ABSTRACT SUBLIMATION ET NEGATION DU

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ABSTRACT SUBLIMATION ET NEGATION DU
ABSTRACT
SUBLIMATION ET NEGATION DU CORPS FEMININ SURREALITSTE DANS L’ŒUVRE
DE MAN RAY, JOYCE MANSOUR ET GISELE PRASSINOS
by Anne-Sophie Dubosson
Par ce mémoire, je souhaite mettre en exergue la dynamique de représentation du corps féminin
et la notion du genre à l’intérieur du Surréalisme. Mes réflexions se sont portées sur trois grandes
figures de ce courant : Man Ray (L’Etoile de mer, et le Mystère du Château de Dés), Joyce
Mansour (Cris), et Gisèle Prassinos (Trouver sans Chercher). J’analyserai de façon détaillée ces
œuvres en mettant en lumière les contradictions et les complémentarités inhérentes à leur travail.
Je privilégierai ainsi différents supports artistiques tels que le cinéma et la littérature pour révéler
la diversité et la créativité du mouvement surréaliste.
SUBLIMATION ET NEGATION DU CORPS FEMININ SURREALISTE DANS L’OEUVRE
DE MAN RAY, JOYCE MANSOUR ET GISELE PRASSINOS
A Thesis
Submitted to the
Faculty of Miami University
in partial fulfillment of
the requirements for the degree of
Master of Arts
Department of French and Italian
by
Anne- Sophie Dubosson
Miami University
Oxford, Ohio
2014
Advisor:__________________________
Elisabeth Hodges
Reader:___________________________
Anna Klosowska
Reader:___________________________
Jonathan Strauss
Table of Contents
Introduction ..................................................................................................................................................1
Chapitre 1. Le corps automatique dans la cinématographie de Man Ray .....................................................7
Les débuts de Man Ray à Paris .................................................................................................................7
L’Etoile de Mer (1928).............................................................................................................................9
Le Mystère du Château de Dés (1929) ...................................................................................................13
Eros c’est la vie (Rrose Sélavy) (1920) ..................................................................................................15
Femme fatales, femmes enfant, la muse dans une dialectique irréconciliable chez Man Ray .................18
Réappropriation du corps par les écrivaines surréalistes ........................................................................20
Chapitre 2. Mansour et le désir irrésolu ......................................................................................................24
Le temps de l’expérience chez Mansour : la puissance d’un cri .............................................................25
Identités multiples, le dépassement du genre ..........................................................................................26
Le ventre, le sang, le regard paralysé : cartographie de la souffrance et du désir ...................................29
Chapitre 3. Le corps et les éléments chez Gisèle Prassinos ........................................................................33
La vie autonome et anarchique du corps ................................................................................................33
L’impossibilité du regard .......................................................................................................................38
Conclusion .................................................................................................................................................42
Bibliographie ..............................................................................................................................................44
ii
Introduction
Apollinaire nous dit : « Les fables s’étant pour la plupart réalisées, c’est au poète d’en
imaginer des nouvelles que les inventeurs puissent à leur tour réaliser. »1 Le mouvement d’avantgarde surréaliste, sous l’impulsion des premiers travaux de Freud, a célébré cette illumination
profane2, en se proposant de faire émerger ce qui reposait alors dans les profondeurs de
l’inconscient. André Breton fut un des premiers instigateurs de ce courant, en écrivant, à partir de
1924, son premier Manifeste du Surréalisme : face à une tradition littéraire qu’il considère fade et
peu engageante, il s’enthousiasme pour le regain d’intérêt que suscite l’inconscient dans la sphère
médicale. Bien qu’il s’éloigne par de nombreux aspects des théories freudiennes, il pense
cependant que le rêve et l’imagination sont des dimensions essentielles à la créativité et au
renouveau artistique3. Il dénonce le fait ramené au connu qui aboutit selon lui à l’impasse car il
nie à l’être humain sa complexité à délivrer ses sens de l’emprise du réel. Dans le premier
Manifeste du Surréalisme (1924), il prend l’exemple d’une description qu’il considère affligeante
par Dostoïevski dans Crime et châtiment, et relève à quel point la littérature ne devrait pas être
une juxtaposition d’évidences factuelles mais bien une mise en confrontation du monde intérieur,
des images mentales et de ce que nous percevons comme une réalité par nos sens. Selon lui, la
littérature ne se résume pas à une accumulation d’évènements qui impliquerait le héros d’une
histoire mais sa force devrait résider dans sa faculté à provoquer l’imagination des lecteurs en
mettant en scène la qualité « picturale » du rêve. L’image revêt par conséquent pour Breton une
dimension essentielle et déterminante dans l’espace ouvert de la création :
Guillaume Apollinaire, L’esprit nouveau et les poètes (Paris: Arvensa Editions, 2014), 13.
