analyse métaphorique du discours parlementaire britannique sur
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ANALYSE MÉTAPHORIQUE DU DISCOURS PARLEMENTAIRE BRITANNIQUE SUR GIBRALTAR : PERSONNIFICATION, INFANTILISATION ET COLONIALISME Elisabeth RAEHM Université de Paris-Sorbonne, Paris-IV Ecole Doctorale IV (EA 3557) 1 . I NTRODUCTION La publication en 1980 par George Lakoff et Mark Johnson de leur ouvrage de référence, Metaphors We Live By (Les métaphores dans la vie quotidienne), a permis de redéfinir la métaphore en termes cognitifs : du niveau uniquement textuel, on est passé à la dimension conceptuelle de la métaphore. Omniprésentes aussi bien dans la pensée que dans le langage, les métaphores conceptuelles proviennent de notre expérience physique du monde extérieur, et s’appliquent à des phénomènes plus abstraits. Pour autant, G. Lakoff ne s’est pas contenté de ce recadrage théorique complet. Il a également mis en évidence l’impact des métaphores conceptuelles sur la réalité extra-cognitive, sur l’essentielle imbrication cognition/action : Cahier du CIEL 2000-2003 Les métaphores ne sont pas uniquement des mots. Ce sont des concepts sur lesquels, en théorie, et souvent en pratique, on agit. En tant que telles, elles définissent de manière significative ce que l’on considère comme la “ réalité ”. (Metaphors are not just words. They are concepts that can be and are often acted upon. As such, they define in significant part, what one takes as “reality”.) (Chilton & Lakoff, 1995) Dans cette perspective, un nombre grandissant de chercheurs a en effet été amené à s’intéresser depuis une quinzaine d’années à la “ dimension cognitive de la politique ” (Lakoff, 2003), en particulier à la relation qu’entretiennent politique et métaphores conceptuelles. C’est ainsi que dès 1987, Nicholas Howe a étudié le rôle de la métaphore dans la campagne présidentielle américaine de 1984, et a remarqué que la politique intérieure était avant tout conceptualisée à l’aide de métaphores relevant du sport. Le spécialiste d’analyse du discours Paul Chilton a travaillé quant à lui sur les métaphores liées à l’Union européenne et à la guerre froide (Chilton, 1993, 1995, 1996). G. Lakoff lui-même s’est investi dans l’analyse métaphorique des discours politiques, un investissement non seulement académique, mais également militant. En 1991, il fait circuler sur Internet son étude séminale du système conceptuel qui sous-tend les discours de George Bush père appelant à la première Guerre du Golfe ; en 1996, il publie un ouvrage sur les discours des Démocrates et des Républicains ; plus récemment, à l’occasion des événements du 11 septembre, puis de la Deuxième Guerre du Golfe, G. Lakoff a de nouveau utilisé Internet comme moyen de diffusion de ses recherches. La question qui se pose à nous est la suivante : pourquoi Gibraltar restet-il un problème colonial non résolu, voire, comme l’a affirmé l’ancien Premier ministre espagnol, M. Felipe Gonzalez, un “anachronisme historique”, et ce malgré la pression de l’Espagne et les demandes répétées de l’Assemblée générale des Nations Unies auprès de la Grande-Bretagne? Notre hypothèse est la suivante : l’aspect colonial de ce problème est nié par la majorité des hommes politiques britanniques, quelle que soit leur appartenance politique, en particulier depuis la reprise des négociations entre Londres et Madrid et la possibilité affichée de rétrocession du Rocher. Le problème de Gibraltar est l’occasion de présenter la Grande-Bretagne non comme une puissance colonisatrice et impérialiste, mais comme un pays soucieux de faire respecter le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et à défendre les peuples colonisés. Si Gibraltar n’est pas une colonie, la question de la décolonisation du Rocher devient caduque. Pourtant, plus l’aspect colonial de la question est évacué, plus il revient dans la trame du discours, comme si chercher à le dissimuler ne le rendait que plus visible. Cet article