Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006) : La France invisible

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Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006) : La France invisible
Notes de lecture
Conférences « Au fil du travail des sciences sociales » 2006-2007
Responsable : Pierre Mercklé
Beaud, Confavreux et Lindgaard (2006) : La France invisible
Note de lecture réalisée par Thomas Dollé (ENS LSH)
BEAUD Stéphane, CONFAVREUX Joseph, LINDGAARD Jade (dir.), La France
invisible, Paris, La Découverte, 2007
Le livre se présente en deux parties, qui contiennent chacune des discours fort distincts : la première,
intitulée "Récits, enquêtes, portraits" se compose uniquement de témoignages concernant des trajectoires,
des situations de vie, des modes ou des styles de vie, qui sont pour la plupart suivis par une analyse d'un
spécialiste à propos du sujet dont il est question, et est organisée en catégories classées par
ordre alphabétique telles que les discriminés, les drogués, ou encore les surendettés (une trentaine au
total). La seconde, "Connaissances et représentations du monde social" est elle divisée en trois sousparties ("Outils, mesures" ; "Fausses représentations et imaginaires biaisés" et enfin "Question sociale,
gestion sociale") et a pour objectif de mettre en lumière les processus d'invisibilisation ou de visibilisation
des catégories invisibles décrites et présentées dans la première partie. Ecrit par un rassemblement de
chercheurs, d'écrivains et de journalistes sous la direction de Stéphane Beaud, Joseph Confavreux et Jade
Lindgaard, ce livre propose ainsi une mise en relation de différents points de vue et mode d'écriture sur
des questions auxquelles tous sont différentiellement confrontés et dont la visibilité ou le traitement par
différents acteurs ou mécanismes sociaux (politiques publiques, outil statistique, discours et enquêtes
journalistiques, droit, ...) ne permet pas de rendre compte de façon éclairée et judicieuse. C'est pourquoi
cet ouvrage s'inscrit volontairement et délibérément dans une tradition de sociologie critique (comme on
peut le voir dans la référence en introduction à l'ouvrage lui aussi collectif et dirigé par Pierre Bourdieu,
La misère du monde) dont le but est de mettre à jour des mécanismes sociaux qui conditionnent les
actions des individus ainsi que leurs représentations dans une perspective politiquement engagée : il est en
effet présenté comme un "dispositif d'urgence, dans une situation d'urgence sociale".
La première partie de l'ouvrage, tout comme la seconde d'ailleurs, se prête difficilement à un résumé qui
nous conduirait tout droit à un catalogue de situations dont la présentation, en dehors de la cohérence
donnée à l'ensemble par l'œuvre elle-même ainsi que par ses tenants et ses aboutissants, ne serait que de
peu d'intérêt. Ceci est en outre corroboré par la remarque faite en introduction que "Chaque sujet abordé
dans ce livre pourrait faire - et devrait faire - l'objet d'un livre à part entière". C'est pourquoi nous optons
pour une présentation concise de l'esprit et des grandes lignes d'analyse mises en évidence par l'ouvrage
dont la densité ne sera reproduite qu'à un niveau bien inférieur ici. La seconde partie montre et tente de
discerner, de dévoiler les raisons qui concourent à la construction des catégories invisibles décrites et
abordées dans un premier temps. C'est celles-ci que nous allons tenter de mettre en évidence.
La première sous-partie de cette seconde partie discerne des raisons qui sont d'ordre juridique, intellectuel
et politique : le droit ignore certaines catégories de personnes par différents procédés : une ignorance pure
et simple (du fait d'un manque de visibilité propre à la catégorie en question, dans le cas de situations
inconcevables (couple homosexuel jusqu'à une date récente)), une sélection (les "pauvres" ni "vagabonds"
ni "mendiants" n'étaient pas pris en compte jusqu'à ce qu'ils soient considérés comme des exclus), une
saisie indirecte (la catégorie "populations issues de l'immigration" n'est pas juridique, au contraire de celle
d'étrangers ou de nationaux) tous ces procédés contribuant à la mise en place de processus d'occultation
de diverses catégories qui ne sont pourtant pas à négliger dans la perception de la société française telle
qu'elle est constituée actuellement. Par voie de conséquence, cela place les invisibles dans une situation
dans laquelle ils ne possèdent aucun droit tandis que le système de lois ne les prend pas en compte. Cela
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crée donc des rapports au droit qui sont différents selon les situations : tantôt le droit sera répressif, tantôt
plutôt intégrateur, selon le statut de la personne appartenant à telle ou telle catégorie : vagabonds et
mendiants pour le premier rapport, exclus pour le second. Un processus réciproque peut donc être mis en
place, dans lequel une moindre protection judiciaire alimente l'invisibilité et inversement. De surcroît,
cette influence du droit sur l'invisibilité n 'est pas sans conséquence sur la façon dont la société se
représente ces catégories que l'on ne voit pas : le droit contribue en effet à forger l'imaginaire collectif et
par là un certain mode de représentation des liens potentiels que la société pourrait entretenir avec ces
invisibles.
