SITUATION DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
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SITUATION DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE
SITUATION DE LA MUSIQUE CONTEMPORAINE (Revue « Le Point » N° 47, Mars 1954) MUSIQUE : Fait penser à un tas de choses. Adoucit les mœurs. Ex. la (Gustave Flaubert : Dictionnaire des Idées Reçues)... Marseillaise, « Nous sommes à la fin d'une période. Le « musicien » disparaît ainsi qu'a disparu comme tel, le poète... La Musique doit changer de public, s'adresser à la masse. Pour cela, elle doit changer de caractère, devenir droite, simple, de grande allure. Le peuple se fiche de la technique et du fignolage... J'ai essayé de réaliser cela dans Jeanne d'Arc au Bûcher. Je me suis efforcé d'être accessible à l'homme de la rue, tout en intéressant le musicien ». (A.Honegger.Propos recueillis par Cl.Gérard.) De tout temps, des esprits chagrins ont joué les autruches, et ce n'est pas d'aujourd'hui que la « musique est morte ». Mais ce plaisant éclectisme, encore qu'il décide fort arbitrairement et avec une suffisance humiliante, des facultés de compréhension populaire, semble faire peu de cas des exigences véritables d'un art, dont aucun des grands promoteurs n'eut jamais approuvé qu'il soit utilitaire. Néo-progressisme rassurant, esthétique fonctionnelle, aspirine du cœur à l'usage de ceux qui attendent d'une audition qu'elle les rende « meilleurs » cette conception dogmatisme infantile - de la musique de notre temps, vient épaissir davantage un malentendu qu'il est urgent de dissiper. S'il existe un problème de la communication avec le public, alors il affère à la musique tout entière, contemporaine ou non, à certaines œuvres du XIVème siècle autant qu'aux dernières productions de Beethoven ou à celles des dodécaphonistes viennois. Ne perdons pas de vue, que si les disciplines plastiques et littéraires furent parfois légèrement faussées par l'anecdote — ce « contenu » que chacun exploite dans le sens qui lui convient — la musique elle, non signifiante, possède son autonomie absolue. Privée de vertu thérapeutique ou récréative, elle ne dissimule aucune réalité secrète qu'il ne soit nécessaire de « comprendre ». Elle est tout entière, exclusivement, dans les phénomènes sonores par lesquels nous l'appréhendons, avec plus ou moins de ferveur. Alors que la perception musicale devrait être un échange, elle tend à s'assimiler aujourd'hui, à la réaction passive d'une force d'inertie; là où l'on pourrait attendre de l'auditeur, qu'il fasse converger l'ensemble de ses facultés réceptives pour une préhension éperdue de l'oeuvre d'art -et quel serait alors le bonheur de son émotionon ne peut que déplorer le plus souvent sa réserve méfiante, conditionnée par un système de références au passé -et non du meilleur- qui détermine avec précision ce qu'il convient de trouver beau ou non. Nous en devons tenir pour responsable un siècle de romantisme, certainement le plus systématique, qui allait codifier la représentation des « sentiments » d'un créateur au moyen d'une musique « expressive ». Aberration monstrueuse qui réduisit le langage musical à n'être plus qu'un véhicule des « états d'âme » du compositeur; l'incident conjugal ou la neurasthénie institués en principe organisateur. Que ceux qui taxent les musiciens sériels d'intellectualisme, veuillent bien considérer en toute honnêteté ce gigantesque rébus que constitue une œuvre romantique (ou d'inspiration romantique) et dont on ne sait après l'avoir déchiffré, s'il s'inscrit dans un journal intime ou un courrier du cœur. Comme pour les mots croisés, la connaissance préalable des clichés-définitions, harmoniques ou mélodiques par exemple, permettra au public de « comprendre » et par voie de conséquence « d'être ému ». Que n'a-t-il besoin alors de délaisser ce subtil petit jeu de devinettes au profit d'une attitude exigeant de lui un engagement totalement consenti, et qui, loin d'un délassement, met en jeu, bien au contraire, les fibres les plus secrètes et les plus mystérieuses de la personne humaine. Mais s'il en est ainsi, ne sommes-nous pas en devoir d'incriminer une génération contemporaine de compositeurs qui, après s'être refusé de prendre conscience des nécessités de leur art, perpétuent une esthétique de faussaires asphyxiant lentement un auditoire