thomas teurlai - Galerie Loevenbruck

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Thomas Teurlai
Entretien avec Lise Guéhenneux, Marseille, 20 mai 2015
L. G. : Actuellement, tu utilises un blog pour diffuser ton travail via Internet. Tu y présentes
les pièces de ton Diplôme national supérieur d’expression plastique (2011), les considères-tu comme faisant toujours partie intégrante de ton travail d’artiste ?
T. T. : Il s’agit de tous les dispositifs d’énergie sur les circuits existants, des sculptures qui
sont présentes parce qu’il y a une tension – tu penses que tu vas t’électrifier, à cause des
émanations d’alcool. Ce sont des expérimentations que je continue à faire, qui sont moins
centrées sur la pièce elle-même et qui se développent davantage dans l’environnement.
L. G. : Quelles pièces te semblent emblématiques pour définir ou analyser ta pratique ?
T. T. : En général c’est un aller-retour entre deux régimes, entre des dispositifs qui jouent
vraiment sur leur présence et ceux qui usent des détournements, et puis des choses qui
s’affirment avec du son. Cela peut être une sculpture classique comme l’alambic qui s’érige,
avec des flammes, et d’un autre côté, des choses beaucoup plus fines, plus diffuses, plus
diluées, qui se pluggent sur de l’existant, qui sont juste de petits détournements. Que ce
soit les pièces utilisant le gaz ou les bars clandestins dans les radiateurs, cela se situe
toujours entre ces deux registres.
L. G. : Quelles sont les pièces ou les expériences qui ont été déterminantes dans ta pratique ou qui montrent un passage d’un questionnement à un autre ou encore qui ont permis un changement d’échelle ?
T. T. : Pour moi ce sont les bars clandestins dans les radiateurs…
L. G. : Illicite Bar [radiateur, vin rouge, dimensions variables – les chauffages d’un bâtiment sont remplis de vin rouge, n’importe qui peut ouvrir et se servir] ? Qui date de quelle
époque ?
T. T. : C’est l’une des toutes premières pièces que j’ai réalisées à la Villa Arson. Toujours dans
l’idée de cette problématique qui questionne la présence dans l’espace, mais sans aborder
l’histoire de l’in situ. Oui. Qu’est-ce que cela fait là ? Lorsque je suis arrivé dans les galeries
d’essai de la Villa Arson, je me suis retrouvé dans un espace immense avec une version de
Distillery assez petite, une pièce, faite d’un montage entre un bec benzène, une bombonne
de gaz et un extincteur. Et c’était juste ridicule. Je me suis alors rappelé une anecdote : aux
États-Unis, pendant la période de la prohibition, on remplissait tout le système de chauffage de whisky et l’on pouvait ainsi se servir directement aux robinets des radiateurs et cela
évitait de détruire tout le stock d’alcool à la moindre descente de flics. J’ai trouvé cela très
intéressant par rapport à une pratique au sein d’une économie parallèle, une économie de
la débrouille. Et cela entraîne en même temps un certain rapport à l’objet d’art – comment
il s’affirme –, un certain un rapport à la sculpture – comment elle tend également à disparaître.
L. G. : Pourquoi ces questionnements ? Est-ce parce que tu penses que le lien avec le
domaine de l’art ne se fait pas automatiquement ?
T. T. : En tout cas, pour parler juste de forme, ce sont des objets – que ce soient les dispositifs de bars clandestins ou les ustensiles que se fabriquent les prisonniers pour se
tatouer, pour jouer aux échecs, pour allumer une clope, et tous ceux encore que j’ai pu voir
en Afrique – qui sont produits par un type d’économie précise. Comment, avec presque rien,
tu fais des objets parfaits. Pour moi, c’est hyper beau. Ensuite, en disant cela je sais que
j’émets déjà un jugement esthétique. Mais, à un moment, je pense que tout est à sa place.
L. G. : Quand tu dis que tout est à sa place, est-ce par rapport à l’usage, à la fonction ?
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T. T. : C’est par rapport à la fonction.
L. G. : C’est la fonction qui fait la forme. Ne serais-tu pas un peu fonctionnaliste ?
T. T. : Je ne sais pas si l’on peut dire cela.
L. G. : Cela existe mais par rapport au questionnement moderne.
T. T. : Je ne me réfère pas à cette histoire moderne quand je dis cela. Regarde plutôt les
camps d’orpailleurs, tout y est hyper simple. Tu vas avoir, par exemple, un moteur diesel
pour servir de pompe. Dans les gestes, dans tout ce qui est utilisé, il y a quelque chose
qui est parfaitement à sa place. Et à l’instar de cela, plutôt que de se prendre la tête par
rapport à ce que l’on va faire, on préfère se donner un objectif. Le projet des graffitis est
vraiment dans cette logique-là.
L. G. : C’est une collaboration ?
T. T. : Oui, avec Ugo Schiavi. Au début, ce n’était pas évident, alors, on s’est donné un principe économique pour trouver un moyen de faire quelque chose, et nous sommes allés
voler des graffitis. Nous avons fait cela de façon empirique pour trouver les outils, les horaires, les lieux, etc.
L. G. : Que vouliez-vous faire exactement au départ ?
T. T. : En fait, à la sortie de la Villa Arson, il y a deux prix, suivis, un an après, d’une exposition
à la galerie de la Marine, à Nice. Nous nous sommes dit qu’il serait bien de se saisir de
cette occasion, tous les deux ensemble, pour repartir de choses complètement nouvelles.
