Fuck the Pool - Grands Reporters

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Fuck the Pool - Grands Reporters
Désinformation, manipulation, censure... Pendant la guerre du Golfe, déjà !
« Fuck the Pool ! »
Désinformation, manipulation, censure... Pendant la guerre du Golfe, déjà !
Pour échapper à la censure militaire américaine, en 1991, un groupe de reporters avait choisi
de ne plus respecter les règles. Quitte à se déguiser en soldats américains pour arpenter le
champ de bataille. Jean-Paul Mari était lun deux.Il raconte
Il avait un grand sourire lumineux, demandait votre nom, vous appelait par votre prénom « Hello
Jean ! Welcome in Dharan, Saoudia ! » et assurait quil était là vingt-quatre heures sur vingt-quatre
pour répondre à tous vos besoins. Surpris par tant de chaleur militaire, on se laissait aller à
demander à lofficier de presse américain une première visite dans une unité de GI. La réponse,
immuable, consistait à vous demander dajouter vos nom, prénom, organe de presse, numéro
daccréditation, téléphone, jour et lieu souhaités& au bas dune très longue liste, en promettant de
vous rappeler. Ce quil ne faisait jamais. Basé à Dharan, à 150 kilomètres au sud de la frontière du
Koweït alors occupé, cet officier de presse faisait en réalité partie dune énorme mécanique
sophistiquée appelée « Pool ». Le système était simple, clair, lumineux : un journaliste, une unité. Le
reporter, affecté à une section de combat ou à une unité de nettoyage de poubelles, au front ou dans
la banlieue de Riyad à 700 kilomètres du premier éclat dobus, était pris en charge par larmée
américaine, transporté, logé, nourri, bichonné et ligoté. Petit détail : seuls les journalistes américains
avaient droit au Pool, objet de longues négociations à Washington entre médias et gouvernement.
Chaque jour, le privilégié écrivait un article quil remettait à lofficier de la compagnie, qui biffait le
moindre renseignement « stratégique ». Cest ainsi que la mention « à 160 kilomètres au sud de
Riyad, la capitale » devenait « quelque part dans le désert saoudien ». Les transcriptions de tous les
reportages aboutissaient dans les 200 bannettes de la salle de presse de Dharan, et leur lecture
quotidienne, interminable mais fascinante, nous apprenait que les soldats « avaient un haut moral »,
persuadés que Bagdad « était le plus court chemin pour rentrer à la maison » et que chaque
combattant « avait un boulot à faire et quil le ferait ». Parfois, un énorme scandale éclatait au sujet
dun lot de masques à gaz légèrement périmés, ou sur le retard de deux jours du courrier en
provenance des Etats-Unis. La désinformation par la saturation dinformations sans aucune
importance& le concept américain était brillant. Quant aux reporters exclus du Pool, membres de la
communauté non anglo-saxonne, française ou bantoue, ils navaient droit à rien. Sinon à une
interdiction formelle de circuler sans autorisation dans le nord du Koweït, déclaré zone militaire.
Après quelques semaines de ce régime, un groupe de correspondants de guerre a décidé de
reprendre les vieilles habitudes. Dabord, se procurer une panoplie duniformes de GI, français et
égyptiens. En transformant au besoin un casque rond français en modèle américain par lajout dune
bande de Bulgomme recouvert dune toile de camouflage. Puis badigeonner de boue réglementaire
son 4X4 frappé dun V renversé orange, signe de reconnaissance des véhicules alliés. Puis explorer
le désert en installant au volant le reporter-soldat qui parlait le mieux langlais. Comme insigne
accroché à lépaulette, trois petites lettres, « FTP », à la fois comme un rappel des Francs-Tireurs
Partisans et une apostrophe : « Fuck the Pool ! » Bien sûr, tout cela était illégal en vertu de la loi
militaire américaine dans le désert saoudien. Et la Military Police nous faisait la chasse, avec la
complicité des Saoudiens, toujours prêts à nous arrêter aux nombreux barrages, à retirer
01. Jean-Paul Mari
Première publication : 13 février 2003
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accréditation et passeport avant de menacer dexpulsion. Nous, on se mêlait aux convois militaires,
arpentant le désert sans téléphone satellite et sans GPS, en dormant dans nos véhicules, le coffre
chargé deau, de biscuits, de jerricans dessence et de roues de secours. De retour à lhôtel à
Dharan, pour prendre une douche et envoyer nos papiers, on regardait sur les chaînes américaines
des images dune guerre irréelle, racontée par des gens qui ne lavaient jamais vue, une guerre
propre où des bombes « intelligentes » détruisaient des cibles numériques sur un écran vidéo. Et on
repartait jouer à cache-cache forcé, suivre la prise de Khafji sur la frontière, le déploiement des tanks
à Hafr El-Batin ou voler une interview interdite à un soldat du Kansas, isolé et déprimé, qui
crachait sa chique de tabac en se demandant ce quil fichait là, sur cette dune de sable, à préparer
une guerre dont il ne voyait pas lintérêt. A lapproche de loffensive, le passage des barrages est
devenu plus difficile et les soldats saoudiens se sont mis, sur les conseils des MP, à exiger les
papiers. Du coup, il nous a fallu remiser luniforme réglementaire au profit de celui des Forces
spéciales américaines, calot de laine noire, treillis, air sombre et dur de celui qui na pas lhabitude
dexpliquer. Les sentinelles se figeaient au garde-à-vous : on passait. Au jour de linvasion, le