s’intéresse donc au discours des députés opposés à la 172 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar rétrocession de Gibraltar à l’Espagne (il est plus exact de parler de souveraineté partagée entre Londres et Madrid, mais celle-ci est vécue par beaucoup comme un véritable abandon du Rocher). Nous avons choisi de procéder à l’analyse du débat sur Gibraltar mené à la Chambre des Communes le 31 janvier 2002. Avec ceux du 7 novembre 2001 et du 14 janvier 2002, il fait partie des grands débats parlementaires qui ont secoué la Chambre Basse à la suite des négociations anglo-espagnoles. Le débat a duré plus de trois heures, et sa retranscription s’étend sur quarante-cinq colonnes de Hansard. Dans ce discours, une métaphore ontologique est particulièrement prégnante, celle de la personnification d’une nation : UNE NATION EST UNE PERSONNE. C’est ainsi que sont présentés les trois protagonistes, la Grande-Bretagne, l’Espagne et Gibraltar. Pourtant, nous verrons que la métaphore UNE NATION EST UNE PERSONNE devient rapidement UNE NATION EST UN PERSONNAGE à l’intérieur d’un scénario bien défini. En désignant l’Espagne comme la menace et la Grande-Bretagne comme le seul salut pour Gibraltar, ce dernier apparaît totalement infantilisé ; on reste dans une logique colonialiste et impérialiste, où l’objet du discours (n’oublions pas que ce débat est intitulé Gibraltar) finit par disparaître. 2 . C ONTEXTE 2.1. Le mouvement général de décolonisation et la question de Gibraltar Pour comprendre le cadre spatio-temporel, il faut exposer d’une part les origines du contentieux anglo-espagnol à l’ONU dans les années soixante, d’autre part, le siège qu’a dû subir Gibraltar pendant près de trente ans, enfin, les tentatives successives de rapprochement entre la Grande-Bretagne et l’Espagne. A la suite de la ratification le 24 octobre 1945 de la Charte de San Francisco (ou Charte des Nations Unies), dont l’un des buts est de développer entre les nations des relations amicales fondées sur le principe de l’égalité des peuples et de leur droit à disposer d’eux-mêmes, un large mouvement de décolonisation est amorcé sous l’égide de l’ONU. Le 14 décembre 1960 est en effet adoptée à l’unanimité par l’Assemblée Générale des Nations Unies la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et aux peuples coloniaux (General Assembly, 1960), qui demande “ de mettre rapidement et inconditionnellement fin au colonialisme sous toutes ses formes et dans toutes ses manifestations ” (§12 du Préambule). 173 Cahier du CIEL 2000-2003 Devant l’échec des tentatives de résolution précédentes (en 1914, 1919, 1940, 1950, 1954 et 1959), le gouvernement espagnol décide de porter la question devant les Nations Unies. Le Comité des 24, commission de l’ONU chargée des questions coloniales, invite le 16 octobre 1964 la Grande-Bretagne et l’Espagne “ à entamer sans délai des négociations afin d’atteindre […] une solution négociée” ; mais si la Grande-Bretagne accepte que Gibraltar soit visé par le processus de décolonisation, elle refuse catégoriquement l’internationalisation du problème et la restitution du Rocher à l’Espagne (Mariaud, 2002 : 72). S’ensuit une longue confrontation anglo-espagnole au cours des années 60 devant les instances des Nations Unies : alors que la Grande-Bretagne insiste sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, l’Espagne réclame le respect du principe d’intégrité territoriale. En effet, si la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance prévoit dans son premier paragraphe que “ la sujétion des peuples à une subjugation, une domination et une exploitation étrangères constitue un déni des droits fondamentaux de l’Homme, est contraire à la Charte des Nations Unies et compromet la cause de la paix et de la coopération internationales ”, le paragraphe six indique que “ toute tentative visant à détruire, partiellement ou totalement l’unité nationale ou l’intégrité territoriale d’un pays est incompatible