Pendant un an, entre la Suisse et le sud de la France, nous sommes allés décoller des graffitis dans des terrains offrant des couches épaisses de peinture.
L. G. : D’où vient le visuel du catalogue qui donne le nom au projet ?
T. T. : C’est une image que nous avons trouvée sur Internet ; une palissade photographiée à
La Nouvelle-Orléans juste après le passage de Katrina. L’inscription « Looters will be shot
» (« les pillards seront abattus ») est la phrase qui est inscrite sur les murs quand il n’y a
plus de police. Pour l’exposition, nous avons présenté une espèce de stock archéologique
constitué de rouleaux de peinture – sachant qu’une couche épaisse de peinture provenant
de certains terrains correspond à vingt ans de graphes.
L. G. : Quelle méthode avez-vous mise en place pour les prélever ?
T. T. : Cela dépendait des qualités de peintures utilisées et de l’heure de la journée. L’été,
quand le soleil bombardait sur les bunkers, cela se décollait tout seul. C’est un matériau
qui reste vivant, qui ramollit à la chaleur, devient cassant au froid, même vingt ans après
l’application sur le mur. Nous nous sommes fabriqué des espèces de machines à vapeur
: autocuiseur, pistolet –, puis des couteaux de cuisine. Lors de cette opération, il n’y a eu
que des gestes pratiques. On décrochait les plaques, puis on les roulait afin de pouvoir les
transporter. Et tout cela se passait dans des terrains inaccessibles en camion, avec des
couches de peinture risquant de se casser à tout moment. L’image du tableau volé, de la
découpe, est apparue tout de suite avec évidence. Donc rouler un tableau volé allait de
soi. Et lorsqu’il a été question de réinstaller le dispositif chez Michel Fédoroff, nous avons
fabriqué des caisses de transport archéologiques, qui sont constituées de châssis suspendus à des chambres à air pour préserver des chocs fatals.
L. G. : C’est un mode de transport adapté aux pièces d’archéologie. Ce projet vous a ame-
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nés à vous lancer dans une grande opération de manutention ?
T. T. : Ces caisses, juste avec des arêtes, qui absorbent les chocs constituent le mode
de transport des statues antiques, par exemple. Oui. Même si tout est discuté à chaque
étape, au final, on est dans un rapport pragmatique à une entreprise, au faire. Ce n’est
pas simplement une activité dans le vide, mais un faire qui est lié à une économie, à une
logistique, des questions liées à des savoir-faire traditionnels, à des savoir-faire fonctionnels de transport d’art ou d’objets, comme les gisants, les tableaux volés, et qui finissent
toujours par recouper des questions esthétiques.
L. G. : C’est un mode de conservation en même temps qu’un mode de présentation ?
T. T. : Oui. En faisant un projet sur les graffitis, nous savions que nous étions sur une piste
glissante avec toute la vague Hype Street Art. Nous ne voulions surtout pas en faire des
peintures. Nous voulions que les objets soient vus pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire de la
peinture morte, des couches de peinture, des peaux.
L. G. : Penses-tu que vous repreniez aussi le geste des « prédateurs d’affiches » des
années 1960 ?
T. T. : Un peu… Mais contrairement à ces artistes qui cherchaient les signes se trouvant
sur ces objets, nous étions intéressés par la matière, l’eau qui s’infiltre entre les couches
de matière. Les solvants qui finissaient par dégager dans l’exposition une odeur de peinture mélangée à celle de l’eau croupie et de l’acétone ajoutaient une dimension vraiment
bizarre. Et des signes que sont les graphes, il ne restait plus que la couleur. Ce projet n’entend pas produire une critique du graffiti. Les graffitis faits dans une démarche radicale
ne sont pas volables. En général, la personne ne passe qu’une fois sur le lieu et l’on ne
repasse pas son graphe parce qu’elle est suffisamment respectée ou alors elle choisit un
endroit suffisamment vandale pour que son graphe soit très vite nettoyé ou un endroit trop
difficile à atteindre pour qu’il ne soit pas recouvert. Et en fait, les seuls graffitis que nous
avons été capables de voler sont ceux qui ont été réalisés par les grapheurs du dimanche.
Ce sont les seuls que l’on peut trouver en couches épaisses ou alors ce sont des graffitis
récents issus d’un phénomène né dans les années 1980 et qui est mort au début des années 1990. Donc, ces graffitis que nous avons récupérés étaient déjà des peaux mortes
sur les murs.
L. G. : Était-ce ton premier projet collaboratif ?
T. T. : En 2012, pour Dreamcatcher, j’avais déjà travaillé avec Quentin Euverte, un ami, qui
est maintenant à Paris… Toujours à partir de gestes pratiques, avec le son, avec toujours
ce régime dans le travail, ce rapport aux choses qui passent généralement inaperçues.
