Les carnets de Bagdad

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Les carnets de Bagdad
EDITIONS GRASSET
Les carnets de Bagdad
" Cette nuit, jai fait un rêve éveillé. Il était tard et Bagdad était impeccable de tranquillité. Le
Tigre coulait, puissant, sa surface hérissée par une brise qui lui donnait la chair de poule.
Puis on a entendu comme un orage en montagne. Dabord des grondements lointains, les
premiers éclairs qui sapprochent, venus dune autre vallée, et le premier coup de tonnerre,
énorme, au-dessus du toit. Le bruit a réveillé les systèmes dalarme des voitures et les chiens
ont hurlé à la mort. Haut dans les ténèbres sest allumé le vol de papillons rouges des obus
de 57 mm de la DCA. Sur lautre rive du Tigre, deux boules de feu, brèves, intenses.
Quelquun a claqué des portes dans le ciel. Et tout lhorizon sest éclairé."
Lorage, toujours lorage, une pluie déclairs, rythmé par le grondement sourd et répété des
bombardiers B-52, comme une lente pulsation, le battement dun cSur quon écoute au stéthoscope.
De la mosquée dà côté est montée la voix du muezzin rendant grâce à Dieu. " Hiver et printemps
2003, Jean-Paul Mari est en Irak. Le jour, il couvre la guerre ; la nuit, il tient son journal. Sa caméra
littéraire raconte avec humanité le quotidien dune guerre que lon na pas vue
CARNETS DE BAGDAD
PROLOGUE
Il fait nuit et tout brille. Lobscurité va bien à Bagdad. Cest lheure où jécris mon journal. Dehors, le
ciel est noir, rouge ou sale selon la météo des bombardements. Par la fenêtre ouverte, je respire la
ville. Puanteur du pétrole en flammes, poussière de vent de sable, souffle sec dun missile
Tomahawk qui fait trembler les vitres, odeur de brûlé, de cendres, dordures. Ecrire est un luxe. Il
faut de lélectricité, un ordinateur, un téléphone satellite, une batterie chargée. Parfois, on renonce,
par économie. Écrire ce soir, cest sinterdire larticle de demain si le courant ne revient pas. Je nai
jamais tenu de journal. Au départ, il nétait question que de notes à faire parvenir sur le site de mon
hebdomadaire. Que sest-il passé ? Lenvie de raconter, vite, par petits bouts, un peu dinsomnie, de
fatigue, dangoisse, dabandon. Et ces messages qui partaient, droits et fugaces, vers un satellite. A
qui est-ce que je parlais pendant cette histoire des Cent et Une Nuits ? A mon ordinateur, à
moi-même, à un ami, à quelquun dinconnu... je ne sais pas. Je disais la ville, les bunkers et le bord
du Tigre, ses habitants, leur violence, leur fragilité, leur charme, un obus sur lhôtel Palestine,
lintérieur dune salle de tortures, ma révolte, une conversation drôle avec mes filles, mon cafard, la
légèreté parfois de la guerre, son horreur et sa beauté perverse quand les papillons rouges des obus
antiaériens allume lhorizon. Une nuit ou deux, jai cessé décrire. Plus de batterie ou trop fatigué. Et
un message émail, expédié par un inconnu, sest allumé sur mon écran. Il me reprochait de ne plus
rien envoyer. Puis un deuxième me pressait de faire attention à moi. Un troisième parlait de caméra
littéraire, - drôle dexpression -, et un autre insistait : "Cest la nuit quil faut croire à la lumière". Alors,
jai continué mon journal, pour eux, pour moi. Avouons-le : ces « Carnets » sont nés par surprise,
dans le plus grand désordre. Rien détonnant, la guerre, cest le chaos.
DIMANCHE 16 FÉVRIER
01. Jean-Paul Mari
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- Amman-Bagdad :
Avant même latterrissage, Bagdad étale sa modernité par lintensité des feux qui éclairent la ville.
Lavion descend dans la nuit, jusquaux balises bleues dun aéroport digne dune capitale
européenne. Avant de partir, jai jeté un coup dSil sur une carte aéronautique. Et jai compté huit
aérodrômes tout autour de la capitale ! Des doubles pistes, longues comme celles en altitude, là où
lair trop rare ne porte pas. La plupart, ici, sont bien sûr des terrains à usage militaire. Le pays en
compte une infinité, à côté dune ville, à fleur dautoroute, à chaque grand carrefour routier, parfois
même posé sur chacune des deux branches dune fourche. Soudain, un trou dans les nuages.
Lavion plonge et les lumières de la ville grésillent dans la brume. La carlingue peut bien se
désintégrer et les moteurs sarracher, tous ces aéroports sont si proches lun de lautre quil suffirait
décarter les bras pour atteindre en planant un de ces porte-avions amarrés dans le béton de la ville,
au bord du Tigre et de lEuphrate.
- Le poing et le sabre :
Puissance architecturale, richesse technologique, allure militaire, contrôle politique et démonstration
de force, Bagdad dit tout cela dès la sortie de laéroport. Les autoroutes sont lisses et larges, à
quatre voies, jalonnées de monuments imposants et tape à lSil. Une arche, deux poings serrés
prolongés de deux sabres en béton, un palais écrasant, un Saddam statufié, fusil de bronze au bout
dun bras tendu, un mausolée surmonté dun toit géant en forme de Coquille St Jacques. Cest
martial, impressionnant, exubérant, un peu grotesque. Ailleurs, on en rirait. Pas ici. On se retient de
sourire. Déjà.
LUNDI 17 FÉVRIER
Protecteur :
Réunion publique à lhôtel Sheraton. Il sagit de créer une association irakienne des journalistes
francophones. Soit... Dabord, la prière et le Coran. Ensuite, long préambule sur la paix, le progrès,
linformation et les menaces dagression américaines. Discours obligé mais impeccable, en arabe
littéraire, du chargé daffaires français à Bagdad. Puis lélection du président. Est élu à une large
majorité le directeur général du ministère de linformation ! La farce se termine sous les
applaudissements. La cérémonie était placée sous les auspices dOudaï Hussein, - « Que Dieu le
garde et le protège ! » -, patron des journalistes en Irak et fils cruel de Saddam Hussein.
JEUDI 20 FEVRIER :
- Tourbillon :
Se faire accréditer, trouver un hôtel bien placé, un chauffeur fiable, un interprète qui doute de sa
condition de flic, éviter lerreur qui va coûter plusieurs jours de retard, de tracas, voire lexpulsion. Le
premier guide quon ma affecté était parfait : en cravates et costume trois pièces, lâche, cupide et
obséquieux. Une vraie menace. Son rapport aux autorités peut me réexpédier vers la frontière. Je le
paye dabord à ne rien faire, parviens à le faire tourner en rond avant de le faire remplacer par
Bashar, un étudiant en littérature française. Lui, je lai adopté au premier regard. Reste le problème
du visa. On nous accorde dix jours à peine. A nous de réussir à obtenir une extension renouvelable.
Plusieurs jours de formalités, de démarches polies, insistantes, parfois humiliantes. En cas de refus,
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direction la frontière. Beaucoup dentre nous doivent partir. Pour les autres, attente angoissée,
nouvelles formalités, timbre, taxe, paperasse... et une extension octroyée souvent plusieurs jours
après lexpiration du visa précédent. Ne reste plus quà recommencer ! La méthode est au point, le
but est évident : nous maintenir sous le couperet, la menace du retour forcé. Quimporte le chantage,
il faut rester jusquà ce que la guerre éclate. Après, on verra. Quimporte le racket des droits
daccréditation, exorbitants, de deux cent vingt-cinq dollars par jour et par journaliste écrit ! Mille
dollars pour les TV ! Oui, il faut rester. Cest une bataille quotidienne. Epuisante. Et les jours
tourbillonnent à une allure folle. Entre deux formalités, il faut avancer, explorer, fouiller ce pays tant
que cest encore possible, avant que lIrak ne se referme complètement avec la guerre. Je veux
plonger dans Bagdad, revoir Kerbala, Nadjaf, Bassorrah et Fao, les lieux de mes reportages ces
quinze dernières années. Je dois obtenir lautorisation de filer vers le Sud. Le plus vite possible !
MARDI 25 FÉVRIER :
- « Cher Monsieur V. »
Assis devant sa console, un homme daffaires rédige son émail. Il parle italien, dépasse largement le
quintal, porte un costume gris, fin, dexcellente coupe, et fume cigarette sur cigarette... « Je viens de
conclure un contrat de 2.000.000 - deux millions - de barils de pétrole « Bassorah Light » à
destination des Etats-Unis et de lAsie... Si vous êtes intéressé, vous pourrez me joindre, dès mon
retour en Jordanie, sur mon téléphone portable... Best regards. » Il écrase sa minuscule cigarette
entre ses larges doigts. Et rédige aussitôt un nouvel émail : « Dear Mister S. » En attendant la
guerre, les affaires continuent.
Voyage à Zoubeir :
La « Mosquée de limam Ali » est la plus vénérée par les Chiites du Sud du pays. Aujourdhui, des
familles de la région sont venues en pique-nique. Dans la cour, un pilier jaune, couronné dune
dentelle de pierre, criblé de tuyaux déchafaudage. Saddam Hussein a décidé de faire restaurer la
relique dune mosquée construite en lan quinze de lHégire, il y a quatorze siècles. Les femmes en
tchador noir, mains passées au henné, caressent la pierre et rougissent le mur de leurs paumes.
Prières, larmes et nuée de voiles, la forêt noire submerge le pilier.
Deux mille plaques numérotées, sans nom :
Deux mille corps de soldats inconnus, morts dans la guerre contre lIran, dans un seul cimetière,
près de Bassorah, au sud de lIrak. Zina allait se marier. Elle dit que son fiancé nest pas revenu du
front et que son corps na jamais été identifié. La mère du soldat a pleuré six mois jour et nuit.
Jusquà en devenir aveugle. Elle est morte peu après.
« So little time ! »
Témoignage sur la frontière jordanienne, lieu de tous les échanges et de tous les trafics, un douanier
sagite, affairé à contrôler un colis et à recevoir un bakchich, à fouiller une valise avec zèle jusquà
ce que le voyageur lui glisse une liasse de dinars, à faire mine dinspecter le coffre dune voiture
avant dempocher une grosse poignée de dollars... Devant tant davidité, un Occidental lui fait
remarquer en souriant que, compte tenu de la situation de crise, les affaires nont pas lair
mauvaises. Et le douanier de lever les yeux au ciel, en soupirant : « Ah ! Sir... So much money to
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make. And so little time ! »
(« Ah ! Monsieur, il y a tellement dargent à gagner. Et il nous reste si peu de temps ! »)
Elle court :
Elle court entre les voitures, claquettes aux pieds, en chemise de mauvais tissu mais les cheveux
soigneusement peignés et noués avec un petit ruban. Quel âge a-t-elle ? Dix ans peut-être. Je ne
sais même pas son nom. Elle est si frêle et les grosses voitures japonaises qui foncent sur lavenue
passent en la frôlant. Elle court dans Bagdad la main tendue, en espérant que lune dentre elles soit
ralentie par les encombrements, quune fenêtre sabaisse et quune main lui tende un « papier », ces
gros billets de 250 dinars qui ne valent rien. Elle court, cette gamine, du matin au soir, au risque de
se faire tuer. Pour manger.
MERCREDI 26 FEVRIER
- Par-là :
Ils viendront par-là. Du côté doù souffle le vent aujourdhui. Un vent jaune, soutenu et puissant, qui
courbe les palmiers dattier et tord les plis des abbayas noires des femmes. Un vent irritant, chargé
de sable et de poussière. Le ciel en est tout obscurci, le soleil effacé, lair solide. Il asphyxie les
poumons, brûle les yeux et vous crible le visage comme un essaim dabeilles. Enervant, ce vent. Et
de mauvaise augure. Comme lui, ils viendront du Sud. Ils franchiront le désert Nord du Koweït,
bousculeront les barbelés dune zone démilitarisée qui aura vécu. Puis ils lanceront un quart de
millions dhommes suréquipés, lourds darmes et de sable, vers la frontière, Oum Qasr, Safwan et
les immenses champs de pétrole de Rumayla. Auparavant, pendant une ou deux semaines, les
bombes davions invisibles auront fait monter le désert vers le ciel. Et avec lui toute résistance.
Ensuite, à travers les palmeraies, les marais et les champs de cailloux, les forces américaines
atteindront la péninsule de Fao, les berges du Chatt-El- Arab, Bassorah, le Tigre et lEuphrate. Qui
pourrait les en empêcher ?
Des clous :
La route à quatre voies traverse des marais, étangs deau croupie, bourbier qui lâche des nuages de
vapeur humide et douceâtre en attendant la canicule du printemps de Mésopotamie. Cest dans
cette argile molle que les géniaux Sumériens de lantiquité pétrissaient de fines tablettes. Du bout
dun roseau, ils traçaient des signes en forme de clous, cette écriture cunéiforme quils ont inventée,
3300 ans avant notre ère. La glorieuse cité dUruk nest pas très loin, avec en sous-sol, intactes, des
dizaines de milliers de tablettes inscrites, trésor archéologique qui attend de raconter un empire
disparu. Puissent les futures bombes, « intelligentes » mais peu cultivées, tomber à côté. Et très loin
de lArbre de Qurna, au confluent du Tigre et de lEuphrate. On pousse la minable porte de fer dun
petit jardin de pierres qui marque le Paradis perdu. LArbre est là, sec, statufié. Celui sous lequel Eve
a cueilli la pomme quelle a offerte à Adam. Les gens de Qurna viennent ici, griffer le tronc vénérable
de lArbre dAdam, pour un copeau décorce porte-bonheur supposé éviter une nouvelle guerre.
Fragile espoir.
- Fantômes :
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Fao, ce nest rien, sinon une bande de sable de quarante kilomètres sur soixante, nu, à fleur deau.
Le souvenir terrifiant de mon premier reportage en Irak. Fao fut une horrible bataille. Les Iraniens
lont pris, les Irakiens lont repris le 18 avril 1988. À quel prix ! Sur la route, un panneau rappelle que
Téhéran a envoyé sept millions dobus et perdu cent vingt mille hommes. Il oublie de dire
lhécatombe irakienne et la puissance de feu - un obus par mètre carré- nécessaires pour reprendre
ce Verdun du désert. Sur les buttes, des combattants délite Pasdarans gisaient, agrippés lun à
lautre comme des enfants, sans une blessure, du sang au coin de la bouche, tués de lintérieur, les
poumons écrasés par le souffle des obus. Tout ou presque est encore là quinze ans après. Ici, une
tour de métal recroquevillée, ancien poste dobservation iranien ; là, un tank carbonisé, un réservoir
rouillé, crevé ; des chenilles de char éparses, des morceaux de pipe-line disloqué, des rouleaux de
barbelés, des morceaux de canon : une armée fantôme de débris. Et la terre, mélange de sable, de
gravier, de poussière ; épais mortier et linceul sale. Partout, des champs de poteaux, alignés, droits
et noirs, palmeraies étêtées, immense cimetière végétal danciennes plantations au feuillage vert
bleu, lieu de fraîcheur et de fortune. Entre la guerre du Golfe et celle contre lIran, la moitié des trente
millions de palmiers dattier irakiens ont été décapités. : « Le dattier est à limage de lhomme » a dit
un cultivateur local, « il lui faut quinze ans pour grandir, il vit soixante-dix ans mais, quand on lui
coupe la tête, il meurt. »
- Un air de fête :
Lautre soir, à Bagdad, un haut fonctionnaire irakien, fin analyste, ma demandé à brûle-pourpoint si
je croyais la guerre inévitable. Que pouvais-je lui répondre ? Il sait déjà, au-delà de laffrontement
diplomatique en cours, que la guerre est une évidence. Lhomme de la rue à Bagdad le sait, le soldat
de Bassorah, les hommes du régime, les humanitaires... tout le monde le sait et se refuse à le croire.
Pour lheure, la capitale saccroche aux combats de la vie au quotidien. Après douze ans dembargo,
il ny a pas de réserve deau potable et lélectricité est coupée deux heures, deux fois par jour, dans
certains quartiers. Tant pis pour ceux, nombreux, qui nont pas les moyens de se payer un
générateur. Soixante pour cent de la population, treize millions de personnes, mangent grâce au
programme « Nourriture contre pétrole » effectif depuis 1997. Le régime a doublé les rations
distribuées à la population, - riz, huile, sucre, thé, - mais on manque de lait pour les enfants, de
céréales et de lentilles contenant du fer. Sans parler des produits frais et de la viande. Du coup,
soixante pour cent des femmes enceintes sont anémiées et certaines accouchent denfants morts
nés. Pourtant, on trouve de tout à Bagdad, le nécessaire et même le superflu à condition davoir
lindispensable liasse de dollars. Au bord du Tigre, les restaurants de poisson grillé sont ouverts tard
et, chaque jeudi soir, résonnent les youyous des cortèges de noces dans les grands hôtels, la
mariée tout en blanc et outrageusement fardée, lhomme solide et endimanché, au son de la
musique et des rires qui donnent à la ville, - le croiriez-vous ? -, un air de fête.
SAMEDI 1er MARS
Bagdad-Hôtel :
Au Rachid, le plus grand hôtel de Bagdad, depuis la guerre du Golfe, aucun visiteur ne pouvait
manquer de fouler au pied leffigie de Georges Bush incrustée sur le sol. Des centaines de milliers
de semelles, mocassins cirés ou godillots boueux ont depuis piétiné le portrait de ce qui fut lhomme
le plus puissant du monde. Pourtant, on cherche en vain aujourdhui le visage de Bush dans le hall
dentrée. À sa place, un beau tapis irakien recouvre le marbre et court jusquà la réception. Une
diplomatie du tapis, épais, souple et feutré, à limage de la politique actuelle de conciliation de
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Bagdad.
Album Photo :
Cest une élégante mosquée bleue, bulbe couvert darabesques et minarets qui brillent dans la nuit.
Devant elle, un immense portrait de Saddam Hussein, reproduit à linfini aux carrefours, à lentrée
des ministères, dun pont, dune usine ou dune école. En costume marron, chapeau mou sur la tête,
placide, il tient à bout de bras un fusil pointé vers le ciel. De la gueule sort une fumée blanche, le
coup est parti. Malgré le recul, la main droite na pratiquement bougé. Photo dhomme tranquille, en
civil, parfois en uniforme ou en habit traditionnel, tenant ce fusil du bout des doigts, image fascinante
dénergie, comme un emblème du pouvoir : le culte de la force.
Suzanne, « la Française ».
Elle a rencontré Ismail, son mari, au bal de lhôtel Lutétia. Il était jeune, beau, irakien et peintre. Elle
dessinait et rêvait dArabie. Ils se sont aimés pendant cinquante ans. Elle a pris lOrient-Express vers
Venise, le bateau pour Alexandrie, Beyrouth et le bus pour Bagdad. Accueillie à bras ouverts, la
Française a donné des cours de langue, de piano et de peinture à lécole des religieuses. Suzanne a
vécu lAffaire de Suez, la rupture des relations diplomatiques et la guerre Iran-Irak quand la
télévision montrait chaque soir les corps de soldats morts. Pendant la guerre du Golfe, elle a
contracté une jaunisse quand un abri souterrain a été bombardé, celui où se réfugiaient des femmes
et des enfants, attirés par les trois étages de béton, les salles de jeu et les dessins animés. Avec
lembargo, Ismail, cardiaque et insuffisant rénal, a couru toute la ville pour trouver ses médicaments
au marché noir. Il est mort lannée dernière. Depuis, Suzanne est triste. À quatre-vingts ans, elle
aurait tellement aimé fêter ses noces dor avec Ismail.
JEUDI 6 MARS
La cité des morts des Kerbala.
Dans le mausolée sacré de lImam Hussein, fils dAli fondateur du Chiisme, on vient prier, manger,
dormir et se coller à cette mine spirituelle incarnée par la dépouille du saint. On vient aussi et surtout
pour mourir au plus près de Dieu. Parfois, un cri, hurlé, « Il ny a de Dieu que Dieu ! » annonce une
chaîne dhommes, une main sur lépaule de celui qui précède, lautre portant un cercueil, lourd et
riche ou en simples planches disjointes, touchant de pauvreté. Le cortège fait au pas de charge trois
fois le tour du tombeau et repart enterrer son défunt sanctifié. Et les cités des morts de Kerbala et
Najaf, alignées à perte de vue, grandissent plus vite que les villes. Quand la nuit enveloppe Kerbala,
vieillards à barbe blanche et femmes en noir quittent le tombeau à reculons, les mains tendues vers
la tombe, des larmes plein les yeux, brisés par le déchirement, les lèvres balbutiant des mots qui
ressemblent à lamour.
- La lumière et lobscurité :
LIran chiite, proche, fournit chaque année un quart de millions de fidèles. On les reconnaît aux
femmes, gantées et bottées de noir, sans une once de chair apparente, et aux hommes, barbe rase,
geste noble et ce regard propre à ceux de Téhéran, Qom ou Ispahan. Ils sont devenus rares. Depuis
une semaine, à lapproche de la guerre, lIran a fermé le poste frontière dAl-Munderia. Les autres
traînent dans les souks couverts, dans lodeur forte de la viande et des épices, entre les marchands
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de gâteaux mielleux à terrasser un diabétique, les vendeurs de tapis de prière, de chapelets et de
porte-bonheur, une bannière noire dHussein ou le drapeau vert de lIslam. Soudain, entre une
carcasse de mouton écorché et un rayon de vidéos religieuses, un magasin rare dantiquités, vieilles
montres à gousset, vases à narguilé et une panoplie dappareils photos à soufflet, du temps de
loccupation britannique. Hossin, le propriétaire est un chiite exilé du Sud quand les obus iraniens
écrasaient les fins moucharabiehs du vieux Bassorah. Dabord, martial, il parle de la guerre qui
sapproche : « Ne croyez pas ce quon vous dit. Nous sommes forts. Sans peur ! ». Puis soupire :
« même si nous rêvons dautre chose. Vingt ans de sang, dembargo, cela suffit. » Lui rêve de
photos, du livre quil prépare sur le Français Niepce, regrette le manque de documents,
senthousiasme pour Internet et brûle daller en France, « à cette foire aux photographes, le nom
dune ville du Sud... Visa à Perpignan ». Ah ! la photo ! Hossin dit quelle fait naître la lumière de
lobscurité, transmute le réel, capture lessence des choses, comme un art religieux, une façon
dapprocher Dieu. Nous sommes à Kerbala.
Nuit de noces gâchée :
Ici, les deux cent cinquante hôtels de la ville sainte sappellent « Hôtel de la Foi », du « Pélerin » ou
des « Deux Tombeaux ». Ce soir, les cortèges de mariés se succèdent. On oublie pour un soir le
centre-ville détruit par le régime pendant le soulèvement chiite de mars 1199. On oublie que,
pendant des années, toute trace des quartiers rasés a disparu sur plusieurs centaines de mètres
autour des mausolées sacrés. Ce soir la mariée voilée est toute en blanc et les filles dhonneur,
voilées, toutes en noir. Youyous et photo de famille dans le hall du luxueux « Au Paradis
dHussein ». Lascenseur nuptial arrive, la mariée entre en serrant sa robe bouffante, son amoureux
la suit, rougissant et... lélectricité est coupée. Comme souvent, comme chaque jour et pour au
moins trois heures. Les amoureux monteront à pied.
Les « papiers » de Bagdad.
Cest un billet de deux cinquante dinars, tout neuf, imprimé à un rythme effréné, histoire de pallier la
dévaluation de la monnaie. Ici, on dit un « papier », celui qui permet de boire un thé dans la rue ou
quon donne à un miséreux. Pas grand chose dans une capitale ou la vie est chère. Quand il sagit
dacheter une paire de chaussures ou de payer un hôtel, le « papier » devient liasse, paquet, colis de
billets serrés dont le poids frise le kilo. Du coup, le vendeur fait deux opérations sur sa calculette :
dabord, la somme à payer ; ensuite, le nombre de « papiers » conséquents. Changer des dollars
devient ainsi un exercice physique pour létranger, les bras encombrés de sacs de « papier ». À ce
rythme, pour aller remplir son coffre de voiture au supermarché, il faudra dabord le charger de
quelques valises de ces maudits « papiers ».
Télé-Bagdad.
Aujourdhui, on retransmet le Sommet arabe de Charm-El-Cheik. Dabord, voici Khadafi, arrivé en
retard et en boubou rouge, le sourire aux lèvres. Il parle des Saoudiens, rappelle quil sétait étonné
que le pays de la Mecque accepte docilement des GI S américains, des infidèles, sur son sol. Un
représentant saoudien bondit : « Qui es-tu toi ? Vu tes origines, tu ne devais pas être président de
ton pays. Qui es-tu ? Sinon celui que les Américains ont fait roi. » Coupure démission. Reprise. Le
vice-président irakien flagelle les Koweïtiens : « Espions et complices des Américains. » Le
représentant Koweïtien veut intervenir, lautre le coupe : « Tais-toi, singe ! » Nouvelle coupure.
Devant le poste TV du salon du ministère de lInformation, les journalistes arabes sattroupent,
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prennent des photos, en cercles serrés autour de lécran. À chaque rediffusion qui a toujours autant
de succès.
VENDREDI 7 MARS
- Les fous :
Cest un jeune homme au visage de vieillard qui marche, du matin au soir, dans sa chambre, le
couloir ou le jardin. Le teint pâle comme la mort, regard fiévreux et lèvres serrées, il déambule en
marmonnant une phrase, une seule, toujours la même. À Bagdad, les médecins de lhôpital
psychiatrique « Rachad » ne le dérangent jamais, sauf pour les soins. Personne ne peut lempêcher
de psalmodier, des milliers de fois par jour : « Avec notre âme, notre sang, nous nous sacrifierons
pour toi, Saddam ! » La guerre approche. Les fous sentent bien ces choses-là ; les autres le réalisent
peu à peu. Elle sera là bientôt, avec son cortège dhorreur, de saleté et de deuil.
- Courage :
Ailleurs, on décrirait des scènes de détresse, de panique ou dexode massif. Pas en Irak. Il y a
encore deux jours, la capitale grelottait sous un ciel gris ; hier, venu du Sud, une tempête de vent de
sable brûlant a rougi les murs ; aujourdhui, le printemps est là, clair et pur. Pourtant, les hommes
dici calfeutrent méthodiquement portes et fenêtres, protègent leurs enfants et rentrent de la
nourriture, de leau potable, du pétrole et du charbon de bois, comme des paysans qui se préparent
à un hiver rigoureux.
- Sanglots :
Voilà longtemps que tous ceux qui pouvaient partir lont fait. Le gouvernement ne les retient plus. En
septembre dernier, il a aboli une taxe exorbitante exigée pour les départs à létranger. Du coup, sept
cent mille Irakiens ont envahi Amman en Jordanie et les rues de Damas ont des airs de petit
Bagdad. Dans le quartier des agences de voyage, des rabatteurs agitent les bras dans la fumée
noire des gaz déchappement dune vingtaine de bus, de taxis et de 4X4... « Alep, Syria, direct ! »
douze heures de voyage pour six dollars à peine. Une femme dune soixantaine dannées, la tête
entourée dun voile rose, contemple sa malle sur le trottoir : « Quest-ce quon a fait pour mériter
notre sort ? » À côté delle, une petite fille et son frère aîné de vingt-deux ans : « Mon fils est si
fragile, incapable de résister aux bombardements. Je pars pour lui ». Le moteur démarre, le garçon a
un sourire radieux et la mère éclate en sanglots : « je ne voulais pas quitter mon pays... Dieu donne
la mort aux Américains ! »
- Seule :
Riches, malades ou trop fragiles, les derniers sont partis. Une à une, les ambassades ferment leurs
portes. Les Russes ont évacué six cents ressortissants, les Italiens ont donné un discret dîner
dadieu, les Allemands, les Grecs et les Français sen iront avant la fin de la semaine, après avoir
vidé leurs locaux des peintures et des tapis de valeur. Ne restent que les Cubains, les Vietnamiens
et la Nonciature. Une fois les inspecteurs des Nations Unies évacués, Bagdad restera seule.
Sans issue :
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Se protéger, survivre, est devenue une obsession. En roulant dans Bagdad, le bras à la fenêtre dans
lair doux, on recense mentalement ce qui devrait disparaître, ce pont qui unit les deux rives, le
ministère de lInformation envahi par la presse, la tour de télévision, haute et arrogante avec son
restaurant panoramique, un des palais de Saddam, jalousement gardé ; une statue, deux sabres
croisés en béton, monument géant à sa gloire ; cet hôtel trop près dobjectifs stratégiques... Tout est
à la portée des missiles venus du ciel. Où se réfugier ? Au Sud, du côté de Bassorrah doù ils vont
déferler ou au Nord, vers la Turquie et le Kurdistan, sur lautre mâchoire de la tenaille ? Sans issue.
À la campagne ou à la ville, dans la maison dun quartier populeux ou dans un solide immeuble
dhôtel, en suivant le panneau fléché « Abri » que la réception a fait apposer à lentrée ? Depuis
laffaire d« Amriya », les Irakiens ne se font plus aucune illusion.
SAMEDI 8 MARS
- Amriya :
Cétait le 13 février 1991, à quatre heures trente du matin, tout le monde dormait à labri dans ce
bunker anti-atomique de mille cinq cents mètres carrés, un immeuble souterrain à deux étages,
protégé par cinq couches de béton armé et dacier sur deux mètres dépaisseur. À lintérieur, des lits
à trois étages, un système dair conditionné, une cuisine, des douches, une cafétéria, une télé vidéo
et des dessins animés pour enfants. Les deux missiles ont frappé à quatre minutes dintervalle : un
pour percer, lautre pour tuer. Guidée par laser, la bombe a creusé un trou circulaire de trois mètres
dans le toit et foré le sol du dortoir. La deuxième a frappé de biais le système de ventilation,
propageant à lintérieur une vague de fumée noire et de chaleur à quatre cents degrés. Il a fallu
quarante-cinq jours pour nettoyer les restes des quatre cent huit femmes et enfants tués par
lexplosion, la force du souffle ou la fournaise. Seules, quatorze personnes, qui dormaient près des
portes, ont survécu, miraculés projetés à lextérieur par la première déflagration. Aujourdhui, Amriya
est un monument funéraire où les hirondelles font leurs nids au coin de portes blindées rouillées
« Made in Finland ». À lintérieur, tout nest que ferraille tordue, piliers noircis et murs au blindage
écorché. Sur le sol, des plaques de plexiglas transparent protègent des taches, fines couches
noirâtres en forme de silhouettes, les restes des victimes carbonisées. Ici, contre ce pilier, une forme
verticale, assez grande, celle dune femme surprise debout. Là, le dessin dun visage clair, assez
distinct, entouré de la masse sombre des cheveux, jeune fille prête à marier et quon a surnommée
ici « La fiancée dAmriya ». Là, encore, incrustée dans le mur, la forme dune tête, dune épaule,
dune main ouverte en protection dun corps plus petit : une femme accroupie serrant contre elle son
bébé. On fuit. Pour buter dehors sur le cimetière dAmriya, souvenir du raid, - « une erreur » a dit le
Pentagone-, merveille de sophistication technologique pour un acte dune implacable barbarie.