avec les buts et les principes de la Charte des Nations Unies ” 72. En 1969, à la suite de la promulgation par Londres de la nouvelle constitution de Gibraltar (Gibraltar Constitution Order 196973), le gouvernement espagnol décide d’isoler le Rocher ; toutes les lignes de communications (routières, maritimes, télégraphiques et téléphoniques) sont coupées. Même après la mort du Général Franco en 1975, le roi Juan Carlos promet de tout faire pour récupérer Gibraltar et restaurer l’intégrité territoriale de son pays. Pourtant, dès 1977, le premier ministre espagnol, Adolfo Suarez, rencontre son homologue britannique James Callaghan et le ministre des affaires étrangères de celui-ci, David Owen ; mais un seul accord technique peut être conclu, celui qui concerne l’aéroport, le 2 décembre 1987, et la question de la légitimité de la souveraineté britannique reste en suspens. Le processus de Bruxelles est relancé le 26 juillet 2001 à l’initiative des Premiers ministres Tony Blair et Jose Maria Aznar (Miller, 2002 : 20), afin donner du poids à l’axe Londres-Madrid au sein de l’Union Européenne. Le 9 octobre, le ministre britannique des affaires étrangères, Jack Straw, assure encore à Peter Caruana, Chief Minister de Gibraltar, qu’“ il n’est pas question 72 Version française de la Déclaration: <http://www.un.org/French/Depts/dpi/ decolonization/brochure/Fpage5.html> (consulté en janvier 2004). 73 PRIVY COUNCIL OFFICE, The Gibraltar (Constitution) Order 1969, (London: HMSO, 1969). 174 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar d’un quelconque changement de souveraineté qui irait à l’encontre des souhaits des habitants de Gibraltar ”74. Pourtant, début novembre se répand dans la presse la rumeur selon laquelle la Grande-Bretagne et l’Espagne sont en train de conclure un marché secret (secretdeal), qui prévoirait une co-souveraineté anglo-espagnole sur Gibraltar, malgré le refus des habitants du Rocher75. Le 7 novembre, Peter Hain, le secrétaire d’Etat aux affaires européennes, doit répondre aux critiques devant la Chambre des Communes76 ; malgré tout, le Processus de Bruxelles reprend le 20 novembre à Barcelone, ce qui donne lieu à un grand débat à la Chambre des Lords le 12 décembre77. Jack Straw doit défendre sa politique à la Chambre des Communes le 14 janvier de l’année suivante devant des députés en colère78. Ce débat s’inscrit donc dans une situation d’urgence : pour le gouvernement (par l’intermédiaire de Peter Hain), il s’agit de mener à bien les négociations anglo-espagnoles, tandis que, pour les députés qui y sont hostiles il faut les faire échouer au plus vite, avant qu’un accord ne soit conclu. 2.2. Les participants au débat Si l’on recense tous les députés qui interviennent pendant le débat (quelle que soit l’importance quantitative ou qualitative de l’intervention), les chiffres sont les suivants : - quinze députés travaillistes (Peter Hain, à la fois député et membre du gouvernement, Andrew McKinlay, Geraldine Smith, Bob Laxton, Bill Tynan, Mark Hendrick, Greg Pope, Nick Palmer, George Howarth, Dr. Ashok Kumar, Chris Bryant, Lindsay Hoyle, Brian Jenkins, Judy Mallaber, Ivor Caplin) ; - huit députés conservateurs (Mark Francois, Sir Teddy Taylor, Andrew McKay, Eleanor Laing, Richard Spring, Andrew Rosindell, Hugo Swire, Nicholas Winterton) ; - un député libéral-démocrate (Michael Moore) ; 74 “There is no question of any change in sovereignty against the wishes of the people of Gibraltar”, Panorama News, 9 octobre 2001, cité par Vaughne MILLER (2002 : 20). 75 Gilles TREMLETT, (2002) UK and Spain close to Gibraltar Solution, in The Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3604,631658,00.html>, 12 janvier 2002 (consulté en janvier 2004). 76 Commons Hansard, 7 novembre 2002, cols. 69-90. 77 Lords Hansard, 12 décembre 2001, cols. 1386-1410. 78 Commons Hansard , 14 janvier 2002, cols. 21-29. Simon HOGGART, (2002) Straw Suffers over the Rock in a Hard Place, in The Guardian, <http://www.guardian.co.uk/uk_news/story/0,3605,633560,00.html>, 15 janvier 2002 (consulté en janvier 2004). 