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hôpital de la salpêtrière
unité de soins intensifs
5 juin - 10 juin 1986
Lorsque je me réveille, je suis parfaitement heureuse.
Comme après un long sommeil.
Peut-être étais-je très fatiguée avant ? Je souris, je
suis bien, profondément bien. État de grâce, de
béatitude.
Première image : le ciel. Un ciel de juin. Lumineux.
D’un bleu intense, pur, à l’image de ma sérénité.
Je suis allongée. J’ignore que je suis à l’hôpital. Il y
a pourtant ces images des infirmières, qui passent
et repassent.
Qu’est-ce que je fais là ? Pourquoi suis-je là ? Je n’ai
pas mal pourtant.
Tout cela me fait un peu peur.
Près de moi se trouve un homme. C’est un familier, mais j’ignore son prénom.
Il tient ma main droite.
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martine drigues
Avec ma main gauche, je retire sa main de la
mienne.
Cet homme est triste, très triste.
Il a de beaux yeux.
Il pleure ou a pleuré. Visiblement il ne s’est pas
rasé depuis plusieurs jours.
Je pense qu’il a un souci.
Autre jour.
L’homme est toujours là.
Quelque chose n’est pas normal : j’ai une sonde
gastrique, une sonde urinaire, une perfusion.
Surprise absolue : pourquoi tout ce matériel ? Je
n’ai pas mal pourtant.
Beaucoup de questions arrivent à mon cerveau,
mais je n’ai aucune réponse.
Autre jour :
Premières voix, celles des infirmières qui s’occupent
de moi comme si je n’étais qu’un corps.
J’entends très bien tout ce qui se passe autour de
moi mais je ne comprends pas tout.
Autre jour :
L’homme me caresse la main. Il répète « Ma
femme ».
Il me dit que j’ai trois enfants.
Je compte sur mes doigts : un, deux, trois.
Je pleure.
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hémi… ennemie-amie
Je recommence, avec mes doigts : un, deux, trois.
Un, deux, trois. Je fais ça six ou sept fois.
Je n’ai aucune émotion.
J’ai trois enfants. C’est tout.
Autre jour :
Une fille vient me voir.
Je la connais, c’est quelqu’un de très proche.
Je le sais mais c’est tout.
Elle me dit qu’elle est ma belle-sœur Chantal.
De nouveau je sombre dans un semi-coma.
Autre jour :
Des gens plus âgés viennent me voir.
Ils pleurent.
Ils disent qu’ils sont mes parents.
« Qu’est-ce qu’ils me veulent ? »
Je suis sans émotion. C’est comme si, dans mon
cerveau, on avait ôté le siège des émotions.
Ils m’agacent un peu.
Je voudrais manger.
Autre jour :
Un homme entre. Il a les cheveux blancs. Il porte
des lunettes. C’est un docteur. Il me dit « Bonjour
jolie madame ».
Je ne comprends pas ce qu’il raconte.
Je ne suis consciente de rien.
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martine drigues
Autre jour :
Première émotion : la colère.
Cette sonde urinaire me gêne.
J’essaie de l’arracher.
Il faut me l’enlever. Tout de suite !
Autre jour :
Deuxième émotion : encore la colère.
Une infirmière a pris le livre que l’homme m’a
apporté.
Je ne sais pas lire ce qu’il y a d’écrit mais je sais que
le livre est à moi.
Quand l’homme rapporte des livres, je fais attention à ce qu’on ne me les prenne pas.
Autre jour :
L’homme me dit que je vais avoir une autre chambre.
Dans mon cerveau, première manifestation d’un
plaisir autre que celui d’avaler de la nourriture : je
comprends que je ne vais plus avoir ces tubes.
C’est bien.
Je ne demande jamais à me lever : je n’y pense
même pas.
Une infirmière fait ma toilette.
Je n’aime pas qu’on me touche.
Je ne demande pas à voir mon visage.
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hémi… ennemie-amie
Je n’ai conscience de rien. Ni d’être là. Ni de ne pas
être là.
Je n’ai pas de désirs.
C’est plat.
Je n’ai aucune émotion.
Je dors bien.
Je n’ai aucune conscience du temps.
Je suis insensible.
Autre jour :
Il n’y a pas de bruit.
Je n’entends que celui du monitoring.
Cela ne m’inquiète pas.
Le temps est plat.
Martine et Claude Drigues
Le temps des amours