Territoires et ressources des compagnies de spectacle
Transcription
Territoires et ressources des compagnies de spectacle
Territoires et ressources des compagnies de spectacle vivant en France Daniel Urrutiaguer - © Droits réservés Entretien avec Daniel Urrutiaguer, Maître de conférences à l’institut d’études théâtrales de Paris 3, auteur avec Philippe Henry de l’étude « Territoires et ressources des compagnies en France » pour le compte du DEPS. Quels étaient les objectifs de votre étude ? Nous avons répondu à un appel à recherche du Ministère de la Culture et de la Communication sur la cartographie socioéconomique du spectacle vivant. Celui-ci souhaitait engager un partenariat avec des équipes de recherche afin de « fournir des éléments actualisés contribuant à une appréhension socio-économique renouvelée et solide du spectacle vivant dans son ensemble et dans sa diversité ». Nous avons proposé un projet de recherche sur les compagnies du spectacle vivant non musical afin d’interroger les liens entre la structure de leurs ressources, monétaires et financières, et la distribution territoriale de leurs activités. Il nous a semblé que l’analyse de cette articulation permettrait de mieux appréhender les mécanismes actuels de valorisation symbolique et économique de la production artistique et culturelle des compagnies. Comment avez-vous travaillé pour la mise en chantier de cette étude ? Notre équipe a été formée de douze chercheurs dont trois en Rhône-Alpes. Nous avons souhaité croiser des études de cas (51 au total) et la distribution d’un questionnaire à l’échelle nationale. Dans les études de cas, les récits des administrateurs et des directeurs artistiques ont été confrontés au traitement des données sur les bilans d’activité, les comptes de résultat et les DADS 1. Le questionnaire demandait surtout de classer par rangs les différentes activités et ressources, l’importance des champs régional, national, international pour chacune d’elles dans l’emploi du temps et le budget des compagnies. Dix études de cas exploratoires réalisées entre mars et juin 2010 ont permis de dégager un cadre d’hypothèses, en s’appuyant sur une analyse en termes de filière, et d’affiner la construction du questionnaire. Nous avons pris contact avec les agences culturelles régionales afin d’obtenir les fichiers de contacts sans nous limiter ainsi aux compagnies aidées par la Drac. Les autres études de cas ont été en général réalisées entre octobre 2010 et janvier 2011 et le questionnaire a été envoyé en octobre 2010. Avez-vous rencontré des difficultés avec le terrain ? Les difficultés principales ont porté sur la disponibilité des compagnies. Certaines qui avaient été pressenties pour les études de cas ont reculé face à l’ampleur de notre demande. Pour le questionnaire, l’envoi électronique n’a pas suffi pour obtenir un nombre significatif de retours. Il a fallu, logiquement, effectuer plusieurs vagues de relances téléphoniques La DADS (Déclaration Annuelle de Données Sociales) est une formalité administrative obligatoire que doit accomplir toute entreprise employant des salariés 1 afin de créer une relation de confiance par les explications sur nos objectifs et notre indépendance. Le manque de temps face aux urgences administratives a été un obstacle souvent invoqué. De plus, les compagnies ont été sollicitées pour participer à plusieurs autres enquêtes. Une crainte de dépendance à l’égard de notre financeur public principal a parfois créé des crispations pour des troupes indignées par l’injustice de la distribution des subventions. Le bureau national du Synavi 2 a manifesté son irritation quant à son absence de représentation dans le comité de pilotage, contrairement aux engagements des entretiens de Valois, sans appeler toutefois à un boycott de notre enquête. Nous avons relayé son mécontentement lors d’un bilan intermédiaire du comité de pilotage. Quels sont les grands enseignements de cette étude ? L’apport sans doute le plus original de notre enquête a été la construction d’une typologie des compagnies selon le centre de gravité territorial de la diffusion des spectacles. Parmi les troupes qui ont classé celle-ci parmi leurs quatre activités principales, nous avons distingué quatre groupes : les compagnies « régionales » qui ont une diffusion exclusive dans la région de leur siège social ; les « transrégionales » qui classent leur région au premier rang tout en explorant l’espace national et/ou international ; les « multirégionales » qui classent l’espace national ou international au premier rang et la région du siège social au second rang ; les « excentrées » qui ont une diffusion nationale et internationale, négligeable ou inexistante dans leur région. Cette typologie s’est révélée plus discriminante que les classifications selon le niveau de budget ou le genre artistique ou la composition de la direction artistique de la compagnie. Nous avons dégagé une corrélation positive entre la capacité à déplacer le centre de gravité de la diffusion des spectacles vers l’espace national / international, l’importance des cessions aux établissements culturels labellisés, les plus rémunérateurs, et la 2 Syndicat National des Arts Vivants. probabilité d’être conventionné par la Drac. L’ancrage régional constitue néanmoins pour tous les profils de compagnies l’origine principale de leurs ressources. Les établissements culturels de ville et les organisations non artistiques constituent aussi la majorité des débouchés des compagnies dans l’ensemble. Notre étude dégage ainsi un écart problématique entre la priorité institutionnelle donnée à l’excellence artistique sur la territorialité et le fonctionnement de la majorité des compagnies. Celles-ci ont plus souvent un profil transrégional ou régional, avec un poids plus élevé des dispositifs d’action culturelle dans leur emploi du temps et leurs revenus en comparaison avec les troupes multirégionales et excentrées pour lesquelles la diffusion de spectacles occupe plus de temps et les revenus de la coproduction sont plus importants. Comment se caractérise la composition d’une équipe de spectacle vivant aujourd’hui (les grandes tendances) ? Une compagnie constitue une microentreprise très flexible qui repose essentiellement sur l’emploi d’intermittents du spectacle. Selon l’échantillon quantitatif, en 2009 le nombre moyen annuel de CDI est de 0,6, celui des CDD de 0,6 et celui des CDDU 3 de 12,8. Nous avons pu estimer que les indemnités de chômage reçues par les intermittents sont équivalentes à environ 20% du budget moyen des compagnies. La logique de solidarité interprofessionnelle dans ce régime d’assurance chômage permet de financer du temps pour la recherche artistique, la formation, les tâches administratives, le développement des partenariats avec les établissements culturels. Ces derniers sont essentiels pour la viabilité économique des troupes, qui ont besoin de ressources monétaires et de locaux pour la recherche et la production, de recettes 3 Le CDD d’usage est un CDD particulier adapté à certaines branches d’activité. Il est notamment fréquemment utilisé dans les secteurs de la Production Cinématographique, Audiovisuelle, et du Spectacle vivant, par les techniciens et les personnels administratifs : les intermittents. Sa particularité essentielle est de pouvoir se renouveler indéfiniment sans se transformer en CDI. propres. La recherche de résidences est ainsi incontournable. La polyvalence fonctionnelle est de mise pour les membres du noyau d’une compagnie tandis qu’ils doivent aussi trouver des engagements extérieurs pour obtenir un revenu plus décent. Il n’est pas rare que des reprises de tournées ne soient possibles que par le remplacement d’interprètes si le budget permet de financer des répétitions assez longues. La très grande majorité des compagnies a un statut d’association, ce qui induit des ambivalences dans le cadre juridique actuel entre les responsabilités du président et la direction artistique déléguée à un ou plusieurs porteurs de projet. Ces derniers sont généralement des intermittents du spectacle, qui doivent veiller à prouver un lien de subordination hiérarchique avec le président. Le schéma : un projet / une compagnie est-il aujourd’hui encore adapté ? Ce schéma est induit par la logique artistique qui spécifie la production de spectacles vivants. Il ne s’agit pas de marchandises mais de singularités dont la valorisation économique dépendra du degré de reconnaissance symbolique de leur originalité, en fonction de l’empreinte de la personnalité des créateurs et de la qualité des agencements de matériaux. L’enquête qualitative a pu vérifier à nouveau la généralisation de la croyance selon laquelle la visibilité