Cependant, le droit n'est pas le seul facteur qui ait une action dans les processus d'occultation de certaines
catégories de personnes : la façon dont la sociologie se fait aujourd'hui y participe également. La
discipline couvre inégalement le champ social : elle prend en compte par exemple très bien des problèmes
qui sont construits par l'agenda politique et médiatique tels que l'exclusion, l'immigration, les quartiers
défavorisés,...et qui vont de pair avec une certaine demande sociale du moment mais semble peu se
préoccuper de certains modes d'étude des conditions sociales d'existence des individus et des groupes
sociaux. Ainsi, rares sont les enquêtes sur le logement et l'habitat qui abordent le problème sous un angle
institutionnel, qui aurait pour fonction d'étudier les mécanismes d'attribution des logements sociaux, ceuxci préconditionnant pourtant le mode de sociabilité dans les quartiers d'habitat social. Il existe également
un manque d'études concernant ce que Beaud appelle la "dureté du monde social", c'est-à-dire les
différents processus de domination (sociale et symbolique). C'est au même type de problème qu'a affaire
la statistique : manque de visibilité de ses productions elles-mêmes (par exemple dans le cas de données
concernant les dicriminations subies par des groupes issus de l'immigration, alors que le recensement ou
des enquêtes permettent l'utilisation et la diffusion de ces résultats), difficultés d'intégrer de nouvelles
questions (du fait des contraintes budgétaires et temporelles) : il n'existe pas de statistiques publiques
concernant mal-logés, ou encore de diffuser certains chiffres. Même dans le champ politique, des
candidats potentiels (et désormais officiels) à l'élection présidentielle ne parviennent pas à utiliser de
façon correcte des sources d'informations qui leur sont pour la plupart communes. Ils font en effet de
celles-ci des éléments de décisions stratégiques et de positionnements médiatiques alors qu'elles
pourraient contribuer à rendre plus efficace et plus judicieux un vololontarisme politique. Ces processus
d'occultation qui permettent de rendre invisibles certaines réalités sociales peuvent cependant se retrouver
sur un autre plan, à savoir dans l'outil médiatique lui- même, diffusant des images souvent biaisées et
dénaturées de certains phénomènes, mais égalment dans la formulation et le contenu d'une certaine
idéologie républicaine. Ceci concerne la deuxième sous-partie de cette seconde partie.
La deuxième sous-partie de l'ouvrage se concentre davantage sur la pertinence de l'emploi qui est faite ou
non de certaines catégories ou de certains paradigmes dans des discours de nature différente, qu'ils soient
politiques, idéologiques, ou encore journalistiques, contribuant plutôt à biaiser les représentations
collectives. C'est par exemple ce que montre l'utilisation qui est faite de deux catégories aux destins
divergents : celles de "bobos" et de "travailleurs pauvres". L'utilisation de la première ("bourgeoisbohèmes") s'est d'abord constituée aux Etats-unis, durant l'année 2000, lors de la parution d'un livre de
David Brooks, Bobos in paradise. Très rapidement le terme fait une entrée fracassante dans l'espace
médiatique français et est diffusé largement par bon nombres de journalistes, mais également par des
géographes, pour décrire respectivement une "nouvelle catégorie sociale" (Alix Girod, journaliste au
magazine Elle) et un nouveau type d'habitants (la nouvelle bourgeoisie de gauche) investissant
massivement les anciens quartiers populaires de l'Est parisien. Cependant, cet usage est loin d'être celui
pour lequel le terme avait été créé aux Etats-Unis et rassemble, sous couvert d'un terme langagier qui
donne une illusion unifiée et unificatrice de cette population, des personnes aux profils socioéconomiques très différents : il agit comme un masque et n'est rien d'autre qu'une "catégorie créée par un
journaliste pour une journaliste". Il exerce ainsi un double effet : l'invisibilisation de phénomènes qui ont
lieu à l'intérieur du groupe lui-même, tel que l'appauvrissement général des classes moyennes, et la
disqualification sociale de volontés dorénavant considérées comme naïves (écologique par exemple). On
a ainsi une focale qui se penche davantage vers des comportements que vers la question plus politique des
revenus. Ce passage au second plan d'un problème considéré par les auteurs comme avant tout politique
s'apprécie de pareille manière lorsqu'on étudie l'autre catégorie qui est celle des "travailleurs pauvres".