175 Cahier du CIEL 2000-2003 - un député du Parti Unioniste d’Irlande du Nord (le Révérend Martin Smyth). Sur les vingt-cinq députés qui interviennent au cours de ce débat, seize (A. McKinlay, G. Smith, B. Laxton, B. Tynan, M. Hendrick, Dr. A. Kumar, L. Hoyle, M. Francois, Sir T. Taylor, A. McKay, E. Laing, A. Rosindell, H. Swire, N. Winterton, M. Moore, Rev. M. Smyth), soit près des deux tiers des députés présents, sont opposés à la poursuite sans condition des négociations anglo-espagnoles. Ils représentent la majorité des députés britanniques. En mai 2002, soit moins de trois mois après la tenue de ce débat, un sondage commandé à l’institut TNS Harris par le gouvernement de Gibraltar et portant sur un échantillon représentatif de cent cinquante députés révèle que 75 % d’entre eux souhaiteraient que les habitants de Gibraltar soient libres de décider de leur avenir ; en fait, seul 1 % des députés interrogés est favorable au principe de souveraineté partagée entre la Grande-Bretagne et l’Espagne79. Ce qui est frappant, c’est que les députés hostiles aux discussions avec Madrid, et donc à la politique de M. Blair sur l’avenir de Gibraltar, sont loin d’être tous des membres de l’Opposition ; on en trouve également un certain nombre dans les rangs travaillistes. Il faut se méfier des distinctions trop hâtives entre partis : la question de Gibraltar, comme toutes les questions politiques complexes, divise au sein même des rassemblements politiques, ou plus exactement, ce sont les tentatives de résolution de la question qui provoquent les dissensions. Dans ce débat, les tensions apparaissent essentiellement à l’intérieur du parti travailliste. 3. MISE EN PLACE D’UN SCÉNARIO Â PARTIR DE MÉTAPHORES 3.1. <Une nation est une personne> La métaphore conceptuelle qui apparaît avec le plus d’évidence dans le débat analysé est UNE NATION (domaine-source) EST UNE PERSONNE (domaine-cible)80. Il s’agit donc d’une personnification, c'est-à-dire d'une métaphore 79 “Let Gibraltar Decide Own Future” – MPs, in BBC News, <http://news.bbc.co .uk/2/hi/uk_news/politics/1996015.stm>, 19 mai 2002 (consulté en janvier 2004). 80 Nous incluons Gibraltar dans le concept de nation, car il s’agit d’une entité géographique et humaine. 176 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar ontologique particulière très courante ; il s’agit en fait d’une catégorie générale chapeautant une multitude de métaphores différentes (Lakoff & Johnson, 1980 ; Lakoff, 1996). La Nation et la Personne sont deux choses différentes, mais la Nation est partiellement structurée, comprise, pratiquée et commentée en termes de Personne. On ajoutera que cette métaphore est absolument centrale en politique étrangère, et qu’elle masque la réalité, comme les autres métaphores conceptuelles : G. Lakoff (1991) remarque que la personnification cache la réalité, la structure interne d’une nation (qu’il s’agisse des compositions sociale, ethnique et religieuse ou bien encore des rivalités politiques…). Ainsi, telle une nation alliée, l’Espagne est présentée comme “ partenaire ” (partner), voire “ amie ” (friend) de la Grande-Bretagne : (1) L’Espagne fait partie de nos a m i s et alliés les plus proches. (Spain is one of our closest f r i e n d s and allies.) Richard Spring, Cons. (2) L’Espagne est un partenaire de choix au sein de l’OTAN et de l’Union Européenne. (Spain is a valued p a r t n e r in NATO and the European Union.) Richard Spring, Cons. On peut remarquer au passage que dans ces deux énoncés, on se rapproche de ce que Teun A. Van Dijk (2002 : 231) définit comme un “ déni ” (disclaimer), c’est-à-dire une proposition qui présente l’Autre (l’Espagne) de manière positive, mais dont le but réel est d’asseoir son discours. Il s’agit avant tout de répondre à l’avance à des contre-attaques éventuelles. L’énonciateur qui fait usage d’un déni cherche finalement à donner