Amriya portait le numéro 25 sur les trente-quatre abris similaires, un par grand quartier, construits
pendant la guerre contre lIran et personne, aujourdhui à Bagdad, ne souhaite utiliser les autres
bunkers de ce type.
- Fosse septique :
Où se réfugier ? Les fous eux-mêmes ne sont pas à labri. En 1991, après quarante-cinq jours de
raids, les premiers infirmiers de lhôpital Rachad ont découvert les mille deux cents malades
mentaux tremblants, comme des enfants abandonnés, dormant dans la cour, sous leur lit, baignant
dans leurs excréments, buvant leau croupie des mares ; cent cinquante dentre eux morts
dinfection, de faim, de froid. Dans la cour, devant nous, limpact du missile Tomahawk qui a touché
le bâtiment mais na tué personne : il sest écrasé droit dans la fosse septique de lhôpital.
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DIMANCHE 9 MARS
- Musée :
Au centre-ville, loin des fous mais au cSur de la gloire passée, le Musée Archéologique de Bagdad
enterre ou déménage en hâte ses trésors. Ici reposent des pièces venues de 10 000 sites de
lancienne Mésopotamie. La statue assise du Roi Gouda, les célèbres regards écarquillés des
visages sumériens, les fabuleux temples de Nabuchodonosor, les fines tablettes dargile inscrites en
cunéiforme, les vestiges du berceau dune civilisation qui a inventé lécriture en 3300 av-JC,
lalgèbre, le code législatif et Bagdad... Tout Irakien lettré vous parle avec nostalgie de Sumer,
dAkkad, de Babylone et dAssyrie, des califes éclairés du 9ème siècle, au temps des Mille et une
Nuits, quand on traduisait ici Aristote, Platon, Euclide et Pythagore. « Le Caire écrit des livres,
Beyrouth les publie et Bagdad les lit », disait-on encore au début du siècle. En 1991, quatre mille
objets dart, ont disparu, pillés, volés et le site dUr a été touché par la mitraille. Alors, sur le toit, la
direction du musée a fait peindre des inscriptions géantes : « Musée... Unesco » Dérisoire protection.
Ici, rien, ni personne nest à labri.
LUNDI 10 MARS
- Les gouttes :
Pourtant la vie continue à battre dans cette cité de quatre millions dhabitants, pleine de bruits et de
couleurs, davenues embouteillées, de souks, de restaurants et de cinémas bondés. « Lhomme qui
marche sous la pluie na pas peur des gouttes » sourit un marchand dantiquités. La guerre ?
Chaque Irakien a déjà vécu tout cela. « Il y a longtemps ici quon a dépassé le stade de la
normalité » ma dit un médecin psychiatre. Alors, on survit, au jour le jour, avec sa peur intégrée au
quotidien, sans se projeter dans lavenir, pièce huilée dun mécanisme collectif de protection.
- La pluie :
Lapocalypse est imminente, le général Richard B. Meyers, chef de létat-major américain a promis
trois mille bombes en quarante-huit heures avant une offensive terrestre éclair et... il ny a aucun
signe dune mobilisation militaire massive à Bagdad. Pas de chars dans les rues, pas de DCA sur les
toits, de mouvement de troupes ou de convoi militaire sur les grands axes. Tout juste quelques
fortins de sacs de sable, capables dabriter deux hommes et un fusil-mitrailleur, aux carrefours,
devant les édifices publics et à lentrée des ponts.
- Lorage :
Que se passerait-il sil fallait prendre les rues de Bagdad, chacune défendue par une maison
fortifiée, forte dune dizaine dhommes en civils, appartenant à des unités délite différentes, munis
de fusils-mitrailleurs, de radios, de vivres, deau, de médicaments et, surtout, dune volonté de
mourir au combat ? Pour éviter ce scénario cauchemar, les Américains, eux, misent sur une guerre
courte, un soulèvement généralisé, la désagrégation des services et un coup dEtat final qui leur
ouvrirait les portes de la capitale. Ils ont même déjà prévu un Irak divisé en trois secteurs, Nord, Sud
et Centre où Bagdad serait confié à Barbara Bodine, ancien ambassadeur au Yémen, en poste au
Koweït lors de linvasion par Saddam Hussein. Cette guerre na pas encore commencé que se pose
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déjà le problème de laprès-guerre. Beaucoup dIrakiens, ennemis du régime, sont prêts à une
libération rapide, pas à une invasion qui se transformerait en véritable occupation.
MERCREDI 12 MARS
Bagdad-banlieue.
Brutalement, le décor a changé. Il y avait des quartiers modernes, il ny a plus quun immense terrain
vague couvert de mares deau croupies, dordures, des usines noires et des routes défoncées où
trottent des attelages de chevaux maigres. Le vent du sud, celui qui rend fou, noircit le ciel et fait
voler des nuages de sacs plastiques crevés. Saddam City est tout proche. Une banlieue
dangereuse, habitée par deux millions de gueux qui font peur au Bagdad chic. Sils déferlaient ?
Au-dessus dune maison flottent trois drapeaux, le vert de lIslam, le rouge du Djihad, le noir du deuil.
Le chauffeur hausse les épaules :»Ils ont des bannières de Cheikh le jour, mais la nuit, ce sont des
Ali Baba (voleurs, criminels). » Je regarde ces couleurs flotter au-dessus des taudis, face aux sacs
plastiques qui claquent, accrochés aux barbelés. Etendards de la misère.
Les »Passeurs » du pont des Martyrs.
Cest un bout de quai au bord du Tigre, entre les épaves de bateau, les roseaux, les vols doiseaux
blancs et les tapis rouges mis à sécher sur la berge. Au-dessus, deux dômes bleutés de lUniversité
Coranique dAl-Mustansirya, encadrée par deux ponts. Quelques barques à moteur proposent la
traversée ou une promenade. Pendant la guerre de 1991, les Américains ont détruit les ponts entre
les deux parties dune ville paralysée et sans essence. Malgré les raids, on a vu arriver une
soixantaine de ces barques, à la force des rames. Pour un petit billet, les passeurs faisaient traverser
des centaines de personnes chaque jour. Jusquà ce quon reconstruise les deux ponts. Quon va
peut-être à nouveau bombarder.
Carte Postale.
Jaime bien cette carte postale, rare, dénichée sur un présentoir rouillé. Cest un intérieur des
années soixante-dix version occidentale, canapé en skaï façon cuir, tapis en fausse fourrure,
suspension de globes blancs, copie de tableaux sur un mur tendu de tissu. Le père, jeune, cheveux
brushés, en pyjama et pantoufles fume une pipe droite ; la mère, jupe au genou a un sourire de
speakerine ; les gosses, blonds, sentent le savon Palmolive. Au-dessous, une inscription :»Souvenir
dIrak ». A lépoque, eux aussi rêvaient dAmérique, leur modèle. Cela a un peu changé.
Le couvent de Fatima.
Le père Robert est toujours là ! Le cheveu blanchi, fatigué, malade, certes, et les pommettes griffées
par dinnombrables ridules. Sans doute parce quil sourit sans cesse et plisse les yeux, attentifs à
tout ce quon lui dit. Un demi-siècle quil vit à Bagdad, enseigne la métaphysique en arabe, connaît
la ville par cSur, la culture, la géographie, les mSurs et la mosaïque des religions de la
Mésopotamie. Et il est toujours aussi curieux dapprendre de lautre. Le soir, entre deux prières, il
joue du violon, celui quil garde comme un trésor à labri de la poussière. Le matin, très tôt, il va dire
la messe à lhôpital des SSurs de la Présentation. SSur Cécile nest plus là. Dieu la rappelé à lui.
Pendant les raids US de 1998, javais pu la joindre par téléphone de Paris. Les bombes tombaient,
elle nen avait pas peur :»A quoi cela sert-il ? Je ne vais pas gâcher ma vie avant la mort en ayant
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peur de mourir, non ? » A 70 ans, elle riait comme une collégienne. Puis, très sérieuse :»Surtout,
promettez-moi de prendre soin de vous... protégez-vous bien ! »
Psychiatre en pleine dépression.
« Si je le pouvais, je libérerai plus de la moitié de mes malades » soupire le docteur R., un des
médecins de lhôpital psychiatrique Rachad, à Bagdad. Le traitement consiste en un cycle de six
électrochocs en douze jours. Généralement, le malade ensuite est... plus calme. Ici, les fous sont
tabous, parce quils sont une honte pour la famille, que le malade est violent ou quil a, -inacceptable
en terre arabe - une sexualité hors la norme. Celui-ci, jeune homme pâle qui chante en battant des
mains, a violé sa nièce. Il est fou, sinon il serait mort des mains de son père. Il va mieux, prend ses
médicaments mais ne sortira jamais. Dautant quà lapproche de la guerre, les familles viennent ici
confier leurs simples desprit dont elles ne pourront plus soccuper dès le premier raid. Alors, parfois,
le docteur R. se sent bien seul. Surtout la nuit, quand son cauchemar favori le renvoie douze ans
plus tôt, jeune médecin militaire, pendant linsurrection des Chiites noyée dans le sang par larmée. Il
revoit les combats, les morts, - jamais de blessés-, et ces tas de corps qui traînaient des jours dans
les rues, mangés par les chiens. Chaque fois, il se réveille inondé de sueur :»Moi aussi, je devrais
me faire soigner, non ? »
Dr Fol Amour et Isnogoud.
Lautre jour, au Pentagone, à Washington, un général américain dont jai oublié le nom a dit quelque
chose un peu étrange. Il parlait de la »Tempête du Désert » en 1991 en expliquant que cette
nouvelle offensive sur Bagdad serait très, très, très différente et en promettant trois mille bombes en
48 heures. Cest son métier. Soit. Puis il a ajouté que ceux qui croyaient à une guerre propre se
trompaient et que, - il la répété -, cette guerre ne serait pas »antiseptique ». Vu dici, cela ma
rappelé les frappes aériennes sur lIrak quun autre général avait qualifié alors de »chirurgicales »,
montrée par des vidéos qui ressemblaient à des endoscopies du
colon. »Antiseptique », »chirurgical »... Peut-être quils rêvent tous de devenir médecin ?
VENDREDI 14 MARS
- En place :
Voilà, tout est en place. Il manquait une couche sur les fortins de sable aux carrefours et devant les
bâtiments officiels, cest fait. Quatre rangées de sacs supplémentaires, avec une meurtrière pour
planter une mitrailleuse, transforment le tout en bunker académique pour futur héros mort. La guerre
a parfois des élégances, comme à Mansour, quartier résidentiel de Bagdad, où un tumulus fortifié
sorne darabesques en pierres blanches :» La victoire ou le martyre ». Tout le monde court après
quelque chose, un carton deau minérale, quelques médicaments, un revolver, une prise pour un
générateur ou une valise pour protéger des affaires précieuses. Il suffit de rouler un bon kilomètre le
long de la rue Arrassat, fréquentée par la nomenklatura et les profiteurs de guerre, pour voir les
magasins de luxe se vider. Bijoux, parfums de Paris, vêtements de marques occidentales, murs
décrans de téléviseurs géants, réfrigérateurs, tout est emporté en lieu sûr. Ici, on craint le pillage
plus que les raids.
- Vert olive :
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Pour lheure, lordre ancien règne. Que le ministre de linformation annonce sa visite et aussitôt des
hommes en civils entourent le centre de presse, Kalachnikov à la main, lSil mauvais et le doigt posé
sur la gâchette. Les fonctionnaires attendent, blêmes, épaules rentrées, les alentours se vident et un
officier arrive, lentement, pour une dernière inspection. En uniforme vert olive, béret et lunettes
noires, il détecte un étranger, ne lui accorde pas un regard, élève sa main droite et mobilise deux fois
son index : lautre a compris et senfuit. Cette guerre fera sans doute trois genres de morts : ceux
tués par les premiers combats, ceux qui auront cru trop tôt à leffondrement du régime et ceux qui
lauront défendu trop longtemps.
- Gaz moutarde :
Les Kurdes lont surnommé « Ali le chimique » après quil eut attaqué en 1988 la ville dHalabja au
gaz moutarde. Bilan : cinq mille morts. Nommé gouverneur du Koweït pendant linvasion, le général
Ali Hassan Majid, membre influent du Conseil de la Révolution et cousin de Saddam Hussein, aurait
participé à lécrasement de la révolte des Chiites dans le Sud en mars 1991. Un jeune médecin,
alors sous luniforme, se souvient des corps amoncelés dans les rues, mangés par les chiens et des
ordres, très clairs : « Tirez sur tout ce qui bouge. »
DIMANCHE 16 MARS
- Café littéraire :
« Les Américains sont très forts pour pénétrer au cSur des choses mais ils ne savent jamais
comment en sortir.. » dit Abdel Kholok al-Rukabi. Lui sait quil ne se battra pas. Dailleurs, il ne parle
pas dart militaire mais de littérature. Son premier roman, « Fenêtre sur rêve » parlait dun ex-soldat
aux jambes paralysées ; juste après lavoir écrit, une injection dun médicament sous embargo la
paralysé à son tour à vie. Depuis, il se traîne chez lui, accroché à sa canne, en gandoura et calot
blanc et ne va plus au « Shahbender », le café où les écrivains se retrouvent pour un thé ou pour
vendre des photocopies de leurs romans étalés à leurs pieds.
- Souk surréaliste :
Ici, tout se recopie, séchange, se lit dun trait, avec une avidité pour les Suvres nouvelles
introuvables. Un antique Mohedine Ibn Arabi est une valeur sûre ; un vieux Sartre, une relique ; le
dernier Garcia Marquez, un trésor. Al-Rukabi est un visionnaire. Son deuxième roman décrivait une
ville assiégée par larmée dun sultan. Il vient juste de terminer un ouvrage après avoir lu « Le choc
des civilisations » de Samuel Huttington, « pour dire le contraire, léloge de la différence et la
richesse du débat, la primauté de lhomme sur la mondialisation ». Parfois, il a envie de renoncer
quand il voit, dans des souks surréalistes, sur des tapis à même le sol, de fines tasses de cristal, un
balai, un réchaud à pétrole, un livre personnel dédicacé ou la bicyclette dun père qui doit nourrir ses
enfants... « Jécris en vain. La civilisation recule sous nos yeux ! » Déjà, lembargo le tue « parce
quil nous prive de culture extérieure, nous renvoie au Moyen Age. » Et maintenant, la guerre,
imminente avec, comme ennemis, ceux dont il a lu tous les livres, Hemingway, Steinbeck, Faulkner,
Mark Twain et Toni Morrisson : « Nous avions un rêve. Celui dune Amérique, pays de civilisation, de
progrès, de liberté. Quel mensonge ! »
- La Peste :
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Entre dans le salon une de ses trois filles, -Shahed, « le miel », douze ans-, qui dépose deux tasses
de café à la cannelle. A voix basse, Al-Rukabi confie : « Aujourdhui, jai peur. Pour mes filles, pour
ma bibliothèque, pour lIrak ». Quand on lui demande sil arrive à imaginer que, dans quelques jours
ou quelques semaines, il verra des Gis passer dans sa rue, il écarquille les yeux : « Non, je ne peux
pas... concevoir une chose comme ça ! » Un temps. « Jai beau plonger dans lhistoire, je ne vois
pas doccupant qui se soit transformé en libérateur... » Lécrivain préfère vous parler littérature, du
rapport au temps quil relit dans Platon et Heidegger, des grands penseurs Perses, de Malraux et de
Descartes. Surtout de Camus, son humanisme brûlant, Alger, la ville dOran et le début de la Peste
quand le héros bute, en sortant de chez lui, sur le premier rat mort. Shahed sen va. Et il vous
murmure à loreille : « Ici, la Peste, cest la guerre. »
MARDI 18 MARS
La guerre a déjà commencé.
Ce matin, le prix de leau minérale a doublé, celui des cigarettes a triplé et il est de plus en plus
difficile de trouver un taxi pour la frontière jordanienne à moins de mille dollars. Une petite fortune ici.
Partout, on emballe, on protège, on déménage. Les magasins ferment les uns après les autres. A sa
façon, la guerre a déjà commencé. Ceux qui restent, de gré ou de force, cherchent lendroit le moins
exposé aux trois mille missiles « intelligents » quun général américain a promis. On abandonne le
sommet des tours dimmeubles pour chercher un appartement au ras du sol, si possible dans un
quartier discret. Du coup, les prix des locations de ce type ont explosé. Les riches ont fui ou se
protègent ; les pauvres restent, démunis. Comme toujours. Question : comment feront les milliers de
mendiants de Bagdad pour tendre la main dans la rue quand les raids massifs commenceront ? Aux
dernières nouvelles, cest pour demain soir. Vers quatre heures du matin.
Quelques odeurs avant lorage.
Du balcon de lhôtel Mansour, on a une vue superbe sur le Tigre, surtout le matin quand la boule
rouge du soleil perce la brume et fait pétiller leau du fleuve. Dommage quil soit situé à 150 mètres
du ministère de linformation et dun pont géant en béton, à soixante mètres à peine dun relais de
télévision et à bout touchant dune batterie de DCA... Autant dobjectifs prioritaires pour les
prochains raids. En ce moment, des pelleteuses nettoient le rivage des roseaux qui lont envahi ou
drainent le lit du Tigre, soulevant des odeurs de limon, de terre fraîche et dherbe fauchée. Dans le
jardin du Mansour, de vieux jardiniers arrosent les pelouses et taillent les rosiers avec amour. Au
centre de presse, on marche dans lodeur de peinture fraîche, entre les tas de ciment et de graviers,
les brouettes et les truelles des maçons qui construisent de nouvelles salles. Juste avant que les
missiles, programmés pour raser la forêt dantennes et de paraboles installées sur le toit, ne
transforment bientôt le bel immeuble en un petit tas de gravats désordonné.
Dépêches-Gags.
Il y a des choses qui vous réchauffent le cSur, même à Bagdad. Par exemple, la lecture de certaines
dépêches dagence en provenance des correspondants affectés dans certaines unités de Gis au
Koweït ou sur un porte-avions américain. Grâce à eux, on apprend que les médecins militaires US
craignent que « les insectes du désert tuent plus de soldats que les combats ». Et de nous citer la
listes des fauves prédateurs de combattants : les tiques, laraignée noire, la vipère à cornes ou du
Levant, certaines puces et de terribles moustiques, porteurs du paludisme - dans le désert ? - et de
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fièvres plus malignes que les Gis. On tremble. En mer, pas de risques de ce genre. On apprend
quune « journée de fête et de bière » a été organisée, et que « Mike, le marin, vit sans doute sa
dernière journée de pêche au requin », saine activité perturbée par les accélérations du porte-avions
qui emmêle les lignes. Enfin, vingt-cinq cartons de balles de golf, offertes par un sponsor, ont été
distribués aux marins qui les envoient, à grands coups de clubs, dans les eaux de la mer du Golfe.
Evidemment, ces informations de première main sont toujours protégées par la mention « Quelque
part dans le désert du Koweït » ou « sur le Kitty Hawk croisant au large dans le Golfe »... Secret
défense oblige.
Shirin a disparu.
Voilà bien trois jours que je ne la vois plus. Dhabitude, elle traîne du côté du centre de presse, en
savates, un foulard léger sur ses cheveux auburn, de grands yeux clairs, lumineux dintelligence et
un sourire à faire craquer un dictateur. Elle a douze ou treize ans, vit avec un père ivrogne et une
mère qui lui rafle son argent. Shirin na pas besoin de mendier ou de courir entre des voitures. On lui
donne un ou deux « papiers », billets de deux cent cinquante dinars et elle vous régale dun visage
rayonnant. A force de la voir, certains journalistes lont convaincu, dollars à lappui, de reprendre le
chemin de lécole, au moins le matin, avant de passer au centre de presse. Histoire de lutter comme
on peut contre le gâchis de la guerre. Où est-elle ? Jespère quelle a trouvé un abri, juste avant
lorage et quelle reviendra. Si elle grandit, ce sera une princesse.
JEUDI 20 MARS
Bagdad, ce matin, 5h37 (3h37 en France).
Ce sont les sirènes qui nous ont réveillés. Coup dSil sur la montre, il est cinq heures trente-sept. Il
fait encore nuit. Premiers claquements secs de la DCA installée au pied de lhôtel Mansour, le ciel
est traversé par des balles traçantes. Deux explosions, plein est, lointaines mais très puissantes.
Une flamme orange, brève, vive et très haute. Apparemment, du côté dune caserne. Autre explosion
vers la banlieue. Un épais nuage de fumée noire sétire à lhorizontale et barre lhorizon. La DCA se
tait, cest déjà laccalmie. Le jour se lève sur Bagdad noyée dans la brume. Au bas de lhôtel
Palestine, un homme à genoux fait sa première prière ; sur le parking, un employé armé dun petit
balai et dun sac poubelle ramasse les papiers sales. La ville est déserte. Quelques rares voitures
passent à toute allure. Dans le hall occupé par des miliciens du Parti Baas, un radiocassette fait déjà
hurler des chants patriotiques. La télévision irakienne diffuse un discours de Saddam Hussein ; en
uniforme militaire, lunettes de vue sur le nez, il parle de nation, de peuple, darmée, de Djihad et
dAllah. Etonnante, cette voix... lente, un peu empâtée, très rocailleuse. Je traverse une partie de la
ville fantôme. Quelques soldats en vert olive, cartouchières et Kalachnikov, des fortins de sacs de
sable, peu de mitrailleuses. Je retrouve mon chauffeur habituel ; il est venu malgré le raid. Il a lair
triste. Ce matin, très tôt, un de ses amis, Ahmed Mohamed, trente ans, chauffeur de taxi et
propriétaire dun gros taxi GMC, sest fait surprendre sur la route dAman, à cent soixante-dix
kilomètres de Bagdad. Une bombe venue du ciel aurait pulvérisé son GMC. Pourquoi ? Mystère.
Reste que le passager quil venait juste de déposer a prévenu la famille. Huit heures cinquante-huit,
deuxième sirène, lalerte est terminée. Quarante missiles Tomahawk lancés, à un million de dollars
pièce, - cest cher la guerre, - mais pas de bombardements massifs. On est loin du grand raid
promis. Après, une avant-guerre laborieuse, voilà maintenant un début de campagne avorté. Une
chose est sûre, ils vont revenir. Cette nuit. Peut-être même avant la fin de la journée. Il suffit
dattendre.
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Bagdad, ce soir, 18H15 (16h15 en France).
Prière du soir. La voix du muezzin, forte, immuable. Déjà, la fatigue et la tension dune nuit blanche
se lisent sur le visage des Bagdadis. Au carrefour, des volontaires étrangers, armés, grincent que
Jacques Chirac a abandonné lIrak. Le prochain bombardement sannonce massif. Le chauffeur de
taxi, lami de Djamal, a été tué au km 160, en sarrêtant à un central téléphonique pour appeler chez
lui : cest le premier mort de la guerre. Personne nen parle. Les communications sont de plus en
plus difficiles, la ville est maintenant déserte, le Tigre brille sous un ciel clair, bleu, soyeux. On les
attend cette nuit.
VENDREDI 21 MARS
Bagdad, 3h00 du matin (1h00 en France).
Il brûle encore. Tout à lheure deux missiles lont touché de plein fouet. On les a entendus souffler l
air. Deux boules de feu ont jailli de lintérieur du bâtiment de quatre étages, comme un volcan qui
vomit sa propre lave. Quest ce quun corps humain pris dans cette chose là ? Même pas quelques
degrés de plus. Dans le ciel bleu nuit, des papillons rouges étincellent au rythme des explosions de
la flak antiaérienne... Défense dérisoire. Cest à la fois magnifique et pervers de rendre la guerre si
belle.
- 7H 30 du matin ( 5H30 à Paris) :
Raid matinal, ciblé sur les bâtiments symboles du régime. La tête chercheuse des Tomahawks
traque les hommes au sommet du pouvoir : Saddam Hussein en priorité, ses deux fils Qoussaï et
Oudaï, Tarek Azziz, Yassin Ramadan le vice-président, le général « Ali le chimique » et quelques
autres. Au bord du Tigre, près du pont Al-Joumhouria célèbre pour avoir été détruit en 1991, cinq
bâtiments sont méthodiquement dévastés, entre le ministère du Plan et un vaste complexe
présidentiel. A quelques dizaines de mètres, une statue géante de Saddam Hussein, casque sur la
tête et fusil à bout de bras, canon vers le ciel, sélève désormais au milieu des ruines. Le pari
américain est que le régime repose sur du sable, pouvoir recroquevillé qui écrase une population
terrorisée, avide de sen débarrasser. Secouons ce quarteron de fantoches assassins, le peuple les
abandonnera aussitôt et les Chiites se rebelleront, en attendant de les pendre ! Le blitzkrieg lancé du
Koweït, nouvelle Tempête du Désert, balaiera une armée de poilus irakiens impatients de déposer
les armes et lIrak tombera comme un fruit gâté. Déjà, au Pentagone, on laisse filtrer des
informations sur la mort de Saddam, la défection de Tarek Azziz et la reddition de divisions entières
sur le front Sud. Pour lheure, la radio diffuse des chants patriotiques et Saddam Hussein apparaît en
uniforme à la télévision, toujours dun calme inhumain, pour répéter que le peuple, larmée, le Parti
et Dieu repousseront lenvahisseur. Dehors, les bus rouges à impériale ont repris leur trafic, les
voitures circulent, les petits magasins ouvrent et la ville, la nuit, sendort tard, entre un clip-tv de
propagande militaire et un film damour-loukoum égyptien. A la centrale électrique de Daura, à une
demi-heure du centre ville, les quatre grandes cheminées, les murs et les unités de production
peintes en kaki restent jalousement gardés par les hommes du Baas et quelques boucliers humains
occidentaux, pacifistes barbus, inutiles, vaincus et désespérés par leurs illusions perdues. En cas de
résistance, Donald Rumsfeld a menacé : « Ce qui suivra ne ressemblera à aucun autre conflit. Ce
sera un recours à la force dune ampleur et dune échelle au-delà de tout ce quon a vu dans le
passé. » La nuit va lui donner raison.
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16h00 (14h00 en France).
Tout à lheure, jai vu un jeune homme blessé dans un hôpital. Il bavait de douleur. Sur un
porte-avions ou dans une base du désert, des mécaniciens de la mort doivent briquer leurs superbes
machines. La nuit approche.
- 20H10 ( 18H10 à Paris) :
A lhôtel Palestine, en plein raid, des hommes de la sécurité du Parti font des perquisitions. Ils tapent
poliment à la porte, fouillent longuement, cherchent les téléphones satellites des journalistes, les
trouvent et les emportent : en dehors du centre de presse, les communications sont interdites.
Nouveaux missiles : les vitres de labri de lhôtel Al-Safeer dégringolent sur la tête de ses occupants.
A plus dun kilomètre, dans laxe du souffle, le Mansour perd la façade de sa cafétéria. Dehors, le
monde est chaos ; à lintérieur, lordre demeure. Hier soir, en plein déluge de feu, jai croisé un haut
fonctionnaire irakien, les yeux marbrés de fatigue mais la conviction intacte : « Les Américains sont
en train de tomber dans le piège. Ils sont coincés au Nord parce quils ne peuvent pas passer par la
Turquie ; ils piétinent au Sud. Alors ils se vengent sur la capitale. » La nuit avance et le ciel est noir.
Bagdad, elle, reste éclairée comme un arbre de Noël. Par expérience, par défi. Les Irakiens savent
que le black-out ne sert à rien, face aux Tomahawks, assassins aveugles programmés sur GPS.
Tard, très tard, on tire les rideaux épais, pour se protéger déventuels éclats de vitres et on sallonge
dans le noir, en écoutant le silence revenu. Bagdad sendort, écrasée de fatigue.
SAMEDI 22 MARS
Nuit de déluge.
Réveil à laube. La nuit dernière a été dure. 20h10 : la sirène, quelques tirs de Dca, puis plus rien. A
21h00, la première explosion, massive. A lintérieur de lappartement, vitres et porte-fenêtre
tremblent. Tout vibre. Sensation dune main lourde qui appuie sur la poitrine, celle dun géant,
inconnu, puissant, invisible. Puis un deuxième coup de poing, et un troisième... Le grand raid a
commencé. Je sors, casqué et lesté de mon gilet pare éclats. Courbé en deux, je longe en courant le
mur du Palestine, face au fleuve. De lautre côté du Tigre, un Tomahawk frappe sans crier gare un
palais de Saddam, à quatre cents mètres de là. Le souffle me projette sèchement contre le mur. Ma
tête cogne, heureusement protégée par le casque. Jai soudain le sentiment de ne pas peser
grand-chose. De grandes flammes oranges sélèvent, rattrapées par des colonnes de fumée plus
noires que la nuit. Je compte soixante missiles en moins dune heure& Il en tombera trois cent vingt
sur Bagdad et sa banlieue. La succession des impacts à un kilomètre à la ronde déstabilise. Surtout,
ne pas se disperser. Faire une action après lautre, tête baissée, épaules rentrées à chaque
explosion, en prenant son souffle, en essayant de ne pas perdre sa cohérence. Pas de dégâts ? On
continue. Dehors sinstalle le chaos. Il y avait une énorme pyramide tronquée en béton armé, haute
de 7 à 8 étages, pharaonique et laide, un monument bunker destiné aux réunions présidentielles.