professionnelle dépend des créations de spectacles. Les gains en réputation ont tendance à se concentrer sur les auteurs, metteurs en scène, chorégraphes, metteurs en piste. L’incitation à créer sa compagnie, à multiplier les projets est donc forte, d’autant plus que les aides publiques sont plus tournées vers le soutien à la création que vers les reprises du répertoire de la troupe. L’inconvénient réside dans l’intensification de la concurrence, liée à une surabondance de l’offre artistique par rapport aux capacités de diffusion. Il en découle une complexification des fonctions de la filière du spectacle vivant, le positionnement des compagnies ne pouvant plus reposer sur une articulation simple entre production et diffusion. Le pouvoir de marché des établissements culturels s’est renforcé et les troupes doivent fournir un gros travail pour collecter des ressources, prospecter les ventes de spectacles ou de dispositifs de formation, d’action culturelle, communiquer auprès des prescripteurs de jugement afin d’attirer leur attention. La valorisation de la production est en effet fortement tributaire des jugements des experts des tutelles publiques, des journalistes culturels, des directeurs d’établissements culturels. Le travail relationnel et administratif à mener pour s’intégrer dans un réseau de lieux partenaires est souvent très lourd avec des ressources humaines très limitées, ce qui peut largement détourner les porteurs de projet du cœur de leur métier artistique. La capacité d’externaliser ces tâches auprès d’intermédiaires privés comme les bureaux de production dépend du niveau du budget ; une alternative se situe dans les coopérations à développer au sein d’un réseau de troupes. Y-a-t-il une dégradation de la situation des équipes de spectacle vivant en France ? Les données quantitatives recueillies dans l’échantillon qualitatif entre 2007 et 2009 ont permis de préciser le sentiment généralisé de malaise lié au durcissement des négociations avec les établissements culturels. Le nombre de représentations par compagnie a augmenté encore plus fortement entre 2008 et 2009, année d’une récession économique historique, qu’entre 2007 et 2008. Le nombre de représentations par spectacle a lui aussi augmenté, certes moins vite que l’année précédente. Par contre, le prix unitaire des représentations a baissé d’environ 40% en deux ans. Une moitié de la baisse est liée à la réduction de la taille moyenne des spectacles puisque la masse salariale artistique et technique par représentation a baissé de 22% ; l’autre moitié est imputable à une concurrence par les prix. Celle-ci met à mal les possibilités de coopération entre les compagnies mais aussi le principe de concurrence par les qualités, qui découle de la reconnaissance de la singularité des spectacles. Ce durcissement des relations est à relier avec la baisse de la marge artistique des établissements culturels, à la suite d’une progression de leurs subventions de fonctionnement inférieure à celle de leurs frais fixes (dont la masse salariale des permanents) et la nécessité ainsi de dégager plus de ressources propres. Quelles seraient vos préconisations pour améliorer la situation ? L’intensification de la concurrence dans un contexte de stabilisation des dépenses culturelles publiques est une force de déstructuration de nombreuses compagnies et de creusement des inégalités de revenus, de volume de travail. Il convient au moins de renforcer les dispositifs d’aide des compagnies mis en place par les centres de ressources et les agences culturelles territoriales comme la vôtre. La logique des conventions de compagnonnage artistique expérimentées par des Drac pour les arts de la marionnette va dans ce sens. Un soutien aux reprises de spectacles et aux tournées doit être approfondi en fonction des budgets des compagnies. Par exemple, de petites subventions, comme le pratique l’OARA 4, pour les salaires des répétitions lors des tournées discontinues sont très utiles pour des troupes de taille modeste en dépit de l’apparence de saupoudrage. Les besoins de professionnalisation se sont renforcés face à la complexification des fonctions de la filière du spectacle vivant. Il convient de développer les formations qui développent des compétences administratives en lien avec les besoins des artistes afin d’améliorer la méthodologie de travail, limiter