit faire.
LE TRANSFERT CIRCULE
La supervision est d’abord un dispositif
de travail : une commande à un prestataire extérieur, un lieu, un groupe de personnes, un rendez-vous régulier… Puis on
installe une fiction, avec ses règles et ses
conséquences sur la question du transfert, où le superviseur n’occupe pas forcément la place assignée.
Cette fiction en trois parties, décrite par
Joseph Rouzel (1), (le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe,
puis la mise en commun associée au travail d’interprétation du superviseur) peutêtre assimilée à un praticable (2) qui
permet des déplacements à partir d’éléments
de la réalité. La règle du jeu n’est pas de
produire du semblant mais d’opérer une
mise en mouvement. Ce travail échappe
au savoir et à l’illusion de vouloir palier
au manque de chacun. L’intérêt de cette
formule, en trois parties, oblige à s’entendre et s’écouter.
Lors d’une supervision, la prise de parole
est souvent précédée d’un silence plus
ou moins long. C’est pourquoi, lorsque quelqu’un se lance, sa parole est investie
d’une écoute particulièrement attentive.
Le récit est d’abord délivré aux autres dans
une quête de reconnaissance. Le groupe
réagit comme tel, il est plutôt bienveillant
et maternant.
Le transfert précède le récit : il a d’abord
lieu, dans l’exemple rapporté précédemment, entre Pierre et le résident. On
remarque ici à quel point Pierre se lance
à partir d’un impossible, d’un incommunicable. Il hésite, son discours est haché.
La vérité se dit en morceaux. Lors de la
première écoute, certains points me sont
obscurs. On entend la solitude de Pierre
et son sentiment d’insuffisance qui l’incite à faire appel à l’autre. Il se réfère à
l’équipe et devient sujet dans l’institution.
Il est frappant de noter que sa démarche
suit de près son contrat en CDI. Il s’agit
pour lui d’affronter ses difficultés, de se
raconter, de prendre un risque personnel
en affrontant le contrôle des autres.
Dans cet exemple, le transfert avec le résident psychotique est massif. Sa nature
intense et insistante donne des repères
intéressants sur la structure psychique du
patient. L’appel par le prénom, la nomination de l’autre comme si l’intéressé avait
besoin de s’appeler lui-même sans cesse.
L’effet produit sur les salariés est cohérent. Chacun a une façon différente de réagir,
alors que pour sa part le patient adopte
sensiblement la même attitude avec
chaque soignant. Sauf avec Pierre qui
semble avoir été entraîné plus loin. On
remarque également l’absence de fondement historique de l’anamnèse de ce
patient et de cette relation. Souvent, dans
la psychose, les récits n’ont pas d’inscription repérable dans le temps et la
filiation. On entend également une confusion chez Pierre, le porteur du récit, qui,
dans un transfert, a « endossé » des hallucinations (« j’entends mon prénom tout
le temps, même chez moi, je l’hallucine »).
Par ailleurs, dans la décision de Pierre
de commencer une psychanalyse, on note
une autre adresse, un ailleurs. « Soigner
le soignant », comme disait François Tosquelles. Les salariés en thérapie à l’extérieur de l’institution sont souvent ceux
qui critiquent le plus mon rôle et avec lesquels le transfert est le plus négatif. Le
« bon psy » c’est l’autre… peut-être celui
que l’on a choisi et que l’on paye plutôt
que celui mandaté par l’institution.
Loin de résoudre des difficultés, la parole
circule et produit des effets individuels.
On entend bien comment chacun est pris
dans la parole de Pierre. Entre Julie qui
fait référence à des questions d’abandon et Jean-Pierre qui lui explique qu’il
faut déléguer, il y a une mise en lumière,
individuelle mais aussi une mise en mouvement. L’éclairage sur le rôle paternel
de Pierre vient d’un collègue. Le transfert circule. On se demande si, lorsque
Pierre revendique le fait d’aimer les résidents, il ne parle pas du transfert. Une
forme d’amour bien décrite par Freud
mais si difficile à saisir.
À partir d’une situation étanche et complexe à formuler, Pierre a donc provoqué des fuites et tenté de redonner à
chacun, y compris les absents évoqués
(ici les résidents), sa place de sujet. Le
dispositif du récit n’est pas anodin : c’est
un parcours, un chemin qui se poursuit
pour chacun sur sa route différente de celle
de l’autre avec quelques espaces communs.
1– Joseph Rouzel, La supervision en travail social, Dunod,
2007
2– Le praticable est un objet utilisé dans le spectacle, le
plus souvent en bois, sur une structure en aluminium. Ces
plateaux de formes rectangulaires montés sur pieds réglables,
sont utilisés de toutes sortes de façons pour créer un lieu,
une scène, différents niveaux (musiciens), ou tout simplement pour s’asseoir, ils sont le plus souvent peints en noir
et les gros praticables sont montés sur roulettes.
Résumé : L’auteur décrit une séance d’instance clinique en prenant appui sur le récit d’un soignant qui ne supporte plus un patient. Ce travail de
supervision se déroule en trois parties : le récit, la reprise individuelle par chaque membre du groupe, puis une mise en commun associée au travail d’interprétation du superviseur.
Mots-clés :
Cadre psychanalytique – Cas clinique – Contre transfert – Distance thérapeutique – Équipe soignante – Hôpital
psychiatrique – Parole – Pratique professionnelle – Rôle – Supervision – Transfert.
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