Deux missiles ont transpercé le béton armé ; lédifice brûle, fume, comme un gros scarabée à la
coque crevée. Plus loin, près de lhôtel Rachid, il y avait un immeuble de la sécurité intérieure. On
voyait souvent des gardes, jeunes, minces, armés de kalachnikovs récentes, têtes prises dans un
keffieh à damier. Ils entraient, sortaient, paradaient en véhicule militaire. La « sécurité » ici est
synonyme de secret-interdit-puissance-terreur. Ce matin, ne reste que des murs soufflés, deux trous
et une image de la fragilité. Il y avait un ministère du plan entouré de bâtiments, déjà écrasés par le
01. Jean-Paul Mari
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raid précédent. Les « Tomahawks » sont revenus écraser trois bâtiments de plus, ouvriers
consciencieux pour une dernière retouche. Il y avait une statue de Saddam, géante, fusil au bout du
bras, canon vers le ciel. Elle est toujours là. Au milieu des ruines. Un peu dérisoire.
18h00, Bagdad senflamme.
Cet après- midi, en roulant dans Bagdad, jai vu une dizaine de grosses colonnes de fumée noire en
plein jour : Cétaient des fosses remplies de pétrole, aménagées par les Irakiens, qui venaient dêtre
incendiées. Il sagit de noircir le ciel au-dessus de tout Bagdad, cinq millions d habitants, pour gêner
la vue des chasseurs-bombardiers. Quelle efficacité ? On verra. Tiens, deux explosions sèches.
Déjà. Il est 18h25 et, au moment ou jécris cette phrase, les chasseurs-bombardiers US survolent la
ville, en passant le mur du son. Il est temps de se quitter.
DIMANCHE 23 MARS
- Points rouges :
Sur un grand panneau, la carte de lIrak, une trentaine de points rouges au Nord pour chaque ville et
quatorze points sensibles au Sud. Derrière un bureau, le Général Sultan Ahmed Hachem, ministre
de la Défense, lhomme chargé dépauler Qoussaï, le fils aîné de Saddam, dans la défense de
Bagdad et la région centre. Massif, moustache droite et épaisse, uniforme, calot noir et colt à la
ceinture, il jubile en faisant le point au cinquième jour de campagne. Les Irakiens se battent toujours
dans Oum Qasr, port stratégique sur le Golfe, à quelques kilomètres à peine de la frontière du
Koweït. Le port dont Geoff Hoon, ministre britannique de la défense assurait quil serait bientôt
« pleinement sous contrôle ». Trois jours plus tard, les Marines demandent lenvoi de nouveaux
tanks pour briser la résistance et les officiers parlent maintenant de « résistance sérieuse » et
dactions de guérilla. A Bassorrah, capitale du Sud, la ligne de défense tient à lextérieur de la ville.
Nassirriya, Kerbala et Najaf, villes saintes des Chiites, lieu pourtant de plusieurs révoltes armées et
sanglantes contre Saddam, tiennent tête à la progression américaine. Bien sûr, les forces
Américano-britanniques foncent dans le désert, contournent les villes et approchent à moins de cent
kilomètres de Bagdad. Cela ninquiète pas du tout le général qui martèle la doctrine irakienne : il
faudra bien que les Américains prennent les villes, cest là que la véritable guerre se jouera, dans les
banlieues, les rues, dhomme à homme, au lance-roquettes, au mortier, à la Kalachnikov : « Eux, ils
se combattent en terre étrangère. Nous sommes chez nous. Bagdad les attend. »
- Guerre-éclair, guerre tout court :
Voilà plus de cent heures quon se bat, plus que loffensive terrestre des Alliés dans le désert du
Koweït en 1991 ; la guerre-éclair se transforme en guerre tout court. Avec tous ses désagréments :
une dizaine de Gis morts, une quinzaine de disparus, quelques véhicules détruits, un hélicoptère
Apache abattu, cest inévitable. Plus spectaculaire donc plus grave, les Irakiens ont montré des
images de soldats morts à Nassiriya, -lun deux cadavre sans chaussures-, et ils ont exhibé cinq
prisonniers américains à la télévision, de la 507ème Brigade de Maintenance, surpris sur leur flanc
par une embuscade à force de foncer vers le Nord. Ils sont là, quatre hommes et une jeune
femme-soldat noire, regards terrifiés, hagards, venus droit de leur Texas pour se retrouver entourés
duniformes vert olive et de grosses moustaches quils navaient jamais vus autrement que
grotesques et malfaisants dans de médiocres films de guerre.
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- Gesticulation :
Du coup, Bagdad se prend à rêver de capturer un pilote, symbole de la technologie, de la puissance,
de la sophistication de lennemi. « Tayar ! Tayar ! » ( Pilote !)... Il est minuit et des policiers courent
vers leurs véhicules. Sirènes, hommes en kalachnikov, « Moukabarat », membres des services de
sécurité, pick-up surmontées de mitrailleuse, la chasse au pilote continue au bord du Tigre. Elle a
commencé en fin daprès-midi quand un civil a assuré voir un parachute et un pilote tomber dans le
fleuve. Maintenant, des hommes fouillent les bosquets à la lueur des torches, incendient les fourrés
pour mieux éclairer les lieux, sondent la végétation avec de courtes rafales. On voit le pilote
« Tayar ! » Ici, ici, puis là. Et la poursuite, stérile, dure jusquau matin. Pendant ce temps-là, les raids
changent de nature. Pour la première fois, on entend un chasseur-bombardier, invisible, sans doute
furtif, décélérer à basse altitude et larguer deux bombes de précision qui trouent deux bâtiments
officiels. Surtout, au loin, à quinze, vingt kilomètres, commence un bombardement lourd, massif,
régulier, aux déflagrations sourdes comme des pulsations dans une artère malade : le son
caractéristique des bombardiers B-52. Eux ne visent pas à tuer les dignitaires du régime mais à
écraser sous un tapis de bombes les lignes de défense de Bagdad : la guerre politico-psychologique
prend des allures plus conventionnelles.
Recherche Suzanne désespérément.
Impossible davoir des nouvelles de Suzanne, la Française de Bagdad, vieille dame de quatre-vingts
ans qui vit ici depuis un demi-siècle et a refusé de quitter le pays. Le téléphone ne fonctionne pas.
Par deux fois, jai du rebrousser chemin à cause de raids soudains et trop forts. Quelquun ma dit
quelle avait fait une chute et sétait légèrement abîmé lépaule. A la prochaine accalmie sérieuse,
jirai lui rendre visite et jespère quelle pourra me faire entendre quelques notes de son beau piano.
LUNDI 24 MARS
Un printemps en Mésopotamie.
Réveil nauséeux à laube. Le ciel est noir en plein jour. Dans le quartier militaire du « Camp
Sahara », une épaisse colonne de fumée sale brouille lhorizon. Des hommes en kaki entourent des
barbelés et une tranchée de quinze mètres de long où brûle une nappe de pétrole. Une, dix, cent
colonnes grasses sélèvent au même moment, encerclant la capitale. Voilà des semaines que les
militaires préparaient cet écran de fumée. Saddam Hussein vient de donner lordre de les
enflammer ; désormais, ils brûleront jour et nuit. Il y a encore quelques jours, le ciel était bleu, pur,
cristallin. Maintenant, on tousse, la gorge et la tête prise par cette puanteur huileuse, le regard arrêté
par ce sinistre plafond : la guerre nous a volé le printemps en Mésopotamie.
« Que Dieu garde Saddam ! ».
Cest un énorme cratère, profond de dix mètres et de vingt mètres de diamètre, en plein milieu dun
jardin dune villa du quartier résidentiel dAl Yarmouk. Trois maisons ont disparu. Restent des pans
de murs retournés, des palmiers arrachés, des poutrelles dacier fripées et une montagne de
gravats. Une pièce, coupée en deux, révèle une chambre étrangement préservée : un drap entouré
autour du ventilateur, une commode, un miroir intact et un petit ours en plastique. Par terre, dans le
jardin, un cahier coranique décolier et des bandes dessinées. Deux blessés « seulement », une
vieille dame, Halima et sa petite-fille Rafel. La veille, le quartier dAzzamiya a eu moins de chances,
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une bombe de B-52 a manqué sa cible et sest écrasée sur un pâté de maisons habité par des gens
modestes. Bilan : cinq morts et vingt-huit blessés. Et des photos atroces, corps sanglants, visage
denfant brûlé, tête de femme décapitée par le souffle, à la une du journal Babel. Opération « Choc
et Stupeur » a dit le Pentagone. Les Irakiens sont effectivement choqués et stupéfaits de lampleur
des dégâts. Un vendeur de thé, habituellement débonnaire et tranquille, affirme « quil est prêt à
rejoindre le front du Sud pour mourir en martyr ». Un étudiant, pourtant indifférent au régime, éclate :
« Que Dieu garde Saddam ! »
MARDI 25 MARS
Dun hôtel, lautre.
Sept impacts dans la nuit, sept explosions ou plutôt sept séismes. Cest lourd une bombe de
bombardier lourd... A minuit, la ville était noyée par un brouillard dun autre monde. Une explosion,
massive, et la télévision sest arrêtée. On a perdu ainsi, dans lordre, un discours de Saddam, des
informations télévisées sur le président, une série de clips de propagande militaire, -très bien faits-,
un festival de poésie sur Saddam et la guerre et, très tard, le traditionnel film égyptien, mélange
damour et de loukoum. Le Tomahawk a frappé un émetteur près de lhôtel Mansour, déjà salement
secoué par une série de raids près du ministère du Plan, lui-même situé... face à lémetteur. Tout à
lheure, les employés de lhôtel étaient occupés à ramasser les grands éclats de verre brisés qui
jonchent le hall et la cafétéria. Dans les étages, pas mal de verre et de plâtre tombé du plafond. Hier
après-midi, quand jai voulu rejoindre ma chambre 406, la porte était bloquée, la serrure faussée par
le précédent missile. A lintérieur, le rideau était tombé et la télévision sur la moquette. Finalement, je
me suis résigné à quitter ce Mansour trop bien entouré par les cibles préférées des Tomahawk. Le
dernier raid cette nuit ma confirmé que cétait une bonne idée.
MERCREDI 26 MARS
Un sifflement furieux.
Quelle tempête ! La plus violente tempête de sable de mémoire de Bagdadi. Elle a commencé dans
la nuit de mardi, un vent terrible qui a arraché les tôles et les branches de palmiers. Un ciel absent,
une chaleur étouffante et une lumière de crépuscule renvoyée par des milliers de grains de sable
brillant en suspension. Puis, dans un sifflement furieux, la pluie et le sable mêlés en une boue fine et
légère qui tombe du ciel en biais, maquille les capots des voitures, les pare-brise et les verres de
lunettes. A lentrée du hall dhôtel, un garde sassoit contre la porte vitrée pour lempêcher
dexploser. Dans les chambres, les clients saccrochent aux rideaux et luttent contre le vent pour
fermer les fenêtres... un petit cyclone du désert.
Fatima, le missile et léglise.
Le Père Robert sest résigné à quitter le couvent de Fatima. Il a emporté deux choses, son violon et
ses ampoules dinsuline à garder dans un réfrigérateur. Il était triste. Mais il ne pouvait plus rester.
Un missile a frappé un bâtiment non loin du couvent. A lintérieur de léglise, on marche sur les
gravats et les éclats de verre qui couvrent lautel et le confessionnal. Plus grave, le grand lustre a
failli se décrocher du plafond où on voit nettement une grosse déchirure. Jai vu un jeune irakien
prier, seul, à genoux, devant la statue de la Vierge Marie. Dans le vestibule, les saintes photos ont
été mises à labri dans une armoire vitrée bardée de ruban adhésif. Que Dieu garde au moins son
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église !
Le fantôme de Bagdad.
Ce matin, le vent est un peu tombé, il fait froid. Je suis sorti à laube, Bagdad avait changé de
couleur. Elle est devenue ocre beige, de la couleur du manteau de poussière de sable qui recouvre
les rues, les murs, les voitures, les magasins fermés, les habitants. On a cru au répit. Le vent a
repris, ouatant latmosphère de la ville, lemmaillotant comme une momie antique. Vers treize
heures, quelque chose détrange est survenu : lair, le sable, le spectre de lumière, tout est devenu
orange puis rouge, dun rouge irradiant, un rouge dapocalypse. Il y avait du sang dans lair. Cétait
fort, impressionnant. Quand la lueur sen est allée, elle na laissé quun brouillard gris, épais, sans
visibilité. Bagdad apparaît pour ce quelle est, un fantôme de ville dans le désert.
VENDREDI 28 MARS
- Rêve :
Cette nuit, jai fait un rêve éveillé. Il était tard et Bagdad était impeccable de tranquillité. Le ciel
brillait, reflétant des nuées de lampadaires et les feux de Bengale des fosses à pétrole enflammées.
Le Tigre coulait, puissant, sa surface hérissée par une brise qui lui donnait la chair de poule. Puis on
a entendu comme un orage en montagne. Dabord des grondements lointains, les premiers éclairs
qui sapprochent, venus dune autre vallée, et le premier coup de tonnerre, énorme, au-dessus du
toit. Le bruit a réveillé les systèmes dalarme des voitures et les chiens ont hurlé à la mort. Haut dans
les ténèbres sest allumé le vol de papillons rouges des obus de 57 mm de la Dca. Sur lautre rive du
Tigre, deux boules de feu, brèves, intenses. Quelquun a claqué des portes dans le ciel. Et tout
lhorizon sest éclairé. Lorage, toujours lorage, une pluie déclairs, rythmé par le grondement sourd
et répété des bombardiers B-52, comme une lente pulsation, le battement dun cSur quon écoute au
stéthoscope. Plus tard est venu le vol des chasseurs-bombardiers, dans un raclement de ciel
écorché par leurs ailes. Ils ont cogné, largué leurs missiles et sont repartis, légers. De la mosquée
dà côté est montée la voix du muezzin rendant grâce à Dieu. A chaque raid, quelle que soit lheure,
il entame sa mélopée. Cest la voix du raid, dun imam qui ne dort jamais. Parfois, son chant est
empâté de fatigue ; parfois il est fort ; parfois sensuel. Il ignore les raids mineurs mais ne manque
jamais les B-52 ou les Tomahawks. Cest un gardien, une sentinelle, le bulletin météo de la guerre.
On finit par lespérer, il vous rassure et jamais ne vous abandonne, seul, sous les bombes. Tard, très
tard, quand le silence revient, dense, coupant, minéral, le vertige vous prend. On attend laube, pas
pour trouver le repos mais pour guetter le retour des raids du matin. Quand le soleil levant fait
trembler le brouillard noir des fosses de pétrole, les premières explosions, étrangement, rassurent.
Le chaos est là, tout est en place dans lordre brutal de la guerre. Tout continue. On peut dormir.
SAMEDI 29 MARS
Cauchemar.
Il est minuit et demi, je reviens du quartier dAl Shoala, à trente minutes de voiture du centre de
Bagdad. Visite aux urgences de lhôpital Nour : une horreur. Un missile est tombé ce soir, vers
dix-huit heures, en plein dans un marché populaire. Le missile na pas fait un grand cratère mais le
souffle a ravagé le marché. Dans une chambre, une gamine de seize mois, intubée et sous
perfusion, un drain dans son ventre de bébé. A côté, sa mère en abbaya noire, les yeux hagards, qui
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se refuse à pleurer. Sur un autre lit, un gamin de quatre ans, inconscient ; son père, un paysan, lui
tient la main en silence. Un homme, entrepreneur, dit avoir vu lavion arriver, le missile dans le ciel,
et plus rien jusquà lhôpital. Les médecins, eux aussi, sont choqués. Lun me dit quil a du mal à
travailler de façon cohérente. Il y a des flaques de sang sur le sol, des plaintes et de la douleur. Un
homme parle fort, couché dans son lit. Il a le bras amputé à hauteur de lépaule : un journalier,
membre de la milice populaire, qui montait la garde. Le mutilé crie que son bras est un cadeau au
pays, au président, à la lutte. Il sappelle... Saddam Hussein, ainsi nommé par ses parents en
hommage au raïs, né le même jour que lui, 46 ans plus tôt. Le directeur de lhôpital ouvre ses
registres : trente morts, quarante-sept blessés. Un carnage. Dans la nuit, je retrouve Djamal, mon
chauffeur. Avant la guerre, lors de nos préparatifs matériels, je lui disais souvent : « quand la guerre
commencera... » Depuis les premiers raids, il me demande chaque matin, moqueur, si la guerre a
vraiment commencé. Je réponds invariablement : « pas encore ! »... Ce qui le fait beaucoup rire.
Cette nuit, après avoir vu ces enfants couverts de sang, il ma posé la même question, avec une voix
très grave. Je nai pas répondu, je lui ai serré le bras. Il pleurait.
Un verre deau.
Il a quatorze ans à peine, mince, habillé dun gilet et dun pantalon en jean, beau gosse aux longs
cils et à la mèche brune. Le genre dadolescent sage qui fait vaciller ses copines de collège. Il sest
avancé timidement vers le comptoir de la cafétéria de lhôtel, sous lSil paternel des clients, colosses
accoudés devant un thé et un narguilé parfumé à la pomme. Il a demandé un verre deau, le serveur
le lui a tendu et le gamin sest penché pour le saisir délicatement. Sous gilet entrouvert, il y avait un
colt de 9 mm, un gros calibre.
Echelle de Richter.
Dabord, le bruit ou plutôt le vacarme dune énorme déflagration à moins dun kilomètre. Coup dSil
sur la montre, il est vingt-trois heures. On note. Un raid, un missile, rien dinhabituel en ce moment.
Ensuite, une secousse sous-nous, limmeuble de six étages qui balance comme un voilier qui
encaisse une grosse vague de travers. Et tout tremble. Etrange. Soudain, on se demande sil sagit
de guerre ou dun séisme. Cest quoi au fait la gradation de léchelle de Richter ? Le doute senvole
avec le souffle du missile qui fait vibrer portes et fenêtres. Ah ! Ce nétait quun raid. Un autre suit
vers deux heures du matin, et un troisième à sept heures trente-sept. Mais quelle force ! Et cette
onde de choc souterraine, doù vient-elle ? La réponse arrive le lendemain, en visitant un des sites
bombardés, le centre de télécommunications Al-Rachid, au bord du Tigre. Limmeuble paraît intact,
sauf le sol près dun mur, une dalle de vingt mètres de large, épaisse de vingt-cinq centimètres,
cassée en son milieu. Le missile est passé par-là, il a perforé le sol en biais, sest enfoncé dans le
sous-sol, à dix, quinze mètres de profondeur, avant dexploser, et de pulvériser les installations de
télécoms soigneusement enterrées. Londe de choc, cétait lui. Rien à voir avec un tremblement de
terre. Seulement la guerre.
« Press Center ».
Voilà, cest fait. On sattendait depuis longtemps à un missile sur le Centre de Presse. Il est arrivé
cette nuit, à une heure dix du matin. Il faut dire que le centre est situé au rez de chaussée du
ministère de linformation, lui-même surmonté dune batterie antiaérienne de 60 mm, dont le
claquement lourd perturbait parfois notre concentration. Le missile a détruit le canon et les deux
paraboles du ministère, troué à la verticale quelque uns des huit étages et soufflé les vitres, les
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plafonds et les ordinateurs des bureaux de plusieurs médias occidentaux, TV, journaux et agences
de presse. Mais limpact et la trajectoire, soigneusement dosés, ont épargné la forêt de paraboles TV
et dantennes postées sur un grand toit en contrebas. Un travail de précision, de la dentelle. Bon,
reste que maintenant, on travaille dehors.
DIMANCHE 30 MARS
- Carton à chaussures :
On roule dans Bagdad, dun séisme à lautre, du central Al-Aadamiya à celui dAl Salahiya, du siège
du Parti Baas à la direction des renseignements militaires, lieux strictement interdits de visite. Ici, sur
le sol, une turbine de métal tordu, à ailettes, encore brillant, les restes du Tomahawk ; là, les nSuds
de vingt mille lignes téléphoniques et un manuel coréen de contrôle découtes. Souvent les missiles
reviennent, une, deux, trois, cinq fois, pour achever le travail. Près du musée, au central déjà
endommagé d Al Salahiya, une journaliste de télévision grecque sest attardé après notre passage,
le temps de filmer quelques images. Soudain, Ephteriha la journaliste et son guide, Mohammed,
entendent le souffle rauque du nouveau missile qui frappe limmeuble en biais. A lintérieur, quinze
employés travaillent encore au nettoyage. A travers le nuage de poussière, Mohammed voit un
homme en bleu allongé, muet, agiter doucement la main. Lemployé gît, visage en sang, une
poutrelle dacier bloquant ses jambes. A cent mètres de là, un commerçant récupère ses cartons à
chaussures au fond de lénorme cratère laissé par un Tomahawk imbécile. Assis sur les gravats de
sa maison en ruines, un sexagénaire en calot jaune et pantoufles caresse de la main le mur de ses
fenêtres protégées par dinutiles matelas.
- Djihad :
« Nous, musulmans, avons un devoir, celui de faire le Djihad... » dit Fahad Yahia al-Hassan, un
volontaire arabe venu en Irak pour mourir. Il a vingt-quatre ans, des yeux verts, des cheveux
châtains clairs, une fine moustache, un sourire chaleureux et vient de Hamma, en Syrie, une cité
islamiste autrefois rasée par le président Assad. Fahad a deux passions, la religion et la course à
pied. Après ses études, il est allé travailler deux ans dans une imprimerie aux Emirats Arabes Unis. Il
y a quinze jours, en vacances chez lui à Hamma, sa prière du matin est interrompue vers cinq
heures du matin par les images du premier raid sur Bagdad. Il annonce aussitôt sa décision : « Père,
je dois partir. Le Djihad mappelle ». Son père, malade, regrette de ne pas pouvoir laccompagner :
« Dieu et le prophète Mohammed sont avec toi mon fils. Va ! » Il part, en compagnie de cinq amis,
prend un bus, roule vingt-quatre heures et se fait bloquer devant un pont bombardé par un avion, un
peu avant le Kilomètre 160. Le temps de quitter le bus et un missile détruit le véhicule et tue cinq
passagers. Fahad et ses amis sautent dans un autre bus, croisent une bonne dizaine de véhicules
calcinés et arrivent enfin à Bagdad à six heures du matin. Direction le tombeau dAl-Kadem Al Gelani
pour une prière au saint. Puis ils retrouvent le cheikh Al-Sammaraï, un savant de lislam quils ont
déjà rencontré par le passé. Limam leur lit une sourate : « Ne considérez pas les martyrs comme
des morts ; ils sont vivants auprès de Dieu. » Fahad a compris, il sera « Martyr ».
Linceul :
Depuis, il sentraîne dans une caserne de la banlieue de Bagdad, avec dautres volontaires
étrangers venus de Syrie, de Jordanie, du Liban, dEgypte, dAlgérie, du Maroc, de Tunisie, du
Pakistan et dAfghanistan. Au programme, cours politique, débat religieux et maniement des armes
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et des ceintures dexplosifs. Sa foi et sa volonté de Djihad ne sont pas nées avec LAfghanistan,
Al-Qaïda et Oussama ben Laden quil considère comme un Moudjahid, un combattant de lIslam
mais dont il nattend pas dordres. Non, sa révolte est née bien avant, dès la première Intifada, à
force de voir les soldats israéliens réprimer les Palestiniens dans les territoires occupés : « Pour moi,
les Etats-Unis sont la tête dun long serpent dont la queue est formée par Israël. Pour en finir avec
les sionistes, il faut frapper lAmérique » dit Fahad. Les Américains et Israël dun côté, lislam et
Saddam Hussein de lautre, son choix est fait. Ne lui parlez pas de la prison de Guantanamo où
pourrissent les volontaires arabes étrangers dAl-Qaïda : « les Américains ne me prendront jamais
vivant. ». A lheure dite, Fahad fera ses ablutions, se lavera soigneusement le corps et shabillera du
linceul blanc des martyrs.
MERCREDI 2 AVRIL
Nuits blanches.
Ce soir, jai réussi à lire une partie de mon courrier émail grâce à une liaison par téléphone satellite.
Il y avait des messages qui font chaud au cSur. Et dautres qui me tançaient parce que je navais
rien écrit dans les « Carnets » depuis quelques jours. Cest vrai. Pardon. Mais entre les raids
nocturnes et mon article de la semaine, il y a eu deux nuits sans sommeil et je me suis endormi
lâchement devant un discours idéologique en arabe à la télévision irakienne. Même pas eu le
secours dun raid assez puissant pour me tenir éveillé. Désormais, jessaierai dêtre moins
inconstant. Promis.
Nuits rouges.
Longue discussion très drôle avec un de mes chefs à la rédaction. Jai raconté dans mon reportage
de cette semaine une nuit entière de raid. En parlant de la Dca antiaérienne et des artefacts
lumineux que ses obus allument dans le ciel, jai décrit des « papillons rouges ». Mes articles ne sont
jamais censurés et ils ne sont coupés que lorsque le texte dépasse la longueur prévue. Cest de
bonne guerre. Cette fois, un petit coup de ciseau du re-lecteur a enlevé les « papillons rouges ». On
ma expliqué que la métaphore était bizarre et difficile à concevoir. Tout à fait exact. On peut à la
rigueur accepter lexpression dans un manuel de botanique tropicale ou dans un traité médical, « papillons rouges : terme souvent utilisé par les patients atteints dhypertension oculaire en
décrivant les disfonctionnements visuels »-, ou encore pour décrire des hallucinations mineures, - les
majeures concernant les « éléphants roses »-, dues à labus de substances toxiques et interdites.
Bref, la critique était pertinente. Reste que je passe des heures la nuit, sur un balcon de Bagdad, à
regarder sallumer dans le ciel des choses étranges. Entre les colonnes de fumée noire des dizaines
de fosses à pétrole enflammées, quelques nuages légers qui rougeoient, la traînée claire des
réacteurs des chasseurs bombardiers, les geysers de flammes qui marquent limpact des
Tomahawks, la pluie déclairs à lhorizon venue du firmament des B-52 et les fameux « papillons
rouges » dont la Dca constelle la nuit, jai parfois du mal à regarder le spectacle sans me demander
si je nabuse pas un peu du thé à la cardamone. Toujours très sucré. Trop peut-être.
- Laxe du souffle :
Deux missiles ont frappé Al Shaab, un quartier populaire au nord de Bagdad. On vient ici faire
réparer sa voiture ou chercher des pièces détachées, dans de petits magasins de part et dautre
dune grande avenue. En plein jour, vers onze heures trente, deux projectiles ont frappé les
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contre-allées : bilan, quatorze morts et trente blessés. Entre les voitures calcinées et les magasins
criblés déclats, on suit pas à pas laxe du souffle et ses dégâts. Dabord, les plus proches du
cratère, ce magasin doiseaux, de perruches et de poules, aux murs couvert de plumes collées par le
sang. Puis lintérieur dune maison, chambre et salon dévastés. Derrière, dans la rue, une voiture sur
le toit et un reste de charrette à âne. On contourne le pâté de maisons, sur une cinquantaine de
mètres en pistant un itinéraire invisible. Le chemin du souffle est passé par ici, paquet de verre brisé
et portail tordu, et par-là dans le jardin dune villa, par cette porte tordue, en grimpant lescalier vers
cette chambre denfant. Lhaleine du Tomahawk, paquet dair propulsé, sest introduit dans lintimité
des maisons, intrus, gifle invisible qui a tout cassé, blessé ou tué. Au premier étage, Bashar, un
enfant brun de huit ans senroule autour des jambes de son père qui le présente fièrement comme le
premier de sa classe. Le gamin a eu peur, il affirme que cest fini mais ses yeux noirs encore
hagards affirment le contraire. Il sait que la nuit va revenir et les raids recommencer.
Le roman de la guerre.
Décidément, cela devient une habitude ! Mon éditrice chez Nil Editions ma appelé pour me dire que
mon livre sur lAlgérie venait dêtre publié. Jaime son titre : « La Nuit Algérienne ». Jai mis tellement
de moi dans ce récit sur la guerre civile dAlgérie des dix dernières années, que jai vécu comme
reporter et sur celle que jai connue, enfant, en pleine guerre dIndépendance. Evidemment, je
nassisterais pas à la sortie du livre. Qui se soucie de lAlgérie en pleine guerre en Irak ! Déjà, mon
premier livre avait paru... le jour même de loffensive terrestre des alliés au Koweït en 1991. Je me
souviens des petits messages qui marrivaient de larrière et que je lisais dans le désert, en gilet
pare-balles et casque sur la tête : « Noubliez pas votre r-vous, demain matin, pour interview sur
Radio... ». Puis il y a eu ce livre sur lAlgérie, publié au moment précis où sabattaient les tours du
World Trade Center juste avant la guerre dAfghanistan. Mon éditeur, opiniâtre, a décidé de le
republier. Cest chose faite. Et les Américains se préparent à entrer dans Bagdad ! Si chaque fois
que je sors un livre, cela déclenche une guerre mondiale, peut-être serait-il bon que je mabstienne
désormais. Pour le bien de lhumanité.
Le voleur de Bagdad.
Son magasin est une caverne avec des trésors à vous faire perdre la tête : du fromage hongrois, des
Petits Lu au chocolat et des yaourts, sans parler des lames de rasoir jetable et du vrai café ! Le rêve
sachève au moment de passer à la caisse. Derrière son comptoir, Malik, Sil noir et demi-sourire figé,
appuie sa carcasse sur un tabouret flanqué de deux Kalachnikovs. Au cas où lune des deux
senrayerait. Il se méfie des pillards, des affamés, des bandits et des gens de notre espèce qui
sétonnent que tout soit revendu à peu près quatre fois le prix en Europe. Inutile de marchander,
Malik sait bien quil est le seul à Bagdad à réussir à faire venir, - par quels stratagèmes ? - des
denrées strictement introuvables ailleurs. Rien ne larrête, ni la guerre, ni la charité. On jette un Sil
écarquillé à la note, on pense au prix du yaourt suffisant pour nourrir ici toute une famille, on note
son air méprisant, gras, sûr de lui, hermétique, celui des profiteurs de guerre. Puis, on senfuit en lui
abandonnant ses denrées rares et son rictus au coin des lèvres. Tant pis pour les yaourts ! En
revenant des beaux quartiers de Mansour, Djamal mon chauffeur ma montré une sculpture tirée
dun conte célèbre : « Ali Baba wa arbaïne haremi ! » ( Ali Baba et les quarante voleurs). Et on a
éclaté de rire.
Guerre-éclair.
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Allez donc expliquer à une jeune fille de quatorze ans que vous ne serez pas avec elle à Pâques.
« Alors quand ? » Moi de me lancer dans des explications laborieuses sur les difficultés dune
guerre, la nécessité de rester ici, la résistance irakienne, le changement de stratégie des Américains
obligés de renoncer à un blitzkrieg, une guerre-éclair, pour revenir à une offensive plus
traditionnelle... Et elle de me couper, avec une phrase dont mes jumelles ont lhabitude : « Elle est
longue leur guerre courte, non ? »
Fragments.