déjà affaibli et contaminé par l'état de choses que nous venons d'exposer. Bien que nous assistions aujourd'hui à un bouleversement aussi total que celui qui résulta, au moyen âge, du passage de la monodie à la polyphonie, et que nous vivions une époque-charnière de deux civilisations musicales, bien que nous n'ayons jamais ressenti aussi vivement l'importance d'un certain héritage, l'assemblée des faux-monnayeurs continue de se répandre en accès bilieux à l'encontre de ceux qui, par d'authentiques témoignages, l'accusent d'une mauvaise foi sous-tendue d'impuissance. Néanmoins, depuis peu de temps, l'évidence du principe sériel lui acquérant peu à peu droit de cité, un prurit obstiné s'empare de ces tristes augures. Il ne peut être question de la musique actuelle sans que les démangeaisons ne se fassent si irritantes qu'elles n'en viennent à confondre en un même danger : «sériel» et « contemporain ». Pourtant depuis 35 ans, Schönberg doit disparaître et son œuvre se révéler un culde-sac. Puisqu'il n'en est rien et que son langage se rattache suffisamment au romantisme allemand pour réveiller d'agréables souvenirs, pourquoi ne pas en faire alors, le représentant officiel de la nouvelle musique ? C'est tomber du ridicule dans l'anachronisme. Alban Berg, auteur du prestigieux « Wozzeck » entendu à Paris il y a deux ans fut l'impuissante victime de ces champions de «la musique avant tout», soucieux d'actualité (très relative !), mais avec l'assurance de cet indispensable «lyrisme», effet probable d'une excroissance cardiaque chez les uns ou d'une incontinence viscérale, chez les autres. Dans cette œuvre le « système » est dépassé, transcendé, volatilisé, par on ne sait quelle opération magique qui pourrait prétendre dissocier un langage musical du principe qui lui a donné naissance. On peut penser que ces exégètes de l'inspiration « pure » n'ont pas encore compris que le principe le plus redoutable est bien de n'en point avoir. En fait et c'est là le véritable mystère de la création artistique, la technique d'un langage (et non le système) est issue entièrement d'une exigence de la sensibilité. Elle ne se fait technique que pour l'exprimer avec le maximum d’efficacité en la cernant, en la précisant toujours davantage; c'est le rebondissement, l'interférence permanente de ces deux aspects de l'activité créatrice, qui provoqueront et maintiendront une poétique musicale valable. Dans quelle mesure définir cette poétique, dont nous croyons devoir dire de celui qui n'en a pas éprouvé le besoin que mieux vaudrait pour lui, ne jamais écrire ? Sans doute en rapprochant le faisceau des acquisitions de nos prédécesseurs l'héritage - des préoccupations actuelles, qu'elles ont, en partie, conditionnées. La première démarche valable d'un compositeur ne serait-elle pas, en effet, de reprendre le problème au point où l'abandonnèrent nos devanciers? Et si d'aucuns s'obstinent à parler la langue de leurs aïeux, plus ou moins relevée de néologismes fantaisistes, gageons que dans quelques années, ils porteront perruque et voyageront en « chaise » ! Préciser une morphologie, concevoir une syntaxe, coordonner un langage impérieusement ressenti, par une dialectique cohérente, serait-ce la autant de démarches superflues ? Schönberg ne devait point le penser qui, en 1905, achevait une Symphonie de Chambre dont les fondements allaient influencer, dans une certaine mesure, la musique de ce siècle. Sur le seul plan des hauteurs, on peut réduire grossièrement, en effet, l'évolution musicale, à une fonction croissante du chromatisme, inversement proportionnelle e à la stabilité tonale. L'altérité des relations harmoniques de Bach à Mozart, de Beethoven à Schumann et à Wagner, aboutit, en se totalisant à une organisationlimite de la tonalité qui va de pair avec un amincissement progressif des éléments thématiques se réduisant souvent, chez Wagner, a quelques intervalles. Le théme, privé des classiques phénomènes d'attraction tonale qui en structuraient la substance, devient, dans ce pré-atonalisme, leit-motiv. Le début du Prélude de Tristan est significatif à cet égard. L'ironie voulut, que, décidant d'une réaction contre le romantisme wagnérien (qu'il ne cessera d'ailleurs de subir, sa vie durant), Schônberg, dans sa première œuvre importante, prit comme point de départ, ce double et indissociable aspect