Benjamin Walter, Le surréalisme. Le dernier instantané de l'intelligentsia européenne, trad. Maurice de Gandillac
(Paris: Gallimard, 2000), 116.
3
Jacqueline Chénieux –Gendron, Surrealism, version anglaise par Vivian Folkenflik (New York: Columbia
University Press, 1990), 53.
1
2
1
C’est du rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu’a jailli une
lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous montrons infiniment
sensibles. La valeur de l’image dépend la beauté de l’étincelle obtenue.4
L’image aspire ainsi à devenir une texture, celle du rêve, une matérialité qui défie la présence
du concept et qui amène à reconsidérer la fonctionnalité de la langue : des mots-objets, qui ont
leur vie propre, autonomie précaire cependant, puis qu’ils se soumettent continuellement aux lois
de la métamorphose. Il y a, en effet, comme le mentionne Jacqueline Chenieux-Gendron dans
Surrealism, une « provocation incontrôlée de l’image », « un pouvoir narcotique », qui amène le
spectateur à appréhender de nouveaux horizons, à repenser le monde. Mais ce pouvoir incontrôlé
ne me semble pas à priori évident. Nous sommes perpétuellement entourés d’images, et elles
n’ont pourtant pas toutes cette capacité à susciter une émotion ou créer cette fameuse étincelle
dont parle Breton. Siegfried Kracauer, sociologue allemand et théoricien du cinéma dans les
années 1920-30, établit une distinction très pertinente entre le temps chronologique et le temps
de l’expérience.5 Le temps chronologique se caractérise par une reconstitution chronologique des
évènements, une sorte d’ « inventaire temporel » consacré par la photographie, sans véritable
signification et intention. Cela reste du domaine de la reproduction et de la narration linéaire alors
que le temps de l’expérience est celui auquel est soumis notre esprit. En effet, nous passons d’un
souvenir à un autre, provoqué de façon volontaire ou involontaire, et notre mémoire se constitue
ainsi d’ « un monogramme de fragments signifiants ».6 L’ « image-mémoire » est donc la seule
en mesure de raconter « une véritable histoire » selon Kracauer et semble davantage tenir de cette
« étincelle » dont parle Breton :
C’est ainsi qu’il (ndlr : Kracauer) construit une « ultime image de la mémoire »,
qui loin de conserver une « foule de souvenirs non transparents » exhibe un pur
contenu de vérité. En elle les souvenirs, et dans un sens plus large également
l’histoire, sont dépassés et conservés en tant que ce qui est signifié. De cette
manière les « ultimes images de la mémoire » ne sont plus des images mais un
4
André Breton, Manifeste du Surréalisme (Paris: Gallimard, 1966), 18.
Siegfried.Kracauer, « La Photographie » Revue d’esthétique 25 (1994): 189-199.
6
Nassim Daghighian, Théorie de l’image au 20ème siècle, partie I in swiss association for contemporary
Photography, (Lausanne : Near, 2009-2013), 4.
5
2
ornement infime : un monogramme. C’est le signifier le plus élevé, dépassant
même le nom, inoubliable et hors du temps.7
Pour Kracauer, l’individu est aliéné par le flot d’images qu’offre la société contemporaine, et la
connaissance est incapable de surgir du la reproduction indifférenciée d’images. Il faut donc que
l’art propose un nouveau modèle que les avant-gardes pourront exploiter pour construire du sens.