Je reviens dAl Hillah, à cent dix kilomètres au sud de Bagdad, en direction du front. Bunkers,
tranchées, postes de tirs individuels, redoutes, canons, Katiouchas, Dca, tanks... la route montre un
immense chantier de guerre qui progresse avec méthode en même temps que lavance des troupes
américano-britanniques. A lhôpital de la ville, jai vu les victimes civiles dun seul bombardement :
trente-deux morts, cent cinquante blessés sérieux. Hommes, femmes, enfants, tous modestes, des
paysans, des fellahs. Les bombes de B-52 sont tombées sur le quartier Nader. Je regarde les
blessures, nombreuses, affreuses, aux bords déchiquetés ; jécoute les témoins parler de conteneurs
qui tombaient du ciel et explosaient au sol, de ces petites barres spiralées aux bords acérés plantés
dans les murs, les animaux, les corps. Bombes à fragmentation, celles, interdites bien sûr, quon
utilise pour hacher menu linfanterie ennemie enterrée dans des tranchées. Ali Habed Taleb, un
ouvrier agricole, ancien soldat dans la guerre Iran-Irak et au Koweït, ma parlé de sa femme
décapitée. Sur un lit, son gamin de quatre ans, blessé au ventre, se plaignait. A côté, son frère,
quinze ans a raconté quil montait un buffle vers labreuvoir. Lanimal a marché sur « une sorte de
boulon de dix centimètres » dans lherbe. Lexplosion de la mine a déchiqueté le ventre du buffle et
criblé déclats les jambes du jeune homme, sauvé par sa monture.
Retour dAl Hillah.
Dans le bus, sur lautoroute, tout le monde sest tû et le chauffeur a éteint la radio. Nous avons
écouté, souffle court. Au-dessus du bus, à trente mètres daltitude à peine, invisible et bruyant,
lhélicoptère de combat Apache a semblé hésiter trente secondes. Un siècle. Puis il a négligé la cible
et a filé plein Ouest. A un kilomètre, ses missiles ont fait monter au ciel ce qui semblait être des
citernes de pétrole. Et le chauffeur a rallumé la radio.
Prof de philo :
Elle na que quatre-vingts ans, raisonne comme un prix Nobel, est dotée dun cSur gros comme ça
et sest mise récemment à utiliser Internet. Mon ancien prof de philo du lycée Raymond Naves a
Toulouse ma fait parvenir un émail, simple, court, superbe : « Cest la nuit quil faut croire à la
lumière. »
VENDREDI 4 AVRIL
Pesanteur.
Je naime pas ça. Cette journée est trop calme. Depuis ce matin, pratiquement pas de raid, de
bombardement, de Dca. Rien. Ou si peu. Bagdad a des allures de jour férié. Les avenues sont quasi
désertes et le manteau de poussière laissé par la dernière tempête de sable lui donnent un air de
ville camouflée, en panne générale. On essaie de souffler, de profiter de ces heures libres pour
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trouver à acheter ce qui manque. On se bat avec le téléphone satellite qui, lui non plus, ne
fonctionne pas bien. On tourne en rond dans la capitale, un Sil sur le ciel vide. Sur lavenue
Saadoune, des gosses cireurs de chaussures attendent le client à lombre dun pick-up surmonté
dune mitrailleuse. La machine à compter les billets de deux cent cinquante dinars, - les « Rouba »,
les « papiers » comme les Bagdadis les nomment, - crépitent dans les agences de change. Le taux,
monte, descend, varie dheure en heure. Un casse-tête. Avant, on disait un prix, « cinquante
papiers », et le marchand tapait sur sa calculatrice pour connaître le nombre de papiers à vous
rendre. Maintenant, pour les gros achats au supermarché, il pèse les liasses et calcule au poids.
Chez le teinturier, le patron repasse en râlant après le prix des cigarettes qui varie lui aussi plusieurs
fois par jour. A part ça, la vie va. Dur à croire mais cest ainsi : Bagdad vit malgré la guerre, dans la
guerre. Mais que cette journée est... morte ! En plus, il se met à faire chaud, étouffant. Présage rien
de bon. Quand les soldats soufflent, cest souvent pour préparer un nouvel effort. Dailleurs, une
information donne les Américains sur laéroport Saddam Hussein de Bagdad. Vérification sur place :
pour linstant, cest faux. Enfin, à dix-sept heures, le tonnerre. Cette fois, le son est différent :
explosions continues, serrées, feu roulant... lartillerie ! La bataille de Bagdad a commencé.
Force.
Sur les écrans de télévision étrangers, on voit des femmes en abbaya noire hurler et pleurer leurs
morts à haute voix. Quand la caméra sarrête de tourner, les cris cessent aussitôt. Se lamenter, ici,
est une manifestation de douleur incantatoire, une forme de protestation obligée, un devoir social. En
réalité, les Irakiens encaissent tout avec une force et une solidité incroyable. Pas de scènes
dhystérie dans les hôpitaux, pas de panique en ville. Des gens qui reprennent le travail dès que
possible, des employés qui nettoient au jet un pont sur le Tigre, exposé, dangereux, encroûté de
sable par la tempête, des employés des Télécoms qui serrent les dents en silence devant leur centre
satellite en ruines. A la mosquée, quand le cercueil dune victime dun raid arrive, les regards sont
noirs, les bouches muettes mais on se pousse pour laisser passer le journaliste étranger. Attention...
En cas de conflit, ce stoïcisme peut saccompagner dans la seconde suivante dune grande brutalité.
Et la peur dans tout cela ? Un reporter, qui vient de franchir la frontière de Jordanie vers lIrak, sest
retrouvé la nuit, en pleine campagne, dans la cabane de tôles dun poste de douaniers-soldats.
Devant un plat de riz gras, environné par les bombes davion qui faisaient trembler la masure, les
soldats mangeaient, buvaient du thé et fumaient comme à laccoutumée. Lun deux a expliqué : « Si
on a peur, on a perdu. »
Energie :
La lumière de labat-jour a commencé à vaciller. Puis elle sest éteinte définitivement. Dehors,
black-out total, larbre de Noël des lumières de Bagdad a disparu. Plus de courant électrique, cest à
dire plus de lumière pour écrire la nuit, plus de frigo, plus deau à court terme, plus dascenseur, plus
de discours de Saddam à la TV et bientôt, -Aie ! -, plus de recharge pour lordinateur et pour le
téléphone satellite. Si, bientôt, je ne pouvais plus écrire et transmettre... ? Cauchemar. Non, demain,
on trouvera bien un moyen, un générateur délectricité à lessence, des fils dénudés pour pirater le
faible éclairage de secours du couloir, les batteries 12 V pour automobile achetées au cas ou, des
piles stockées, une dynamo... nimporte quoi ! En attendant, je vais mallonger dans la nuit noire et
écouter la guerre.
Temps et Heure.
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Minuit. Cette fois, les Américains sont en train de prendre laéroport Saddam Hussein de Bagdad. La
Garde Républicaine a rompu, les « Fedayin de Saddam » montent en renfort, les blindés de la 3ème
division américaines poussent. Les combats sont féroces. Des centaines de morts et de blessés dont
des civils, surpris sous le feu en roulant sur lautoroute près de laéroport. Pris ? Pas pris ?
Laéroport est à vingt kilomètres... Comment vérifier ? Trop « chaud » cette nuit, il faut attendre
demain. Soudain, un flash spécial irakien sur un poste télé miraculé. Le présentateur en keffieh
annonce le passage... à lheure dété !
Soif.
Plus deau au robinet ce matin. Il fallait sy attendre. En plus, il fait soudain chaud, trente degrés,
après des semaines dun temps frais et gris. Retour aux méthodes éprouvées dans les dunes de
mes déserts préférés : une calebasse dun bon litre deau couleur marron pour shampoing, rasage,
dentifrice et brin de toilette. Si, si, on y arrive. Seule différence, ici, le ciel, lair, le sable, tout est sale.
Froid.
Elle a six ans à peine et tremble de tous ses membres. La nuit est glacée à la porte de lhôtel. Dans
le jardin éclairé par les projecteurs, les journalistes-TV font leurs directs. Jai déjà vu cette petite, une de plus ! - , libellule brune, effrontée, obstinée, énervante à vous suivre en vous tapant sur le
dos de la main pour arracher un « papier ». Là, voilà une bonne heure quelle ne demande rien, ne
dit rien : elle a froid à en crever. Assise à lécart, personne ne la voit dans cette obscurité. Au bazar
de lhôtel, entre les mauvais tapis et les narguilés, il ny avait rien à sa taille, trop petite. Il a fallu
dénicher un foulard de laine qui la habillé comme une gandoura. Et la raccompagner jusquau bout
du jardin. Pour être sûr que le marchand ne lui rachète pas, en dinars et à bas prix, son manteau de
fortune. A Bagdad, la vie parfois est dure pour les faibles.
Réconfort.
Une info en provenance de Washington : la bonne progression des combats à laéroport a comme
résultat la bonne tenue du dollar face à lEuro à la bourse. Ouf ! ... On respire.
Samedi 5 avril 2003
Craquelures :
Ce matin, les « guides » ne sont pas là, une partie des chauffeurs non plus. Un responsable de
linformation tourne en rond, à la recherche dun semblant de programme et une partie du personnel
de lhôtel a disparu. La plupart sont restés coincés dans leur quartier, pris par les combats ou par le
manque de taxis. Ceux qui restent ont les yeux labourés de fatigue. Les reporters nont pas fière
allure non plus, mal rasés, cheveux sales et paupières bouffies par le manque de sommeil. Il fait de
plus en plus chaud. Leau est rare. Notre quotidien journalistique commence à être envahi par la
recherche deau minérale, dun branchement électrique sauvage, de lattente dun véhicule, dune
chemise propre, de dollars à changer ou dune nouvelle carte daccréditation locale. Tout le danger
est là : se laisser avaler par leffort de survie au quotidien et négliger lessentiel. Avec le temps, le
doute vous saisit. Quest-ce que je ne vois pas et qui méchappe dans ce chaos ? Quest-ce que je
ne sais pas dire de la douleur des autres ? Quest-ce que je suis incapable de sentir, trop occupé par
la chaleur, la fatigue, les tracasseries, la quincaillerie de la guerre, la tactique des combats et le jeu
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des drapeaux sur la carte des quartiers ? Aéroport pris, pas pris... quelle importance, sinon une
question de temps. Recroquevillé le nez sur ce déferlement brutal, accaparé par le jeu de massacre ;
moi, témoin borgne, chroniqueur maladroit, petit comptable de la mort : quest-ce que je gâche ?
Colère :
Je fulmine. Voilà plusieurs semaines que jexplique à Bashar, mon interprète, ce qui peut arriver, la
progression dune armée vers la capitale, le danger de faire une navette trop fréquente vers sa
famille en banlieue à Dora, le piège du front qui avance et risque de se refermer derrière lui. Voilà
huit jours que jai loué une chambre dhôtel pour lui et Djamal le chauffeur afin de leur éviter un trajet
bi-quotidien de cinquante kilomètres. Hier encore, je lai mis en garde... Et que croyez-vous quil
arrivât ? Ce matin, il nétait pas là. Evidemment, jai passé une partie de la journée à lattendre, à
minquiéter et à le chercher. Journée fichue ! Il est arrivé, enfin, vers dix-sept heures, les yeux
cernés, terrifié... La veille, il avait voulu dormir chez lui et il est resté coincé par lincursion des chars
américains à Dora. En plein combat. Sa maison est distante à peine de deux cents mètres de
lavenue où les chars Abrams et les hélicoptères Cobra ont détruit des dizaines de transport de
troupes, de camions et de véhicules irakiens. Au cours de la nuit, les murs ont tremblé et sa mère
sest évanouie plusieurs fois. Pourquoi restent-ils dans ce quartier particulièrement exposé ?
Simplement parce que le frère cadet, dix-neuf ans, orgueilleux et obstiné, a décidé quil ne quittera
pas sa maison. La mère a donc décidé de rester avec son fils, laîné ne se résigne pas à
abandonner la famille et Bashar fait, trop souvent, le trajet, pour leur dire... quil va bien. Du coup,
toute la famille est en danger ! Installée exactement sur laxe de pénétration sud des forces
américaines vers le centre de la capitale. La prochaine fois quil essaie de partir à Dora, je lattache.
- Dien Bien Phû :
Les hôpitaux croulent sous lafflux des blessés, surtout quand ils arrivent au rythme dune centaine à
lheure, après la bataille menée pour semparer du grand aéroport de Bagdad, moderne, sophistiqué,
orgueil du régime, dénommé évidemment « Saddam Hussein ». Deux pistes immenses, une tour de
contrôle, un tarmac de six kilomètres sur trois et la « Garde Républicaine » unité délite du Raïs, bien
décidée à ne pas céder un pouce de cet espace vital. Après un déluge de tout ce qui peut exploser
et un millier de morts plus tard, les troupes américaines rebaptisent laéroport dun simple « Aéroport
International de Bagdad. » Au même moment, le ministre de lInformation explique que les
« Vilains » sont tombés dans le piège, « aspirés au centre de laéroport, isolés et coupés de leurs
troupes, sur une zone devenue une île lieu dune résistance héroïque des fedayin ». Et bien heureux
ceux qui sortiront vivants de ce nouveau Dien Bien Phû, version irakienne !
Saladin :
Il a un grand sabre, tranchant, damassé et un turban blanc sur la tête, porte un gilet gris, une
gandoura et marche pieds nus dans ses sandales. Létrange est son teint frais, sa barbe claire et
son regard bleu Nord américain. « Alors, vous croyez toujours que les USA vont libérer les
Irakiens ? » Canadien, né à Toronto, converti à lislam, études coraniques en Mauritanie, ex-prof
danglais à Taiwan... il arrive du Caire pour soutenir ses frères en danger, oh ! quelques jours
seulement, le temps de les conforter de sa foi et déchapper au siège qui menace. Pour linstant,
notre Salah El Din aux joues roses, campé droit dans ses babouches, la pointe de son grand sabre
piqué sur lépaisse moquette, attend de prendre le luxueux ascenseur en verre de lhôtel Sheraton.
En gratifiant lassemblée dun très pieux : « Hi ! Guys ! See you soon..... »
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Equipée sauvage :
Je lavais déjà croisé lors de la première guerre du Golfe en 1991. Il travaille pour un magazine
militaire français du type « Soldiers of Fortune ». Il est sympathique, malin, très courageux, un peu
fêlé et mène ses reportages, seul, comme une compagnie de hussards. Il a commencé par passer
en douce du Koweït en Irak. Soit. Puis il a suivi les Américains. Bien, cest le travail. Sest fait
pourchasser par les M.P, Military Police. Normal, on a connu cela. Ils ont fini par lattraper, lont jeté
à terre, piétiné un peu et lui ont écorché le front avant de le trimbaler vers larrière les poignets
attachés au toit du véhicule. Classique, quand on connaît la brutalité des M.P américains. Libéré, il
est reparti vers le centre de lIrak en guerre. Il a roulé seul dans le désert, dormi pendant onze nuits
roulé dans un sac de couchage, près de son 4X4, en collant aux basques des Américains qui
progressaient. Puis il a atteint le front, la dépassé et sest fait capturer par les Irakiens qui lont
conduit poliment vers Bagdad. Près de Mahmoudi, une incursion de chars Abrams désorganise son
escorte et il saute sur loccasion pour leur fausser compagnie. Et le voilà reparti derrière la colonne
américaine. Bagdad approche, il se trompe de route et... se jette à nouveau dans les bras des
Irakiens ! Cette fois, plus dalternative, direction Bagdad, lhôtel Palestine, le treizième étage, quartier
surveillé et réservé aux quatorze journalistes français, Italiens et Anglais qui ont cru à une guerre
éclair, ont lu leurs cartes à lenvers ou se sont fait surprendre par une ligne de front parfois mince et
souvent mouvante. Mon fêlé préféré en a profité pour prendre enfin une douche et raconter ses
aventures dont il sort sain et sauf, hormis quelques écorchures. Et je me dis que là-haut, tout là-haut,
on a du mobiliser dès sa naissance un quarteron danges gardiens chargés de le suivre pas à pas.
Au cas ou.
Les Baklavas dAbou Afif :
Leau est revenue. Irrégulière certes, pour une poignée dheures par jour mais cela suffit à faire des
réserves dans sa baignoire. Deuxième miracle, les techniciens irakiens - par quelles acrobaties- ont
réussi à nous redonner un peu délectricité chaque jour. Bien sûr, il y a le bruit, la fumée du pétrole,
la poussière, la saleté, la chaleur, la nuit noire et le vent fou du Khamsin. Quimporte, tout cela reste
de lordre du camping un peu inconfortable. Mieux ! Jai découvert que le magasin dAbou Afif était
resté ouvert - chapeau bas - malgré les raids. Abou Afif, pour les non-initiés, est le meilleur magasin
de baklavas de Bagdad : des trésors, au miel, aux amandes et aux pistaches, saupoudrés dune
poudre verte parfumée à la fleur doranger. A vous donner la chair de poule. Je fais parfois un grand
détour malgré lorage pour aller faire provision dun plein carton de ces divines pâtisseries.
Donnez-moi toujours des baklavas, beaucoup de café et - pardon - quelques Havanes, et je vous
tiens un siège !
LUNDI 7 AVRIL
A laube.
Ils sont là. De lautre côté du fleuve Tigre, sur la berge Ouest, à 400 mètres de lhôtel. Ce matin, les
tirs proches mont réveillé. Couché à trois heures cette nuit. Jai pesté. Quelle idée dinstaller une
batterie Dca aussi près ! Essayé de me rendormir. Impossible. Quel imbécile ! Il ma fallu un moment
pour comprendre. Ce nétait pas une mitrailleuse antiaérienne mais... des combats à deux pas. Pour
la prise des quartiers den face, les ministères, le complexe présidentiel, celui bombardé par avion
une bonne vingtaine de fois depuis le début des raids. La ligne dattaque passe maintenant au cSur
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de Bagdad. Sur la berge, une fosse de pétrole sest enflammée. Cest un camion-citerne enterré,
bourré de pétrole, que les Américains ont touché dun tir direct. La brume commence à tomber. De
lautre côté, des chars Abrams progressent. On voit des soldats irakiens courir, sans armes. Certains
nagent à travers les roseaux du bord du Tigre. Quelquun a vu des hommes fauchés par un tir de
mitrailleuse. On tire, de plus en plus, armes légères, mitrailleuses, coups de canons. Les Américains
avancent, nettoient, pulvérisent au canon ce qui résiste. Cela peut prendre des heures, une journée
peut-être. Par où sont-ils venus ? Sûrement en longeant les anses du fleuve, par cet axe sud,
sud-ouest, angle de pénétration à partir de laéroport, du quartier de Dora et de Yarmouk. La brume
ou plutôt le brouillard est maintenant tombé sur la ville. Les pilotes dhélicos doivent enrager de ne
pas pouvoir appuyer la progression au sol. Saleté de brouillard ! Comment suivre les combats dans
ce décor fantôme, au seul bruit des explosions ? Impossible de sortir ! Le travail serait dapprocher,
au plus près, de suivre cette bataille de Bagdad. Dès laube, on sest fait refouler très... fermement
par les services à lentrée de lhôtel. Caméras saisies, interpellations, pas moyen de passer.
Maintenant, le bruit des ambulances. Il y a à lévidence de gros dégâts humains. On se bat rue par
rue, maison par maison. Le grand parc du complexe présidentiel, envahi darbres, bourré de bunkers
et de souterrains promet une énorme bagarre. Ensuite, il y aura le pont à passer ou le fleuve par
moyens amphibies. Au pied de notre immeuble. Le plus dur est à venir. Une chose est claire, la
bataille finale pour Bagdad a commencé.
Issue.
On peut sortir ! Je vous quitte. Il faut y aller.
Retour.
Pas dautorisation pour sortir seul. Virée en bus, cible parfaite pour attirer les « tirs amis ». Je
déteste ça. Pas le choix. Départ de lhôtel Palestine face au Tigre. On évite les bords du fleuve.
Avenue Saadoune : quelques voitures, tout est fermé sauf minuscules échoppes et une
station-service. Des gens errent, cherchent un impossible transport. Le pont Al Sennaq, à découvert.
De lautre côté, mon vieil hôtel Mansour que javais du quitter vu son incapacité à encaisser le
souffle des missiles alentour. Passage devant le ministère de linformation : beaucoup de « civils »
armés, jeunes. Les bunkers sont habités par des hommes embusqués, en keffieh, doigt sur la
gâchette de leur fusil-mitrailleur. Gare routière : elle est vide, des passants, sacs à la main, tournent
en rond. Un jeune homme, dix-neuf ans, écarte les bras en signe de victoire, une kalachnikov dans
une main, un lance roquette dans lautre. Un homme en keffieh et gandoura porte une hotte pleine
de cinq obus de RPG, un lance-roquettes antichar, ce lance-roquettes antichar. Un pick-up autrefois
blanc a pris un impact. Carbonisé. Ville fantôme, noyé dans le brouillard. Demi-tour, on nira pas
jusquà lhôtel Rachid. Tout à lheure, le ministre de linfo a donné un briefing sur le toit, dans la
brume et les explosions proches. En substance : tout va bien, on les a repoussés et massacrés, pas
un soldat US dans Bagdad... Ah ! Bon... Retour par le pont. Explosions et longues rafales. Jai le
sentiment que les Américains fonctionnent par incursions meurtrières, tanks, hélicos, infos, repérage,
destruction et retrait. Jusquà la prochaine.
Comprendre.
Je me rends compte quil doit être difficile, de Paris, Toulouse ou Marseille, de suivre cette guerre et
de faire le tri entre toutes les infos qui arrivent dici. Alors, quelques règles... Dabord, attention à ne
pas sauter sur la dernière info qui nest pas forcément la bonne ! Surtout si elle date dune heure ou
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plus et si le reporter a perdu du temps pour trouver un téléphone pour lenvoyer jusquà vos oreilles.
Du coup, deux infos au même moment dantenne peuvent être contradictoires : « ils avancent », « ils
reculent ». Sauf que lun parle de H Zéro, lautre de H + 1. Ne leur en voulez pas trop, ce nest pas
toujours simple. La guerre est un métier, un grand chantier, avec ses outils ( canons, chars,
mitrailleuses, missiles, hélicos), avec son rythme de travail (préparation, avancée, nettoyage, retrait),
sa méthode (un tir de canon pour un bunker, des rafales de mitrailleuse lourde pour les hommes et
les postes individuels, un missile ou RPG pour pulvériser un blindé) et son programme de la journée
(incursion et retrait ou installation tête de pont). Ce nest pas parce que les ouvriers travaillent au
rez-de-chaussée que limmeuble est terminé ; ce nest pas parce quils font une pause que le
chantier est abandonné. La seule différence est quil sagit dun chantier de destruction. Alors, ne
pas croire que tout se jouera en quelques heures. Cherchez à savoir qui dit quoi, à quelle heure et
doù. Retenez dabord ce que le reporter a vu, pas ce quil croit savoir. Ou, comme disait un
humoriste, ce quil « sautorise à penser... » Voilà, jespère que cest plus clair. Ah ! une chose
encore. Même sur place, au premier rang, la guerre est chaos.
Djamal.
Jai perdu mon chauffeur et une partie de mon équipement. Ce matin, Djamal est venu me voir,
bouleversé. Son frère militaire a été touché dans les combats de laéroport. Celui qui lui a annoncé la
nouvelle avait un visage de deuil. Djamal est sûr que son frère est mort. Il veut aller voir chez lui, à
cinquante kilomètres au Nord de Bagdad, sassurer de létat de son frère ou lenterrer. Petite folie... Il
lui faut passer la ligne Nord où les Américains poussent fort. Sil passe sans se faire tuer, il risque de
ne plus revenir. Je lui explique tout cela. Rien à faire. Il veut y aller et je ne peux décemment pas le
lui interdire. Daccord, il file. En emportant dans sa précipitation mon gilet pare-éclats et mon casque
toujours prêts dans la voiture. Et je ne suis pas sûr de le revoir avant un moment. Dans les combats
de rue, un peu de protection et une voiture avec chauffeur qui attendent en retrait deux à trois cents
mètres à larrière est une bonne méthode pour sapprocher, voir et reculer en temps utile, sans se
faire piéger. Le travail, paradoxal, est de côtoyer la ligne de feu en évitant de se brûler. Voilà des
semaines que je prépare ce moment, le matériel, léquipe à former, les consignes répétées,
lexplication de ce quil faudra faire « au contact », travail psychologique et pratique, un minimum de
structure qui me permettra dévoluer dans la tempête. Elle est là, ce matin, à quatre cents mètres de
moi, sur lautre rive du Tigre. Et une partie importante de ce que jai construit vient de sécrouler en
cinq minutes. Tant pis, on fera sans cela. Jespère que le frère de Djamal na pas été trop
sérieusement touché.
A laffût.
Fin daprès-midi. Le fleuve Tigre. Dabord, la berge Est doù jobserve, une grande rue, une clôture,
de la végétation et quelques petits bâtiments. Puis la rive en pente douce, leau du fleuve et deux ou
trois îlots couverts de roseaux au milieu. La bagarre se passe sur lautre berge, à 400 mètres
environ. Quatre chars US, des Bradley sont postés sur la route qui longe le complexe du palais
présidentiel, à une trentaine de mètres de leau et à bout touchant de la digue inclinée qui descend
vers leau. A mi-pente, à vingt mètres des tanks, deux escaliers et une sorte de longue tranchée en
contrebas, apparemment lentrée dun bunker. Les chars attendent comme des chasseurs à laffût.
Parfois, on voit les silhouettes sombres des Irakiens qui essaient de se déplacer. Immédiatement, un
ou deux coups de canons et des rafales de mitrailleuse lourde couronnent la tranchée dun nuage de
terre et de poussière. Les blindés ont tout leur temps, les Irakiens sont coincés. Le Bradley les
ajuste, à vingt-cinq mètres à peine, autant dire à bout portant, comme un tueur en acier blindé,
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métallique, immobile, canon sur lépaule, lécran vidéo de son Sil intérieur vissé sur lobjectif.
Terrible. Les autres nont aucune chance, environnés de boules de feu, de colonnes de fumée noire
et parfois du feu dartifice de leurs propres dépôts de munitions qui explosent. Impossible de bouger,
même pas pour courir les dix mètres qui les séparent de leau et se jeter dans les roseaux, comme je
lai vu ce matin, quand les premiers Bradley sont arrivés après que les avions A-10, véritable
artillerie volante, ont pilonné la rive. Aucune résistance sérieuse, pas de canons irakiens ou de chars
sur ma berge, pas de signe de mobilisation pour une éventuelle contre-attaque. Rien. Pourquoi les
Bradley restent-ils campés ici, pour quelques hommes ? Derrière, dans le complexe présidentiel
large de deux kilomètres sur deux, on entend à travers le brouillard, - saleté de brouillard ! - le
grondement de déflagrations régulières : ils nettoient le parc du palais. Jai fini par comprendre. Le
bunker enterré doit être relié par des tunnels aux souterrains du palais et aux centres de
commandement que les raids aériens essaient de détruire depuis plusieurs jours. Du coup, ceux qui
cherchent à prendre lissue vers le fleuve débouchent ici, sous lSil des Bradley tueurs qui ferment le
piège. On martèle la taupinière humaine dun côté, on tue tout ce qui sort de lautre... Au bord du
Tigre, dans cette tranchée exposée, et au-dessous, dans le bunker qui a déjà reçu des centaines
dobus de gros calibre, ce doit être quelque chose proche de lenfer.
- Le doute et les cendres :
Où sont les « Fedayin de Saddam », « lArmée dAl Qods », la milice armée du Baas et les soixante
mille hommes délite de la Garde Républicaine ? Huit divisions entières qui sombrent un à un dans la
bataille. Les divisions Médina et Bagdad décimées ; celle de Nabuchodonosor en grande partie
détruite ; celle dAl-Nida rayée du contingent ; et la division blindée dHamurabi réduite à deux
brigades encore opérationnelles. Ce sont ses chars qui avaient écrasé dans le sang les révoltes des
Chiites au Sud et des Kurdes au Nord après la guerre du Golfe. Elles comptaient encore 500
canons, 800 tanks et 1100 engins blindés. Quen reste-il, sinon quelques cendres et beaucoup de
doute ?
- Désarroi :
Certains volontaires arabes étrangers sont en plein désarroi. Hier soir, trois dentre eux, dune
vingtaine dannées, sont venus aux nouvelles. Le premier, Saoudien, vif, intelligent, est interprète à
Ryad pour une société internationale ; le deuxième, un musulman pieux de la banlieue de Tunis, fait
son droit à Damas ; le troisième, un étudiant syrien en psychologie, grand, brun, fin, porte un keffieh
rouge autour du cou et ressemble à un manifestant dextrême gauche sur le pavé de Paris. Le
Saoudien dit quils sont venus se battre « avec leurs frères irakiens, parce que nous partageons la
même langue, la même religion et le même destin ». Le Syrien ajoute « que Bagdad nest que le
premier pays attaqué avant lIran, la Syrie, la Jordanie... Bush est le mal absolu. » Le troisième ne dit
rien et approuve de la tête. Ils étaient venus pleins denthousiasme, ont vu leur bus bombardé sur la
route de Bagdad et se sont retrouvé dans une caserne de la banlieue survolée chaque nuit par des
avions US. Un matin, les premiers jeunes cinq cents volontaires sont partis au combat ; le soir, au
retour, ils nétaient plus que quatre-vingt-onze. Pilonnés, décimés, ils nont pas compris pourquoi la
radio locale continuait à parler de grande victoire. Ne restent, ce soir, à Bagdad, que ces trois
Djihadistes, perdus, désemparés, qui ne veulent pas regagner leur caserne et cherchent des
informations exactes, un « lieu sûr pour dormir » ou une « route encore libre vers la frontière ».
Inutile de compter sur eux pour le « martyr », lattentat-suicide ou la guérilla urbaine, celle, meurtrière
que les Irakiens voulaient imposer, rue par rue, aux soldats américains.
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Absence :
La nuit. Il est tard. Jai la tête en feu à cause de la journée et du manque de sommeil. Demain matin,
réveil à quatre heures du matin pour écrire mon reportage dans le Nouvel Observateur. Bon,
maintenant, il faut que je relise mes notes dune semaine. Bonne nuit.