Ça s’est fait avec un chalumeau oxy-gaz, un outil qui sert à découper le métal. Pour t’en
servir, tu allumes toujours l’acétylène en premier, avant d’allumer l’oxygène. Tous ceux qui
fréquentent un atelier le savent. Souvent, si tu tardes à allumer l’oxygène, l’acétylène brûle
et crée de petites suies hyper légères qui s’envolent… mais ce phénomène dure seulement
trois secondes. Et là, ce geste a été suspendu toute une journée dans une maison. Au bout
d’un moment c’est devenu Pompéi parce que les suies partaient dans toute la maison, se
déposaient sur toutes les plinthes, se collaient sur les toiles d’araignée, les révélaient en
les recouvrant de suie noire. Et lorsque tu te promenais dans l’espace, tu étais obligé de
faire le point et du coup, cela provoquait un rapport bizarre à l’espace. La toile d’araignée,
c’était le plus beau parce que ce n’était pas prévu. C’est pour cette raison que nous avons
appelé ce dispositif Dreamcatcher… comme un attrape-rêves de cauchemar.
L. G. : L’importance du projet n’est-elle pas liée également à son acquisition par un collectionneur ?
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T. T. : Cela nous a bien aidés en nous donnant un « coup de kick », ce qui nous a permis de
pouvoir nous consacrer au travail sans être obligé de prendre des boulots alimentaires.
L. G. : Comment avez-vous installé le dispositif chez le collectionneur et comment s’est
passé votre échange ?
T. T. : La première fois que nous sommes allés installer le dispositif chez lui, nous avons
voulu reprendre l’installation de la galerie de la Marine, sauf que cela ne collait pas avec
l’espace, qui était très différent, et nous avons passé trois jours à tâtonner. Au bout de
trois de jours, Michel Fédoroff est revenu voir le résultat alors que cela ne marchait toujours pas. Il savait comment les artistes travaillent. Il n’a pas voulu décider seul de la place
du dispositif et ne nous a pas mis la pression. Chez lui, l’implantation d’une pièce était
toujours le résultat d’un vrai dialogue avec l’artiste. Et il a revendu pas mal de pièces anciennes pour pouvoir acheter celles de jeunes artistes. Voilà, ce projet a été un peu le «
kick », comme bosser à plusieurs a été et reste toujours important, parce que le boulot ne
s’arrête jamais, il prend plus d’ampleur et tu t’amuses davantage. C’est clair que tout seul
dans l’atelier, tu finis par entendre des voix. Malgré tout, j’en ai vraiment besoin parce que
je ne peux pas arriver sans préparation pour faire un projet parce qu’il y a plein de réglages
techniques, qu’il faut essayer avant. Pour l’invitation à Baltimore, par exemple, je dois faire
des tests de terre cuite et des réglages sur une plaque de verre puisque je ne passe que
trois semaines sur place. Si je pouvais payer quelqu’un pour le faire à ma place, je le ferais,
car je préfère être en mouvement et puis ne pas être dans la partie artisanale du travail,
même si cela se termine toujours un peu comme cela.
L. G. : Le temps où l’artiste devient l’artisan de sa propre pratique ne te stimule pas ?
T. T. : À la fin, tu as l’impression d’avoir une boîte de BTP. Tu ne fais que prendre ton camion
pour aller chez Leroy Merlin, être sur les forums d’électriciens pour savoir comment tu démontes une machine, cela ne m’excite pas, même si c’est capital pour le boulot parce que
j’essaie toujours de réapprendre des techniques. C’est pour cela qu’Internet et Youtube
sont hyper importants. C’est incroyable le nombre de personnes qui y font des vidéos «
inutiles ». C’est vraiment là que tu apprends des savoir-faire précis.
L. G. : Tu pars toujours du bricolage sur des éléments et des objets récupérés ?
T. T. : Cela a commencé avec de la récupération, mais s’il faut que les pièces tiennent trois
mois, il faudra passer à autre chose. Nous achetons quand même certaines choses, mais
en général, c’est marcher dans la rue, trouver un truc et te demander ce que tu vas faire
avec. C’est vraiment un hasard mais en même temps ce n’est pas anodin non plus si ces
objets-là se retrouvent à la poubelle, c’est qu’ils sont produits en masse, qu’ils sont dans
le cycle de l’obsolescence programmée, que les gens pourraient rebrancher un fil mais
comme ils trouvent cela trop compliqué, ils préfèrent en racheter un. Et quels types d’objet sont touchés par cela ? Les micro-ondes par exemple, des objets du quotidien, ceux
que tout le monde possède même les personnes très pauvres – tout le monde à un micro-ondes.
L. G. : Le dispositif que tu as présenté à Turin en 2014 était-il composé de ce type d’objets ?
T. T. : Oui. Il y avait un réfrigérateur transformé en paillasse de chimie.
L. G. : Quand tu parles de récupération, dans ce dispositif, on voit, par exemple, toute une
gamme de produits blancs et des ordinateurs.
T. T. : C’est illégal de récupérer les ordinateurs, c’est un monopole privatisé, parce que leurs
composants contiennent beaucoup de métaux précieux. En fait, beaucoup de gens les ré-
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cupèrent malgré tout.
L. G. : À Turin, tu avais monté un laboratoire clandestin destiné précisément à la récupération de ces métaux précieux ?
T. T. : Il n’était pas clandestin vu qu’il se trouvait dans un centre d’art. Il était clandestin
tant qu’il était dans le hangar qui me servait d’atelier. Et cela marchait vraiment là seulement, dans le hangar. Ensuite, je n’allais pas tout changer… Et si c’était pour refaire la
fiction de l’orpailleur, cela ne m’intéressait pas. Enfin, c’est une question qui me pendait
au nez depuis un moment, il fallait que je me la pose à un moment ou à un autre. Je me
suis demandé ce que cela faisait là et j’ai tout de suite senti que c’était raté. Au moment de
l’exposition, cela se sent lorsque l’on ne tire pas sur la corde pour continuer à faire vivre le
projet. Au final, cela va de soi, ce sont comme des restes.