une image positive non pas de l’Autre, mais de lui-même. Richard Spring est ainsi disculpé de ce que l’on pourrait qualifier d’hispanophobie. Par ailleurs, dans la suite logique de la métaphore UNE NATION EST UNE PERSONNE, une nation se trouve gratifiée d'une “ identité ” propre. (3) Gibraltar a une i d e n t i t é . (Gibraltar has an i d e n t i t y . ) Ashok Kumar, Lab. 3.2. <Une nation est un personnage> Pourtant, la métaphore conceptuelle UNE NATION EST UNE PERSONNE ne rend pas compte de ce qui se joue à l’intérieur du débat analysé. Il est plus juste en effet de parler de la métaphore UNE NATION EST UN PERSONNAGE, à l’intérieur d’un scénario assez proche du “ Conte de la Guerre Juste ” (Fairy Tale of the Just War), que Lakoff a décrit en 1991 lors de la Première Guerre du Golfe. Dans ce “ conte ” qui affleure dans les discours de l’époque de George Bush père, les Etats-Unis libèrent le Koweït de l’occupation irakienne. Néanmoins, dans notre cas, on n’a pas affaire à un “ Scénario de Sauvetage ” (Rescue Scenario), comme dans le cas de la Première (puis de la Deuxième) Guerre du Golfe, mais à ce que l’on pourrait appeler un Scénario de 177 Cahier du CIEL 2000-2003 Protection : le contentieux autour de la souveraineté sur Gibraltar n’a pas donné lieu à une guerre, mais se limite à des problèmes diplomatiques. Pourtant on retrouve les mêmes personnages dans les deux types de scénario : un “ vilain ” (villain), l’Espagne, qui est désignée en particulier par le terme bully, sous forme de substantif (“ brute ” (4)) ou de verbe (“ brutaliser ” (5)). et un héros, la Grande-Bretagne. (4) Ce grand pays qu’est l’Espagne a brutalisé le petit territoire de Gibraltar décennie après décennie. (The large country of Spain has b u l l i e d the small territory of Gibraltar for decade after decade.) Eleanor Laing, Cons. (5) Des retards excessifs au passage de la frontière, des r e s t r i c t i o n s absurdes sur l’attribution des numéros de téléphone, le refus de reconnaître les passeports et les cartes d’identité des Gibraltariens – voilà quelques-unes des tactiques déplorables employées par l’Espagne dans ses efforts pour perturber le bien-être social et économique des habitants de Gibraltar. (Excessive delays at the frontier crossing, absurd restrictions on issuing telephone numbers and a refusal to recognise Gibraltarians’ passports and identity cards are a few examples of the d e p l o r a b l e t a c t i c s deployed by Spain in its efforts to disrupt the economic and social wellbeing of Gibraltar’s people.) Geraldine Smith, Lab. Cependant, il faut dans ce cas nuancer le concept de Nation : le gouvernement travailliste, lui, est accusé par ses détracteurs d’être complice des agissements de l’Espagne. Les députés font la différence entre la nation britannique et son gouvernement, qui ne la représente pas dans ce cas précis. (6) [Le secrétaire d’Etat] ne pourra pas contraindre les habitants de Gibraltar. ((The Minister) will not be able to d r a g o o n the people of Gibraltar.) Andrew MacKinlay, Lab. (7) Les habitants de Gibraltar sont vendus par le gouvernement travailliste en échange de voix espagnoles à un prochain sommet européen. (The people of Gibraltar are being sold out by a Labour Government in return for Spanish votes at a future European summit.) Mark Francois, Cons. (8) [Le journal] “Panorama” de Gibraltar rapporte que des centaines de personnes sont dans les rues en ce moment même, dégoûtées d’être t r a h i e s par le gouvernement travailliste. (“Panorama” in Gibraltar is reporting that hundreds of people are on the streets at this very moment, d i s g u s t e d by the Labour Government.) Andrew Rosindell, Cons. Quant au référendum initié par le gouvernement travailliste, il est à plusieurs reprises assimilé à la “ coercition ” (duress). D’ailleurs, comme tout méchant qui se respecte, ni l’Espagne, ni le gouvernement de Tony Blair ne sont doués de raison. (9) Le 17 septembre, [le secrétaire d’Etat] a