MARDI 8 AVRIL
Un obus sur lhôtel Palestine.
Jécris depuis laube. Une énorme explosion. Plus forte que les autres. Parce que plus proche. A un
étage au-dessous, un obus vient de toucher le balcon de la chambre n°1503. Je cours, descend
lescalier de secours. Dans le couloir, des cris, des pleurs, un attroupement de journalistes. La
chambre est au bout du couloir. Il y a des morceaux de verre partout, un trou dans le mur de la
rambarde, une grosse flaque de sang. Un caméraman de Reuters. Il est allongé sur le sol, visage
cireux, mâchoires serrées. Cest grave. Mais il est toujours vivant. Personne ne sait comment faire,
tout le monde crie, les amis sont choqués, maladroits, bouleversés. Jérôme, un copain photographe
est déjà en train dessayer de donner les premiers soins. Il a besoin daide. Autrefois, jétais kiné
dans un hôpital. On soulève le blouson, un gros éclat lui a ouvert le ventre. Impossible de le mettre
sur le côté en position de sécurité. Il faut lui tenir la tête en arrière et lui ouvrir la mâchoire pour ne
pas quil sétouffe. On arrive à bander le ventre. Il faut le sortir de là, vite. Le verre embué de ma
montre me dit quil respire encore. On arrive à placer une couverture sous lui, brancard occasionnel.
Le chemin vers lascenseur est interminable. On porte trop vite et mal. Il est lourd. Lascenseur du
Palestine est toujours dune lenteur extrême, il sarrête à pratiquement tous les étages. Chaque fois,
on hurle vers ceux qui attendent. Ils reculent. Une éternité plus tard, on est dehors. Il est grand.
Difficile de le caler sur le siège arrière. Enfin, on lemmène vers un hôpital, Al-Kindi, Yarmouk ou un
de deux où il a du déjà témoigner de la douleur des autres. Dans le hall, une amie me regarde un
peu effrayée : jai les mains pleines de son sang. Il respirait encore. Pourvu quil sen sorte. Trois
autres personnes, au moins, ont été blessées par de gros éclats de verre dans la chambre, deux
hommes à la tête et aux bras, une femme au visage. Lobus, tir de char ou RPG, a frappé un pilier
juste entre deux chambres. Le balcon regarde la rive, le pont, les violents combats qui sy déroulent
depuis le matin. Cest un tir direct. Pas une erreur de tir. Une saleté de plus. Qui a fait ça ? On fera
lenquête plus tard. Je dois retourner finir décrire mon papier.
Mardi 8 avril, 19H00 :
Il est mort. Le caméraman Ukrainien, Taras. Et le journaliste espagnol aussi. Fatigué. A demain.
MERCREDI 9 AVRIL
Orage.
A laube. Cette nuit, grondements et éclairs au milieu de la nuit. Encore un raid, de lartillerie ou je ne
sais quoi ? Encore... Non, cette fois je ne me lève pas. Grognement, tête sous mon drap sale.
Dormir. Nouvelles explosions, plus proches. Je revois les fusées éclairantes qui ont illuminé un
quartier de la ville à côté dici. Jespère quils ne vont pas attaquer à une heure du matin ! Il y a des
règles à observer, même dans une guerre. Non mais ! On lance les offensives un peu avant laube,
on sentretue toute la matinée, on pousse le plus loin possible jusquà la mi-journée, voire le début
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daprès-midi en cas de difficulté majeure, - cest autorisé-, puis on souffle en fin daprès-midi en
consacrant la soirée, voire le début de la nuit aux tirs dartillerie. Point final. Mais on nattaque pas à
une heure du matin ! Je veux me rendormir. Impossible. Les explosions sont de plus fortes et le ciel
épais est éclairé par des lumières inconnues, vives, blanches, intenses. Quest-ce que cest que ce
nouveau type dexplosif ? Bon, il faut aller voir. Lampe de poche, gilet pare-éclats, fenêtre, balcon,
regard à lextérieur... Rien. Chaleur étouffante : jai du rêver. Soudain, une énorme déflagration dans
le ciel, un éclair et la ville qui sallume dun bout à lautre de lhorizon. Je narrive pas à y croire, je
tends la main paume ouverte... des gouttes deau. Il pleut ! Cest un orage, un vrai, sans feu, sans
acier mais avec de leau, douce, fraîche, bienveillante. Un phénomène inventé pour abreuver
lhomme, pas pour lécrabouiller. Nu sur mon balcon, les deux mains tendues vers le ciel, je ris
comme un enfant.
11H15. Ils arrivent !.
Lhomme est arrivé en courant, très excité : « Protégez-vous ! Rentrez !.....Ils arrivent ! » Depuis ce
matin, les explosions et les rafales se rapprochent. On les attendait, les voilà. Encore à un kilomètre,
au début de la rue Saadoune, parallèle au bord du Tigre. Ils progressent à pied, suivis par les
blindés. Vais voir. Vous tiens au courant.
La cerise sur le gâteau.
Il y a parfois des dépêches dagence qui donnent envie de vomir. Celle-ci, écrite par un cher confrère
américain, raconte lépopée de léquipage du bombardier B-1 américain qui a écrasé plusieurs
maisons dun quartier résidentiel dAl-Mansour visé parce que les services US croyaient que
Saddam et ses fils prenaient leur déjeuner à cet endroit précis. Quand le bombardier en vol a reçu
lobjectif de sa mission par léquipage dun autre avion radar Awacs, on leur a dit [ chaque citation
entre guillemets est extraite de la dépêche ], on leur a dit donc : « Cest le gros morceau » (The big
one) ». Léquipage pense évidemment à Saddam Hussein. Le capitaine Chris Watcher, pilote du
bombardier est tendu et excité. « Lofficier Swan (responsable des systèmes darmes) sent en lui
une poussée dadrénaline alors quil vérifie les données, prépare les bombes qui pèsent près dune
tonne chacune ». Le ciel irakien est couvert ce soir là, ils larguent deux bombes guidées par satellite
renforcées de pénétrateurs pour les cibles plus dures. Et deux autres de neuf cents kilos avec un
système retard de 25 millisecondes qui permet à lengin de senfoncer de trois à six mètres dans le
sol avant dexploser. « Après cette mission à Bagdad, le bombardier a poursuivi sa journée en visant
deux autres sites puis est rentré après dix heures de travail. » Commentaire de lofficier Swan :
« Larguer une bombe procure un sentiment de plaisir car vous savez que vous aidez quelquun
quelque part. » Il ajoute : « Et quand vous rentrez et que vous comprenez quelle était votre cible,
surtout une comme celle-ci, cest la cerise sur le gâteau ». Personne ne sait si Saddam était là et a
été touché. Les copains journalistes qui se sont rendus sur place ont noté un cratère de quinze
mètres de profondeur et de vingt-cinq mètres de large environ et un pâté de maisons englouti en
plein cSur de Bagdad. Le bilan, connu, sélève à quatorze morts. Des civils. La longue dépêche nen
dit pas un mot. Mais elle conclut par les mots de lofficier Swan, modeste : « Tout le monde aurait pu
le faire, tous les membres de mon escadrille ont la capacité de le faire. Il se trouve que cétait nous,
les chanceux. » Chanceux... je ne trouve pas dautre mot.
16h30 (14h30 à Paris) Ils sont là.
Un grand silence dans la rue, au « Carrefour du paradis », devant la Mosquée Royale et lhôtel
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Palestine. Une atmosphère irréelle, pas un bruit, poussière en suspens, temps arrêté. Une voiture
passe avec un mouchoir blanc à la fenêtre. Un grincement de chenilles... les voilà ! « Troisième
bataillon, quatrième Marines ». Une colonne de chars Abrams remonte lavenue et tourne autour du
rond-point : un, deux, dix, vingt blindés de soixante-dix tonnes suivis de véhicules Humvee portant
une mitrailleuse lourde. Sur un canon, une inscription : « La main droite de Satan ». Les soldats ont
le teint brûlé et les joues couverts de traces de boue rouge, marque de quinze jours de désert. Les
journalistes sapprochent, filment ; certains montent sur les chars. Une femme fend la foule avec une
banderole pacifiste, elle insulte les soldats : « Allez voir les hôpitaux, la masse des civils tués. Fils de
pute ! » Le tankiste fait tourner son canon menaçant au raz de la tête de la femme, elle recule et les
insulte plus fort encore. Quelques Irakiens passent en klaxonnant ; dautres sourient, dautres se
taisent. Lavenue est maintenant encombrée de tanks. Tour du rond-point. Au passage, le
conducteur serre le virage pour abattre avec sa tourelle arrière le toit dun kiosque en ciment réservé
aux agents de la circulation. Les hommes sarrêtent devant lhôtel. Je retrouve un
reporter-photographe ami, il est fatigué, écSuré : « Depuis deux jours, ils tirent sur tout ce qui bouge.
Les voitures de civils qui nous croisent, ne comprennent pas les ordres de sarrêter... Ils ouvrent le
feu. Des familles entières. Un carnage. Merde ! » Leur progression correspond à un afflux de blessés
constaté dans les hôpitaux du centre-ville. Tout à lheure, devant un club pris par les Américains, un
soldat montait la garde à côté de quatre corps encore fumant : « On avait fait savoir aux Irakiens de
ne pas sortir. Pourquoi est-ce quils nécoutent pas nos instructions ? » Maintenant, une foule
entoure les blindés. Un officier fait manSuvrer et les chars prennent position sur le bord du Tigre. Le
directeur de lhôtel Palestine, ce matin encore fonctionnaire du régime, arrive, souriant, pour
accueillir les vainqueurs. Hier, cet hôtel a reçu un obus de char Abrams qui a tué deux confrères
journalistes et blessé deux autres de Reuters, dont Samia, une jeune femme quon a du trépaner. La
foule grossit, on se fait photographier face à la mosquée, sous la statue de Saddam, bras droit levé,
qui semble montrer son royaume perdu. Quelques coups de feu claquent, anonymes. Dans lair, il y
a un mélange dallégresse, de rancSur et dinquiétude mêlée. Ce matin, des reporters se sont fait
tabasser et voler par des civils armés dans le quartier dà-côté. Dans lavenue Saadoune, les
pillages ont déjà commencé. On entre dans les villas, on emporte chaises, tables, objets de valeur et
certains vont jusquà pousser à la main la voiture volée privée de ses clefs. On pense à Bassorrah,
ville du Sud « libérée » , à la violence, aux vols, au pillage généralisé. Et à Bagdad, capitale
luxueuse et misérable, à ses inégalités, à ses haines rentrées, sa vengeance contenue et aux deux
millions de Chiites pauvres, vindicatifs, rebelles. On se dit que, le temps dun pouvoir vacant, cette
cité est une mine de violence. Pour lheure, du haut de son char, un drapeau américain étoilé au
bout de son poing tendu, un commandant dAbrams contemple le Tigre comme un animal dompté.
JEUDI 10 AVRIL
Une heure du matin. Taras.
Je suis écrasé de fatigue mais je narrive pas à dormir. Je repense au caméraman ukrainien tué par
lobus du char américain. Je ne le connaissais pas et jai plongé mes mains dans son ventre ouvert.
Je ne le connaissais pas et je le respecte infiniment. Je me dis quavec un peu de matériel
durgence, un embout pour le faire respirer, un tonicardiaque en intramusculaire, une couverture de
survie pour serrer son ventre déchiqueté et un brancard correct au lieu dune couverture, alors
peut-être... Il est mort trois minutes avant darriver à lhôpital, un bien grand nom pour un service
durgence débordé. Il sappelait Taras. Je ne serais pas revenu sur sa mort et celle de lautre
caméraman espagnol de Télécinco si je navais pas entendu les déclarations du Pentagone. Un
général, puis une porte-parole, madame Clark, je crois, - cest dans mes notes mais je narrive pas à
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les lire, pas de courant électrique ce soir, jécris à la lampe de poche en priant pour que ma batterie
dordinateur tienne le temps nécessaire, - était-ce madame Clark... ? cela na pas dimportance, le
Pentagone nest pas une personne, cest un système. Quont-ils dit, Ah ! oui... Dabord, ils ont
expliqué que des coups de feu sont partis du hall de lhôtel Palestine contre les chars Abrams sur le
pont Joumhouria, à moins dun km de là. Puis ils se sont repris... pas du hall, plutôt du toit du
« Palestine ». Oui, cest cela, des snipers : un « vrai danger pour nos Gis ». Nous, quand on a vu
limpact, pas très important, sur le balcon, même si les éclats de béton ont ravagé deux chambres,
on a douté : obus de char américain ou RPG irakien ? Avant de comprendre que lobus de lAbrams
avait ricoché de biais sur le pilier extérieur du balcon. Heureusement. Un obus de tank, sil avait
frappé droit dans la façade aurait troué cinq ou six chambres et je vous parlerais ce soir dune bonne
douzaine de journalistes morts. Ensuite, les images tournées par une autre caméra, placée dans le
même angle, face au Tigre avec le pont en biais, sont claires comme un réquisitoire filmé. Trois
chars sur le pont, leur canon droit devant, en train de pilonner lautre rive. Le deuxième qui fait
pivoter sa tourelle, le canon qui regarde la caméra, vise, prends son temps, la lueur orange et, deux
secondes plus tard, - sept à huit cents mètres à la vitesse du son -, le bang sonore enregistré par le
micro. Un coup au but délibéré. De sang froid. Avant ce tir, rien, pas une détonation venant de
lhôtel. Accuser les snipers est un argument classique, sauf que tirer au fusil sur des chars de
soixante-dix tonnes équipés de blindage réactif qui résiste aux lance-roquettes, équivaut à attaquer
un bunker avec une carabine à plomb. Dautant quil ny a aucune détonation signalant un éventuel
sniper. Et, croyez-moi, nous, dans cet hôtel bourré de journalistes, sommes particulièrement attentifs
concernant ce genre de manifestation : de miliciens qui grimpent dans les étages ou se postent sur
le toit. Là, rien. Le Pentagone, madame Clark ou le général a ensuite expliqué que « nous étions
prévenus ». Cest vrai pour Newsweek et Times, organes américains, qui nous en avaient parlé
mais.. sont restés dans lhôtel. On ne peut pas déguerpir du Palestine à la moindre alarme surtout
quand les services irakiens, au rez-de-chaussée, interdisent la moindre sortie sans autorisation.
Donc, plusieurs centaines de journalistes étaient coincés là. Les Américains le savaient très bien. En
fin de compte, le général nous expliqué que ses hommes avaient le droit de tirer sur nimporte quoi
sils se sentaient menacés et madame Clark a précisé quil y avait... la guerre en Irak. Et que
« Bagdad était une ville dangereuse ». Il est vrai que depuis deux mois que nous sommes là,
reporters formés entre autres par la guerre Iran-Irak, au Liban, dans le Golfe en 91, en Bosnie, en
Algérie et en Afghanistan, aucun dentre nous ne lavait encore remarqué. Merci madame
Pentagone. Mais nous navions pas encore lhabitude de nous faire aligner froidement au canon de
char Abrams, dans nos chambres, par les soldats disciplinés dun grand pays démocratique. Tirs de
snipers... Vous verrez que la prochaine fois, le ou les journalistes assassinés, - cest le mot, non ? seront accusés de leur avoir jeté des pierres. Lidéal, pour le Pentagone, serait quon ne soit pas là,
à compter le nombre incroyable de civils que la méthode de progression américaine a envoyé aux
urgences dhôpitaux-mouroirs. Alors, il est vrai que jai eu du mal à accueillir avec joie les Abrams ce
soir qui ont pris position devant lhôtel. Cela na rien à voir avec lantiaméricanisme, péché mortel,
dont on nous rebat les oreilles. Seulement avec le fait que jen suis déjà, en vingt ans à plusieurs
copains, blessés ou tués par des soldats américains en campagne, hommes de guerre qui tirent
avant de réfléchir, font peu de cas de la vie dun journaliste non-américain, autant dire un Bantou, et
croient faire leur devoir en assassinant, en toute impunité. Seulement avec le fait, pardon, que je
narrive pas à dormir cette nuit, malgré le calme revenu, parce que je revois ce visage doù la vie
sen allait, son ventre ouvert et mes mains pleines de sang. Ce nest déjà pas facile mais quand un
général ou un porte-parole du Pentagone affiche un tel mépris pour la vie de cet homme que je ne
connaissais pas, cela devient insupportable. Il sappelaitTaras. Madame, retenez ce nom... Taras.
PS : Rassurez-vous madame Pentagone, je nai aucune sympathie pour le système que vous venez
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dabattre. Vous savez pourquoi ? Je le connais mieux que vous. Tenez, un exemple, un seul : une
fois le caméraman déposé à larrière dune voiture vers lhôpital, je me suis retrouvé dans le hall, un
peu sonné, à me persuader quil fallait que je reprenne lécriture de larticle hebdomadaire que mon
journal attendait impérativement dans la journée. A ce moment, un responsable de linformation
irakien, plutôt débonnaire à lhabitude, un de ceux qui ont filé le lendemain, ma tapé doucement sur
lépaule en regardant mes mains fraîchement ensanglantées. Quand je me suis retourné, il ma
montré le caissier qui laccompagnait et perçoit les deux cent vingt-cinq dollars quotidiens des droits
daccréditation exigés par le ministère de linformation. Et il ma demandé de passer immédiatement
à la caisse.
VENDREDI 11 AVRIL
Anges gardiens.
Ils ont disparu. Envolés, les responsables de linformation qui nous flanquaient de « guides », petits
flics à la solde du régime ! Venir jusquà Bagdad, recevoir une accréditation sans laquelle rien nétait
possible, faire desceller son téléphone bloqué au centre de presse, sortir, une interview, une visite,
une photo... tout était matière à autorisation, problème, discussion et à bakchich. Jai rarement vu un
département dEtat aussi corrompu. Pour un reportage, il fallait déposer une demande écrite, obtenir
ensuite un papier à en-tête du ministère, le remplir, le faire signer, plaider, convaincre la bonne
personne, attendre la réponse, faire signer la réponse à létage supérieur, la faire avaliser et,
peut-être ensuite, réussir à travailler. Epuisant. En cas de protestation, le directeur nous menaçait
dexpulsion. Régulièrement, des journalistes étaient effectivement poussés dans une voiture pour la
Jordanie. Certains ont même disparu, enlevés à trois heures du matin dans leur chambre par des
« inconnus », - des Moukabarat, membres des services secrets -, et se sont retrouvés une semaine
dans une cellule anonyme avant dêtre relâchés, blêmes et muets jusque bien après la frontière. On
nous avait prévenu : le ministère de linformation ne pouvait strictement rien faire dans ces cas-là.
Flics, indics, délateurs.
Chaque guide, chaque chauffeur, devait leur faire régulièrement son rapport, énonçant les lieux, les
gens visités et les propos tenus. Gare aux bavards et imprudents ! Le plus étonnant est que
quelques-uns dentre eux, qui nhésitaient pas à user de la force contre un caméraman indiscipliné
ou à piétiner un uniforme US sur ordre de leurs supérieurs sont restés dans lhôtel et proposent leurs
services comme guide sous les yeux candides des Marines américains. Bien sûr, chaque
ambassade à létranger épluchait nos papiers et il nétait pas rare de se faire convoquer pour
répondre dun article, dune phrase, dun mot. Il y avait un tabou absolu : Saddam. Son nom même
était dangereux à prononcer. Du coup, pour éviter les indiscrétions en public, on lavait surnommé :
« Maurice ». Il y avait aussi un système de visa limité à dix jours, façon de nous mettre sur le grill en
nous obligeant à demander une extension, modulable au gré du directeur, extension elle-même à
renouveler. Le pire nétait pas là. Le pire était quand il nous convoquait pour nous donner. une leçon
de journalisme, nous expliquant que beaucoup dentre nous, - parmi lesquels on comptait un gros
peloton de reporters confirmés-, étaient des professionnels médiocres, lâches et menteurs. Et quil
fallait rapporter le réel, non pas... faire la propagande ! Sans compter leurs clins dSil obscènes et
leurs invitations aux consSurs en croyant que leur puissance provisoire pouvait se transformer en
arme de séduction. Humiliés, réduits au silence ou au départ, la rage au ventre, harcelés et
menacés, certains ont craqué, sont partis mais la plupart dentre nous ont fait néanmoins des
acrobaties pour rester ici. Pourquoi ? Parce quil fallait raconter tout cela, avant, pendant, après. Là
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est lessentiel. Tout ce qui est tu est un cadeau aux dictateurs. Parce que rester ici était aussi la
seule façon de parler de la population, des irakiens. Le mot peuple ne me satisfait pas : certains
faisaient et font encore partie du système, dautres étaient complices, dautres encore subissaient,
dautres enfin se battaient en secret ne serait-ce que par leur silence, un mot lâché entre les lèvres
ou un regard entendu. Il nous arrivait aussi de trouver notre bonheur à voler une interview, à écrire
les choses, - parfois entre les lignes, parfois très clairement-, à braver les interdits, à berner un flic, à
se battre contre le système. Oui, bien sûr quil fallait être là.
Aujourdhui.
Il faudrait plusieurs chapitres pour raconter ce monde là, glauque, brutal, corrompu. Anecdotique ?
Peut-être. Dans une dictature, fonctionnaires et tortionnaires sont une constante classique. Je
préfère sourire en pensant au départ du caissier. Le brave homme avait déjà eu le bout des dix
doigts brûlés dans lacide, histoire pour les Moukabarat de lui apprendre quon ne joue pas avec les
comptes du régime. Il est parti à la dernière heure, en courant, avec un sac de sport contenant une
infime partie des 225 dollars payés chaque jour par un journaliste écrit, 1000 dollars au moins pour
une TV, que ces voleurs nous ponctionnaient comme droits daccréditation les plus chers du monde.
Sans compter les incontournables bakchichs. Avec deux ou trois cents journalistes présents pendant
des mois, la somme finale doit se compter en millions de dollars. Peu de choses par rapport à ce
quils ont volé pendant des décennies au peuple irakien.
« Allez-y, cest gratuit ! »
Tournée en ville ce matin dans Karrada. Les rues sont quasi désertes. On voit passer des gens qui
poussent des charrettes chargées de frigos et de meubles. Dans Arrassat, la rue commerçante de
luxe de Bagdad, des jeunes entassent sur un porte charge, des cartons dordinateurs neufs, de TV,
de magnétoscopes. Dautres arrivent : « Allez-y, cest gratuit ! » leur crie un des pillards. Ils ont
lallure des Chiites du quartier populaire de Saddam City, banlieue dangereuse peuplée de deux
millions de gueux. Partout, on pille. Du coup, personne ne travaille, chacun reste chez soi pour
essayer de protéger son bien. Les pillards nattaquent pas encore, une kalachnikov à la main. Cela
viendra.
Anarchie.
Un automobiliste me dépasse en faisant de grands signes. Un sunnite, aisé. Il descend, en gandoura
trouée et en savates, fou de rage : « Cest cela la sécurité des Américains, leur liberté ? » Sa ferme
en banlieue a été cambriolée, dévastée. Il ne peut plus aller sur place à cause dun check-point de
Marines qui coupe la route. « Qui fait la police ? » Personne, bien sûr. « Avant, avec Saddam, la rue
nétait pas laissée aux criminels ! » Il remonte, démarre en trombe. A ce rythme, les Américains vont
perdre la bataille de la société.
Les pauvres aussi.
Que fait-elle ? Assise à lentrée dun terrain vague, cette femme dune quarantaine dannées qui
pleure en serrant contre ses deux gosses de quatre à cinq ans, sales et morveux. Je freine, me
renseigne. Elle habite en banlieue dans un quartier pauvre. Là-bas aussi, on pille. Il suffit dune
kalachnikov et de quelques hommes. Elle a fui sa maison, marché vingt kilomètres vers le centre
avec sa jambe atrophiés par la poliomyélite. Elle sest arrêtée, épuisée, ici, devant un dépôt
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dordures. Ses gosses pleurent aussi, de faim. Les pillards attaquent aussi les pauvres ; bientôt, ils
tueront et sentretueront pour une roue de secours, une montre, une chaise bancale.
Retour de Djamal.
Djamal, mon chauffeur, a disparu trois jours entiers. Il était allé chez lui voir son frère blessé. Je lai
attendu. Il a fini par revenir, a rendu mon gilet pare-éclats et mon casque à linterprète. Puis il a dit :
« je reviens ». Et il nest jamais revenu. La peur des bombardements, sans doute, et une certaine
gêne à me lavouer. Je ne lui en veux pas, évidemment. La plupart des chauffeurs ou des interprètes
ont filé. Trop dangereux. Tant pis. Reste que je me promène désormais dans Bagdad avec un
taxi-épave qui cale dans les émeutes et un chauffeur qui a la sale manie daccélérer quand je lui
demande de ralentir en arrivant sur les barrages de Marines US.
Vendredi 11 avril, minuit :
Taras et le Capitaine Philip :
Jai cherché et retrouvé lunité de tanks Abrams qui a ouvert le feu mardi dernier sur notre hôtel
Palestine et tué deux journalistes. Deux morts,Taras, caméraman ukrainien de Reuter, un autre
caméraman de Télécinco, plus deux blessés, Samia, touchée à la tête et trépanée, et un
photographe, blessé par de gros éclats de verre. Je suis retourné sur le pont Al-Joumhouriya doù
lAbrams avait ouvert le feu au canon, à huit cents mètres de lhôtel. Les chars étaient toujours là,
massifs, impressionnants, surarmés. Jai demandé le responsable de lunité et on ma conduit vers
le Capitaine Philip Wolford, commandant la Company A, 4-64 Armor. Je lui ai dit que je venais pour
comprendre pourquoi ses tanks avaient assassiné nos confrères. Il na pas esquivé la question et ne
ma pas renvoyé vers la langue de bois dun Press Officer. Il ma expliqué que, ce jour là, son unité
sest battu huit heures daffilée dans la nuit, pour sécuriser le complexe présidentiel au bord du
Tigre. Au matin, les chars doivent prendre position à lintersection et la tenir, juste devant le palais et
lentrée du pont. Quand la colonne dAbrams pousse un peu plus loin, sur le pont, elle est
immédiatement prise sous un feu nourri venant de lautre rive. Lasphalte est encore couvert de
milliers de douilles dobus 106 mm « high-explosive », de débris de missiles et une roquette
irakienne non explosée est restée plantée dans le sol. Ici ou là, un impact, un trou dans la rambarde,
un morceau de métal fondu. « On voyait mal, le temps était nuageux, bas, avec de la brume » dit le
Capitaine. En face, de lautre côté, il compte une vingtaine déquipes de trois ou quatre hommes,
RPG (lance-roquettes) sur lépaule qui tirent constamment, essayent de descendre sur la rive ou
montent dans des bateaux pour atteindre le dessous du pont. Il dit que cest la résistance la plus
importante quil ait rencontrée à Bagdad. En face, il y a des Volontaires Arabes Etrangers et lunité
des « Fedayins de Saddam » tout de noir vêtus. Le plus inquiétant pour le Capitaine est un type de
missile russe anti-tanks 14, « Kornet ». Ce jour là, il y en a un sur le pont, deux autres à gauche sur
le pont Al-Sinnaq et un troisième à lextrême droite, après les immeubles du Palestine et du
Sheraton : « Face à nous, sur 180°, on voyait crépiter des flashs rouges et blancs. » Il montre un
canon de char écorché, une lunette brisée et des traces noircies sur les coques : « Chacun de mes
Abrams a reçu au moins un impact. Deux de mes hommes ont été blessés. » Après deux heures de
combat, le Capitaine retire ses chars et demande un tir dartillerie qui explose la première ligne
dimmeubles sur lautre rive. Moi, Je me souviens de cette tourelle qui pivote vers nous, ce tir posé
et le balcon du 15ème étage qui éclate. Le capitaine Philip W. dit que ses hommes avaient repéré
des départs de missile et de RPG, à droite de lhôtel, sans savoir sils partaient de la berge ou dune
hauteur. Quand les obus montent vers le pont, on ne sait pas doù ils viennent. A ce moment, un
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homme repère des « éléments hostiles » sur des balcons dun immeuble. Ce ne sont que des
journalistes, caméra sur lépaule. « Quand nous sommes lobjet de tirs hostiles, la règle est de
retourner le feu et de détruire les cibles lune après lautre. Mes hommes ont été formés pour cela. »
Le Capitaine est juste derrière le char et le tankiste ouvre le feu, comme il la fait des dizaines de fois
ce matin là. Au 15ème étage, deux cameramen seffondrent ; lun, le ventre ouvert, lautre, la cuisse
déchiquetée près de la hanche. Vingt minutes plus tard, le Capitaine Philip W. apprend par radio la
nature exacte du « commando ennemi » sur le balcon du Palestine. Je lui ai décrit la mort de Taras
et du caméraman espagnol, son ventre ouvert, blanc, comme un animal éviscéré par un boucher,
son sang sur mes mains et sa mort, trois minutes avant darriver à lhôpital. Quand jai tapoté lacier
du blindé responsable de la mort de mes collègues en lui demandant quel était son sentiment, le
Capitaine Philip W. ma invité à sasseoir sur un bloc de béton noirci par le feu. Ce nétait plus le
professionnel qui parlait. Il a dit : « Je me sens mal après cette histoire. Mes hommes se sentent
mal. » Quand je lui ai demandé sil savait, avant douvrir le feu, qui occupait cet hôtel, signalé cent
fois par des diffusions télé et radio, des dépêches dagence et dont la description, la localisation et
les coordonnées GPS avaient été transmises aux ambassades, à larmée US et au Pentagone, il
ma avoué... quil ne le savait pas ! Jai insisté : ainsi, personne, ni le Pentagone, ni larmée, ni le
haut commandement ne lui avaient parlé de cet hôtel bourré de journalistes au bord du Tigre, avec
éventuellement une recommandation de ne pas lexploser au canon de char ? : « Non, personne.
Pas dinstructions. Désolé. » On a parlé encore longtemps, de la bataille, de la guerre, de ses
justifications, du fond de la position française et de lavenir de ce pays. Puis je suis parti, en pensant
à ceux den haut, - à létat-major, au haut commandement, à Washington -, qui détenaient
linformation sur notre hôtel si visible au bord du Tigre et qui sétaient refusé à la transmettre à un
Capitaine pris dans une longue et difficile bataille. En me disant que lassassin de mes collègues
nétait pas forcément celui, à lintérieur du tank, qui a donné lordre douvrir le feu.