du vocabulaire sonore qu'utilisa le maître de Bayreuth. L'intervalle se substituant au thème, devient, dans cette Symphonie, l'élément organisateur; et, de son identité absolue à travers ses deux manifestations, horizontales et verticales (mélodiques et harmoniques) résulte une ambiguïté qu'exploitera radicalement plus tard, le dodécaphonisme. Athématisme, atonalisme, se cristallisent peu à peu autour de cette conséquence immédiate d'une démarche, aussitôt suivie par Alban Berg et Anton Webern. L'un et l'autre s'efforcent d'exploiter les incidences qu'ont, sur la forme, cet éclatement du langage traditionnel, et tandis que Berg détermine ces « intervallescellule » par un certain aspect lyrique leur conférant un caractère d'ultrathématisation, Webern, tout au contraire, les réduit à un ensemble de « possibles » dont l'œuvre sera une réalisation, généralement de structure ouverte. Nous entendons par là, ce même défi aux limites d'un édifice sonore, qui s'impose à nous, dans l'Art de la Fugue ou l'Offrande Musicale de Jean-Sébastien Bach. (1) Mais, si cette structure d'intervalles, rigoureusement appliquée par Webern, tend à une sorte de raréfaction de la matière musicale, c'est au bénéfice de sa densité. Dans le nouvel univers sonore, chaque son devient un pôle de forces, et sa seule hauteur ne suffit plus à le définir. Les notions d'attaque, d'intensité, de timbre, minutieusement précisées, vont, en l'enrichissant, converger, pour un rare bonheur de l'oreille. De plus, une conscience neuve se dessine, celle de l'importance accordée aux registres ; peut-être la plus inhabituelle à l'auditeur, sans doute la plus ressentie par Webern et qui lui permit de considérer une fontion spatiale de l'organisation sonore. Enfin l'emploi du total chromatique — présence permanente des douze demi-tons — écartèle l'atonalisme et prépare l'idée fondamentale de Schônberg : la Série. 1) Dans ces deux œuvres, une nouvelle dimension du temps musical les place parmi les plus importantes références au passé. Rapprochons-la du « pourrait être continué » dont Gide veut qu’il s’applique aux « Faux-Monnayeurs ». C'est alors, en 1913, que se produisit, en dehors de l'Ecole de Vienne, un événement d'une importance capitale. Il a été dit très justement (1). qu'aux yeux du grand nombre, le « Sacre du Printemps» reste LE phénomène Strawinsky; assurément, si Strawinsky demeure, ce sera par cette œuvre gigantesque qui projette impérieusement sur notre temps sa poétique si convaincante. Poétique d'essence rythmique principalement e qui allait se tarir très vite dans les œuvres suivantes pour n'avoir point su s'insérer dans une morphologie des hauteurs, à sa mesure. Contre-poids de l'expérience viennoise qui s'inscrivit toute entière - moins sans doute, pour Berg - dans une organisation élémentaire des durées, le « Sacre » nous fait découvrir, pour la première fois depuis Machault (XIVème siècle) une pensée rythmique autonome érigée en principe structurel. L’isorythmie (2) que l'on rencontre dans le Kyrie ou l'Amen du Credo de la «Messe de Notre-Dame» propose à l'analyste une bouleversante référence de la Danse Sacrale. De cette Danse Sacrale dont, en général, on ignore ou veut ignorer l'extrême rigueur du développement rythmique que le cadre et l'objet de cet article ne nous permettent, malheureusement, d'évoquer. Ajoutons cependant, que cette complexité dans le maniement des durées, nous apparaît revêtu d'un habillage sonore très particulier, fait de «blocs» verticaux, sans fonctions harmoniques, dont nous reparlerons plus loin, à propos de Musique Electronique; de plus, ne quittons pas cette partition sans souligner l'antinomie rythmique de ses morceaux extrêmes: contraste significatif, entre l'emploi constant dans l'Introduction, de valeurs irrationnelles (3) et la seule distribution irrégulière d'un mètre à valeur de base constante, dans la Danse Sacrale. 1) 2) 3) P. Boulez: «Strawinsky demeure» dans «Musique Russe» (P.U.F.) Ensemble de cellules rythmiques distribuées symétriquement par rapport à un centre, sans que les notes épousant les figures rythmiques de la figure originale apparaissent dans la structure répétée. Il y a donc organisation d’un domaine rythmique dégagé du contexte purement musical. (cf. « Résonnances Privilégiées » par J.Barraqué in « Cahiers de la Compagnie J.