L. G. : Tu penses que le projet a échoué parce qu’il a été trop tiré du côté de la fiction et
qu’alors il y avait trop de mise en scène, que le dispositif s’est transformé en spectacle ?
T. T. : Le deal c’était que je puisse travailler trois semaines dans le centre d’art et cela n’a
pas été possible. Si cela s’était fait, à ce moment-là, tout aurait été à sa place. Il a fallu
tout faire dans le hangar et ensuite tout apporter dans le centre d’art et, du coup, tout
avait l’air, de toute façon, mis en scène. Si on s’était servi du centre d’art comme d’un local
dans lequel on monte le laboratoire, où l’on récupère les métaux précieux puis qu’on abandonne en laissant la lumière allumée avec les machines en marche, s’il y avait eu toutes
les coulées d’acide au sol, cela aurait fait moins télescopé et on aurait pénétré dans le lieu
comme si l’on arrivait après l’action.
L. G. : Tout était très propre et il manquait ce qui, dans ta sculpture, est plus diffus, lié à
un phénomène, quelque chose qui se déroule, quelque chose qui est de l’ordre de l’espace mais également du temps.
T. T. : C’est peut-être le degré zéro de la présence mais, oui, les choses bougent. Le projet
des graffitis était intéressant de ce point de vue. Les objets étaient inertes, donc pour faire
une exposition c’est pas mal car cela ne risque pas de tomber en panne tout le temps,
et puis il y avait eu tellement d’énergie dégagée tout au long du projet qu’elle résonnait
encore dans les objets même s’ils ne bougeaient pas. Oui. Donner une présence, une temporalité même si, finalement, c’est toujours une temporalité étirée ou cela finit par ne plus
en avoir du tout car c’est quelque chose qui doit durer une seconde alors qu’on la prolonge.
Ce ne sont jamais des objets qui se suffisent à eux-mêmes. Ils sont toujours pensés dans
un rapport au reste.
L. G. : Ce rapport au corps, à l’espace et au contexte inclut-il le rapport du visiteur au
dispositif au moment de l’exposition ?
T. T. : C’est pour cette raison que j’ai commencé à travailler avec l’alcool, les vapeurs d’alcool
ou la tradition de l’alchimie. Il y a l’alambic avec la métaphore qu’il convoque, il est comme
le corps humain, et les vapeurs d’alcool qui viennent ouvrir d’autres espaces puisque tu
vas commencer à être saoul, cela va jouer sur le comportement, le conditionnement, sur
la façon dont on se conduit dans un musée ou par rapport à un objet. C’est Laurent Faulon qui m’a parlé de la phrase d’Ad Reinhardt sur la sculpture : « C’est ce dans quoi l’on
bute quand on recule pour regarder un tableau. » Ce rapport-là il est marrant. Lorsque je
suis allé à la Tate Gallery, à Londres, j’ai vu toutes les salles bien rangées avec une salle
surréaliste, une salle minimaliste. Dans la salle des minimalistes, c’est plein à craquer. Ils
sont tous là, tu as Donald Judd, etc., toujours de belles pièces, toujours intéressantes, tu
regardes et puis dans le fond, tu as le petit cube de Hans Haacke avec la condensation
ou les reliquaires de Paul Thek – ils ont quand même fait un pas de côté par rapport aux
autres. Tu nais à un endroit, tu étudies à un endroit, et forcément, les productions que tu
vas faire ne tombent pas du ciel, mais ce qui est intéressant c’est comment elles s’écartent
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du reste et comment cela finit par faire une présence, après, le reste, c’est un peu comme
les collections de mode, automne-hiver, le temps passe donc cela change.
L. G. : Et le projet exposé à la Villa Arson, à Nice, dans « FROM & TO » [novembre 2014 –
janvier 2015] Jambe de botte, avec Diane Blondeau et Vivien Roubaud [métal, moules en
bois, mobilier Alstom SNCF, chaises en plastique fondues, cadre de scooter, installation
sonore, 543 x 143 x 87 cm] ?
T. T. : C’est le dernier projet en date réalisé en collaboration avec Vivien Roubaud et Diane
Blondeau. En fait, c’est un mélange empirique de hasards. Nous sommes tombés sur une
usine désaffectée à côté de Dijon qui coulait des pièces pour la SNCF. Et l’on y a récupéré les moules en bois qui servaient à faire les négatifs en sable. Ensuite, durant trois
semaines, nous avons créé une espèce d’usine complètement défoncée avec des bétonnières transformées en creusets. On a fondu quatre cents chaises de jardin en plastique
pour réaliser des sortes de scuds que l’on croirait fait en bronze.
L. G. : Jambe de botte. D’où vient ce titre ?
T. T. : C’est la traduction littérale de bootleg, qui « est un disque qui peut contenir l’enregistrement d’un concert fait depuis le public par un spectateur ou sur la table de mixage par
un sonorisateur peu regardant, et cela sans aucune autorisation. Le bootleg peut aussi
contenir des “outtakes” de studio (chansons rejetées pour un album, etc.), des démos, des
répétitions, et même des interviews radio ». C’est aussi l’art de mixer plusieurs morceaux
pour n’en faire qu’un qu’utilisent les DJ avec des platines. Nous sommes tombés là-dessus sur Wikipédia. Jambe de botte est une sculpture sonore. On joue l’un des cylindres qui
tourne comme un phonographe. Tu as l’impression d’entendre un bombardement avec des
souffles énormes et des tirs distincts.