Samedi 12 avril , 16 heures :
- Chaos :
A la porte de lhôpital Al-Kindi, des barbus affublés de blouses en papier bleu de chirurgien
brandissent des kalachnikovs. Ce sont des Chiites de Najaf envoyés ici par les mollahs, pleins de
bonnes intentions, puisquil sagit de monter la garde contre les pillards... qui ont déjà dévasté tout
lhôpital. Plus un blessé, plus un médecin, mais des hommes enturbannés qui expliquent tous à la
fois que lImam Assistani avait autorisé seulement les pillages contre les biens de Saddam. A
condition de demander dabord lautorisation à un religieux. Devant lampleur des pillages, limam a
demandé quon dépose les biens volés dans les mosquées en attendant de les restituer. Et ce
camion plein de médicaments qui quitte lhôpital ? On nous assure quil part vers un établissement
encore ouvert. A moins quil ne parte vers les hôpitaux chiites de Najaf.
Un trou dans la tête :
A lintérieur de lhôpital neurologique de Bagdad, cest lhorreur. On patauge dans le sang, de
grosses flaques que personne na le temps de nettoyer. Un seul médecin est là nuit et jour depuis
trois semaines. Il fait ce quil peut, - cest à dire pas grand-chose sans médicaments -, avec des
gestes devenus mécaniques. Là, il bande la tête dun homme qui râle, inconscient : une balle dans la
tête, tirée par des pillards, pour une montre ou une voiture. A côté, un grand corps recouvert dun
drap blanc : une balle dans la tête, tirée par des Marines à un check-point, parce que le défunt ne
sest pas arrêté assez vite. Dans la salle de réanimation, des hommes, des gosses, des femmes.
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Mêmes causes, mêmes effets : pillards assassins irakiens et Marines US obéissant aux ordres.
Ensemble, ils ont rempli lhôpital de morts en sursis.
Des rats dans le musée :
Je reviens du Musée archéologique du centre de Bagdad. On craignait quil reçoive des obus, cest
fait. On redoutait les pillages, cest fait également. Sur le fronton, bien au centre, un trou dobus de
char. A lintérieur, on marche pendant des centaines de mètres sur les débris de statuettes, de
poteries, damphores, de sculptures. On marche sur des trésors archéologiques détruits à tout
jamais. Les pillards ont pillé, volé, emporté tout ce quils pouvaient. Puis ils ont brisé et détruit tout ce
qui leur résistait, trop lourd ou trop volumineux. Le reste ? Il a été jeté au sol et piétiné dans une
danse macabre. « Cela fait aussi mal à voir que les blessés dans les hôpitaux » a dit quelquun. Ici,
une jolie tête en pierre, oubliée, jetée sur le sol ; là, une statue cassée en deux ; un peu plus loin,
une vitrine contenant un squelette très ancien qui était entouré de sa vaisselle mortuaire et
damulettes. Dans le sable, on voit encore la trace des ongles qui ont raclé la couche de la dépouille.
Des rats, ce sont des rats, avides, ignorants, haineux. Ils ne sont pas très loin. Témoin cet homme
très excité, armé dune kalachnikov, qui se prétend « gardien » et nous met en joue. On sort.
Dehors, rencontre avec une femme, ingénieur au Musée, dont lappartement a été pillé et mis à sac.
Début dentretien avorté. Un homme surgit, un gros calibre à la main, nous met son canon sur la
poitrine et hurle de partir immédiatement. Impossible de dire un mot, il est sur le point de tirer. Il crie :
« je suis un Fedayin de Saddam ! » En plein centre ville, dans les ruelles, ils sont encore là.
Mélangés aux pillards. A deux pas des marines américains. Sur le pont Al-Joumhouria, passe une
cohorte de pillards, chiites venus de Saddam City, qui déménage la rive Ouest. Le butin est chargé
sur des camions, des charrettes à âne, des monte-charge, le capot dune voiture, des vélos, voire
portés sur le dos. Au milieu des restes de voitures calcinés et des ruines des bombardements. Le
chaos.
DIMANCHE 13 AVRIL
- Enrico, Laurent et les Marines :
Enrico Dagnino raconte avoir rencontré les Marines sur laéroport de Bassorah, combattants épuisés
par une nuit de combats. Enrico est reporter-photographe, comme son ami Laurent Van Der Stockt,
et il fait partie du petit groupe de journalistes qui a suivi heure par heure loffensive du corps des
« 3/4 Marines ». Ce sont tous des journalistes expérimentés et fiables. Grâce à eux, je peux
reconstituer la progression des Marines, les faits, les lieux, la méthode. Dans un coin du salon du
Palestine, autour dune table encombrée de café noir, de paquets de cigarettes, dune carte, dun
agenda et de carnets de notes, jécoute son récit et nous reconstituons lhistoire, jour par jour, heure
par heure. Au début, très vite, ils comprennent que les Américains négligent les villes pour foncer
dans le désert. Parfois, ils sondent une agglomération, attirent le feu de lennemi pour mieux le
détruire. Le quatre avril, les Marines sont déjà au centre de lIrak et passent le pont de Diwaniyah,
couvert de cadavres mangés par les chiens. Plus au nord, quelques milliers de « réfugiés » jeunes,
cheveux trop courts et en tee-shirt lèvent les mains : des soldats qui ont abandonné leurs uniformes.
La nuit, un tir massif dartillerie a cloué les hommes dans leurs tranchées. Le reste est taillé en
pièces : « Quils se rendent, nom de Dieu » sénerve un Marine, « Moi, jen ai marre de les tuer, ces
p... de soldats irakiens ! »
- Lobsession des kamikazes :
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On avance de plus en plus vite et latmosphère a brutalement changé depuis quune attaque-suicide
a détruit un tank. Désormais, officiers et soldats vivront dans lobsession des bombes humaines et
des voitures piégées. Le cinq avril, Enrico découvre la banlieue éloignée de lEst de Bagdad, un
immense quartier de garages, de rideaux de fer et dateliers de mécanique. Il fait plus de quarante
degrés. Le six avril au soir, après des semaines de sable, les Marines écarquillent les yeux devant
les allées dune Académie militaire, plantée darbres et de massifs de fleurs. « Dès que nous
sommes partis, les Irakiens ont commencé à piller. Dans la minute ! » dit Enrico, « Le pillage a suivi
pas à pas la progression de notre unité. » On avance en croisant quelques cadavres sur le sol, dans
une voiture carbonisée ou un officier à demi nu, agenouillé et interrogé, son short souillé par la peur.
Trois civils sont relâchés, un Egyptien et un Soudanais capturés sont emmenés vers larrière.
- Machine de guerre :
Des premières maisons partent des coups de RPG et des tirs de snipers. Un millier de Marines
poussent, tous ensemble, sur un kilomètre et sécurise lavenue principale et les rues environnantes.
Soudain, loin devant, un énorme champignon de fumée noire sur un pont encore invisible : le
« Bagdad Highway Bridge », large de cinquante mètres, qui enjambe un canal et va devenir lobjet
de quarante-huit heures de combats. Les snipers ont reçu lordre dabattre tout ce qui avance sur
eux, même les ambulances, depuis quon a découvert quune dentre elles transportait des
combattants en armes. « Ici, jai vu une bonne quinzaine de civils se faire abattre par les Marines »
dit Enrico, choqué. Il découvre les alentours du pont : à gauche, quelques maisons avec toits en
terrasse et une sorte décole aux fenêtres fortifiées par des sacs de sable ; au milieu, la berge et
deux ponts côte à côte, lun pour les véhicules, détruit et lautre pour les piétons, endommagé ; à
droite, une mosquée, un bâtiment officiel et un grand terrain vague. Un tank savance, ouvre le feu et
les Marines senterrent sur la berge... « Ils arrivent à creuser un trou individuel en moins de deux
minutes, à une vitesse effarante » dit Enrico, « individuellement, ils nont rien dexceptionnel ; en
groupe, obéissants, disciplinés, programmés, ils forment une extraordinaire machine de guerre. »
- Plus vous êtes cruels... :
Juste avant la nuit arrive une Land-Rover, par la droite, sur le chemin de digue. La fusillade lui fait
faire plusieurs tonneaux en contrebas vers le canal. Du véhicule, les roues en lair, sortent deux
femmes en noir et un gosse dune dizaine dannées qui courent se réfugier dans une petite maison à
cinquante mètres de là. « Stop the fire ! » Crie un sniper avec des jumelles. Au même moment, un
obus de tank pulvérise la petite maison et ses occupants. En face, sur le pont, un camion avance en
sautant sur lasphalte à moitié détruit. Les Marines ouvrent le feu, le camion est stoppé net ; Une
voiture blanche suit : « Light up ! » crie un officier. Une rafale, la voiture brûle. A la nuit, le Colonel
McCoy briefe ses hommes : « Ce pont est vital. Un autre pont au Nord a été détruit. Il nous faut celui
ci pour faire passer nos troupes. » Lendroit deviendra désormais une Killing Zone, ( zone de mort).
Les Marines sont sous pression : les attaques-suicides, la menace des gaz, les soldats habillés en
civils, les combattants dans les ambulances et la phrase dun officier : « Plus vous êtes cruels, plus
vite vous serez de retour chez vous ! »
Civils abattus :
Le sept avril à laube, Enrico gare sa voiture près de la mosquée en retrait et se poste près dun
marché en flammes. Des obus pleuvent, ce sont bien des 155mm irakiens, un APC (transport de
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troupes blindé) est touché de plein fouet : deux marines sont tués, quatre autres sont blessés.
Offensive : on déclenche un feu nourri contre la berge opposée ; les Marines traversent le pont en
courant, enjambent un cadavre de civil irakien abattu la nuit par les snipers. Le génie jette des
plaques de métal sur les trous du pont. Enrico retrouve le camion touché la veille avec son
conducteur, un vieil homme tué au volant. La voiture blanche est complètement carbonisée. De
lautre côté, une palmeraie et des paquets de maisons brûlent. A trois cents mètres de là, une
passerelle enjambe lautoroute, un portrait de Saddam Hussein est flanqué de bunkers, les snipers
se postent sur les toits des maisons de chaque coté de lavenue. Une première voiture, prise
immédiatement sous le feu, explose. Un mini-van passe la limite de passerelle. Tir de sommation.
Mais comment, pour un conducteur civil terrorisé, comprendre un tir de sommation, dans le vacarme
environnant, fait par des Marines enterrés dans leurs trous ? Le véhicule est criblé de balles. Un
troisième véhicule, un pick-up, apparemment civil avance, suspect. Tir de sommation. Il ne ralentit
pas. Fusillade. Dans le pick-up, on découvrira deux hommes morts, en keffieh de combattant, lun
deux avec une kalachnikov à ses pieds, lautre avec un pistolet à la ceinture. Cette fois, la
résistance armée a beaucoup faibli mais les consignes nont pas changé.
- La canne et le vieillard :
Un homme arrive, à pied, sur le trottoir : « Il avait soixante, soixante-dix ans et marchait une canne à
la main » se rappelle Enrico. Tir de sommation. Le vieillard effrayé recule, se met une minute à labri
dune maison puis reprend sa marche. Il est abattu. Juste avant quune autre voiture, qui na pas
ralenti assez vite, soit détruite. Plus tard, cest une voiture marron qui est mitraillée ; quatre hommes
en sortent, lun deux blessé en boitant, courent vers une maison. On trouvera le blessé mort dune
hémorragie pendant la nuit. Cétait un employé du restaurant de lhôtel Rachid que des amis
courageux étaient venus chercher, pour lemmener à la campagne et le mettre à labri des
bombardements de la capitale. « Les marines ont fait beaucoup derreurs... » dit Enrico. Témoin ce
père, dans la rue, qui crie que ses enfants sont touchés. Laurent et Enrico se précipitent. Un homme
paniqué tient sa fille de six ans blessée au bras. Lautre gamin, un garçon de dix ans, est blessé au
ventre : « Pourquoi eux ? » demande le père. Il fait signe quil marchait en les tenant par la main.
« Pourquoi pas moi ? Pourquoi mes enfants ! » Un hélicoptère américain emporte le garçon. Cest
une constante dans cette guerre : on tire puis on soigne les survivants. Enrico et Laurent emportent
la fille dans une voiture vers larrière. Tout autour, les maisons flambent, les balles fusent, le ciel est
noir de fumée : « Jétais transformé en statue de sel avec cette gosse dans les bras. Elle devenait de
plus en plus pale. » Au volant, Laurent répète : « Vite ! Vite ! Elle va pas sen sortir. Putain ! Va pas
sen sortir ! » On dépose la gosse à lhôpital. Elle sen sortira.
- Les chiens :
Retour sur le front. Enrico se réfugie sur une terrasse, boit de leau, grignote un peu beurre de
cacahuètes et ne sait plus quelle heure il est, tant la lumière ce jour là est uniformément grise. A côté
de lui, un noir américain éclate en propos incohérents : « Il parlait tout seul de vidéo-game, de ses
copains morts et des Irakiens massacrés, disait quil nétait pas venu ici pour tuer des civils. Et quil
ne pourrait jamais, jamais raconter tout ça à sa mère. » Heureusement, il y a Doug, un Marine formé
à lécole des snipers. Ce jour-là, il a sauvé les occupants de quatre véhicules. Le premier tir de
sommation fait sauter lasphalte sous le nez du conducteur. Le deuxième touche le moteur. Le
dernier crève un pneu. Tous les conducteurs ont fini par comprendre et faire demi-tour ! EcSuré par
ce quil a vu, Doug a avoué quil allait abandonner larmée et reprendre des études dinformatique
dès son retour au pays. Enrico, Laurent et les autres ont arrêté denvoyer des photos de cadavres à
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des rédactions saturées de mort. Ils ont progressé en ignorant des débris de véhicules remplis de
morceaux de corps, brûlés, dévorés par les chiens.
- Mac Coy :
Assis à une table du café de lhôtel Palestine, lhomme qui commande le 3/4 Marines, le Colonel
Bryan P. MacCoy balaie la critique du revers de la main : « Non, nous navons pas abusé de la
force ». Enrico et Laurent mavaient parlé de ce soldat au physique dacteur de cinéma, dun calme à
toute épreuve et obsédé par la sécurité de ses hommes. Dabord, il sétait montré méfiant avec cette
bande de rebelles, photographes indépendants qui couraient le désert sans avoir été affectés et pris
en charge, donc contrôlés, par une unité américaine. Ils ne faisaient pas partie des journalistes
« Embedded », que je traduis, - à tort -, par « Au lit avec ». Le Colonel avait tenu les photographes à
lécart quelques jours, le temps de les jauger. Puis il les avait adoptés, nourris et protégés. Grâce à
McCoy, Enrico et les autres ont pu suivre les combats en première ligne. Un type bien, sur ce point.
Mais inflexible sur le reste. Les civils abattus ? « Pas de notre responsabilité... Demandez plutôt à
Saddam qui a choisi de mêler ses soldats à la population. » Il évoque longuement lhistoire des
ambulances, des attentats-suicides et de combattants en civil. Lennemi était donc si redoutable ? Il
secoue la tête : « Non... il y avait une armée et une milice démotivée. Et des Fedayins de Saddam
très déterminés, eux, avec une bonne tactique mais une très mauvaise exécution . Peu puissants,
pas adroits, faibles. » Quand je lui dis que sa méthode ressemble à celle dune armée qui veut aller
vite, trop vite, il me regarde, sans ciller, droit dans les yeux, - cest vrai quil a une belle gueule
dacteur ! - puis il répond tranquillement quil a lhabitude de ne pas laisser souffler ladversaire et
reconnaît avoir reçu des consignes du QG pour accélérer la progression.
LUNDI 14 AVRIL
Hôtel Mansour.
Je me suis fait braquer trois fois en trois jours. Cela devient lassant. Je voulais revoir mon hôtel
Mansour, un truc en béton russifiant, glauque et sans grand confort. Nempêche, jy ai passé trop de
temps pour le laisser tomber après lorage. Il est superbement bien placé au bord du Tigre, autrefois
entouré du ministère de lInfo, du siège de la TV, du ministère du Plan et dune batterie de DCA, le
tout réduit depuis à létat de ruines, dévasté, fouillé, dépouillé, carbonisé par les incendies allumés
par les pillards. Jai passé de longues heures au balcon à regarder le fleuve et la ville éclairée par les
raids en pleine nuit. Les flics en civil qui campaient dans tous les établissements avec étrangers
mont un peu énervé quand ils sont venus, en mon absence, découper discrètement le cadenas qui
fermait mon sac pour fouiller mes affaires. Et jai du quitter le Mansour quand les raids ont défoncé la
porte de ma chambre et fait tomber les rideaux et le récepteur de télé. Je voulais voir ce quil en
restait. En mapprochant, dans une zone contrôlée par les Américains, jai vu un incendie qui
ravageait le siège des studios de télé en face. La guérite dentrée était démolie. Pas de gardien.
Seulement des éclats de verre et des ordures sur le parking. Jai fait arrêter la voiture à trente mètres
du hall dentrée. La façade a été touchée par plusieurs obus, les murs, les fenêtres et les balcons
sont crevés, noircis. Pas un membre du personnel sur place. Seulement des pillards qui amassaient
leurs prises. « Hé ! Mister ! .... Come, come ! » Les types souriaient, minvitant à mapprocher,
amicaux avec mon chauffeur, faisant signe que toute cette destruction était terrible et quil voulait
men parler. Coup dSil à mon chauffeur qui me répond dun signe de tête : il ne les connaît pas. Au
Musée, déjà, on a échappé à un homme armé dun gros calibre. Je recule en souriant, gardant une
distance de sécurité, le chauffeur met le moteur en marche, les pillards se groupent sapprochent,
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lSil rivé sur mon sac, lun dentre eux court se saisir dune arme. Plus personne ne sourit. Je saute
dans la voiture, ils courent, trop tard, on est dehors, ils enragent. A vrai dire, je ne risquais par
grand-chose, cest arrivé à dautres. Quelques coups de poings et de crosse, un sac volé, impossible de le laisser à lhôtel, peu fiable-, peut-être la voiture aussi, mon argent, mes papiers,
mon passeport, mon carnet de notes... un paquet dennuis et de temps perdu en perspective. Rien
de plus. Sauf si on leur résiste. Et il est vrai que la colère me prend à lidée de me faire dépouiller par
ces rats des villes. Je crois que je préfère encore affronter les raids et les combats.
Le « Cirque ».
Là aussi, cest un classique du genre. On lappelle le « Cirque », plusieurs centaines de journalistes,
dont beaucoup dAméricains, qui arrivent après la bataille, frais et roses, leurs valises bourrées de
dollars et de nourriture, deau, de café, délectronique flambant neuf. A Bagdad, un millier dentre
eux ont débarqué, envahissant les hôtels, faisant tripler le prix dun interprète, décuplant le prix dun
simple café ou dun paquet de Malboro, sarrachant le moindre service à coups de liasses de billets.
Le parking est complet et des voitures émettrices de télé envahissent les rues sur cent mètres à la
ronde, servies par des journalistes qui, face à la caméra, ne quittent pas leur gilet pare-balles dans
un environnement déjà totalement sécurisé par une armée de Marines. On avance dans le hall
bondé de lhôtel comme au milieu du Midem de Cannes, heureux parfois de retrouver un visage
ancien, parmi ceux avec qui on a vécu avant larrivée du « Cirque ». Cest ainsi. Et cest normal.
Chaque télé, radio, journal veut un envoyé spécial à Bagdad. Ils ne font que leur travail. Lamusant
est quils embauchent parfois à prix dor danciens flics des services du ministère de linfo parmi
ceux qui nous ont dénoncé, surveillé et harcelé pendant des mois. Et que chaque incident devient
une véritable affaire ! Hier soir, un gardien de parking a marché sur une balle qui a détoné. Les
Marines den bas, obsédés par la possibilité dune attaque-suicide, ont ouvert le feu à la mitrailleuse
dans lobscurité, lancé des fusées éclairantes et failli buter les deux gardiens dun club de loisirs dà
côté. Il est vrai que lun deux sest approché des Marines, en pleine lumière, sa kalachnikov à la
main, pour leur expliquer quil ny avait pas de quoi salarmer. Jai cru, pendant une minute, quils
allaient le transformer en chaleur et poussière. On les a retrouvés devant lhôtel, le visage en sang.
Chanceux. Ce matin, un reporter tout frais ma expliqué quil avait réussi à filmer « les combats de
cette nuit. » Au fait, si vous entendez parler dune terrible « Bataille à lhôtel Palestine ». surtout, ne
vous inquiétez pas.
Défilé.
Ils arrivent les uns après les autres. Les chefs de la police de lancien régime, - en uniforme vert
olive du parti Baas- , pour offrir leurs services et leurs hommes aux Américains, histoire de remettre
un peu dordre dans le chaos de la ville. Les anciens hauts fonctionnaires de la ville, - en costume
chic-, qui viennent faire allégeance et proposer leurs compétences pour faire redémarrer une cité
paralysée. Et les dignitaires religieux, - imams enturbannés façon Qom lIranienne-, qui remercient
les Américains et viennent leur rappeler quil faut désormais compter avec la communauté chiite de
Bagdad. Chaque visiteur est accueilli à lhôtel par une escorte de Marines et une volée de regards
noirs, de lèvres et de poings serrés et de colère contenue. Ceux des citoyens qui détestent les flics
de Saddam, ceux des opposants qui reconnaissent les cadres du régime et ceux des sunnites qui
voient les chiites reprendre du pouvoir. Le plus réjouissant sont les « FIF », ( Freedom Iraki Fighter)
un peloton de « Combattants Irakiens de la Liberté » venus de létranger dans les valises des
militaires américains et déguisés en Marines, sexagénaires cacochymes écrasés par le poids de leur
casque et de leur gilet de combat. Ceux là font la guerre autour dun thé et jouent les intermédiaires
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politiques avec des Bagdadis à la recherche dune faveur, dun emploi ou dun laissez-passer...
Laprès-Saddam tient déjà ses promesses. Un peu comme lex-Yougoslavie après la mort de Tito.
Pendant ce temps-là, devant les barbelés qui entourent le QG des Marines, la foule se masse et
entonne des slogans en levant le poing. Au début, cétait « Nous voulons la Paix ». Puis les cris sont
devenus plus mobilisateurs : « Avec notre sang, avec notre âme, nous nous sacrifierons pour toi
Sadd... heu ! non... pour toi, lIrak ! » Et maintenant, on est passé au plus classique : « Allah
Akbar ! » (Dieu est grand). Le final et très attendu « US go home ! » ne devrait plus tarder.
MARDI 15 AVRIL
Vinaigre.
On attendait les premières manifestations anti-américaines... Cest fait. Ce matin, en écrivant, jai
entendu les slogans classiques se transformer en un autre encore inédit : « No ! No ! America ! » Le
traditionnel « A bas lAmérique ! » est au bord des lèvres, à Bagdad. A Mossoul, on a brûlé les
étapes. Les Américains ont présenté un gouverneur choisi par leurs soins. Il a parlé à la foule,
demandé quon aide les soldats, promis leau, lélectricité et la démocratie. Discours accueilli par des
huées dabord, des cris « Dieu est grand et Mohammed est son prophète ! » puis les premières
pierres ont volé. Des coups de feu aussi, disent les Américains qui ont tiré dans la foule. Bilan
hospitalier : au moins dix morts et cent blessés. Cette histoire irakienne va tourner vinaigre, dabord
pour les « occupants » Américains ensuite pour tous les occidentaux. Déjà, des jeunes ont
proclamé : « Nous sommes la nouvelle Palestine. » Pas lhôtel. Le volcan.
Boules de feu.
Contre quoi est-ce quils tirent ? Ce matin, un tank sest avancé sur lavenue au bord du fleuve Tigre
et il a ouvert par deux fois le feu au canon sur un immeuble. Ce soir, à droite de ma mosquée
favorite, à quatre ou cinq kilomètres au sud, sud-est, trois grosses boules de feu et autant
dexplosions. Je croyais que le bon temps des bombardements était fini. Apparemment, non. Dici
que le muezzin se remette à chanter la nuit...
Cafard.
Jai eu mon éditrice au téléphone et pour lui demander des nouvelles de « La Nuit Algérienne », mon
livre qui vient dêtre republié. Elle ma dit que tout était en crise et quil ny avait personne dans les
librairies. Il ny a pourtant pas la guerre en France, non ? Je sais quelle abîme tout. Mais jai du mal
à imaginer les librairies de Paris, vides, désertes. Quelle tristesse.
Méthode Américaine.
« Taras Protsyuk, un cameraman ukrainien... », je suis en train décrire ces mots, il est cinq heures
trente du matin, heure de Paris, quand la porte de ma chambre, forcée, souvre. Des hommes en
armes font irruption. Ils ont des casques, des lampes frontales, des cagoules et des fusils à lépaule :
« Down ! On the ground ! Now ! » (« A terre ! Sur le sol. Maintenant ! ») Ils me tiennent en joue. Des
Américains. Surtout ne pas discuter. Au moindre signe de nervosité, dirritation ou de résistance, ils
ouvriraient le feu. Je lai déjà vu, je le sais. Je mallonge à plat ventre, les bras bien écartés sur la
moquette sale de ma chambre et leur décline en anglais mon nom, nationalité, profession, nom de
mon hebdomadaire. Cela ne suffit pas « Stay on the ground ! Dont move. » (Restez au sol, ne
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bougez pas.) Je ne bouge pas. Ils me demandent une identification, mautorisent -, « lentement, très
lentement » , à ouvrir mon sac et à montrer ma carte de presse. Vérification faite, ils demandent si
jai vu « des hommes en armes dans lhôtel ? » A part eux ? Non, personne. Ils expliquent
rapidement quils ont des informations sur « une possible attaque à la bombe ». Sen vont. Puis un
autre Marine, membre de la même unité, de ceux qui nauraient pas hésité à lâcher une rafale, vient
très poliment contrôler à nouveau mon identité, fouiller ma chambre et sexcuser du dérangement.
Méthode américaine. Je reprends lécriture de mon papier. En laissant la porte de ma chambre
ouverte. Au cas ou..
JEUDI 17 AVRIL
Transhumance.
Le « Méridien Palestine », - qui ne mérite aucun de ses deux noms -, était déjà un hôtel vieilli et
médiocre avant la bagarre ; il était devenu dégoûtant pendant la guerre ; il est aujourdhui carrément
infect. Pas tellement parce quil y a peu deau, un ascenseur erratique, pas délectricité, pas de
laverie, pas de ménage, pas de draps propres, pas de service détage, une baignoire sale avec un
seau pour la toilette du matin, un restaurant fournisseur attitré dun service durgences de
gastro-entérologie, des employés qui tendent la main avant de savoir ce dont vous avez besoin, un
réceptionniste immobile, débordé et corrompu, une moquette sale, des murs lépreux, des toilettes
bouchées, des couloirs encombrés dordures, des cendriers pleins, des gosses mendiants jetés par
des portiers au grand cSur, un petit-déjeuner, - olives, un triangle de vache qui rit, un carré de
beurre, du pain- qui coûte léquivalent dun repas en ville, un caissier, ancien cadre du système, qui
vous voyant grimacer, vous précise que vous pouvez f.. le camp si cela ne vous plait pas ! Tout cela,
passe encore. Le lecteur aura compris que Bagdad nest pas un camp de vacances. Le rédacteur,
lui, lavait déjà perçu.
Atmosphère.
Reste le plus embêtant. La composition de la foule qui occupe en permanence le hall du Palestine.
Les anciens flics en civil, reconvertis en guides pour chaînes de TV, les cadres du Parti qui
reviennent, lair toujours aussi sûr deux-mêmes, les ex-profiteurs de guerre devenus les nouveaux
profiteurs daprès-guerre, les nouveaux reporters équipés dun gilet pare-balles sans quitter le hall
de lhôtel, les gosses sales aux pieds nus qui ciraient chaussures avant et qui les cirent toujours, et
les dizaines de Marines, casqués, bottés, torses blindés, armés de Shot Gun, de fusil à lunettes, de
fusil-mitrailleur, de colts, de grenades, qui occupent une grande partie de lespace vital. Ceux-là
craignent une attaque-suicide, une voiture piégée, un kamikaze. Ils ont parfaitement raison. Ce nest
quune question de temps. Du coup, ils ont transformé le Palestine en Fort Knox. Avec snipers sur
les toits, chars Abrams à chaque entrée, rouleaux de barbelés en travers de chaque rue adjacente,
blocs de béton, fouille au corps et sentinelle qui met son M-16 en joue au moindre signe
dindiscipline ou de nervosité du quidam qui sapproche. Reste quil faut environ dix minutes pour
pouvoir quitter lhôtel, vingt minutes pour y pénétrer et une bonne heure si vous voulez y accéder en
voiture. Fuyons !
Paradis.
Il ma fallu à peine six heures pour réussir à faire mes valises, les faire descendre jusquau
rez-de-chaussée, obtenir ma note dhôtel, faire rectifier les nombreuses erreurs, faire passer à pied
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mes bagages aux barrages, les charger dans un taxi et gagner un petit hôtel dans le quartier
Karrada. En partant, je regrettais la vue superbe sur le fleuve Tigre, le point dobservation
exceptionnel du balcon sur les combats et les bombardements, le souvenir de ce que nous avons
vécu ici, le lever du soleil dans la brume et ces nuits où Bagdad scintille, métallique et blanche sous
la pleine lune. Toutes mes hésitations se sont envolées en arrivant dans mon nouvel hôtel. Vous ne
me croirez pas : il ny a quun seul gardien avec une Kalachnikov, les gens sont gentils et... il y a de
leau chaude ! Bienvenue au paradis.
Accrochage.