Provenant du même pays d'origine (où elle fit son apparition dans les années 70) que celle de "bobos",
celle-ci n'est prise en compte en France par la statistique (et l'on peut voir ici une autre illustration des
divers rôles que peut jouer cet outil dans les processus d'occultation) a milieu des années 90. (période à
laquelle les progressions du travail à temps partiel et des emplois précaires se sont fait sentir). Utilisé dans
une étude de Sophie Ponthieux et de Pierre Concialdi en 1997, le terme n'est repris que timidement par la
presse française et qui plus est de manière erronée (le nom anglais de "working-poor" étant la plupart du
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temps traduit par l'expression "pauvres au travail" en français). En outre, les médias semblent à chaque
usage de l'expression la découvrir pour la première fois. Et là encore, l'utilisation de ce terme pour
désigner une catégorie dont la définition et l'usage statistiques restent encore flous, cache en réalité la
question concernant la dégradation de la situation générale des salariés. Méconnaître l'origine et l'usage
d'un terme, se contenter d'une utilisation médiatique cachant la réalité et la complexité des processus à
l'œuvre dans la diversité de cas regroupés sous ce même terme conduit donc à rendre ceux-ci invisibles ou
pour le moins mal compris. Ce sont des processus du même ordre qui concernent l'emploi de concepts
beaucoup plus sociologiques et propres à des périodes historiques précises tels que ceux de "classes
populaires" ou de "classes moyennes". Enfin, l'invisibilisation s'effectue selon les auteurs à un troisième
niveau, qui concernerait plutôt la progressive déstructuration de phénomènes structurants passés (la
syndicalisation et le rôle des syndicats notamment) et l'état de fait d'une société qui donnerait des accents
plus psychologiques à des processus dont la nature est avant tout sociale.
La troisième partie montre davantage une perte de repères structurants dans la société française et la prise
en charge de certains problèmes proprement sociaux par des biais médicaux plus précisément
psychiatrique et psychologique. L'exemple des syndicats illustre très bien le premier phénomène : l'auteur
observe une baisse très nette de la syndicalisation mais conjointement une concentration de celle-ci dans
certains secteurs (grandes entreprises nationales, fonctionnaires de l'Education nationale, personnel des
hôpitaux publics,...). Le modèle syndical français s'érode en effet lentement au fil des ans : la sélection
des délégués du personnel par les bureaucraties syndicales (qui rend possible le contrôle idéologique par
ces dernières des intentions de celui-là), le cumul des mandats accordés au syndicaliste (qui souvent lui
permet une moindre attention à l'égard des conditions de travail à l'atelier, préférant le "travail syndical"),
la création de la section syndicale d'entreprise après Mai 68, qui confèrent aux syndicalistes des moyens
tels qu'ils n'ont plus besoin ni des adhérents ni des syndicats, l'institutionnalisation de ceux-ci (liquidation
des collectifs ouvriers à partir des années 70, qui a permis les "plans sociaux") sont autant de facteurs qui
ont contribué, depuis les années 70, à couper les travailleurs des principales organisations représentatives
à la fois de leurs revendications en matière de conditions de travail, de mobilisation collective contre les
licenciements, mais aussi des droits du travail, des possibilités d'organisation collective. Ainsi observe-ton en France une dégradation des conditions de travail de la majorité des salariés du secteur privé, une
augmentation des accidents du travail et des maladies professionnelles. Les chômeurs ou les travailleurs
précaires n'ont plus de lien avec leur profession ou leurs anciens collègues du travail du fait que la plupart
des syndicats n'assurent plus de permanence. Cet état de fait ne semble pas pourtant préoccuper ni les
syndicalistes eux-mêmes, ni les employeurs, ni l'Etat alors que les organisations collectives sont un
organe central voire vital dans une société. Ce processus est à mettre directement en lien avec celui qui
met en place une psychologisation de la question sociale : celle-ci opère un déplacement de la
responsabilité collective à la responsabilité individuelle dans le traitement actuel du chômage : une
personne inemployable est responsable de sa situation parce qu'elle ne parvient pas à s'adapter aux
transformations des structures économiques du monde moderne en raison de manques individuels. Elle
n'est pas assez flexible, adaptable, soucieuse de la rentabilité de ses investissements. Ainsi la personne
apparaîtra en mauvaise "santé mentale" mais pourra, pour l'aider à sortir de sa souffrance, aller consulter
par exemple un psychiatre dans un centre médico-social (hors des structures traditionnelles de la
psychiatrie), ce médecin étant apte à intervenir contre la pauvreté et l'exclusion sociale. L'individu aura
alors les moyens psychologiques de faire face à sa situation. Et s'il ne le souhaite pas, l'institution
psychiatrique ira elle-même lui proposer ses services, l'absence de demande de soins étant considérée
comme un symptôme. Ainsi peut-on voir le lien entre une déstructuration de certaines structures
remplacées par d'autres dans un souci de donner non pas des réponses sociales et collectives, mais plutôt
de psychologiser celles-ci et de les faire aller au plus proche de l'individu.
Ainsi pouvons-nous conclure en disant que loin de dresser un constat "décliniste" de la société française,
ce livre met à jour, par un processus de description et d’analyse très puissant, les phénomènes qui soustendent et conduisent à l'oubli, à la non-reconnaissance, au mépris, à la non prise en compte, bref à
l'invisibilité de nombreuses catégories de personnes. Loin d'être sans propositions pour atteindre une
meilleure représentation de la société, il vise une conversion politique des sentiments d'exclusion, de
rejet, de mépris, de déclassement et remplit de ce fait à merveille son rôle d'analyse sociologique critique.