Les œuvres et les auteurs que j’ai choisis, privilégient le temps de l’expérience au temps
chronologique. En effet, le caractère narratif et chronologique de l’image, qu’elle soit visuelle ou
mentale, a été éliminé chez Man Ray, Joyce Mansour et Gisèle Prassinos. Dans l’Etoile de Mer et
le Château de Dés de Man Ray, les constantes ellipses qui parcourent ses courts-métrages
mettent en exergue ces images-mémoires qui sont le fruit d’un temps intérieur et non
chronologique. Les réflexions sur l’étrangeté de l’étoile de mer viennent par exemple s’ajouter
aux désillusions amoureuses. La caméra qui filme dans les premières séquences des hommes aux
visages masqués dans le Mystère du Château de Dés délaisse ceux-ci au profit d’une vue
panoramique du château.
Ce sont des impressions sensorielles que cherche à retranscrire le mouvement de la
caméra. L’histoire n’est pas le sujet principal de la démarche surréaliste, celle-ci essaie plutôt de
recréer le sentiment qu’il nous reste lorsque l’on se réveille d’un rêve. Cette image-mémoire qui
est supposée libérer la conscience, nous la retrouvons chez Mansour, qui, propose par des choix
énonciatifs, de récréer l’intensité du cri par la violence des mots. Le souvenir des corps impose
un rythme fragmenté et difficile, qui inscrit le poème dans le temps du vécu. Chez Gisèle
Prassinos, le temps de l’expérience, du monde intérieur, existe sous forme de réalité parodiée.
Comme le mentionne Natalya Lutsy dans Surrealism, Feminism, Psychoanalysis, l’idéologie et
les conventions que dénonce l’auteur surréaliste agissent malgré tout à l’intérieur de la critique
qui en est faite, cependant, grâce à la parodie, celles-ci peuvent être court-circuitées.8 Dans
Trouver sans chercher de Prassinos, la langue semble suivre une syntaxe régulière et un rythme
de narration classique, mais ce n’est que l’apparence de la réalité : dans la nouvelle Sondue par
exemple, un homme tué par un morceau de chair à coussin de plumes revient par la porte pour
7
Philippe Despoix and Nia Perivolaropoulou, Culture de masse et modernité : Siegfried Kracauer sociologue,
critique, écrivain (Paris: Editions de la maison des sciences de l’homme, 2001), 79.
8
Natalya Lutsy, Surrealism, Feminism, psychoanalysis.( Sydney: Ashgate, 2007), 78.
3
être mis en bière. Le gros chèque met en scène une jeune fille qui, après avoir fui une femmearaignée, va se retrouver déchirée en deux dans la rue. L’image-mémoire chez Prassinos contient
à la fois les réminiscences d’un monde familier, constituées de la mère, du père, des frères et
sœurs, doublée d’un univers féerique et cruel où les personnages ont une identité provisoire.
Comme l’évoque Madeleine Cottenet-Hage dans Gisèle Prassinos ou le désir du lieu intime, les
images mentales que l’auteur nous offre sont polysémiques car elles entremêlent le souvenir du
quotidien et la générosité narrative du conte, en créant ainsi l’espace irrationnel de deux univers
qui se chevauchent :
L’invention se situe au niveau de l’image qui permet à un mot pris dans son sens
littéral d’entraîner des conséquences inattendues : une fenêtre s’ouvre, la pluie
entre, suivie d’un oiseau puis, dans le même mouvement, l’imagination s’emballe :
par la fenêtre se glisse alors un arbre vert. L’opposition mobile/immobile n’a plus
cours. Ailleurs, deux réalités appartenant à des règnes et des degrés de
généralisation divers sont mises sur un même plan. (…)Un contre-monde est
échafaudé, mettant en accusation la solidité banale de notre environnement
quotidien, entrouvrant des failles, proposant de nouveaux angles de vision.9
Dans cette dynamique de l’image-mémoire où se déploie la complexité du monde intérieur
révélée par un rapport elliptique et fragmentaire à la réalité, je me suis intéressée à savoir de
quelle façon le corps féminin a été représenté, dans cette dialectique émergeant de ces deux pôles,
les conventions sociales qui ont imposé d’une part une image et un rôle spécifique à la femme, et
de l’autre, l’exploitation d’un monde intérieur d’où peut émerger une nouvelle réflexion sur
l’identité et le genre.