-L. Barrault N° 3) triolets, quartolets, quintolets, etc... Cette irrationnalité rythmique, Debussy, qui en fut le champion, l'étend à une conception nouvelle de la forme, dans des partitions telles que les «Etudes pour Piano » ou encore « Jeux ». Aussi loin de Schônberg que de Strawinsky, il poursuit dans ces dernières œuvres, l'idée d'un phénomène sonore en renouvellement permanent, et, se refusant d'imposer à une matière musicale génératrice, la servitude d'un schéma qu'elle n'aurait pas conditionné, l'instaure en maîtresse absolue de la démarche créatrice provoquant ainsi un monde mouvant perpétuellement déformé, qui n'est pas sans quelque analogie avec les préoccupations les plus récentes des compositeurs sériels. Cependant que, nous venons de le montrer, un certain nombre d'événements paraissent devoir faire basculer les traditionnels fondements de la pensée musicale, Arnold Schônberg (1925) parvient à organiser le total chromatique, au moyen de la Série. La cinquième des « Pièces pour Piano op. 23 » une Valse, constitue, indépendamment de sa pauvreté musicale, le premier exemple de dodécaphonisme sériel (1) L'innovation résidait dans le fait de substituer à un total chromatique anarchique, l'espace sonore qu'engendre une série de douze sons -les douze demi-tons- fixée définitivement par le rapport des intervalles les séparant. A partir de la série originale, onze transpositions — sur chacun des demi-tons - sont possibles, qui n'altèrent pas ces rapports tout en modifiant l'ordre initial des sons. En utilisant la forme contraire, (les intervalles ascendants deviennent descendants et vice-versa), rétrograde (série lue de droite à gauche c'est-à-dire du dernier au premier son) 2) et rétrograde contraire (combinaison des deux), toutes transposables sur chaque demi-ton, on se trouve en présence de 48 formes possibles de la série qui, dans chacune d'elles, garde ses caractéristiques structurelles. De plus la simultanéité ou la succession des composantes d'un intervalle ne modifiant en rien ses propriétés à l'intérieur de la série, la classique opposition mélodie-harmonie se dérobe au profit d'une seule notion « oblique ». 1) 2) Entendons par dodécaphonisme, l'emploi sans répétitions ni omissions des douze demitons, et par série , la disposition ordonnée de cet emploi. Ces deux formes constituant une symétrie, l'une dans l'espace, l'autre dans le temps. Certes Webern était trop près encore de la leçon Schônbergienne, pour donner à cette notion le sens véritable qu'elle a aujourd'hui, mais il atteint dans des œuvres telles que la Symphonie op. 21, le Quatuor op. 22, les Variations op. 27, des régions d'une exceptionnelle beauté. La conception qui gouverne la dernière œuvre que nous lui connaissons (Cantate op. 31 ) la plus neuve autant que la plus aboutie, témoigne, par contre, d'une réelle libération, dans l'application littérale de la Série dont Schônberg ne sut jamais s'affranchir. Il n'est que d'entendre d'ailleurs, une quelconque partition de Webern pour s'apercevoir dans quelle mesure, la série, loin d'être une gêne, se fit toujours stimulatrice d'une invention sonore fascinante. Néanmoins, il n'est pas dans notre intention, aussi tentant que cela soit, d'entreprendre l'analyse d'une telle œuvre, sans doute est-il souhaitable même, qu'on en eut, avant toute autre, une préhension essentiellement d'ordre sensible. On ne peut terminer ce sommaire clivage d'un héritage qui, nous osons le penser, éclairera les problèmes de la musique actuelle, sans citer le nom d'Olivier Messiaen. Dénonçant avec lucidité, l'inconcevable désaffection d'une époque, il suscita autour de lui, un authentique réveil de la conscience rythmique, autorisant ainsi son intégration ultérieure dans une morphologie sérielle. Il accorda tout d'abord, une valeur fonctionnelle, à un ensemble de durées (cellules rythmiques) qui pouvait se trouver manié, développé, transformé, au même titre qu'un motif mélodique, sans pour cela y être lié. Dans une œuvre plus récente, il établit, d'après une hiérarchie de valeurs, une organisation de durées, qui vient s'ajuster sur celle des hauteurs. Effort plus remarquable et d'une portée considérable aujourd'hui, il définit encore chaque son (déjà déterminé partiellement par sa place dans le mode hauteurs-durées) en le rendant dépendant de deux autres systèmes d'attaques et d'intensités, (1) Le mode (hauteurs, durées, attaques, intensités) ainsi obtenu est radicalement différent de la série en ce qu'il constitue une « tablature » interdisant toute interférence de structures. Cependant cette dissociation rationnelle des composantes élémentaires du son musical fut l'origine indiscutable de la notion «paramétrique» qui s'attache maintenant à la Série. 