L. G. : Et le son qui est répercuté dans les enceintes est lu avec un simple bras ?
T. T. : Oui, juste avec un bras de phonographe qui lirait un microsillon.
L. G. : Ainsi cela tire la sculpture vers quelque chose qui est guerrier ?
T. T. : Le son était évident pour tout le monde.
L. G. : Était-ce une surprise ?
T. T. : On a mis les moules, on les a coulés, pour se rendre compte que l’on voyait apparaître
des sortes de missiles scuds ou des spoutniks, il y avait déjà quelque chose de l’ordre
d’une arme. Tu vois, les sous-marins russes qui ont coulé et qui sont toujours au fond de
la mer avec des ogives nucléaires toutes rouillées en train de fuir… Et ensuite, avec le son,
c’est devenu évident. Depuis le début, on se disait que l’on aimerait bien lire, jouer ces objets, qu’ils produisent du son, et comme on a dû travailler comme des malades, avec tous
les jours de nouveaux problèmes techniques qui se présentaient, on n’a pu les écouter que
la veille. La veille donc, on a placé le bras du phonographe et cela s’est mis à faire le bruit
d’un bombardement. Mais, toujours, en parallèle, par rapport à ce projet-là, ce qui apparaît encore une fois comme important, c’est de devoir monter une entreprise. On part de
zéro. On ne s’en rend pas compte en voyant les pièces, mais tout le lieu était complètement
défoncé à la fin car on a dû faire de très nombreux tests, pour savoir quel plastique fondre,
par exemple, ou pour savoir quels pourcentages de produits introduire dans la matière. Et
cela a créé une espèce de grand bazar.
L. G. : Où était installé votre chantier pour ce projet ?
T. T. : C’était à La Station, à Nice. Ce qui était hyper présent, c’est le développement d’un
savoir empirique. Quand on voit comment cela s’est déroulé, on peut penser que c’était
n’importe quoi toute cette zone, mais c’est comme lorsque l’on cherche à mettre au point
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une méthodologie ou un protocole à l’intérieur d’une démarche scientifique, il y a vraiment
un très gros travail fourni à ce niveau et l’on passe des heures à faire des mises au point.
L. G. : Avez-vous tout de suite trouvé le bon matériau ?
T. T. : Avant de trouver les chaises de jardin en plastique comme solution, on a tout essayé
– comme de faire fondre des pare-chocs de voiture dans l’acétone, ce qui donnait un plastique trop liquide.
L. G. : Il y a un côté Bernard Palissy tel qu’on le représente dans les images d’Épinal,
devant son four allumé, qui brûle tout ce qu’il a chez lui pour poursuivre fébrilement ses
recherches sur les volumes dans la céramique.
T. T. : On invente en même temps que l’on prend à des choses existant déjà.
L. G. : Que vous détournez ?
T. T. : Sur Wikipédia, Youtube, enfin Internet, tu as plein de personnes qui décident de mettre
en ligne les choses qu’ils font pour passer le temps. Tous les objets de consommation, de
loisir aussi, beaucoup… Dès qu’une technologie sort, certains essaient tout de suite de
la refabriquer gratuitement et il y a pas mal de choses intéressantes, même assez belles
là-dedans.
L. G. : N’y a-t-il pas également un esprit d’entraide dans ces réseaux Internet ?
T. T. : Notre affaire, c’est de nous réapproprier les moyens de production, d’en réinventer
d’autres, souvent décadents. Et il faut prendre en compte également que nos moyens de
production sont toujours, pas caricaturaux, mais grotesques.
Et la chose pour laquelle je n’ai pas encore trouvé de pirouette c’est l’écologie. On me
branche souvent sur le côté écologique qu’aurait ma pratique alors que, pour chaque
projet, l’empreinte carbone est très salée. Pour ce dernier projet, la fumée qui sortait des
chaises en plastique en train de fondre était terrible… donc je ne sais pas trop quoi répondre…
L. G. : Le côté écologique n’est-il pas évoqué plutôt pour le recyclage qui est fait d’objets
et de savoir-faire dans le travail ?
T. T. : On est toujours dans un mode qui a l’air post-apocalyptique comme sorti de l’âge des
cavernes.