poste-frontière de Khafji faisait bouchon aux hors-la-loi. Pour contourner deux clôtures métalliques
espacées dune dizaine de mètres, il a fallu foncer plein ouest sur 200 kilomètres jusquà la fin de la
clôture, la contourner, et revenir plein est jusquau point de départ& mais du bon côté de la barrière :
au Koweït. Après, il suffisait de remonter le gros de larmée en campagne, datteindre les premières
lignes, davancer encore jusquà rejoindre les Forces spéciales les vraies , baroudeurs de luxe
occupés essentiellement à expérimenter leurs armes de pointe. Là, dans le chaos des combats
largement compensé par la tranquillité due à labsence de la Military Police, on pouvait travailler. Et
voir ce quon ne voulait pas quon voie. Il y eut dabord ces bombes Fuel-Air dont lexplosion
évoquait le champignon dune bombe atomique. Le râteau des B-52 déchirait le ciel, une bombe
libérait une masse de gaz en expansion, une seconde la faisait exploser, et une flamme gigantesque
calcinait tout au sol, sur plusieurs kilomètres, avalant loxygène de latmosphère, asphyxiant à mort
les soldats irakiens, pourtant enterrés en sous-sol sous des tonnes dabris en béton et en acier. Il y
eut la bataille de Minh El-Amadi, un des seuls moments de la guerre où le rouleau compresseur allié
sest retrouvé immobilisé pendant plus de vingt-quatre heures. Devant la ville côtière, les Forces
spéciales, des unités de blindés et pas mal de FTP, dont des photographes français, Georges
Mérillon, Thierry Bocon-Gibod, Jacques Langevin, Patrick Durand, un reporter-télé, Patrick Bourrat,
et au moins un journaliste de presse écrite. Au loin, une batterie têtue de 106 mm nous clouait sur
place et les Américains pestaient contre ce ciel bouché par un vent de sable qui empêchait toute
intervention aérienne. Sous les obus de mortiers, les photographes FTP se disputaient pour remettre
leurs pellicules aux rares courriers qui repartaient vers larrière. Quand le ciel a fini par souvrir, les
F-15 sont arrivés, le désert des Irakiens est monté au ciel et la progression a repris. Alors, on a
découvert les restes de la fameuse « quatrième armée du monde », longues colonnes de pauvres
hères en uniforme, venus du Kurdistan ou des banlieues de Bagdad, abandonnés par leurs officiers,
de la chair à canon, marchant mains sur la tête, zombies rendus fous par des semaines de
bombardements. Parmi eux, ce soldat dune trentaine dannées, instituteur dans le civil, la bouche
couverte de bave, incapable dallumer la cigarette quon lui avait tendue. On a roulé encore, vers
Koweït-City et plus au nord, jusquà une autoroute engorgée par larmée irakienne en déroute.
Bagdad annonçait une « retraite » là où létat-major américain na voulu voir quun « retrait »
tactique. Une colonne de chars britanniques a coupé la route des fuyards et les bombardiers
américains ont fait le reste. Notre lumineux officier de presse américaine naurait sans doute pas
voulu quon marche dans cet entassement de véhicules calcinés, moteurs encore allumés, parsemés
de morceaux de corps humains de la taille dun ballon de football, les coffres des camions vomissant
pêle-mêle des tapis pillés et des caisses de kalachnikovs inutiles. Un décor écrasé sous toutes les
bombes disponibles, incendiaires, à fragmentation ou antitanks, qui avaient laissé des chars haut
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perchés sur la rambarde centrale de béton de lautoroute, comme des navires surpris par une marée
descendante. A force davancer plus vite que larmée, certains FTP se sont retrouvés, à la sortie
dun nuage de poussière, de lautre côté de la frontière irakienne, face au canon dun fusil, à deux
doigts dêtre exécutés sommairement comme espions et finalement prisonniers pour quelques jours
dans un camp irakien. Etre FTP, cétait être hors-la-loi, une attitude apparemment déraisonnable
mais qui sest révélée finalement la seule efficace et cohérente pour refuser un fonctionnement
aveugle, servile, du travail de reporter. A linverse, le système du Pool a permis de présenter le
visage dune guerre propre et sans victimes alliées. Lunique photo dun GI mort, enveloppé dans
son sac de plastique, à côté dun autre soldat qui pleure son ami disparu, a été prise dans un
hélicoptère par un photographe américain, David Turnley. Un rouleau de pellicule que les militaires
ont essayé de récupérer par tous les moyens, et que le reporter a dû dissimuler sur lui et transmettre
en cachette, comme un voleur dimages. Partout ailleurs, la loi était le Pool. Elle a permis
dintoxiquer, par le biais de la presse, jusquà larmée ennemie. A la fin du conflit, le général
Schwarzkopf, face à une foule de journalistes américains, a longuement expliqué comment il avait
fait croire aux Irakiens quil allait envoyer ses troupes débarquer sur les côtes du Koweït alors que la
percée par le désert paraissait une évidence stratégique. Le général a dabord organisé une
gesticulation militaire près des îles qui regardent Koweït-City. Puis quelques barges garnies
dheureux journalistes du Pool sont parties couvrir un débarquement qui na jamais eu lieu, « à
cause du mauvais temps », et les reporters, penauds et grugés, ont été renvoyés dans leurs bases.
A la fin de la conférence de presse, après laveu du général, les journalistes présents se sont levés
dun bond& et ils ont applaudi. La guerre de linformation sur le Golfe était finie.
Jean-Paul Mari
01. Jean-Paul Mari
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