Echange un peu vif, lautre soir, avec ma rédaction. A lautre bout du fil, mon interlocuteur, un éditeur
et ami de longue date, insistait pour que mon reportage rende compte de la semaine à Bagdad, des
pillages, de labsence de la police, de la montée en puissance des Chiites et des différents points de
tension, voire du pourrissement de la situation. Tout cela est parfaitement exact. Pourtant, jai choisi
de ne pas en dire un mot. Parce que je voulais traiter deux thèmes : l « abus de force », - cest le
terme consacré -, des soldats américains qui ont abattu des centaines de civils, jeunes, adultes,
hommes, femmes, enfants, en voiture ou à pied, considérés à priori comme hostiles ; et lenquête
sur lobus qui a touché lhôtel Palestine, blessé trois de nos collègues et tué deux autres. Pas des
journalistes connus, pas des vedettes de la TV, pas des reporters-photographes qui font la Une des
grands magazines ! Non. Deux obscurs cameramen, lunTaras, de lAgence Reuters, un Ukrainien
vivant à Varsovie ; lautre, José, de Télécinco, une chaîne espagnole. Des cameramen dexpérience
habitués à filmer la guerre, les combats, les victimes et à ne jamais signer toutes ces images que
vous voyez le soir à vingt heures. De ceux dont on ne connaît pas le nom, - Taras Protziuk, José
Couso-, quon peut abattre sans éveiller autre chose quune indignation de principe, ou de très
brèves excuses du porte-parole du Pentagone. Etait-ce lactualité ? Je ne sais pas. Et, à vrai dire, je
men fous. Je sais seulement quil fallait faire ce papier, tout de suite. Et que personne naurait pu
men dissuader. Ecrire un reportage, cest bien peu de choses, un bout de papier qui vit une
semaine et nest plus bon ensuite quà caler une table bancale, emballer la viande du chat ou
encombrer la salle dattente du dentiste. Le reste est prétention. Nempêche. Ecrire, cest inscrire,
disaient les Mésopotamiens qui ont inventé la première écriture en Mésopotamie. Ecrire le nom des
morts, cest perpétuer leur mémoire, leur assurer leur part déternité, croyaient les Egyptiens en
gravant celui des pharaons sur les pyramides. Ecrire lhistoire des victimes de la guerre, cest refuser
que leur mort ne soit quun détail. Au téléphone, avec Paris, léchange a viré à lengueulade. Au bout
du fil, lami avait des arguments cohérents mais on ne parlait pas de la même chose. Il a fini par
céder. Quil en soit remercié. Adieu pillards, chiites et tensions politiques ! Et jai raconté sur
plusieurs pages lhistoire de la mort de Taras lUkrainien, de José lEspagnol et de ces civils irakiens
innocents, anonymes, terrorisés, morts parce quils avaient fait quelques pas de trop dans la guerre.
0h00. Epuisé.
Explosé le générateur électrique, éprouvantes les navettes à pied du rezde-chaussée au seizième
étage de lhôtel, asséchée la réserve deau dans la baignoire, vidées les piles de ma lampe torche,
épuisée ma batterie de téléphone satellite. Il faut donc réduire les communications au strict
minimum. Mais éclatante et éblouissante la lumière de la pleine lune sur Bagdad. Je reprendrai les
« Carnets » dès le retour du courant électrique. Demain... InchAllah !
PS : Il paraît que la guerre est finie ? Ah ! bon...
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 2004
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samedi 19 avril
Route de banlieue.
Soixante-dix kilomètres pour essayer de trouver un écrivain en banlieue chiite. Pas de téléphone.
Lhomme nest pas chez lui. A laller, javais vu des gamins chevaucher le canon bi-tube dune
batterie anti-aérienne et une série de chars irakiens, des T-52 ; certains carbonisés par des
roquettes dhélicos tueurs de chars, dautres flambants neufs, avec toutes leurs munitions, tourelles
ouvertes, déserts. Tous avaient leur canon tournés vers Bagdad, stoppés net dans leur fuite, dos à
lavance américaine. Ceux-là ne se sont pas battus. Comme beaucoup. Au retour, au même endroit,
une énorme explosion, gerbe de feu et colonne de fumée noire, coupe lautoroute. Un char vient
dexploser. Sûrement parce quun révolutionnaire de la vingt-cinquième heure ou marmot a cru bon
de mettre le feu au monstre blindé. Sale manie dincendier tout ce qui ne bouge plus. Du coup, les
obus et les roquettes explosent un à un, sans prévenir. Forcer le passage, cest sexposer à sauter à
la hauteur du blindé ; attendre, cest rester paralysé deux à trois heures, le temps que le T-52 ait
vomi toutes ses munitions. Les centaines de véhicules qui saccumulent, tentent davancer, reculent,
paniqués, à chaque déflagration, piquent sur le bas-côté, soulèvent des nuages de poussière, se
croisent, se gênent, simmobilisent... à vingt mètres du char en fusion. La panique. Explosions,
poussière dans lair, cris des femmes et des enfants, klaxons, phares allumés... la scène tourne à
lexode de guerre. Je me précipite pour informer un convoi de blindés de Marines qui arrive par
hasard et pourrait être surpris par une explosion. Seraient capables de croire à une attaque et
douvrir le feu au canon ! Ils poussent sagement leurs grosses chenilles à travers champs, évitant le
tank en feu et limmense embouteillage. Finalement, des véhicules prennent leur élan et se lancent à
fond sur lautoroute, espérant passer entre les déflagrations dont le rythme diminue. Chaque fois,
une famille entière ou un bus de passagers frôlent la bombe du T-52. Allah est grand, non ?
Plan de métro.
La direction des services de sécurité, - les terribles « Moukabarat »-, a été régulièrement martelée
par les Tomahawks. A lintérieur, limmense complexe de bâtiments a été écrasé. On marche des
centaines de mètres entre des toits aplatis sur le sol et des blocs de béton soufflés comme des
feuilles mortes. En grimpant des escaliers branlants dans les décombres, on atteint des bureaux
dévastés et brûlés par les inévitables pillards. Que peut-on voler chez les flics à part quelques
ordinateurs, du mobilier sans grâce et des tonnes de dossiers ? Ici, chacun avait sa fiche, les
citoyens, les opposants, les suspects, les innocents et les ambassades. Autrefois, cest à dire il y a
quinze jours à peine, le simple fait de passer en voiture devant la façade donnait le frisson à tout
Irakien. Un univers policier avec des numéros de code inscrits sur des tableaux, de la documentation
technique sur le matériel découte, de filtre et despionnage, un atelier de réparations, de pièces
détachées, des catalogues de photos dimmeubles, une librairie, en arabe, en français, en anglais,
en chinois, les cartes de tous les pays, de Barcelone, Varsovie, New York, Moscou et même, pour
les agents en voyage dans notre capitale, un plan de métro parisien offert par la RATP. En cherchant
bien, jaurais pu sans doute trouver une carte Orange. Mais jai préféré filer. Cet endroit puait trop la
mort bureaucratique.
Les sauvages et lapparatchik.
Ballade sur les bords du Tigre. Tout le quartier était interdit sous Saddam. Ici était la maison de
Oudaï, fils du dictateur, fasciné par Internet, les photos de femmes nues et la torture. Plus loin est la
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maison de Tarek Azziz, le diplomate du régime, un chrétien cultivé et polyglotte. Sa villa a
évidemment été pillée. Ils ont arraché jusquaux cuvette des toilettes, les appliques électriques et les
prises. Avant de renverser de grandes jarres de fleurs et détaler la terre dans toute la villa de
dix-huit pièces. Tarek Azziz avait du goût, une belle piscine, un jardin dhiver, des céramiques sur les
murs et de belles librairies bourrées douvrages de politique étrangère, de littérature et de
philosophie en trois langues. Les vandales ont ignoré les beaux livres ou les ont souillés, pour le
plaisir gratuit de tout abîmer. Brutes sauvages contre apparatchik cultivé dune dictature... A chacun
sa barbarie.
Mollah est grand !.
A la Mosquée Al-Cheroufi, dans le quartier populaire dAl-Chaab, la fin de la prière jette la foule sur
les trottoirs. Le Mollah a rappelé, un peu tard, aux fidèles chiites que le pillage indiscriminé était
déclaré « Haram », ( Péché ). Dailleurs, depuis quelques jours, les chiites entassent dans la cour de
la mosquée une partie des biens volés dans les ministères, les garages, les parkings, les entrepôts,
les magasins, les villas, les appartements et les banques, - heu !... non, pas les banques. Une foire à
la brocante où on empile des sacs de farine, de lentilles rouges, de sucre, de thé, des moteurs de
frigo, des appareils dair conditionné, des meubles et des tapis sous lSil sévère de militants chiites
armés de kalachnikovs. Dehors, sagement alignés, un tracteur, quatre bus, deux camions, dix
voitures neuves et une pelleteuse. Même cause, mêmes effets. La main sur le cSur, le mollah assure
que tout cela sera rendu à leurs propriétaires dès quils auront été identifiés. En attendant, dautres
mollahs-stagiaires distribuent un sac de provisions aux familles les plus pauvres qui inscrivent leurs
noms sur un grand registre. La mosquée, transformée en entrepôt, démontre que les religieux chiites
sont garants de lordre moral et social, puissants et disciplinés, riches et charitables. Et que ses
affidés chiites peuvent et doivent compter sur eux. Allah est grand ! Et Mollah est riche.
Mai 68.
Au départ, il sagit dune rencontre dintellectuels, de profs et décrivains dans une salle de
luniversité dévastée, - encore ! -, par les pillards. Ils arrivent par centaines, cheveux argentés,
costumes fins à loccidentale, keffiehs ou turban blancs. Premier mouvement dhumeur quand les
participants saperçoivent que les soldats américains surveillent lentrée : « les Américains dans ma
fac... cest un cauchemar ! » grince un étudiant. Dans lamphithéâtre bondé, un orateur salue la
première « Conférence des Intellectuels Irakiens Indépendants ». On applaudit une affiche « LIrak
aux Irakiens ! » Quelquun demande quon renonce à applaudir parce que cétait une obligation dans
les réunions du Parti Baas. On se lève, on prie. Lorateur, sans micro, donne les grandes lignes :
contre loccupation, contre le régime dantan ; pour le retour de la démocratie, de leau et de
lélectricité ; pas dIrakiens exilés au pouvoir, ni chiites, ni sunnites, ni kurdes : tous Irakiens ! Un
membre de lassemblée bondit, conteste. Deux autres sont déjà debout et crient le contraire. Une
minute plus tard, toute la salle sinvective. Les uns accusent les autres dêtre des membres du Parti
Baas voulant saboter la réunion. Une, deux, dix discussions violentes éclatent dans lassemblée.
Quelquun hurle que chacun est libre de rester ou de partir. Un vieux professeur aveugle, debout,
tape de sa canne sur le sol en grommelant : « Je proteste ! Je proteste énergiquement ! » Des
femmes-professeurs ajustent leur voile et se glissent vers lextérieur. Tout le monde sinvective. Le
chaos, version Mai 68 sans étudiants mais avec profs. Dehors, assis sur une table noircie par
lincendie, un homme en chemise écossaise rouge lève les bras au ciel : « Jarrive pas à y croire !
Ce sont les mêmes qui, pendant trente-cinq ans, ont loué Saddam Hussein. Et aujourdhui... virage à
180°... ils se transforment en grands libérateurs ! » Surgit lorateur, rouge, en sueurs, vaincu et
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aphone, qui vient de prendre sa première leçon de démocratie. Où il est dit que le meilleur tribun du
monde ne vaut pas un simple micro avec haut-parleur !
Poème.
Ecrit à la main à lentrée dun amphi de luniversité : « Le chagrin a recouvert ton visage Où les
larmes coulent sans cesse ! Mais la mort est ton ennemie Ô Bagdad, Ô Bagdad Quels crimes
voyons-nous ! Ces crimes qui recommencent (comme lors de linvasion Moghol) ! Ils ont volé et pillé
nos musées Et massacré notre histoire. La plaie saigne, toujours béante Il ne reste que les larmes
Qui sont le seul remède. »
DIMANCHE 20 AVRIL :
- Hamid, le poète :
« Un régime de bouchers » dit Hamid. Il sort un carnet de sa poche, louvre et lit : « Jai mis mes pas
dans lombre des bois/ Ils ont replié mes ailes/ Ont écrasé mon corps à coups de câbles/ Mais ils
nont jamais pu atteindre mon âme ». Il a quarante-cinq ans, un chiite pieux, maigre, aux yeux bleus,
coiffé dune casquette bohème en laine quil ne quitte jamais. Hamid Al-Mokhtar écrit des poèmes. Il
en a toujours écrit. Même quand il était journaliste à « Al Thaura », un quotidien de Bagdad.
Jusqualors, Hamid faisait partie dun groupe de jeunes écrivains qui passaient leur temps à refaire
le monde dans les théâtres, les cinémas et les cafés au bord du Tigre... Cétait il y a vingt-trois ans.
La guerre Iran-Irak vient déclater, un de ses amis déserte, se réfugie dans un hôtel populaire et se
fait dénoncer par le gérant, membre du Parti Baas. Hamid ne la plus jamais revu. Lui aussi déserte,
se fait arrêter mais sen sort, grâce à sa carte officielle de journaliste qui lui permet de passer les
barrages. Après la guerre du golfe, il rejoint les insurgés chiites de la ville dAmara. La révolte gagne
et les villes du Sud tombent une à une. Hamid fait le coup de feu et écrit « La descente aux enfers ».
Quand la répression, impitoyable fait plus de cent mille morts, il senfuit à pied et croise sept soldats
blessés, de retour du front du Koweït. Sa kalachnikov à la main, Hamid arrête un camion et fait
monter les plus gravement atteints. Au barrage suivant, lun des blessés le dénonce. Prisonnier au
rez-de-chaussée dun immeuble, Hamid voit les Moukabarat remplir une fosse commune de
cadavres dinsurgés. Par chance, lofficier militaire qui linterroge habite près de chez lui : Hamid est
libéré.
- Neuf années de silence :
De retour dans la banlieue de Bagdad, Hamid se terre, silencieux, pendant neuf ans. En 1999, lors
dune conférence des écrivains irakiens, il lit quelques vers dun de ses poèmes : « Témoignage du
temps des ruines. » Dans la salle, Hani Wahaïeb, le premier secrétaire de Saddam Hussein, se lève
dun bond. Le poète fuit, vend sa télévision, achète un revolver et rejoint « Les partisans de Sadr »,
groupe clandestin du nom dun célèbre imam chiite assassiné par Saddam Hussein. Entre deux
tentatives dattentat, les rebelles gonflent des ballons, les bourrent de tracts, -« Libérez les cheiks et
les prisonniers politiques ! », - et ils les font éclater dans le ciel de Bagdad. Un militant est arrêté, il
parle, la maison dHamid est investie à laube et les Moukabarat lemmènent, avec Zeïd, son fils de
quinze ans. Au centre de sécurité de Jaddriya, non loin des luxueuses villas du fils de Saddam,
Oudaï Hussein et de Tarek Azziz, Hamid est livré aux tortionnaires. Il se rappelle lun deux, « en me
frappant à coups de câble, il fredonnait toujours une chanson très populaire, avec ce refrain : « je
cherche le chemin de la gare ! » Et de Rahed, un gardien illettré, épris dune jeune fille, qui lui avait
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demandé de lui écrire une lettre damour : « Le lendemain, pendant la séance de torture, il était là...
je lai vu sous mon bandeau ! » Les bourreaux font venir Zeïd, son fils, le matraquent sous ses yeux
et menacent de violer sa fille : le supplicié finit par craquer. Il signe une confession déjà écrite et
reconnaît des « actes de sabotage ». Six mois plus tard, un tribunal spécial le condamne à huit ans
demprisonnement.
- Abou Ghreib :
Aujourdhui encore, il suffit de prononcer ce nom pour voir la peur dans les yeux des Irakiens. Abou
Ghreib nest pas une prison, cest une ville, un univers concentrationnaire avec ses avenues, ses
quartiers, ses murs denceinte et ses miradors. Pour y parvenir, il faut quitter Bagdad, passer un pont
détruit par les bombardements et rouler trente-cinq kilomètres vers lOuest. Au bord de lautoroute,
des dizaines de tanks, des T-72 flambant neufs, tourelle et portes ouvertes, abandonnés, avec leur
canon intact, tournés dans le sens de la fuite, leur magasin dobus plein et leurs missiles. Ceux-là ne
se sont pas battus. Les autres gisent ici ou là, noircis, carbonisés, leurs tonnes de blindage soufflées
comme des feuilles mortes. Dans la ville dAbou Ghreib, le marché propose quelques légumes, des
camions de munitions et de kalachnikovs toutes neuves, pillées dans les casernes, à quatre-vingts
dollars pièce, quon essaie sur place en tirant en lair. La prison est à trois kilomètres plus loin,
immense et terne, entre deux autoroutes crevées par les raids aériens. Le ciel est bas et gris,
bouché par un vent de sable. On étouffe. Devant le portail effondré, au moment de pénétrer dans
lenceinte, Hamid a un mouvement de recul. Il hésite, souffle fort puis se décide : « Allez ! On y
va... »
- Le Lion de Badouch :
A lintérieur, livré aux pillards en armes, des paysans traînent leur butin, de longues tiges de ferraille
de chantier, une carcasse de bureau, une chaise : « Ici, cétait lunité des courtes peines. Moins de
dix ans.. ». On parcourt des kilomètres de couloirs, de portes blindées, de petites salles à demi
aveugles. Les détenus sentassaient là, à trente-cinq par cellule, sur trois rangées de lits
superposés. A son arrivée, le poète sendort par terre, sous un sommier et se réveille terrifié par
dénormes rats qui essayent de lui manger les pieds. Tous les détenus souffrent de gale et de
piqûres de tiques qui leur donnent la fièvre. Rien ou si peu à boire. Des hommes deviennent fous, se
promènent nus, guettent larrivée des nouveaux pour boire leur urine. La drogue circule, celle qui
rend dingue, ou celle qui vous plonge dans une profonde torpeur pendant trois jours. Les jeunes
détenus sont drogués, violés et revendus par des caïds qui font la loi, encouragés par les matons et
la direction. Le reste se règle à coups de lame plantée dans un manche de plomb. Hamid se
souvient dAthmane Kurdi, surnommé « Le Lion de Badouch », un criminel endurci qui a voulu ravir
le pouvoir au caïd dAl-Thaura : « Je lai vu se faire découper par quatre détenus, là, dans la cour,
devant moi. Il était gros, il a beaucoup saigné. »
Liste dattente :
Pour punir les détenus, on les promène à coups de câbles, nus, avec un panneau : « Je suis une
femme. » Les homosexuels notoires sont sodomisés avec un tube chauffé à blanc et les survivants
jetés à lhôpital. Bien sûr, chaque unité dAbou Ghreib dispose de plusieurs Moukabarat et dune
salle de tortures. Dans lune delles, au-dessus de notre tête, reste un crochet qui servait à
suspendre le supplicié tête en bas. Sur le mur, comme partout ailleurs dans ces lieux, leffigie de
Saddam Hussein, celle-ci sculptée dans la pierre, avec un cou puissant, une mâchoire massive et un
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visage de colère, placé à un mètre à peine des yeux des suppliciés. Le mercredi était jour
dexécution capitale : « un jour, un gardien nous a dit quil y avait quatre cents noms sur la liste
dattente. » Personne ne sortait vivant de cette unité fermée. Tous les détenus savaient quil fallait
donner un gros bakchich au bourreau, pour quil place le nSud coulant très haut et brise la colonne
cervicale. Sans argent, le nSud placé plus bas promettait une mort lente, par asphyxie. « Sans mes
amis et Youssef... je serais devenu fou » dit Hamid.
- Youssef et René Char :
Youssef est chiite et poète, lui aussi. Dans lobscurité, lancien prisonnier trace un rectangle dans la
poussière du sol : « ici, cétait mon lit. » A lautre bout de la cellule, Youssef fait la même chose :
« Là, cétait le mien. » Le soir, ils parlaient longuement de poésie, par-dessus la tête des criminels.
Youssef écrivait des poèmes et Hamid lui faisait lhonneur de les préfacer. Personne ne dormait
jusquau matin, pour éviter les attaques nocturnes. Quand ils sont transférés à lUnité des Politiques,
le régime se durcit encore : pas de radio, pas de papier, pas de crayon et beaucoup dindics.
Chaque erreur est punie dune séance de Falaqa, ces coups de câbles sous la plante des pieds :
« Je vois le bourreau dessiner un autre corps que le mien / Et je nentends pas lherbe crier sous ses
pas » écrit le poète, caché sous son drap, pendant que Youssef fait le guet à la porte. Dans lunité, il
y a un ex-ambassadeur dIrak aux Philippines, un célèbre journaliste de « Babel », le quotidien
dOudaï, fils de Saddam, des médecins, des avocats, des écrivains et des peintres. La nuit, en
cachette ou en soudoyant les gardiens, on organise des soirées poétiques ; le jour, on essaie de
donner des cours, darabe, de morale, de droit. A chaque visite de sa femme, Hamid réussit à faire
passer à lextérieur des extraits des deux recueils quil a écrits à Abou Ghreib : « Le désert de
Nassabour » et « Leau et le Serpent », inspiré dun thème de René Char, son poète français
préféré. Ses poésies carcérales commencent à être publiées dans les Emirats, en Espagne, en
Hollande. Un jour, à la fouille, un Moukabarat découvre un texte destiné à lextérieur. Il le convoque,
sévère : « Pourquoi écris-tu pour létranger, mécréant ! Au lieu dutiliser ton talent pour louer notre
président Saddam Hussein ! » Hamid sait ce qui lattend, il se prépare à une séance de Falaqa. Le
lendemain, à laube, des cris aigus, fous, une étrange clameur envahit les murs dAbou Ghreib :
« On faisait la prière du matin. Quelquun est arrivé en courant, très excité. Il a voulu parler... mais
sest évanoui démotion. On a expédié la prière. » Après le référendum qui a offert cent pour cent de
oui à Saddam Hussein, le raïs régale les prisonniers condamnés à moins de dix ans dune libération
exceptionnelle... Lamnistie ! « On sest embrassé comme des enfants. La guerre approchait. On
était libres ! »
- Si je toublie Abou Ghreib ! :
Hamid, une fois libéré, a fait ce que font tous les prisonniers du monde : il a marché des jours
entiers, le long des rues, des avenues de Bagdad, au bord du Tigre, dans le quartier des cafés
littéraires, pour se réapproprier sa ville et « avaler la vie » quon lui avait volé. Puis il est revenu à
Saddam City, ce quartier misérable de deux millions de chiites où chaque maison compte un
prisonnier, un exilé, un condamné à mort ou un martyr. Avec la fin de la guerre, lopposant a créé un
parti politique, le « Mouvement Islamique Irakien », ouvert à toutes les confessions, chiites, sunnites
et kurdes. Il nest pas opposé aux Américains qui ont abattu le régime de Saddam Hussein : « Ils
disent quils vont rester deux ans ici. On verra. Sils se transforment en nouveaux occupants, je
reprendrai les armes. » Déjà, il se dit choqué par la réponse dun officier américain quand un
Bagdadi lui a signalé que le policier recruté était un ancien bourreau du régime : « Son passé ne
mintéresse pas » a dit le militaire US. Comme si Abou Ghreib, les centaines de centres comme
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Hakimya, les dizaines de milliers de tortionnaires de Saddam Hussein ne méritaient pas un tribunal
international et un devoir justice. Comme si la masse des torturés, des morts et des disparus
pouvaient être effacés dun simple coup de gomme de lhistoire. Hamid Al-Mokhtar, lui, na rien
oublié. Comment le pourrait-il ?
mardi 22 avril
Reportage.
Celui-ci ma vidé, essoré. Pardon pour lexpression. Mais cest adapté à ce que je ressens. Pourtant,
je tenais à faire ce reportage : travailler sur les prisons de Saddam. Il a dabord fallu trouver des
anciens détenus politiques, les écouter pendant des heures et reconstituer leur parcours, leur
calvaire. Puis aller avec eux jusquà leur ancienne prison, revoir les lieux, les couloirs, les portes
blindées, la salle de tortures, les regarder se pencher sur le sol et tracer avec un caillou dans la
poussière les limites de leur paillasse. Pendant huit ans. Les regarder trembler après coup, voir ces
hommes solides, convaincus, intellectuels brillants, blêmir, vaciller, au souvenir de toutes les saletés
endurées. Je voulais faire ce reportage sur les geôles dune dictature. Avec la guerre, les raids, la
libération... on peut finir par repartir en oubliant de dire ce genre de choses. Or, cela aussi, il faut
linscrire dans lIrak nouveau. La mémoire, la terreur passée, les cicatrices encore fraîches, la justice
à exiger, loubli interdit. Parce quon ne peut pas gommer autant de douleur sous prétexte quelle
appartient au passé. Parce que cest inscrit dans lhistoire, le passé proche, et que le futur en sera
imprégné. Loublier nest pas seulement une insulte aux victimes, cest une faute politique. Et
journalistique. Il fallait que je macquitte de cette chose là. Jai donc revécu une semaine, une toute
petite semaine, leur martyre. Cest normal, cest le travail, tous les autres font la même chose.
Pourtant, je me suis fait surprendre. Cétait à « Hakimiya », dans un immeuble banal, au deuxième
étage du service de sécurité des sinistres Moukabarat, un centre de tortures. Jétais seul avec ma
lampe de poche à fouiller les étages. Tout était obscur. Jai cru que je ne trouverai rien de particulier.
Des bureaux, un bout de cellule et quelques pillards. Puis il y a cette porte au bout du couloir. Et un
autre couloir. Et une autre porte. Je grimpais des escaliers étroits, courbé en deux. Ma tête a cogné
un plafond devenu soudain très bas. La lampe de poche faiblissait. Jai progressé quasiment à
tâtons. Et derrière la porte, dans un couloir étroit, interminable, une cinquantaine de cellules
blindées, des coffres-forts pour être humains, emmurés vivants, isolés, oubliés du monde extérieur.
Evidemment, tout était vide. Mais à lintérieur, seul, dans le silence étrange et lobscurité, jai pris de
plein fouet toute langoisse, la douleur et le désespoir de ces gens oubliés de tous, livrés à des
brutes qui les découpait en morceaux pour leur arracher des aveux de circonstance. Pendant un
instant, un instant seulement, la main contre ces murs et ces portes blindées, jai cru toucher une
infime parcelle de ce quils avaient enduré, lhumiliation, la peur, lélectricité, le viol, les coups de
câbles sous les pieds, les supplications des torturés et leur désespoir, surtout le désespoir. Alors
langoisse ma suffoqué. Et la colère ma pris. On ne peut pas faire ça à des hommes. Je savais quil
fallait faire ce papier avant de partir. Jen ai fait dautres sur le même sujet, en Algérie, au Chili, en
Bosnie ou ailleurs. Je ne savais pas que celui-ci me coûterait autant. « Tout ce qui ne vous tue pas
vous rend plus fort » a écrit quelquun. Cest faux. Des choses de ce genre font mal aux gens qui les
subissent, les suppliciés en sortent abîmés, parfois invalides, toujours habités par des années
dangoisse, de cauchemars, de vertige à vivre. Il y a un avant et après la torture. Jai essayé de
lécrire. Je sais, jespère, quil y aura des centaines de reportages. Cest nécessaire. Pour faire
passer un bout de cet irréel. Mais comment le dire ? Raconter crûment les choses telles quelles
étaient au risque de choquer, dêtre sale, vulgaire, taxé de voyeurisme ou bien employer des mots
propres, lisses, convenus ? Faut-il dire quune femme a subi un « traitement dégradant » ou que ses
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tortionnaires riaient en la faisant asseoir de force sur une bouteille ? Quelle a gardé des « séquelles
graves » ou que son ventre déchiré nest plus celui dune femme ? Je ne sais pas. Comme chaque
fois, il a fallu écrire en naviguant entre lhorreur et la décence. Je ne crois pas avoir réussi à trouver
le ton et les mots justes. Je ne sais même pas si cest possible. On fait ce quon peut, comme on
peut, comme toujours. Comprenne qui pourra. Après avoir écrit mon reportage et lavoir transmis, jai
appelé ma rédaction à Paris. Pour leur dire que cétait mon dernier papier à partir de Bagdad.
Lumière.
Quest-ce quils ont à tirer comme ça ! Cela a commencé dès laube, vers six heures, quand jai
allumé mon ordinateur. Il est tard et les détonations continuent. Un coup par-ci, un coup par-là ; une
rafale, deux, trois ; des échanges de tir à la kalachnikov, une fusillade... Impossible décrire en
silence ! Dautant que ces balles tirées en lair, derrière le pâté de maisons, finissent toujours par
retomber. Témoin cette voiture de journalistes français qui a reçu une balle dans le coffre arrière en
se garant devant notre hôtel Sultan. A Beyrouth, ce genre de plaisanterie a coûté la vie à pas mal de
gens. Tout cela aurait peu dimportance, - on shabitue à tout - sil ny avait cette question
énervante : pourquoi est-ce quils tirent ? Je sais bien que chaque rue a ses guetteurs chargés
déloigner les pillards, eux-mêmes armés. Mais lexplication, un peu courte, ne corresponds pas à un
simple tir de dissuasion, au rythme des rafales et à lheure des pillages. On a même vu un
hélicoptère américain tourner au-dessus du quartier, lâcher deux fusées éclairantes et une courte
rafale. Je ne suis pas le seul que ces mystérieux coups de feu agacent ! Ce soir, - enfin !-jai fini par
avoir une autre explication, fournie par un habitant du quartier. Lélectricité est revenue. Et alors ?
Alors, cela se fête. On manifeste sa joie en lâchant de temps à autre des rafales dans le ciel, histoire
de saluer le retour de la lumière ! lexplication ma fait beaucoup rire. Tiens... encore une autre série
de coups de feu. Cette fois, cest différent. Il est deux heures du matin : cest lheure du retour des
voleurs. Moi, je vais me coucher.
JEUDI 24 AVRIL
Manu Militari.
A côté de la prison dAbou Ghreib, il y a un grand marché très populaire. Un marché aux armes. La
Kalachnikov, neuve, est à 80 dollars et les caisses de munitions sont fournies. A la demande, on
peut vous fournir quelques lance-roquettes, - RPG flambant neuf -, avec ses roquettes bien sûr. Pour
essayer votre arme, le terrain vague tout proche est idéal. Les armes viennent des stocks de
larmée, des camions abandonnés et des casernes pillées. Comme si ce pays navait pas assez
darmes comme cela ! Dabord, celles quon détient par tradition, dans les campagnes et les tribus
ou un homme, un vrai, doit avoir au moins un fusil. Ensuite, celles quon pouvait acheter dans les
armureries de Bagdad, - un colt 9 mm, un revolver ou un fusil -, avant que les armureries soient-elles
aussi pillées. Il y a aussi ces armes automatiques de guerre distribuées par le régime de Saddam
Hussein, sûr que le peuple en armes allait se lever face à lenvahisseur américain. Un haut
fonctionnaire de linformation mavait confié que le gouvernement avait distribué dans cet esprit... dix
millions darmes. Déception : le peuple a pris les armes mais est resté sagement à la maison. On
peut ajouter, à ce pays enfouraillé jusquaux oreilles, les armes de guerre récupérées par les anciens
soldats lors de la guerre Iran-Irak et celle du Golfe en 1991. Lintérêt, avec les kalachnikovs, est
quon peut les enterrer pendant quinze ans et les déterrer, prêtes à être utilisées : la « Kalach » ne
senraye quasiment jamais. Ce pays aime les armes et il sait les manier. Rares sont les adultes qui
nont pas fait au moins une guerre. Une arme plus un homme ici égal un combattant. On sen
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aperçoit déjà quand les pillards rôdent dans un quartier. Dès que les choses se gâteront, ce qui ne
manquera pas darriver, lIrak nous promet de bien belles et sanglantes batailles. Et ne comptez pas
sur les Américains pour désarmer la population. Au nom du deuxième amendement, ils considèrent
que chaque citoyen peut avoir les moyens de se défendre. Donc de tuer. Cest au nom de ce grand
principe constitutionnel établi au temps où les cow-boys tiraient sur les Indiens, les shérifs sur les
voleurs de banque et les citoyens sur les voleurs de bétail que les militaires américains ont refusé de
désarmer la Somalie. Avec le résultat que lon sait.