Dans Subversive Intent, Susan Rubin Suleiman soulève le fait que les artistes surréalistes
masculins se sont octroyés la position du « Je », rendant extrêmement difficile pour les femmes
d’occuper une place en tant que sujet.10 La femme représente une image dans laquelle s’élabore
le discours masculin. Pour que la femme artiste existe dans le mouvement surréaliste, il lui a fallu
développer une voix unique et faire émerger ses propres images. Ma démarche a donc consisté à
comprendre de quelle manière le temps de l’expérience, le monde intérieur, a été délivré et
exposé dans la sphère artistique par des femmes et comment le corps féminin a été retravaillé et
repensé par ces artistes, à travers souvenirs et imagination. Mon choix s’est tout d’abord posé sur
la poésie de Joyce Mansour, amie proche de Breton, qui par son écriture hachée, violente,
9
Madeleine Cottenet-Hage, ,Gisèle Prassinos ou le désir du lieu intime (Paris : Editions Jean-Michel Place,1998),47.
Susan Rubin Suleiman, Subversive Intent : Gender, politics and the Avant-garde (Harvard : 1990),26.
10
4
pratiquement dénuée de syntaxe, propose un lieu lyrique dans lequel se déploient « Toutes les
énergies pulsionnelles, les désirs inconscients, et les aspirations inavouables sur lesquels se
constituent la subjectivité. » 11
Née en 1928 en Angleterre, Joyce Mansour passera la plus grande partie de sa vie en Egypte au
sein de la bourgeoisie cairote. Elle perdra à 15 ans sa mère puis son mari à l’âge de 19 ans. Ces
évènements tragiques parcourent l’œuvre de Joyce Mansour : cela se présente de façon évidente
dans son premier recueil de poésie Cris où de nombreux poèmes évoquent la douleur de la perte
et l’impossible retour à la réalité. « Fleur tubéreuse » pour Breton, elle incarne parfaitement
l’image de la femme fatale comme la décrit Mary Ann Doane : « La femme fatale est une
articulation de peurs, provenant de la perte de stabilité, de la centralité du moi, du « je », de
l’ « égo. »12 Cette perte d’identité est d’ailleurs ce qui parcourt l’ensemble de son œuvre, en
révélant une surexposition du corps et des parties intimes, tout en déjouant les catégorisations qui
sont ordinairement conférées au corps féminin. Son premier recueil de poèmes Cris sera le sujet
de mon étude. Je m’occuperai tout d’abord, comme dans l’analyse faite sur les deux courtsmétrages de Man Ray, de décrire de quelle manière le temps de l’expérience s’invente et se
réinvente à travers des postures énonciatives précaires et par cette écriture, comment la poésie
mansourienne recrée le temps du monde intérieur, du rythme propre à l’auteur, par cette identité
morcelée.
La transgression féminine passe avant tout, chez Mansour, par l’alliance entre l’Eros et le
Thanatos. Le corps de la femme et de l’homme invite à renégocier les notions du genre et à
désenclaver le Surréalisme de ses tendances patriarcales. J’ai cherché à travers mon analyse à
appréhender deux facettes de cette transgression féminine : celle mentionnée plus haut mais aussi
la dérision apparemment innocente et pourtant puissante des conventions sociales que propose
Gisèle Prassinos dans son œuvre. Femme-enfant adorée par les Surréalistes dès ces premiers
textes en écriture automatique, Prassinos apparaitra même dans l’Anthologie de l’humour noir
éditée par Breton en 1940. Trouver sans chercher est une œuvre qu’elle a écrite à l’âge de 14
ans : un monde où les individus ne portent pratiquement jamais de nom, qui subissent et suivent
des lois nous étant complètement étrangères. L’écriture automatique crée un univers où les contes
11
12
Stéphanie Caron, Réinventer le lyrisme : Le Surréalisme de Joyce Mansour (Genève : Droz, 2007),19.