étrangement déclaré au Gibraltar Chronicle… (On 17 September (the Minister) b i z a r r e l y told the Gibraltar Chronicle…) Andrew Rosindell, Cons. 178 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar (10) Parfois, je demande au gouvernement de faire preuve de raison. (Time and again, I call on the Government to show some sense.) Richard Spring, Cons. En fait, la Grande-Bretagne protectrice est idéalement celle qui est représentée par les députés hostiles à la rétrocession de Gibraltar. La réalité coloniale est inversée : ce n’est plus la Grande-Bretagne, mais l’Espagne qui menace l’intégrité de Gibraltar. La logique du raisonnement est implacable, car alors les appels à la décolonisation sont sans fondement. 3.3. Le conte de fées Si le scénario semble cohérent, une question se pose néanmoins : pourquoi ce recours au “ conte de fées ” ? Car si G. Lakoff parle de fairytale à propos des discours appelant à la Guerre du Golfe, et si nous retrouvons un scénario semblable à propos de Gibraltar, c’est que le conte de fées apporte une certaine force à ce type d’argumentaire. Pour cela, il faut se demander quel est le lien qui unit si fortement conte de fées et métaphore. En fait, le conte de fées est extrêmement proche d’une métaphore structurale (Lakoff & Johnson, 1980) : au-delà des métaphores ontologiques ou d’orientation, les métaphores structurales utilisent un concept hautement structuré pour en structurer un autre (par exemple, “ la discussion, c’est la guerre ”). Ces métaphores structurales émergent naturellement dans une culture comme la nôtre, car elles mettent en valeur quelque chose qui correspond étroitement à notre expérience collective ; mais elles ne se contentent pas de trouver un fondement dans notre expérience physique et culturelle, elles nous permettent d’appréhender des phénomènes plus complexes. Les métaphores nous permettent de comprendre un sujet relativement abstrait et dépourvu de structure inhérente par le biais d’un sujet plus concret, ou du moins plus structuré. (Metaphor allows us to understand a relatively abstract and inherently unstructured subject matter in terms of a more concrete, or at least structured subject matter.) (Lakoff, 1991) A ce titre, le conte de fées structure une réalité beaucoup plus complexe. Premièrement, il simplifie toutes les situations, ce qui explique l’engouement pour l’analyse structurale des contes81. Par ailleurs, il ne présente que des personnages-types : il n’y a pas d’ambivalence bon/méchant. Enfin, si le mal peut triompher momentanément, c’est le bien qui sort toujours victorieux ; le conte est caractérisé par une fin heureuse. Comme les métaphores structurales, les contes de fées permettent donc de comprendre et de faire comprendre – avec les divers degrés de coercition liés 81 V. PROPP, (1965) Morphologie du Conte, Paris, Seuil. A.J. GREIMAS, (1966) Sémantique Structurale, Paris, Larousse. 179 Cahier du CIEL 2000-2003 à la signification de ce verbe. 4 . I NFANTILISATION DE GIBRALTAR Jusqu’à présent, seuls deux protagonistes du Scénario de Protection ont été mis en évidence : le héros et le vilain. Or, si ce scénario comporte un bon et un méchant, il comprend également un troisième personnage, la victime innocente, certes au-dessus de tout soupçon, mais surtout incapable de se défendre elle-même. Il s’agit bien évidemment de Gibraltar. Or, les députés ne présentent pas Gibraltar uniquement comme une victime mais également comme un enfant. A ce propos, il est remarquable que la seule métaphore dite “ rhétorique ”82 rencontrée dans le débat soit celle-ci : (11) A force d’écouter le ministre et d’autres membres du gouvernement, cela me rappelle une chanson de Fats Waller qui commence ainsi : “ Pourquoi n’entres-tu pas dans mon salon ? dit l’araignée à la mouche. ” Les fans de Fats Waller se rappelleront qu’elle continue ainsi : “ Pauvre mouche, pauvre mouche, elle est entrée dans le salon, pauvre petite mouche innocente. ” La mouche dans ce cas