les déperditions d’énergie. Les stages assurés par l’Afdas ou des agences culturelles territoriales sont amenés à se développer dans des domaines transversaux. Des formations universitaires se sont créées aussi autour de l’accompagnement des créations artistiques comme le master 2 professionnel « métiers de la production théâtrale », habilité à encadrer des contrats d’apprentissage, que je codirige à Paris 3. Il est possible que des jeunes formés soient plus attirés par la vie de 4 Office Artistique de la Région Aquitaine. compagnie que par des carrières dans les établissements culturels. La fonction de distribution est-elle organisée dans le secteur du spectacle vivant ? La fonction de distribution5 est peu organisée collectivement. L’externalisation des tâches administratives et commerciales auprès de bureaux de production ou de tourneurs pose la question d’une tarification compatible avec la faible solvabilité des compagnies peu reconnues et la viabilité économique de ces intermédiaires. La production déléguée 6 de spectacles par un établissement culturel peut aider les jeunes troupes à se structurer à condition qu’elles soient placées dans une relation apprenante. Les festivals jouent un rôle important de mise en relation des producteurs avec les programmateurs et gagneraient à une structuration plus collective, comme essaie de le faire l’association AF&C pour le Off d’Avignon. Les apports des résidences dans des établissements culturels dépendent de l’équilibre de la relation entre le temps de recherche, de création et celui de l’action culturelle. Enfin se pose la question de la coopération au niveau de la filière du spectacle vivant. 5 http://www.cultureocentre.fr/downloads/download/28011 0_P.Henry_FiliereSV_09-12.pdf 6 Cf. Comment mieux accompagner les artistes ? De la production à la diffusion. Enquête réalisée par Judith Martin. Sous la direction de Fabien Jannelle. ONDA. Mai 2006. http://www.onda.fr/_fichiers/documents/fichiers/fichier_3 0_fr.pdf. L’économie sociale et solidaire est-elle la seule réponse à la crise actuelle ? Elle ne va pas de soi car elle est d’une certaine façon paradoxale avec la singularité de la production artistique au cœur de l’identité de toute compagnie. Les perspectives de s’orienter vers une économie solidaire constituent un enjeu sociétal, qui se pose pour les orientations des politiques culturelles mais aussi pour les artistes, très attachés à leur autonomie. La valorisation de la production artistique et culturelle se fait essentiellement à l’aval de la filière. Une généralisation de la taxe sur la billetterie permettrait d’organiser une redistribution partielle des recettes très inégales de billetterie par la distribution de subventions civiles pour soutenir la recherche, les créations, une organisation plus collective de la distribution ou encore des initiatives d’artistes pour entrer en relation de symétrie et non de surplomb avec les univers culturels de non professionnels. La création d’un centre national du spectacle vivant est une piste intéressante à condition d’entretenir la démocratie dans le processus d’allocation des aides (ce qui ne va pas de soi bien sûr). Des artistes se regroupent en collectifs pour permettre des délibérations collégiales sur le choix des projets en fonction des envies artistiques et de leur faisabilité budgétaire. Une coopération inter-organisationnelle n’entraîne pas forcément une réduction des coûts de production à court terme par un partage de ressources mais engage les compagnies dans une dynamique de réseau. Cela permet d’envisager collectivement d’autres façons de produire, d’établir des relations avec la population, les prescripteurs de jugement. C’est une voie qui se heurte à de nombreuses résistances mais l’intensification de la concurrence par les prix remet en cause la reconnaissance de la singularité de nombreuses productions artistiques et culturelles. Entretien réalisé par Nicolas Riedel (NACRe Rhône-Alpes) – Villeurbanne, février 2012. Les notes de bas de page ont été rajoutées par la NACRe. Les passages surlignés en rouge le sont par nos soins. L’étude « Territoires et ressources des compagnies en France » publiée par le DEPS, est disponible en ligne à cette adresse : http://www.culturecommunication.gouv.fr/Politiques-ministerielles/Etudes-etstatistiques/Articles/Culture-etudes-2012-1