Mary Ann Doane, Femmes fatales : feminism, film theory, psychoanalysis ( New York: Routledge, 1991), 2.
5
de fées sont parcourus de cruauté, et où les corps se morcellent en permanence. Parfois les lois de
la gravité sont défiées, les lois biologiques désorganisées, et le corps devient une seule et même
fatalité auxquels tous les êtres doivent se plier :
La subversion des relations causales, temporelles, et spatiales qui rend compte de
l’instabilité de ce monde en perpétuelle métamorphose, décomposition et
recomposition, met à mal la notion d’identité du personnage. Pourtant, c’est cette
dernière qui paraît
résister le mieux. Ces hommes, ces femmes, ces enfants,
conservent une certaine unicité qui leur permet de traverser les aventures dont ils
sont les victimes plus encore que les acteurs, tout en demeurant reconnaissables.
Mais il leur manque une intériorité : ils n’ont ni pensée, (sinon rarement), ni
émotion, ni à plus forte raison de règle de vie. Dans un monde affranchi de toute
nécessité, comment pourrait-il exister une morale ?13
Je m’occuperai dans un premier temps de relever comme Man Ray déconstruit le temps
chronologique et narratif pour faire émerger sa propre conception du temps et de l’imagination,
puis j’ouvrirai la réflexion sur la représentation qu’il fait du corps féminin en le mettant en
dialogue avec le travail de Mansour et Prassinos. Je souhaite donc explorer, après l’écriture
automatique du corps féminin chez Man Ray, la violence du cri chez Mansour et la fatalité qui
malmène les corps chez Gisèle Prassinos.
13
Madeleine Cottenet-Hage, Gisèle Prassinos ou le désir du lieu intime (Paris : Editions Jean-Michel Place, 1988),
55.
6
Chapitre 1. Le corps automatique dans la cinématographie de Man
Ray
Les débuts de Man Ray à Paris
Man Ray rencontre Marcel Duchamp à New York et partage avec lui le sentiment qu’il y a
quelque chose de nouveau dans le domaine de l’art qui doit être exploité. Les deux font partie du
mouvement Dada à New York mais Man Ray n’y trouve pas l’effervescence, ce qui le poussera
en 1921 à déménager à Paris. Il fait la rencontre du groupe dadaïste-surréaliste (Le terme
« surréaliste » peut s’appliquer à partir de 1924), composé d’André Breton, Tristan Tzara, Louis
Aragon, Paul Eluard, Gala Dali et Philippe Soupault. Il fait de Kiki de Montparnasse sa muse.
Pour gagner sa vie, il photographiera sur commande les grands noms des cercles aristocratiques
et artistiques de la région parisienne. Il commence à s’intéresser au cinéma à partir de 1923. Le
cinéma dans les années 20 est encore source de promesses et d’enchantement, même si dans les
années 30, le groupe des Surréalistes sera rapidement déçu et considérera le cinéma comme la
victime désignée d’intérêts commerciaux14.
Sa première expérience cinématographique Retour à la raison (1923) a pu se réaliser grâce au
mouvement dadaïste présidé par Tristan Tzara : au début, un fourmillement de lumières éparses,
portant en elles une nuée de microcosmes. Puis le torse de Kiki de Montparnasse, et quelques
objets que Man Ray fait bouger par trucage. Il n’y a pas grand-chose sur la pellicule : elliptique
certes mais pas encore de montage elliptique consistant. On y voit apparaitre sur l’image : de la
lumière, son procédé de solarisation (exposition directe de la pellicule à la lumière) des trucages,
ainsi que du flou artistique. Ce court- métrage fera sensation auprès du public, dont les factions
devront être séparées par l’intervention de la police.