n’est pas espagnole, malheureusement, mais gibraltarienne. (Having listened to the Minister and other Government members, I am reminded of the Fats Waller song that starts: “Won’t you come into my parlour said the spider to the fly?” Fans of Fats Waller will remember that it continues: “Poor fly, poor fly, because he went into the parlour, unsuspecting little fly.” The fly in this instance is not Spanish, unfortunately, but Gibraltarian.) Hugo Swire, Cons. Il s’agit d’une métaphore in praesentia. On n’est pas loin d’une véritable comparaison, puisque l’élément comparé (Gibraltar) et l’élément comparant (la mouche) sont tous deux présents dans l’énoncé ; seul manque le terme de comparaison. L’infantilisation de Gibraltar ne peut échapper aux autres députés. Hugo Swire cite la chanson de Thomas Wright “Fats Waller”83 intitulée The Spider 82 G. Lakoff parle de “ métaphore nouvelle ”, par opposition aux métaphores conceptuelles. 83 Thomas Wright “Fats Waller”83, (1904-1943) : pianiste et chanteur noir américain ; une des grandes figures du jazz. 180 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar and the Fly (L’Araignée et la mouche), dont les paroles s’inspirent de l’un des premiers vers les plus célèbres de la poésie anglaise, celui par lequel débute le poème de la poétesse Mary Howitt (1799-1888), The Spider and the Fly : “ Will you walk into my parlour ? said the spider to the fly ”84. Ce poème est bien connu des enfants britanniques : la mouche, à laquelle s’identifient les enfants, s’aventure imprudemment chez un inconnu, en l’occurrence l’araignée, ce qui lui vaut une triste fin. Attribuer à Gibraltar le rôle de la mouche, c’est par conséquent l’assimiler à un enfant, de surcroît un enfant irresponsable. L’analyse de cet exemple nous rappelle au passage ce que P. Chilton et G. Lakoff ont pu écrire sur les métaphores fréquemment employées pour faire référence aux pays en voie de développement : Les états qui ne sont pas complètement développés sont […] considérés comme des enfants métaphoriques, qui ont besoin d’être aidés par leurs aînés s’ils veulent grandir […]. Ils sont donc considérés comme dépendants naturellement. (States that are not fully developed are (…) seen as metaphorical children, who need the help of their elders if they are to grow up (…). They are thus seen as natural dependents.) (Chilton & Lakoff, 1995) Entre métaphores colonialistes et métaphores impérialistes, la frontière est bien mince. Certains députés hostiles aux négociations utilisent d’ailleurs des arguments qui relèvent du colonialisme. Par colonialisme, nous entendons la doctrine qui accompagne une situation coloniale : “ le terme de colonialisme s’applique à la justification du fait colonial. […] Les tentatives de justification ne surgissent que lorsqu’il faut légitimer une expansion coloniale face à ceux qui la condamnent ou n’en comprennent pas l’intérêt ”85. L’argument le plus frappant concerne l’importance stratégique de Gibraltar. Elle est revendiquée par quatre députés. Contrairement à ce que l’on aurait pu attendre, aucun des énonciateurs n’est conservateur. Si l’on met entre parenthèses le libéral-démocrate M. Moore, le débat sur l’importance stratégique de Gibraltar se joue au sein du parti travailliste, entre L. Hoyle, A. McKinlay et G. Smith. Deux d’entre eux (L. Hoyle et A. McKinlay) évoquent d’ailleurs les mésaventures du sous-marin nucléaire Tireless (l’Infatigable), qui, à la suite d’un problème dans le circuit de refroidissement de son réacteur, avait dû être réparé dans le port de Gibraltar, où il était resté de mai 2000 à mai 2001. Ce qu’ils ne précisent pas, c’est que les habitants de Gibraltar avaient multiplié les manifestations et exprimé leur mécontentement face aux risques écologiques, demandant que les réparations soient effectuées en Grande- 84 <http://www.maryhowitt.co.uk/poems.htm> (consulté en mai 2003). Jean BRUHAT, (1996) Colonialisme et anticolonialisme, Paris, Encyclopedia Universalis. 