L. G. : Un côté dystopique ?
T. T. : C’est amusant ce télescopage entre les deux. On dit que c’est dystopique, que c’est
de la science-fiction, genre Mad Max, etc. Tu n’as qu’à aller à Dakar, tu vois que ce n’est
pas de la science-fiction, et tu n’es même pas obligé d’aller jusqu’à Dakar, tu vas dans
les camps de Roms. Ces dispositifs existent, que ce soit pour l’habitat, pour la réparation des voitures. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est contemporain. D’ailleurs ce n’est
pas qu’une histoire de consommation. J’ai lu Éloge du carburateur de Matthew B. Crawford ; c’est l’histoire d’un philosophe qui choisit d’ouvrir un atelier de réparation de motos
anciennes. Il explique, dans son ouvrage, que le bricolage ou la mécanique impliquent un
niveau d’anticipation pour faire face à toutes les éventualités. Les filières techniques ou la
mécanique ont été méprisées et réservées à ceux qui travaillent mal à l’école alors que le
mécanicien a le niveau d’un ingénieur pour envisager toutes les potentialités d’une panne,
de manière virtuelle. Ça fuse à fond. Et se réapproprier ces moyens-là, refabriquer les
choses, remettre des chaînes en route, c’est un travail intellectuel qui est indispensable
aux humains pour qu’ils ne soient pas juste des consommateurs. La lumière s’éteint et
l’on ne sait rien faire, on appelle quelqu’un et en attendant on restera dans le noir ; cette
métaphore est étirable à souhait. Après, nous ne nous sommes pas assis autour d’une
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table pour discuter du besoin humain de se rapprocher des moyens de production. C’est
beaucoup plus pragmatique : il n’y a pas d’argent, il y a des choses dans la rue, il faut que
l’on travaille.
L. G. : Tu veux dire que ce n’est pas programmatique comme dans les années 1960 ou
1970 ?
T. T. : Mais c’est cohérent avec l’économie dans laquelle nous travaillions, dans laquelle
nous travaillons toujours même si nous avons un peu plus de subventions. De toute façon
ce n’est pas grand-chose comparé à l’échelle de l’industrie.
L. G. : Cela me rappelle un peu une façon de pratiquer de Malachi Farrell… Qu’en pensestu ?
T. T. : Il fabrique tout, jusqu’aux circuits imprimés parce qu’il y a un monopole là-dessus.
Dans la façon de s’approprier les moyens de production peut-être, parce que sans cela les
sculptures ne pourraient pas exister. On décide de fabriquer des circuits imprimés parce
qu’ils ne sont pas mis en vente libre. Il ne faut pas pousser, parce que les gens pourraient
se reconstruire des choses eux-mêmes ! Tu dois fabriquer tout toi-même donc tu vas trouver les moyens de le faire et tu trouves cela sur Internet sur les forums, Youtube, Wikipédia,
qui sont devenus les vraies sources du savoir populaire d’aujourd’hui. Il y a des milliers de
choses qui s’échangent. Donc, il y a tout un réseau parallèle de la connaissance pratique
des choses.
L. G. : Et par rapport au monde de l’art, où tu te situes ?
T. T. : Je ne sais pas, les choses arrivent un peu comme cela.
L. G. : Tu veux dire que cela te tombe dessus par hasard ?
T. T. : Ce n’est pas cela parce que j’aurais pu partir vivre au fin fond de la jungle pour faire
des trucs dans mon coin. Cela m’a toujours intéressé mais je pense que j’en vois les limites. Je vois aussi comment les choses prennent forme et le « monde de l’art », cela peut
aussi être une grosse machine à médiocrité où tu peux faire quinze mille choses en même
temps et ne plus passer ton temps que dans des rendez-vous et des trains. Dans le travail,
il faut laisser une place au temps de l’expérimentation. C’est en partie pour cette raison
que plutôt que de déplacer les pièces d’une exposition, je demande souvent à passer du
temps sur place, même si en un mois tu ne rencontres jamais tout le contexte, les rapports
sociaux d’une ville ou d’un lieu, mais tu es au moins baigné un petit peu dedans. Exposer
dans un centre d’art, c’est en permanence faire des concessions et négocier pour que le
travail reste un peu en vie. Ensuite, c’est sur la durée seulement que tu peux voir si cela te
pèse, si tu lyophilises le tout ou bien si tu persistes.
L. G. : Et ton expérience du Palais de Tokyo pour « L’état du ciel, partie 2 » [Gong, plaque
de verre feuilletée brisée, transducteur basses fréquences, pince de verrier ; Chauffage
au sol, faux coffrage béton avec caillebotis, pulseur d’air] ?
T. T. : Là, c’était la découverte d’autre chose, c’est-à-dire que rien n’est prêt et on fait tout
sur place. En même temps que la vitre feuilletée, les basses très attirantes sonnaient
comme un bol tibétain. Tout s’est fait un peu comme dans un champ de bataille. Tu arrives,
il faut monter les murs, il n’y a pas eu le temps de travailler sur place et on a accroché les
choses au mieux, malgré le manque de temps. C’est pour cela que l’exposition était un peu
sèche, un peu froide parce que tu n’as pas le temps de t’approprier l’espace ni de remettre
des choses en question parce qu’une fois que c’est accroché là, refaire un autre trou cela
va coûter encore 250 euros.
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L. G. : Les normes de sécurité aussi contrecarrent le travail…
T. T. : Les techniciens ont construit la bouche de métro, un faux coffrage en béton pour
Chauffage au sol, une pièce sonore qui spatialisait le son comme si une rame de métro
passait. Il a fallu se battre afin qu’il n’y ait pas de grille autour de la plaque de verre, les
gens devaient pouvoir marcher sur la bouche, j’avais tout fait pour avec les bonnes grilles
et cela n’a pas été possible.
L. G. : Pour ce projet quelles ont été tes latitudes ?
T. T. : Mon problème, c’est qu’au début j’ai cru que l’on pouvait parler franchement. J’ai donc
tout annoncé, et je me suis pris alors deux mois d’échanges kafkaïens, alors que je serais
arrivé le jour même sans rien dire, cela aurait été pareil, je n’aurais pas angoissé deux mois
jusqu’à la semaine précédant le jour du vernissage, en me demandant si on allait avoir le
droit de montrer le dispositif ou non.