Le deuxième court-métrage Emak Bakia (1926) beaucoup plus abouti, résulte du désir de Man
Ray d’explorer le médium et du soutien financier d’un riche admirateur, Arthur Wheeler.
L’écriture automatique se fait évidente dans cette œuvre. On trouve cette conscience poétique de
14
Arturo Schwarz, Man Ray : The Rigour of Imagination ( New York: Rizzoli International Publication, Inc., 1977),
287.
7
l’objet, du corps féminin devenu lui aussi chose car « la femme est la clé du monde matériel »15.
La lumière jaillit littéralement cette fois-ci, par la rencontre fortuite des ombres sur un corps
blanc par exemple. Man Ray décrira ce film de cette façon : « Une série de fragments, un cinépoème avec une certaine séquence optique qui compose un tout… ce n’est pas un film abstrait ou
la narration d’un évènement. C’est uniquement (purement) un film optique, que l’on regarde,
sans scénario. »16 Pour comprendre l’originalité du travail de Man Ray dans le sens de l’imagemémoire appliquée au cinéma, j’ai choisi de répartir en trois catégories d’analyse ces courtsmétrages, pour y faire émerger la puissance novatrice et résolument révolutionnaire de son œuvre
cinématographique. Je souhaite me concentrer sur le mouvement, que ce soit celui de la caméra
ou des protagonistes à l’intérieur du cadre, de la lumière en tant que source inépuisable du
« merveilleux » et du mystère, ainsi que sur la conscience poétique des objets comme réformation
absolue du monde.
Emak Bakia, son premier court-métrage, marque à la fois l’achèvement du dadaïsme et l’entrée
dans l’époque du Surréalisme. Cela pourrait être illustré par l’œil de Man Ray au début de la
séquence, qui est un symbole très présent dans l’iconographie surréaliste 17.Les rayogrammes
18sont
moins présents dans ce travail-là, mais les premiers plans du court-métrage montrent
clairement son intérêt à extraire l’objet de son aspect utile et développer le concept rattaché aux
choses. Le corps féminin est mis en mouvement. D’abord dans l’auto qui amène la jeune femme
sur le lieu de villégiature, puis la danse, les gros plans sur les jambes, qui racontent le désir. La
femme est l’objet, morcelée, que l’on apprécie comme les objets en bois ou en cristal, déployant
une poésie qui leur est propre. Le montage est elliptique, les paysages du voyage en auto laissent
la place aux grandes vues panoramiques sur l’océan. La lumière est partout présente, sur les
vagues mais aussi sur les jambes de la jeune femme.
Nous avons montré brièvement de quelle manière Emak Bakia s’inscrit dans le mouvement
surréaliste en portant l’héritage du mouvement dadaïste. Nous allons poursuivre l’analyse de
15
Jacqueline Chénieux-Gendron, Surrealism, trans.Vivian Folkenflik (New York : Columbia University Press,
1990), 134.
16
Valerio Deho, Man Ray Women (Bologna: Damiani Editore, 2005), 12. (traduction personnelle)
Steven Kovacs, From enchantment to rage ( Cranbury, N.J.: Associate University press, Inc., 1980), 126.