1) cf. « Mode de valeurs et d’intensités » pour piano. (Durand, éditeur) Le timbre fit, lui, l'objet, outre-atlantique, des préoccupations d'Edgar Varèse et de John Cage. Recherchant un éclatement du chromatisme ils obtinrent, l'un par l'emploi d'instruments à percussion, l'autre par celui du piano préparé, des «sons complexes» (1) qui ne sont pas sans avoir influencé d'une manière décisive les premiers travaux de Musique Electronique. Nous devons à Pierre Boulez, enfin, d'avoir su faire le point de ces acquisitions, et, souvent après les avoir considérablement élargies, d'en avoir tiré les éléments d'une dialectique musicale cohérente, sans exemple, à notre sens,depuis Bach et Beethoven. De cette seule dialectique, nous pensons que puisse procéder l'unique musique contemporaine valable. Tentons à présent, d'en indiquer les axes principaux autant que les champs d'exploration nouveaux qu'elle nous semble devoir imposer. Aussi bien qu'entendons-nous, par musique sérielle ? Alors qu'en 1923, la série - uniquement de hauteurs - conserve un certain aspect thématique, on en peut dire aujourd'hui qu'elle est : la raison qui définit une limite à l'ensemble des paramètres agissant sur le son musical. Plus encore, et débordant le seul plan morphologique, elle influe directement sur la structure générale de l'œuvre, en garantissant ainsi le caractère « privilégié (2) La série détermine le matériau et organise la pensée; elle «fibre» après l'avoir engendré, l'espace musical idéal dans lequel l'œuvre viendra s'inscrire, telle une matérialisation de tous les champs de forces qui l'orientent. Serait-ce dire que la série étant choisie, forte de toutes ses possibilités, l'œuvre est achevée, et que sa réalisation ne l'enrichit en rien ? En aucune manière. Le « tout est là » des pseudo-créateurs indiquant leur front comme réceptacle d'un projet omniprésent que la réalisation amoindrirait, représente un état d'esprit qui, de tout temps, aboutit à l'impuissance. 1) 2) Sons mettant en jeu un grand nombre de fréquences par lequel ils deviennent de moins en moins repérables sur le plan des hauteurs. Chaque série engendre une structure qui lui est propre et on ne peut donc concevoir une structure semblable s'appliquant à des œuvres différentes. D'autres, au contraire, ont entrepris l'expression systématique d'un « schéma» sans se soucier le moins du monde des problèmes qui se dressent infailliblement entre le «concerté» et l'irrationnel. Outre qu'ils semblent confondre l'état de musicien avec celui de comptable, ils se refusent le plus authentique bonheur de la création : celui d'un choix constamment renouvelé parmi les infinies possibilités de la matière sonore. Aussi bien une écriture dodécaphonique n'implique pas la présence instantanée des douze sons, aussi bien le pouvoir dialectique de la série ne doit pas prétendre occasionner une totalité statistique des structures. Pour lors, mieux vaudrait confier aux « machines à penser » électroniques, le soin de composer toute la musique qui ne l'est point encore, sans erreurs ni omissions ! Affirmons, au contraire, que si l'on choisit une série pour toutes les possibilités de fonctions qu'elle laisse entrevoir, seule la création met le compositeur en face des réactions propres à la matière qu'il ordonne et lui permet d'opérer une torsion du concerté sur l'instant, sans laquelle son œuvre risque de demeurer stérile. Ne confondons point pour autant, irrationnel et caprice. Ce surgissement permanent de la volonté créatrice est une des plus ultimes conséquences de la série et en définit le pouvoir « non prévisible ». Osons redire plutôt (1) qu'il n'y aura véritable création que dans la mesure où l'imprévisible se fera nécessité. Pour n'avoir évoqué, jusqu'à présent, que le seul concept de structure, il nous paraît essentiel maintenant d'y associer celui plus complexe, de champ structurel. Nous avons dit plus haut que l'organisation musicale est issue d'une exigence sensible. Satisfaire