L. G. : Pensaient-ils que le verre allait se briser violemment ?
T. T. : Ça secoue, cela casse au fur et à mesure, mais cela ne casse jamais complètement.
Je le savais évidemment, mais ensuite tout dépend de la confiance l’on fait à l’artiste. Ils
ont quand même vu mon travail et celui de Vivien Roubaud, avec du feu et autre, avant de
dire, c’est Nice en ce moment, c’est cool et on les invite. C’est bizarre, parce que, ensuite, la
première chose qu’ils te disent, c’est pas de feu, etc. ; et tu te demandes s’ils ont vraiment
regardé ton travail.
L. G. : Pourtant Yves Klein, Jean Tinguely, puis les artistes de l’Arte Povera, Jannis Kounellis par exemple, ont habitué les responsables d’institution à présenter des pièces avec
des éléments vivants, le gaz. En France, en 1985, le CAPC-Musée d’art contemporain,
de Bordeaux, présentait un grand nombre de pièces de Kounellis avec du gaz allumé. Au
Museo d’arte contemporanea Donnaregina, de Naples, en 2006, c’était la même chose.
Serait-on aujourd’hui dans un moment de régression par rapport à ce type de pièce ?
T. T. : Quand il y a une exposition Yves Klein avec une pièce au gaz, ils ont le budget pour
payer le pompier qui sera là en permanence, ils mettent les bouteilles de gaz sur le toit
avec des normes incroyables. Il n’y a que sur les plates-formes pétrolières, sur les bases
de lancement des fusées Ariane et dans les musées, les centres d’art qu’il y a des normes
de sécurité pareilles. C’est ridicule. Quand tu veux faire une pièce avec du gaz, il faut que
toute l’électricité de la pièce soit traitée à la norme ATEX (ATmosphères EXplosibles), c’està-dire que les systèmes électriques sont gainés afin d’écarter le risque d’étincelles à l’air
libre. Cela coûte des millions. Sur les sites Seveso cela a du sens parce que cela peut raser
la France, mais dans un musée, il ne faut pas exagérer.
L. G. : Il y a des pièces qui ne peuvent plus exister ?
T. T. : Cela allait avec une époque où tu pouvais exposer dans un bâtiment public sans
toutes les normes actuelles et notamment les panneaux de sortie pompiers partout. Mais
ce ne sont pas les seuls espaces existants, et c’est pour cette raison que je travaille beaucoup via des invitations comme celle de Baltimore, dans un contexte moins normé. Il ne
peut pas y avoir une seule sorte de lieux d’exposition sinon le travail s’assèche. Au Palais
de Tokyo, tu as une visibilité. Tu exposes dans cet endroit et, d’un seul coup, on répond à tes
e-mails, c’est comme ça.
L. G. : Et en Afrique, où tu as réalisé Camping sauvage, une tente trempée dans la boue
du lac rose ?
T. T. : C’était à la sortie de l’école des beaux-arts. À ce moment-là, pour les demandes de
résidences intéressantes, je ne recevais même pas de réponse. Il fallait avoir un CV long
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comme le bras, ou alors ce sont des résidences au fin fond de la Creuse, on te donne 200
euros de budget et tu vas devoir donner des cours et faire un travail en rapport avec le
passé minier de la région. L’artiste devient dans ces cas-là un travailleur social bénévole,
et en plus il faut qu’il gère, qu’il compose avec la vie locale. J’ai donc choisi de faire un boulot alimentaire quelque temps pour pouvoir partir à des endroits où je n’avais pas à faire
la vaisselle et ou, au niveau du contexte, des gens, des ambiances que je rencontrais, il y
avait vraiment un truc vivant.
L. G. : Donc complètement autonome ?
T. T. : Une résidence sauvage. Et tu vois, dans le travail, c’est humainement très intéressant… Tu vas à Paris, à Lyon, etc., ce sont les mêmes personnes qui essaient de faire
comme des galeries berlinoises en plus cheap. Du coup, il vaut mieux aller ailleurs.
L. G. : Et le fait d’être à Marseille ?
T. T. : J’y habite. J’y travaille, je m’y repose, mais toujours en faisant la navette. Aujourd’hui il
n’y a plus vraiment de scène, il y a une grande scène qui est un peu homogène. Et je trouve
que c’est intéressant dans ce contexte d’aller dans des endroits parallèles pour voir des
choses qui ripent un peu. Easyjet c’est moins cher que le train et tu peux être partout, dans
toutes les villes en même temps, donc cela ne sert à rien d’aller s’entasser à Paris avec
tout le monde, de galérer, d’avoir un atelier grand comme une boîte à chaussures, avec une
qualité de vie déplorable pour te retrouver en plus dans une scène peu palpitante.
L. G. : Tu as donc besoin de la pratique de l’atelier alors que certains artistes disent le
contraire, qui redéploient les choses une fois dans l’espace d’exposition ?
T. T. : Depuis deux ans, je cherche un mélange pour réaliser un biscuit de terre d’argile qui
tienne sur une tente de camping. J’ai besoin d’essayer les choses et ensuite cela se règle
toujours sur place avec les matériaux sur lesquels je tomberai. Je me rends compte, par
exemple, qu’à côté de là où je bosse, il y a une ancienne usine et que là il y a des machines.