18
Man Ray les définit ainsi : « Photographie obtenue par simple interposition de l’objet entre le papier sensible et la
source lumineuse. Saisies au moment d’un détachement visuel, pendant des périodes de contact émotionnel, ces
images sont des oxydations de résidus fixés par la lumière et la chimie, des organismes vivants. »
17
8
façon plus détaillée avec son troisième court-métrage, L’Etoile de Mer, tournée en 1928, qui est
une adaptation d’un poème de Robert Desnos. Lancé comme un défi à son ami, Man Ray
respecte son engagement en créant un texte visuel hors du commun. L’écriture automatique
établit un pont, une histoire entre ce que l’on perçoit d’habitude comme vrai et la part de rêve et
de fantasme que chaque individu porte en lui comme un désir ou une souffrance. Les
mouvements de rotations sont constamment présents dans son travail. Ils ont un caractère
hypnotique qui plonge le spectateur dans un état de transe. On le voit par exemple avec l’étoile
de mer (objet fétiche et symbolique) contenu dans le bocal, qui semble suspendu dans le vide et
continue à tournoyer dans un nuage de fumée. Ces mouvements imposent un rythme visuel,
scande le flux et reflux du rêve dans notre intimité. Les fleurs de verre, principe de féminité
glacée, se mettent à vivre leur propre conscience d’objet, soumettant leur autonomie à de
multiples trucages. Les objets en cristal, matériau précieux, se multiplient, entreprennent un ballet
dans l’espace de l’image qui leur est réservé. Les mouvements se font parfois chaotiques et
l’image se lit à la fois de façon horizontale et verticale. Le bocal avec l’étoile de mer se retrouve
à nouveau impliqué, cette fois non pas suspendu au vide mais dans la main du protagoniste, qui
semble vouloir explorer ce mystère comme une expérience scientifique, recherchant à faire
émerger une alchimie profonde entre lui et la « chose ».
L’Etoile de Mer (1928)
Le mouvement ouverture/ fermeture
La première porte qui ouvre le court-métrage ressemble à un sexe féminin. On entre
littéralement dans le mystère féminin, perçu comme tel par le regard masculin. C’est une porte
qui se retrouvera d’ailleurs à la fin du court-métrage pour clôturer ce qui n’a pas forcément été
compris. Le mystère échappe à la réflexion, et cette rime d’image ne fait qu’intensifier le
sentiment d’échec mais aussi de lâcher prise de la part du réalisateur. Quand André de la Rivière,
l’acteur qui joue l’un des protagonistes du court-métrage, descend les escaliers, ouvre et ferme la
porte, l’image se fait blanche, tout disparaît. On voit apparaître cette légende : « Nous sommes à
jamais perdus dans le désert de l’éternèbre »19. L’éternité et les ténèbres : c’est à la fois le
fantasme de l’immortalité mais aussi la profonde solitude de notre condition humaine. Cela
s’illustre parfaitement dans le passage précédent, le plus antithétique à nos attentes, où Kiki se
19
Man Ray, L’Etoile de Mer, cinéma, 1928, à partir d’un scénario de Robert Desnos, (intertitre à 3m:53)
9
déshabille sous le regard de l’homme. Mais André lui baise la main et s’éloigne. On y trouve
donc ici l’impossibilité du désir, les ténèbres qui se confondent dans la rencontre manquée. On
retrouve la porte un petit peu plus loin lorsqu’il est fait mention de « Il faut battre les morts
quand ils sont froids ». Ici non seulement les ténèbres sont présentes mais la religion, qui peut,
selon les croyants, soulager l’angoisse de la mort, est ici mise à mal. Il n’y a donc plus rien pour
transcender l’absurdité de la vie, si ce n’est la puissance métaphysique du rêve, qui permet de
reconsidérer la monotonie et le poids des institutions sociales.
Le mouvement des éléments naturels
Les ondulations de l’eau participent à cette construction du mythe de la féminité. En effet,
l’eau est associée à la femme, au corps de la femme dans sa fluidité. L’eau a un effet apaisant
mais c’est aussi un lieu de mort, on peut s’y perdre et s’y noyer. L’eau est belle et violente à la
fois. Elle envahit l’image et semble noyer l’arbre. Puis on retrouve le crépitement du feu, ses
flammes et son danger. On voit le visage de Kiki entouré de flammes, prisonnière de sa
violence, sorcière, grande prêtresse où sont venus se cacher les démons de l’érotisme. Les
flammes dansent sur son visage. on ne voit finalement que les flammes, comme si elle avait été
engloutie par elles.