Recherche Suzanne désespérément.
Trois fois que je passe en vain au Couvent de Fatima à la recherche du Père Robert, mon moine
préféré, joueur de violon et prof de métaphysique en arabe. Systématiquement, je file ensuite à
lhôpital Samaritain, près du CICR, où il avait trouvé un refuge pendant lorage et un réfrigérateur
pour entreposer son insuline. Personne. Je cogne à la porte, -impossible de sonner puisquil ny a
plus délectricité-, je demande aux voisins, jenquête. Rien. Jai le même problème avec Suzanne, la
vieille dame française qui vit en Irak depuis un demi-siècle. Djamal, mon chauffeur, savait comment
retrouver sa maison perdue sous un pont autoroutier dans un quartier compliqué. Djamal nest plus
là. Il na pas résisté à la guerre, aux bombes, aux barrages, à la peur. Le matin, je me dis toujours
quil va peut-être revenir. Et puis non. Je sais quil doit se sentir mal de mavoir laissé tomber au plus
mauvais moment. Sans chauffeur de confiance dans ces journées noires, après deux mois passés
ensemble, cela na pas facilité ma tâche. Jai dû travailler avec des chauffeurs de passage, un fou
furieux qui accélérait en arrivant aux barrages US, un autre très sérieux dont la boîte à vitesse
automatique nous a lâché une bonne douzaine de fois, puis un sunnite qui détestait les chiites et un
chiite qui sarrêtait net à lheure de la prière cinq fois par jour. Sacré Djamal ! Mais bon, je
comprends. Du coup, honteux de sa faiblesse, il nest pas revenu, mon fils de cheikh en Toyota
blanche... Et je narrive pas à retrouver Suzanne, ma vieille dame amoureuse de son piano. Un jour,
je les réunirai, le Père Robert au violon, Suzanne au piano et Djamal à laccordéon ! Pour lheure, la
petite musique de Bagdad est un peu triste. Avec la guerre, les hommes se perdent.
Rage.
Jai reçu un e-mail dune amie qui me disait qu« il y avait du nouveau sur laffaire de lobus
américain tiré sur lhôtel Palestine ». Celui qui a tué deux journalistes. A lappui, elle ma joint une
dépêche dagence toute fraîche informant que lhôtel Palestine avait failli être bombardé par avion le
même jour. Jétais un peu étonné de voir une dépêche, datée de Berlin, dire ce que javais écrit une
semaine plus tôt dans lObs. Au moins, une deuxième source confirmait-elle mon histoire. Javais
raconté dans mon papier que la nouvelle de la mort de nos deux collègues, transmise aux militaires
US, les avait alertés sur la présence dun hôtel, le Palestine, bourré de 350 journalistes. Du coup,
lavion avait largué sa bombe sur un autre immeuble près du pont Al-Joumhouria, alors en pleine
bataille. Cest ce que mavait affirmé le Capitaine Philip Wolford, le responsable de lunité de chars
Abrams qui avait ouvert le feu sur notre hôtel. Et je faisais remarquer quun raid aérien sur le
Palestine aurait fait probablement plusieurs dizaines de morts. La mort de nos deux collègues avait
sans doute évité une autre tragédie. Pris dun doute, je donne un petit coup de téléphone à Paris
pour me faire renvoyer mon papier tel quil a été publié et -surprise - je réalise que cette partie de
lhistoire a été... supprimée de mon article. Oh ! Pas du tout par volonté de censure. Simplement
parce que le texte imprimé était un peu trop long pour le nouvel espace, prévu sous la forme
dencadré dune page, et que dans lurgence, un petit coup de ciseau réducteur de quelques lignes
lavait mis à la longueur nécessaire. En supprimant... linformation sur le raid aérien ! Cette
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information, que personne na donc pu lire, mais qui été donnée une semaine plus tard, par la
fameuse dépêche dagence que mon amie vient de menvoyer. Cette nuit-là, je lavoue, jai tourné
longtemps dans ma chambre, en massacrant un de mes derniers cigares, incapable de trouver le
sommeil, en pensant tout haut des choses que la courtoisie minterdit de vous révéler.
Sacré dinar...
Pour éviter de transporter des sacs de billets de banque, les célèbres « Rouba », « papiers » bleus
de deux cent cinquante dinars, tout lart du client qui veut convertir ses dollars consiste à trouver le
bureau de change qui détient une denrée rare : des billets oranges de dix mille dinars. Bien sûr, il
faut négocier, convaincre lemployé de vous avouer quil possède la denrée rare, obtenir quil vous la
cède, le menacer daller voir ailleurs et discuter le montant de la surtaxe. Puisque, évidemment, le
billet de dix mille dinars, rare, est forcément plus cher à lachat. Javais réussi tout cela : une belle
liasse de billets de dix mille, assez mince pour tenir dans mon sac, assez épaisse pour survivre un
moment, à un prix négocié comme un marchand de tapis du souk de Mustansiriya. Hier, jai voulu
payer un mauvais repas avec un de ces beaux billets. Refus. Jexamine la coupure, elle nest pas
fausse... Nouveau refus. Jen propose une autre... cest un non catégorique. Discussion, enquête et,
enfin, explication : les pillards ont réussi voilà quelques jours à cambrioler limprimerie nationale et à
emporter des camions entiers de billets de dix mille dinars. Classique. Le seul problème est que ces
billets nétaient pas complètement achevés. Il leur manque le numéro de série. Quimporte ! Les « Ali
Baba » -surnoms donnés ici aux voleurs- ont trouvé des ordinateurs, des imprimantes et ont apposé
des numéros de série vraisemblables sur des tonnes de coupures. Dans le doute, les commerçants
les refusent désormais. En attendant le jour lointain où il sera possible de séparer le bon grain de
livraie. Et moi... quest-ce que je fais de ma liasse de beaux billets ?
VENDREDI 25 AVRIL
Quitter Bagdad.
Il est tôt. La ville est déserte. On slalome entre les rues barrées par des parpaings, des sacs de
sable ou des troncs darbre. Il faut chercher son chemin dans une capitale meurtrie, recroquevillée,
morne et poussiéreuse. Traversée du pont Al Joumhouriya, marqué par les impacts des roquettes et
des balles, lasphalte noirci, brûlé, les carcasses de voitures incendiées. De lautre côté, le grand
palais de palais de Saddam, en ruines, et lhôtel Mansour, ou ce quil en reste, et le ministère de
linformation, criblé dimpacts et incendié, avec les signes des travaux dagrandissement que ce
régime buté, sûr de lui, aveugle, sobstinait à poursuivre alors que les premiers raids frappaient déjà
Bagdad. Du coup, au centre de presse, on a marché des semaines dans la poussière des chantiers
avant la guerre, dans la poussière des bombes pendant la guerre, dans la poussière des débris
après la guerre. Avant de finir par quitter ce « centre de presse » aux fonctions de centre de
désinformation et de censure. Jentends encore le directeur de linfo nous dire quil détestait... la
propagande ! Et le ministre de linfo, personnage grotesque sorti tout droit dun mauvais film,
promettre un « Dien Bien Phû aux Américains tombés dans le piège de la prise de laéroport... » Un
bâtiment officiel, le service des passeports, un café, un restaurant dévasté, une inscription sur un
mur, un portrait de « Maurice », une statue déboulonnée, un trou béant dans une façade... tout vous
renvoie à un passé si proche mais qui semble appartenir déjà à une civilisation disparue.
« Agence Damas ».
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Pour faire la route, délicate, il me semblait logique daller chercher une bonne voiture et un bon
chauffeur à lAgence « Damas », située près du Musée Archéologique de Bagdad. Quelques
semaines auparavant, en traînant dans ce quartier doù partent quotidiennement des bus et des taxis
pour la Syrie et la Jordanie, javais rencontré des voyageurs et des agents de voyage. Quelques
heures sur place, des entretiens, un bout denquête mavaient servi à alimenter un reportage sur
lexode des Bagdadis avant lorage. Dans la plus grosse agence, « Damas », le patron mavait offert
un thé et donné des chiffres de voyageurs, leurs motivations et les prix aller-retour. Naturellement, et
assez bêtement, je suis allé lui demander de morganiser un départ. La rue, autrefois très animée,
était vide, sans bus, sans taxis, les vitrines brisées, les agences saccagées et le bureau du patron
déserté. Tout a été pillé, évidemment. Je suis reparti en grommelant, un peu dans létat desprit dun
habitant de Bagdad, irrité quon ait détruit mon agence préférée, dans ma rue, en abîmant une partie
de « ma ville ».
Graffiti.
Cest celui que je préfère, inscrit sur la façade de limmeuble le plus troué de balles et dobus de
Bagdad, celui du « Département de la Jeunesse », face au pont Al Joumhouriya, utilisé par les
« Fedayins de Saddam » et les « Volontaires Arabes Etrangers » pour attaquer les chars américains
qui arrivaient de lautre rive. A la peinture, en grosses lettres rouges, avec quelques fautes
dorthographes, une main a tracé récemment : « Viva la communa de Paris ! »
Banlieue.
On roule dans un cimetière dépaves de tanks calcinés et de chars tout neufs abandonnés par une
armée régulière qui ne sest pas battue aux portes de Bagdad. Ici ou là, des tas dordures brûlent et
empuantissent lair. Des camions commencent enfin à emporter des montagnes de déchets. Début
de normalisation. On roule. Lautoroute est lisse, large, deux fois trois voies, jalonnée daires de
pique-nique et clôturée sur cinq cents kilomètres par un impeccable et hermétique grillage métallique
construit sur ordre du président... Sacré Saddam !
Désert.
Gris, plat, terne, fait de morceaux de pierre, de terre meuble, de gravier, cest à coup sûr le désert le
plus laid que je connaisse. Et le plus monotone. On roule vite, trop vite, sur une route trop droite pour
vous distraire. Témoin ces trous réguliers dans le rail de sécurité provoqués par les camions ou les
taxis dont les conducteurs se sont endormis avant daller percuter la barrière à cent soixante à
lheure. Il y a quelques jours, un journaliste argentin sest tué de cette façon. Survivre à la guerre et
mourir dun accident de la circulation, cest absurde. Même si je ne connais pas de manière de
mourir dite intelligente. A larrière de notre véhicule, un bidon dessence renversé dès le départ
emplit lhabitacle dune forte odeur dessence. Résultat : douze heures de route dans la puanteur, la
nausée et un solide mal de tête. On roule en guettant dun Sil morne lapparition des bandits
dautoroute, armés de voitures rapides et de kalachnikovs. Un pont, cassé en deux par les bombes,
laisse un petit passage entre deux cratères. La frontière approche et on sarrête à la seule station
service encore disponible : un amas de jerrycans en plein soleil. Le chauffeur en choisit deux, les
met en hauteur, les relie par un tuyau au réservoir et aspire pour faire un appel dair. A raison de
quatre-vingts litres à transvaser, il lui faut un estomac en béton.
- Avidité :
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Voici la frontière... dabord un simulacre de contrôle irakien, un homme en uniforme dhiver malgré la
chaleur, un insigne militaire en papier surmonté dune tête de voyou. Il y a un peu plus de deux mois,
ce genre de fonctionnaire, corrompu et tout puissant, nous rackettait au passage. Il fallait se taire,
baisser la tête, ruser, négocier pour ne pas se faire trop saigner. A tous les sens du mot dailleurs !
Le gouvernement irakien avait décidé dimposer aux étrangers un test du Sida. En général, le
camarade-médecin qui vous prenait une bonne pinte de sang « pour examen », avant de le jeter à la
poubelle, sarrangeait pour troquer la seringue propre que vous lui tendiez pour la remplacer par une
aiguille usée par des semaines de service. Le test, dont jamais personne na connu le moindre
résultat, coûtait officiellement cinquante dollars et le médecin dabord, puis le fonctionnaire
scribouillard, noubliaient jamais, une fois lopération terminée, de tendre la main avec un grand
sourire : « Bakchich, sir ! » Ici, largent est le pouvoir, tout le pouvoir, un dictateur aussi puissant que
Saddam. Ce pays est corrompu jusquà la moelle des os. Flics, militaires, douaniers, directeurs
dhôtels, réceptionnistes, hauts fonctionnaires costumés et cultivés du Ministère de lInformation, surnommé par dérision « Le Ministère de la Vérité »-, guides-indics et interprètes officiels,
responsables des visas, des téléphones, dun petit tampon ou dun simple papier à en-tête... tous se
remplissaient les poches ! Plus la guerre approchait et plus ils étaient avides.
Dernière image.
Juste avant la ligne de démarcation, un dernier portrait peint en couleurs et miraculeusement
préservé, intact, sauf le nom qui a été barré. Le personnage me regarde de son Sil présidentiel,
paternel et sévère, sourire en coin, une écharpe en travers de la poitrine, un sceptre à la main, sûr
de lui, comme toujours... Vous ne me croyez pas ? Et pourtant, oui, cest bien lui ! Les soldats
américains nous font un signe, la voiture savance dans le no mans land... Adieu lIrak.
NUIT DU VENDREDI AU SAMEDI 26 AVRIL
Bienvenue en Jordanie.
Cela commence dès la frontière entre lIrak et la Jordanie. Au début, on souffle. La traversée de
lIrak sest bien passée. La Jordanie est en paix. Au poste frontière, la file dattente des voitures,
taxis ou journalistes, sétire sur deux cents mètres. Un seul fonctionnaire fouille les bagages au
rythme dun douanier en pleine grève du zèle, voyager après voyageur, voiture après voiture. Devant
moi, un flic en civil. Mes deux sacs passent aux rayons X. Le flic mordonne douvrir mes bagages.
Surprise... Il commence à sortir mes documents, - notes, articles journaux, plans de Bagdad,
documents de travail, - les déplie, les étudie longuement, les lit et déchire une carte en la
manipulant, sans la moindre excuse. Je lui demande ce qil cherche, il me regarde avec lair dun de
ces Moukabarat ( agents de la police politique) qui nous harcelaient, quinze jours plus tôt en Irak. Il
trouve un paquet de pellicules photos, confié par un reporter pour son agence à Paris, et me
demande pourquoi... jai ces pellicules. Je lui répète que je suis journaliste. Il veut savoir ce quil y a
sur ces photos, ouvre le paquet, le repose, défait mes affaires, les pose sur le tapis mécanique plein
de graisse. Cela dure une demie heure de plus. Je conclue à une mauvaise rencontre avec un
imbécile. Et joublie. Le lendemain matin, à laéroport, le manège reprend. Au menu, fouille des sacs
avec les mêmes méthodes. On saisit mon casque de protection, peint en blanc, et dun reste de
cigares, pour examen. Là, je demande fermement une explication. Il paraît que les Jordaniens
doivent sassurer que nous, journalistes occidentaux, ne sommes pas en train de piller lIrak ! Il est
vrai que des militaires et certains journalistes anglo-saxons ont été surpris avec des souvenirs de
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valeur appartenant au régime de Saddam. Certains soldats ont même emporté des épées, des
poignards dapparat et une kalachnikov, un fusil dassaut AK-47, plaqué or ! On comprend quune
fouille soit nécessaire. Sauf quand la police commence à lire mes documents, retient mon casque
blanc de protection et fait mine de croire que mes derniers cigares viennent de la réserve
personnelle de Saddam Hussein... Des flics en uniforme vident mes sacs, exhibent leurs
« découvertes », me font enlever ma ceinture, manipulent mon portefeuille et déposent tout sur le sol
du hall de laéroport : cela tourne au harcèlement. Ou à la démonstration. Du coup, au risque de
rater lavion, je décide de ne pas partir jusquà ce quon mait rendu la totalité de mes affaires
« suspectes ». Dautres nont pas eu cette chance. On leur a confisqué, - sans reçu, évidemment-,
un poster de Saddam, un livre darchitecture, des cassettes vidéo de reportage voire des pièces de
monnaie anciennes achetées... dans un magasin officiel à Pétra, en Jordanie. Or, à ma
connaissance, ce sont les Irakiens qui ont pillé de manière industrielle le musée de Bagdad, le site
de Babylone, les palais du régime, les ministères, les hôpitaux, les banques, les commerces, les
villas, etc. Et lors de ces semaines de chaos et de pillage, je connais certains reporters qui ont été
frappés à coups de crosse et dévalisés, - argent, passeport, ordinateur, appareils photos, téléphone
satellite-, par des hommes en armes. Pratique ensuite pour les Jordaniens dafficher un zèle
suspect, dhumilier et de faire passer les étrangers-infidèles-humanitaires- journalistes pour des
charognards venus de loccident dépouiller une grande nation arabe sSur !
Vingt-sept millions :
Jai fait la route avec Stéphane, un français membre dune ONG. Son travail, spécialisé, consiste à
analyser la situation politique du pays, les nouveaux réseaux en place et la façon de travailler dans
un pays en crise. Ensuite, muni de son rapport sur le contexte politique, lONG peut envoyer ses
équipes humanitaires, médecins, chirurgiens, logisticiens, nutritionnistes, chargées de passer à
laction. La méthode dévaluation politique préalable permet ainsi de trouver les bons relais dans le
pays, déviter de jeter des équipes droit dans la gueule des preneurs dotages ou de se faire piller
son stock dès larrivée. Cest de lhumanitaire réaliste. Du coup, le travail de Stéphane sapproche
de celui du journalisme et on passe quelques centaines de kilomètres à parler de lIslam, des chiites,
des sunnites, de la Tchétchènie, de lAlgérie et du danger de pourrissement en Irak. Toutes les ONG
veulent être à Bagdad, question de vitrine. Même si les chirurgiens irakiens, parfaitement
compétents, nont pas besoin de leurs collègues européens mais seulement de moyens matériels de
travailler. Stéphane va dailleurs préconiser à son ONG de ne rien faire à Bagdad, pour se
concentrer sur le Sud. A quoi bon arriver avec un camion de trente tonnes de médicaments quand le
pays sapprête à être noyé par une avalanche daide humanitaire gérée par les Américains ? Sur la
route, on croise déjà de longs convois de camions bâchés qui montent vers la capitale. Stéphane
mapprend que le World Food Program a massé, aux frontières, léquivalent de six mois de rations
alimentaires pour... vingt-sept millions de personnes ! Je lui fais répéter les chiffres. Oui, cest bien
cela. Vingt-sept millions de personnes, soit la totalité de la population dIrak. On va gaver lIrak,
histoire de laider à se tenir tranquille.
Garde du corps.
A Amman, japprends que Tarek Azziz sest livré aux Américains. Une carte de moins dans ce jeu
grotesque qui consiste à attribuer des valeurs, - huit de pique, valet de trèfle, as de carreau, - à des
criminels de guerre recherchés par les Etats-Unis en Irak. « Wanted- Dead or Alive- Reward... »
manque plus que Steve Mac Queen avec son fusil à canon scié. Peuvent pas sempêcher
dendosser leur caricature, nos amis du Texas ! Je repense à ma rencontre avec « Abou Leith », un
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des gardes du corps de Tarek Azziz. Il habite une cité entourée de murs en plein centre de Bagdad,
à trois cents mètres du Couvent de Fatima du Père Robert. Abou Leith est chrétien, comme Tarek
Azziz, il va à la messe et vient de fêter Pâques. Sa cité est un ensemble dimmeubles modernes
peuplés de dizaines de milliers de personnes. A lentrée, autrefois, un barrage de police et,
aujourdhui, des habitants de la cité constitués en milice armée. Ici vivent tous ceux qui travaillaient
pour le pouvoir et le système présidentiel : employés de ménage, intendants, chauffeurs, agents de
sécurité, gardes du corps, flics et tortionnaires. Un loyer modeste, des appartements modernes, de
confort, lair conditionné et le chauffage au gaz, un service de ramassage de poubelles et la sécurité
assurée. Jusquà leffondrement du régime.
La cité de la Nomenklatura.
Aujourdhui, lordure sétale, puante, les canalisations fuient et, dans la cour, des familles entières
entassent leur déménagement dans des camions. Les tortionnaires ont fui les premiers, souvent vers
Tikrit, région natale du président, où la population reste fidèle à Saddam Hussein. Les autres ne
quittent pas la cité. Ils ont déjà perdu leur emploi et ne veulent pas abandonner leur appartement.
Assis dans le couloir de son étage, Abou Leith passe ses jours à fumer, à boire du café, une oreille à
la radio, une autre sur la rue, une kalachnikov dans le placard, en attendant que les choses se
calment. Lui avait déjà commencé une pré-retraite, abandonné son boulot de garde du corps pour
suivre des cours de tourisme avant de se voir confier la gestion dun grand hôtel, le parcours
tranquille dun membre de la Nomenklatura. La guerre a tout bouleversé. Tarek Azziz a disparu de
sa villa du Tigre sans prévenir, comme tous les autres, et son chauffeur personnel, lami dAbou
Leith, à deux appartements dici, a fini par fuir Bagdad il y a trois jours à peine. Abou Leith dit quil
avait remarqué que Tarek Azziz ne faisait plus de conférences de presse ces dernières semaines,
parce quen disgrâce ou en désaccord avec la politique menée. Il affirme que cétait bien Saddam
Hussein, et non un sosie, quon a vu à la télévision dans les rues de Bagdad prendre un bain de
foule juste avant la prise de Bagdad. Dans la cité, les rumeurs galopent, on dit que Sultan Hachem,
le ministre de la défense, a trahi et quil a été abattu de la main de Qoussaï, le fils de Saddam. On dit
aussi quAbdel Khafour Barzan, chef de la garde présidentielle, a trahi lui aussi et ne transmettait
plus les ordres du président. Et Saddam ?
Déception.
Lex-garde du corps secoue la tête : « Je pensais que Saddam allait se battre jusquà la fin. Refuser
la prison, lexil, la fuite. Et mourir à Bagdad. » Il en est tout abasourdi : « Voilà trente ans que je vis
sous le régime de Saddam, près de lui... jamais je naurais pensé quil nous abandonne comme
cela ! On pouvait se battre ensemble, jusquau bout. Regardez !... ses fils Oudaï, Qoussaï ; Ezzat
Ibrahim, Tarek Azziz et... Saddam, ils ont tous décampé ! « Effaré, Abou Leith regarde émerger un
« peuple bizarre « qui gronde, pille, vole et « ne respecte plus rien » ». Lanarchie, quoi ! Oh ! Bien
sûr, lui aussi grinçait parfois contre le régime qui le payait 30 000 dinars, dix dollars par mois, plus
cinquante dollars de prime. On critiquait parfois les caciques du pouvoir, leurs villas somptueuses,
leurs frasques, leur luxe. Mais à voix basse et, seulement, entre amis très sûrs. Bien sûr, il y avait
cette terreur omniprésente : « Jai des yeux ! Jai bien vu que les gens navaient pas osé voter contre
Saddam au référendum. Dire non ? Cétait du suicide ! » Mais il y avait lappartement, les avantages,
octroyés par un système qui avait la force, la terreur et lhabileté dun petit père des peuples,
stalinien mâtiné dun féroce calife.
Nostalgie et exil.
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Ah ! Ce temps-là ! Où les gueux tremblaient devant les gens du parti Baas , où tout était en ordre, où
les chrétiens étaient protégés par la main de fer de Saddam, où on nétait pas chiite mais Irakien, où
le monde nous craignait... « Vous savez quoi ? Je souhaite le retour de Saddam. Il nest pas mort,
jen suis sûr. Avec lui, on avait la sécurité, leau et lélectricité. Pas ces pillages ! Pouah ! » Quand on
lui fait remarquer que la sécurité nétait assurée que pour les gens agenouillés aux pieds du régime
et que les autres se faisaient découper en morceaux par les Moukabarat dans les salles de torture,
Abou Leith reste silencieux. Avant de vous confier quil se prépare à quitter le pays, pour rejoindre sa
sSur déjà installée en Suède. Loin, très loin de Bagdad et de ses gueux.
Sosies.
La dernière blague à Bagdad. Qoussaï, le fils de Saddam, réunit tous les sosies du président : « Jai
une bonne et une mauvaise nouvelle pour vous. La bonne : Saddam est vivant ! Vous gardez votre
travail. La mauvaise : il a perdu un bras... »
SAMEDI 26 AVRIL
Mensonges.
Je tombe sur une édition du journal Le Monde. Titre en page 3 : « Le tir contre le QG des journalistes
« justifié », selon M. Powell. » En un mot, dans une lettre adressée au ministère des affaires
étrangères espagnol, le secrétaire dEtat américain défend la thèse de tirs qui venaient de lhôtel
Palestine et des militaires américains qui répliquent. Mensonges. Les tirs ne venaient pas du
Palestine. Le Capitaine des chars Abrams que jai interrogé ma précisé quil avait vu un homme
avec des jumelles sur le toit de lhôtel. Classique : dabord le Pentagone, après de trop brèves
excuses, quasi insultantes, a essayé de faire passer pour pertes et profits la mort des deux
journalistes ukrainien et espagnol, sur le thème « Ach ! la guerre, Gross malheur ! » Mépris. Et
maintenant, après les protestations des Espagnols et de la Fédération Internationale des
Journalistes, Colin Powell essaie déviter une enquête. Ou de la faire réaliser par ses propres
services du... Pentagone ! Cest gros. Cest trop. Mon entretien, sur les lieux, avec lofficier
responsable du tir est clair. Son témoignage est précis. Dès mon retour à la rédaction, je vais
proposer un nouvel article. Ne soyons pas naïf : Colin Powell est un homme très puissant et les
services du Pentagone ont largement les moyens dimposer leur interprétation des faits. Quitte à
discréditer ceux qui disent le contraire, officiers ou journalistes. Peu importe ! Il faut répéter à ceux
qui sont prêts à lentendre quil ne suffit pas de répéter un mensonge pour en faire une vérité.
DIMANCHE 27 AVRIL
Je ne regrette rien.
Il paraît que la France a des doutes ? On regrette notre engagement contre cette guerre. Ah ! Bon.
Pas moi. Oui, le régime est tombé, - dictature archaïque, sanglante, tortionnaire et belliqueuse-, et
cest le résultat fort de cette guerre. Non, je ne suis pas un pacifiste . Je sais quil faut parfois tuer
pour survivre. Se battre et semer la mort pour écraser le fascisme. La violence ne me fait pas peur ;
seule la violence gratuite me fait vomir. Non, je nai pas de haine, dostracisme ou dallergie vis à vis
des Américains. Mais jai vécu cette guerre... extraordinairement soulagé, oui, soulagé quaucun
avion, tank, soldat français ne tire un missile, un obus ou une balle contre un Irakien. Soulagé et fier
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que mon journal ait titré « Non à cette guerre. » Parce que les motifs invoqués , - « lAxe du Mal », la
collusion avec Al Qaïda, les armes de destruction massives, nucléaire, chimiques, bactériologiques,
le retour de la démocratie, etc. - me semblaient être des raisons de circonstances. Parce quil y avait
dautres moyens de lutter, voire de désarmer le régime de Saddam. Lembargo avait déjà produit
son effet. A moyen-terme, des inspections sous la menace de la force auraient fait le reste. Si
nécessaire. Parce quon ne peut pas vendre pendant des années des armes sophistiquées à un
dictateur, sagenouiller dans ses palais pour obtenir des contrats en béton armé, lui faire la cour pour
sassurer un flux pétrolier et, quelques années plus tard, sexonérer du passé en écrasant son armée
et son pays sous des bombes bien plus puissantes que les siennes. En tuant au passage une partie
de la population que lon vient délivrer. Au nom de la démocratie. Cette guerre, et son cortège
dhorreurs, pouvait être évitée. On ne la pas voulu. Soit. Mais je suis heureux quon nait pas mis les
mains dans ce sang là. Cette guerre a eu lieu. Elle est finie. Quant à lavenir, il faudra compter avec
les cicatrices de la guerre, les revanchards de lordre ancien, lhumiliation du monde arabe, le
sentiment de linjustice et du deux poids, deux mesures, les appétits des grandes compagnies
anglo-saxonnes, le risque déclatement dun pays riche, partagé entre au moins trois entités
géographiques, culturelles et ethniques, -Chiites du Sud, Sunnites et Kurdes au Nord- , les ambitions
de la majorité Chiite, le pouvoir des Cheikhs ultras-conservateurs, la tentation islamiste et la montée
de la haine contre loccident. Cette guerre est terminée mais les premières secousses dautres
séismes font déjà trembler la terre dIrak. Et jespère de tout cSur que les Américains, et sils le
peuvent, les Européens, réussiront le pari - extraordinairement difficile mais possible - de démontrer
que le remède choisi nétait pas pire que le mal.
EPILOGUE
Paris sur Seine. Cest beau une ville en paix. Il y a de leau, de lélectricité, des ascenseurs qui
fonctionnent, des pharmacies bien garnies, des feux rouges qui passent au vert, des gens qui
sénervent pour rien et des filles en jupe claire à la terrasse des cafés. Un air de vacances, sous le
soleil humide du mois davril. Mais je ne vais quand même pas vous raconter votre ville.
FIN
A Patrick Bourrat, Taras Protsyuk et José Couso.
A mes filles, Elsa et Pauline.
............................................................................................................. Remerciements.
Au Nouvel Observateur, sans qui ce reportage naurait pas été possible. A Claude Perdriel, Laurent
Joffrin, Serge lafaurie et René Backman. Au service télématique de lObs.com. Aux équipes de la
photo, de la maquette, de la documentation et les autres.
A tous ceux qui mont aidé à Bagdad.
A tous, merci.
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