cette exigence, à travers le résultat sonore, est donc son seul but, et, dans la mesure où elle y parvient, sa réussite. Toutefois, si l'analyse apporte au compositeur de précieux éléments quant à son efficacité, elle nous paraît fausser chez l'auditeur - au moment même de l'audition - la pureté de sa perception. (1) cf. "Eventuellement" par P.Boulez (Revue Musicale N°212) L'appréhension «isolée» d'une structure, en démontre la faiblesse autant qu'elle détruit, par son intervention «intellectuelle», la disponibilité de celui qui écoute. Alors qu'une pensée sérielle a fait disparaître la notion de thème, n'en conservons pas les équivalences sur le plan formel; ce, au risque de déplaire à ceux - disciples attardés de César Franck - qui décideront de par la répétition d'une structure audible, qu'une œuvre est «construite» ou non. On imagine ce que peut être l'appréhension d'un phénomène esthétique pour celui qui se mettrait en devoir, à l'instant même où il le perçoit, d'en démonter le mécanisme ! (ou au moins ce qu'il en apparaît.) Ce n'est point, pour cela, assimiler chaos à complexité. De celle-ci on peut dire que d'autres créateurs en ont ressenti la nécessité pour avoir refusé une certaine « sécurité » de l'esprit ne pouvant engendrer que des formes «confortables », connues, rassurantes. C'est citer entre autres, Dostoïevsky, Kafka, Joyce, Klee. Complexité, mais aussi multiplicité, enchevêtrement diagonal, rendront aux structures leur véritable justification : organiser puis disparaître. Seuls subsisteront alors les champs structurels infiniment plus riches par leur ambiguïté et la notion de seuil qu'ils font intervenir. L'irréversibilité du déroulement musical, sur laquelle étaient basés jusqu'ici tous les principes formels, semble même enfin, devoir être ébranlée. Pourquoi s'interdire alors un univers, où de multiples tenseurs agiront dans autant de régions opposées sur de multiples forces; l'événement musical s'assimilant, de cette manière, aux rides et gonflements d'un certain champ relativiste dans lequel il s'intègre. La totalité de l'œuvre devient nécessaire pour la préhension d'une de ses parties; la durée cesse d'être considérée comme agent d'évolution, pour ne plus être que facteur de communication. La série souvent considérée — bien à tort — comme « héros » structurel se transforme en ligne de forces ;l' orientation de la structure étant abolie au bénéfice de « pôles », les axes qui s'en déduisent tendent à libérer la démarche créatrice, en faisant participer l'oeuvre musicale, d'un système gravitatoire qui lui est propre. Il nous paraît devoir terminer cette étude sur l'importance exceptionnelle que revêt aujourd'hui la Musique Electronique (1) Ici point de références, mais seulement le résultat d'un éclatement nécessaire du chromatisme. Tout au plus des apparentements relevant d'une même exigence : les « blocs sonores » verticaux du « Sacre », amalgame compact de fréquences et de timbres ; l'emploi systématique dans «Ionisation» d'Edgar Varèse, d'instruments à percussion de hauteur indéterminée, cherchant lui à se rapprocher d'une abolition harmonique totale; le «piano préparé» (2) par lequel John Cage introduit, quoique imparfaitement, une division irrationnelle de l'échelle des hauteurs. Le 1/4 ou 1/6ème de ton n'étant en effet, qu'une démultiplication du chromatisme classique. On peut admettre cependant que tous ces moyens constituent un domaine intermédiaire entre les agents sonores traditionnels et ceux que nous propose l'Electronique. Parmi ceux-ci, la possibilité de diviser irrégulièrement l'étendue audible, et selon la structure de l'œuvre, n'est point sans se rattacher étroitement à la pensée musicale dont nous avons parlé précédemment. Mais sans doute l'apport le plus séduisant est-il celui qui nous permet un contrôle absolu de l'élément sonore de base, devenant microcosme conscient. On sait en effet, que le timbre d'un son musical peut se décomposer (selon le théorème de Fourier) en une série de fréquences sinusoïdales (sons périodiques purs, sans harmoniques) d'intensités et de durées définies. Cela nous permet d'en déduire, que le résultat d'une interférence des structures de hauteurs, d'intensités et de durées sera seul déterminant du plus petit élément de la matière électronique. (1) (2) Les moyens électro-acoustiques employés récemment