Le propre de la philosophie
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Le propre de la philosophie
Sébastien Charbonnier Le propre de la philosophie Chercher le « propre » de la philosophie, suppose, si l’on suit la définition forte d’Aristote, de trouver une caractéristique de la philosophie (1) qui n’appartient qu’à elle et à aucune autre activité de la pensée humaine, (2) qui appartient à toutes les productions philosophiques, (3) qui a toujours appartenu à l’activité philosophique. Face à ces conditions drastiques, deux possibilités s’offrent à nous. Premièrement, on peut vouloir aussitôt renoncer à trouver le propre de la philosophie, en considérant comme chimérique une telle démarche à l’aube du vingt-et-unième siècle. Deuxièmement, on peut se réjouir des difficultés que pose un tel concept car il importe moins à la philosophie de trouver les bonnes réponses que de développer des problèmes intéressants. Ainsi, chacun des trois critères du « propre » nous permet d’explorer précisément ce que philosopher veut dire. Essayons-nous à cet exercice proprement (?) philosophique. (1) Problème de la distinction : où trouvera-t-on ce qui distingue la philosophie des autres activités spirituelles ? Pendant longtemps, en France, on a insisté sur la dimension généraliste et réflexive de la philosophie, permise par sa position de surplomb sur les autres savoirs. Philosopher, ce serait se poser des questions... On peut ainsi imaginer toutes les greffes possibles : « philosophie du cinéma », « philosophie des mathématiques », « philosophie du voyage », etc. Bref, on peut philosopher « sur » tout — entendons bien la position d’assise et de supériorité de la préposition. C’est aussi injurieux pour ces domaines (dont les acteurs n’attendent pas qu’un philosophe débarque pour questionner leur propre activité) que malhabile vis-à-vis de la défense de la philosophie. La forclusion de l’enseignement obligatoire de la philosophie en Terminale en est un signe visible, « évident » et revendiqué : il faut d’abord avoir parcouru l’étendue du savoir humain pour enfin philosopher. Les effets d’une telle posture, constatés aujourd’hui sur le public scolaire, sont dramatiques. Si ce n’est une question de posture, sera-ce une question de méthode ? Ainsi, la philosophie peut-elle avoir un rôle de fondement du savoir ? Elle serait alors ce par quoi il faut passer absolument si l’on veut s’assurer de la solidité des autres savoirs. Cette prétention fondatrice (au sens axiomatique) a, elle aussi, eu son heure de gloire, mais on voit mal aujourd’hui comment la philosophie pourrait prétendre justifier ainsi le savoir humain. La philosophie ne peut donc se distinguer des autres savoirs en se posant en fin absolue (aux deux sens du terme : ce qui termine et achève le savoir, la finalité authentique de l’effort de savoir) ou bien en commencement absolu. Le propre de la philosophie n’est donc pas de se situer sur les bords, d’être l’arpenteur des champs du savoir. La philosophie n’est qu’une manière de penser parmi d’autres et au même titre que les autres. On abandonne toute idée de transcendance au sein du savoir : elle est donc prise par les problèmes d’altérité, les immixtions diverses et les influences réciproques. Cet aveu d’immanence ne peut être que salutaire : il permet de se débarrasser de tout complexe de supériorité et de se réjouir de l’innutrition rendue possible par l’interdisciplinarité. Mais cela ne va pas de soi : à titre d’exemple, l’analyse réflexive sur la philosophie elle-même dévoile les réticences encore fortes à entendre ce que la sociologie ou l’histoire peuvent avoir à dire sur l’activité philosophique. (2) Problème de l’unité : quel critère commun trouvera-t-on pour se reconnaître entre philosophes ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit ici : non plus trouver les signes distinctifs par rapport à un « autre », mais détecter les signes de ralliement dans l’entre soi. Ce second critère du propre est passionnant en ce qu’il mène vers le territoire de la lutte pour la définition légitime de la philosophie — qui permet entre autres d’exclure ceux qui ne la satisferaient pas. Chercher le propre de la philosophie, c’est toujours constituer le filtre qui sélectionnera les prétendants à philosopher. Par exemple, si je considère que l’usage de la raison appartient à toutes les productions philosophiques, j’exclurai les philosophies irrationalistes (des mystiques à Heidegger ou Sartre, souligne ainsi Granger dans son « Que-sais-je ? » sur La Raison) ; si je considère que suivre les règles logiques est le minimum commun à tous les philosophes, j’exclurai Hegel dont la dialectique est une aberration logique (puisque de la contradiction s’ensuit n’importe quoi, insiste Vidal-Rosset dans Qu’est-ce qu’un paradoxe ?) ; si je considère que tous les philosophes proposent une vision du monde, un système cohérent d’explication du monde, je bouderai l’ultra-spécialisation et les querelles tatillonnes de la philosophie analytique et leur refuserai le statut de philosophie véritable. Etc. Cette deuxième dimension du propre met en avant non plus la stratégie de positionnement de la philosophie dans le champ du savoir (politique extérieure), mais les tactiques de pouvoir au sein de la philosophie pour légiférer sur les bons usages et les bonnes manières (politique intérieure). Faut-il alors refuser de répondre de ce deuxième critère qui conduit inévitablement à des rapports de force ? Si par « philosophe » il faut entendre un nom prestigieux auquel certains s’accrochent par « effet de titre », on pourrait être tenté par le geste plein d’humour de Fichte : « Si l’on ne veut à aucun prix sacrifier le cher nom de philosophie, ou la réputation d’être un esprit philosophique, un juriste philosophe, un historien philosophe, un écrivain philosophe, etc., pour nous, qu’il nous soit seulement permis, de par le droit à la liberté, de ne pas nous engager dans la voie des philosophes ». (3) Problème de l’homogénéité : peut-on trouver un invariant historique dans la tradition philosophique ? Appliquer à la recherche du propre d’une discipline, ce troisième critère revient à produire l’argument de la coutume : « voilà ce que les philosophes ont toujours fait ». On cherche alors une cohérence transhistorique. En effet, comment revendiquer un propre de la philosophie si ce dernier ne l’a pas toujours accompagnée par-delà ses atermoiements et ses métamorphoses ? Ce dernier critère nous mène du côté de la dimension pratique de la philosophie : est philosophique l’activité de la pensée qui fonctionne comme exercice sur soi, essai de soi, transformation de soi. Hadot, Foucault ou Shusterman, par-delà leurs différences, ont contribué à remettre sur le devant de la scène la nature proprement éthique de la philosophie. Comme Hadot y a insisté, cette caractéristique est présente dans toute l’histoire de la philosophie : il a fallu que la philosophie devienne un métier et une activité universitaire pour qu’ait lieu un oubli passager de cet enjeu premier. De fait, la philosophie est pratique de part en part, et ne saurait aucunement être théorie pure : si je pense, je me transforme car en effectuant un raisonnement, en m’appropriant une nouvelle idée, je ne suis plus le même qu’avant ; il est donc impossible de penser sans transformer l’état du monde (dont je fais partie). Tous les grands philosophes avaient une haute conscience de cette perspective qu’il voulait orienter vers un devenir-meilleur (philosopher pour mieux agir). Ce dernier critère, qui n’est aucunement distinctif (comme le premier) ni sélectif (comme le second), permettrait de considérer un auteur comme Pierre Bourdieu comme éminemment philosophe – par le rôle fortement réflexif qu’il confère à la sociologie et son objectif de libération par la connaissance. Conclusion La conjonction des trois conditions du propre produit-elle un ensemble vide ou bien peut-on proposer une définition du propre de la philosophie qui les satisfasse toutes ? C’est ce dont nous devrons discuter.