85 181 Cahier du CIEL 2000-2003 Bretagne86. Enfin, deux députés font référence à la guerre des Malouines – guerre perçue par l’opinion internationale comme un vestige du colonialisme. Le travailliste A. McKinlay rappelle ainsi, en même temps que l’importance stratégique de Gibraltar, “ combien la relation avec Gibraltar a été utile dans le conflit des Malouines ”87. Quant au conservateur A. Rosindell, il cherche à provoquer un tollé parmi les députés lorsqu’il demande à C. Byant : “ allezvous nier ce que vous m’avez dit, le jeudi 10 janvier – qu’en fin de compte on pouvait rendre Gibraltar à l’Espagne et les Iles Malouines à l’Argentine ? ”88. 5. CONCLUSION : NÉGATION ET PERSISTANCE DE LA DIMENSION COLONIALE Dans le contexte de la décolonisation, les députés opposés à la poursuite des négociations anglo-espagnoles nient la dimension coloniale de la question de Gibraltar, mais paradoxalement, ils utilisent pour ce faire un réseau métaphorique déjà à l’œuvre dans le discours colonial ; et on est loin de ce phénomène discursif qu’est la connivence89. Gibraltar reste dans une sorte d’enfance coloniale, voire de colonial infancy90. S’ils refusent de partager la souveraineté sur le Rocher avec Madrid, ils ne souhaitent pas pour autant accorder l’autonomie à Gibraltar, pourtant réclamée par une frange croissante de sa population. Nous ne pouvons cependant conclure cet article sans citer cet appel de P. Chilton et G. Lakoff (1995) à la communauté scientifique : 86 Mystery over Submarine’s Return, in BBC News, <http://www.bbc.co.uk/ devon/news/052001/25/tireless.shtml>, 25 mai 2001, (consulté en janvier 2004). 87 “… how useful the relationship with Gibraltar was in the Falkland Islands conflict.” (col. 163) 88 “… will (the hon. Gentleman) retract what he said to me on Thursday 10 January – that for all he cared, Gibraltar could be given back to Spain and the Falkland Islands to Argentina?” (col. 171). 89 Dominique MAINGUENEAU, (1976) Initiation aux méthodes de l’analyse de discours ; problèmes et perspectives, Paris, Hachette. Dominique Maingueneau, citant Jean-Baptiste Marcellesi, définit comme la connivence : “ par la connivence, le locuteur utilise un vocabulaire qui le ferait classer comme d’un groupe si les destinataires ne savaient eux-mêmes qu’il n’est pas de ce groupe et de ce fait ce vocabulaire apparaît comme rejeté quoiqu’employé ” (143). 90 Le terme anglais infancy a gardé un sens plus proche du latin infans, c’est-à-dire l’enfant qui ne parle pas encore – ou dans ce cas précis, qui n’a pas droit à la parole. 182 E. RAEHM - Analyse métaphorique du discours sur Gibraltar Les métaphores […] dissimulent des aspects importants de la réalité, et il est vital de savoir ce que dissimulent nos métaphores en politique étrangère. (Metaphors (…) hide important aspects of what is real, and it is vital that we know what realities our foreign policy metaphors are hiding.) B IBLIOGRAPHIE HMSO. (2002) Gibraltar. in The Parliamentary Debates: House of Commons (Hansard), <http://www.publications.parliament.uk/cgi-bin/ukparl_hl?DB= ukparl&STEMMER=en&WORDS=gibraltar+&COLOUR=Red&STYLE=s&URL =/pa/cm200102/cmhansrd/vo020131/halltext/20131h01.htm#20131h01_sp new31> (consulté en janvier 2004), cols. 135-180. CAMERON, L. & LOW, G (dir.). (1999) Researching and Applying Metaphor. Cambridge, Cambridge University Press. CHILTON, P. & ILYIN, M. (1993) Metaphor in Political Discourse: the Case of the “Common European House”. in Discourse and Society 4, 7-31. CHILTON, P. & LAKOFF, G. (1995) Foreign Policy by Metaphor. in SCHAEFFENER, C. & WENDEN, A. (dir.), Language and Peace, Dartmouth, Aldershot, 37-59. CHILTON, P. (1996) Security Metaphors ; Cold War Discourse from Containment to Common House. New York, Peter Lang. HOWE, N. (1988) Metaphor in Contemporary American Political Discourse. in Metaphor and Symbolic Activity 3, 87-104. LAKOFF, G. & JOHNSON, M. (1980) Metaphors We Live By. 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