Je vais donc découvrir à cette occasion un savoir, une pratique que je ne connaissais pas –
une machine pour fabriquer des bouchonneuses par exemple. Puis, comme avec les gens
qui te reçoivent, les conditions changent tout le temps, il y a des essais techniques à faire
avant. Je ne vais pas perdre trois semaines sur place à Baltimore à essayer de voir ce qui
marche et ce qui ne marche pas, tester les mélanges de terre, des choses empiriques.
Je vais plutôt me concentrer pour régler sur place la remise en marche d’une chaîne qui
fabriquerait des objets en terre cuite. Mais je ne fais pas de pièces dans l’atelier pour les
apporter ou les montrer quelque part. Redéployer les choses sur place cela m’intéresse
beaucoup également, mais pour des raisons de temps c’est parfois difficile.
L. G. : Il y a des personnes qui sont spécialisées dans la restauration des œuvres d’art
contemporain, c’est passionnant parce que les artistes parfois n’ont pas voulu réfléchir
à leurs outils dont ils ont fait des œuvres éphémères qui ont été finalement conservées
ou qui ont inventé leurs outils sans vouloir penser à la fétichisation de leur travail. Donald Judd, par exemple, voulait que ces pièces, une fois rayées, partent à la casse mais
en fait elles ont toutes été restaurées. Qu’en penses-tu ?
T. T. : J’ai rencontré ce genre de spécialiste. C’est intéressant, tu te rends compte que chacun fait un peu sa tambouille. C’est un peu magique comment ils retrouvent ce qui fait
que l’objet a cet aspect-là. C’est un travail d’archéologie par rapport à une pratique qui
peut avoir seulement vingt ans. Pour continuer à présenter les œuvres de Nam June Paik,
par exemple, c’est très difficile car les tubes cathodiques des TV de l’époque ne se font
plus, apparemment lui ne s’en préoccupait pas du tout et maintenant sa veuve veut que
la même technologie soit encore utilisée. Il n’y a pas moyen de changer, il faut retrouver,
faire faire les mêmes tubes cathodiques, retrouver l’usine qui les fabriquait, racheter les
machines alors que l’on pourrait mettre un écran LCD, changer tout en gardant le même
aspect. On ne peut pas se permettre cela parce que l’on a fait tout à l’arrache et s’en foutre,
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même si on ne doit pas être trop exigeant là-dessus non plus.
L. G. : Tu ne peux jamais anticiper au point de savoir si ton œuvre va être conservée un
siècle. Est-ce que tu te préoccupes vraiment de la conservation à long terme quand tu
crées quelque chose ?
T. T. : Nous, c’est vraiment du basique. Ce sont toujours des choses universelles et il y en
aura toujours en stock. Même après le crash…
L. G. : Vous êtes déjà dans une production qui met en abîme une archéologie des savoirfaire, des prototypes. En général en termes de production, lorsque l’on crée un prototype,
c’est en pensant que ce prototype va évoluer jusqu’à un objet final qui permettra de nouveaux usages. Dans ton cas, ce n’est pas forcément cette logique qui prévaut puisque
tu vas dans l’autre sens, vers un archaïsme des savoir-faire que tu récupères pour les
remettre en route. L’archaïsme se trouve peut-être également dans le processus assez
lourd qui accompagne ta pratique et qui est assez jouissif puisqu’il s’étale, déborde dans
cette sorte d’entreprise que tu mets en place pour chaque projet avec d’autres.
T. T. : On a hésité à montrer l’usine pour le dernier projet niçois. Finalement, on va faire
une édition, ce qui n’est pas mal parce que cela évite le risque d’être trop didactique si tu
montres chaque fois l’entreprise.
L. G. : Quel est le statut des vidéos et as-tu une méthode pour les réaliser ?
TT. Avant je faisais des travellings maintenant j’essaie de faire un plan fixe de 50 minutes.
Elles servent à documenter l’œuvre mais ne sont pas des œuvres en soi.
L. G. : Aujourd’hui, y a-t-il des pièces que tu trouves moins intéressantes ?
T. T. : Les casques. Cela doit être les seules choses vendables sans trop se fatiguer et en
même temps, j’ai l’impression d’être face à des bibelots. Cela m’intéresse moins, sans parler du côté un peu chic et choc de l’art contemporain où l’on met des têtes de mort partout.
Ce sont des objets qui ne vont pas au-delà de ce qu’ils représentent alors qu’avec des dispositifs où il y a des enjeux physiques, des enjeux de contexte, de loi, d’économie, les objets continuent de vibrer malgré eux, cela se sent dans les objets et c’est plus intéressant
comme cela. Je ne sais pas comment cela vieillira. Ce n’est pas qu’il n’y a rien à dire, mais il
y a quelque chose qui peut être évident pour tout le monde en tout cas.
L. G. : Évident. Est-ce parce que sont des objets qui montrent assez de traces pour que
l’on essaie de réfléchir à leur origine ?
T. T. : J’y crois vraiment à la vibrance des choses, même si elles sont immobiles. On sent la
dépense, la trans-(piration). Et puis ce qui est évident, c’est qu’il y a au moins une sorte de
parcours qui s’opère dans la tête au premier abord de l’objet, puis, ensuite, quand on commence à noter les détails et à tourner autour pour se demander comment a été fait le truc.

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