pour l'élaboration de cette musique, n'ont en aucun cas à être . rapprochés de ceux mis en œuvre par la Musique Concrète dont elle diffère radicalement. Piano dont certaines cordes sont coincés, maintenues, par des objets de toutes espèces, qui ont pour effet de modifier complètement les phénomènes d'attaque et de résonnance. La polyphonie crée le timbre, (1) mais toutefois, dans la seule mesure où la complexité des moyens mis en œuvre permet une destruction de la perception harmonique habituelle. Cependant si nous souhaitons être maître, comme nous venons de l'indiquer, de cette micro-morphologie, l'expérience confirme que l'intégration en «blocs sonores » des composantes ainsi obtenues, transforme radicalement leurs propriétés autant que leur effet acoustique. Il n'y a pas somme, mais véritablement, interréaction des éléments, provoquant un matériau nouveau, irréductible et pratiquement inanalysable. Le matériau commande alors la structure. Et cela nous invite à penser, que les moyens électroniques ne trouveront leur véritable signification qu'au sein, par exemple, d'une œuvre symphonique, autorisant ainsi le jeu continu de deux dialectiques opposées : aspects inverses mais solidaires d'une pensée unifiée. (2) Que penser maintenant de l'intouchable «inspiration» au nom de laquelle semblent aujourd'hui se lever maints boucliers. Il faudrait s'entendre sur le sens de ce terme, celui qu'il pouvait avoir antérieurement, celui que nous pouvons lui conférer aujourd'hui. Une grande différence apparaît entre l'expression personnelle de problèmes intérieurs, qui constitue le fond même du romantisme - tel que nous l'avons exposé plus haut - et la subjectivation (par le langage musical) de tous les ferments d'une époque. Il ne s'agit pas d'expression littérale, telle que certains ont pu la dogmatiser. Cette expression là - de l'événement public - se révèle aussi trompeuse que celle, romantique, de l'événement privé, dont le langage, au moins, n'était pas anachronique. Disons qu'il n'y a pas d'art pour. Musique pour le public, musique pour les musiciens, musique pour la musique, musique pour soi, autant d'étiquettes jaunies, valables pour les seuls flacons douteux. (1) cf. « Une expérience Electronique» par K. Stockhausen (Cahiers de la CompagnieM. Renault J.-L. Barrault N° 3). Nous entendons que cette polyphonie soit « oblique»; les événements ne correspondant pas obligatoirement dans le temps. Il s'agit, de toute manière,d'un très grand nombre de fréquences, et, pour certaines d'entre elles,, d'une apparition extrê-mement rapide (quelques milli-secondes). (2) Précisons entre autres exemples, la verticalisation par laquelle les composantes morphologiques d'un « bloc sonore » électronique cristallisent la polyphonie oblique résultat d'une syntaxe sérielle. Ou encore, la stéréophonie (relief sonore) qui inscrit cette polyphonie dans l'espace, la diagonale devenant tenseur. Il faut penser plutôt qu'une œuvre musicale est la réalisation la plus complète d'un créateur et l'assouvissement d'un impérieux besoin. Ce besoin : l'appréhension la plus immédiate de tout ce qui constitue l'essentiel d'une époque. C'est ce qui rend le concept sériel si proche, tant des plus importantes découvertes ce siècle de la physique et des mathématiques modernes que d'une certaine littérature et d'une certaine peinture. Plus encore, si l'on ne voit dans ces disciplines qu'une même projection des ferments de l'époque sur des émulsions différentes, on les sent conditionnées par des courants philosophiques et sociaux dont le développement, plus ou moins avancé, n'en est pas moins certain. On a trop et mal parlé de l'« engagement » pour qu'il soit nécessaire d'y revenir ici, mais comment imaginer aujourd'hui un compositeur au seul contact de son œuvre et parfaitement hermétique aux problèmes du monde. Serait-il à ce point (bien ou mal) «inspiré» pour se passer d'être un peu envahi, volontairement, par la vision poétique de ce monde en mouvement. Nous ne conclurons pas. Mais si certains s'étonnaient de ne point trouver dans ces lignes, les noms qu'ils attendaient de lire, souhaitons du moins, qu'ils restent hantés par l'exceptionnel d'une « situation », peut-être imparfaitement exposée ici, mais dont nous voudrions qu'elle apparaisse, à l'auditeur comme au créateur, aussi prodigieusement exaltante. MICHEL FANO