Le mouvement des machines et des moyens de transport
Le début du siècle avec l’invention du cinéma est fasciné par le déplacement des trains et des
bateaux sur la pellicule. Les paysages qui défilent sous les yeux des spectateurs, leur montrent
l’aventure, le désir de l’inconnu. Le train et le bateau, la traversée de l’Atlantique en avion par
Lindbergh, marquent un tournant dans la conception du voyage. C’est à la fois le voyage intérieur
doublé de la présence des éléments : le vent, la route, les arbres, les nuages et le ciel qui se
métamorphosent. Ces mouvements hypnotiques, du déplacement et de la vitesse, agissent sur
notre corps et nos perceptions. Il y a aussi un contraste entre les mouvements lents et les
mouvements rapides, créant une fluidité, un rythme visuel, dans l’ombre et la lumière, dans l’eau
ou sur terre. On voit par exemple l’étoile de mer, dévoreuse, et terrible, engloutir lentement tout
ce qui la touche, et que l’on peut symboliquement associer au féminin. Et de l’autre côté, les
papiers journaux, qui s’envolent, tellement légers dans le vent, et dans leur course. On peut
encore associer la caresse tendre de la jeune femme à l’homme, sa main effleurant doucement ses
10
cheveux, et de l’autre, le mouvement rapide du train, d’où le paysage s’illumine en brouillard
artistique.
La lumière et les effets de lumière
Man Ray a utilisé un filtre de gélatine devant la caméra pour créer cette atmosphère de flou
artistique, de rêve. On ne voit que des silhouettes, il nous est impossible de reconnaitre le visage
des personnages et le monde n’est pas ainsi formé de limites distinctes. Les personnages peuvent
avoir tous les rôles envisageables. La lumière se répartit de façon intéressante sur les corps. On
voit la peau blanche de Kiki, la femme lumineuse, à la peau laiteuse, dans une tradition picturale
millénaire, face au corps d’homme, toujours habillé, en costume noir, qui est le sujet et non pas
l’objet de notre attention. On peut soulever aussi le contraste saisissant avec les yeux noirs de la
jeune femme, dans lesquels viennent se précipiter le désir du spectateur (masculin) et celui du
réalisateur, et le journal blanc qui masque son visage.
La ville aussi est un sujet d’inspiration, elle semble être un pur produit de l’imagination,
soutenue par les ombres et qui retournera progressivement au rêve, engloutie par le brouillard.
Puis une fleur lumineuse, symbole de la féminité délicate et aussi toute-puissante. La lumière
chatoie sur les divers objets en verre et agrandit les surfaces sur lesquelles se déposent les
illusions en créant un jeu de miroirs et de facettes qui multiplie les chemins propices au rêve.
Dans cette idée d’illusion, Kiki de Montparnasse porte un masque noir sur son visage blanc,
projetant à la fois l’image de la femme fatale, conquérante, essayant de reproduire ce que Mary
Ann Doane appelle la mascarade20 : elle devient cette fleur noire, dangereuse et envoûtante,
presque castratrice, qui risque de rompre le délicat équilibre. La femme est cette fleur de chair
que l’on retrouve dans les légendes du court-métrage.
A la fin du court-métrage, il est intéressant de voir la comète qui se détache du ciel noir,
comme un espoir dans le fond de la nuit, invitant à nouveau à la projection et au désir. La lune
vient finalement éclairer de sa pâle luminosité le paysage. C’est une lumière beaucoup plus
traîtresse, moins disponible et agressive que celle du soleil. Toutes les mythologies viennent
s’épuiser sur cette lumière.
La conscience poétique des objets
20
Mary Ann.Doane, Femmes fatales : feminism, film theory, psychoanalysis (New York: Routledge, 1991), 19.
11
L’étoile de mer occupe ici une place tout à fait spéciale. Cette étoile de mer est cette fleur de
chair, qui va détruire la jeune femme et l’homme. Elle incarne cette prétendue irrationalité
féminine qui tourmentera la jeune fille et l’amènera au crime et à la folie. C’est un objet-fétiche
qui se transformera en source de discorde pour le couple. Elle est l’instigatrice du drame qui
s’apprête à se jouer. Au début, l’étoile de mer se retrouve sagement conservée dans son bocal.
Celui-ci tourne dans le vide, entouré de fumée, comme s’il procédait à quelque rituel qui nous
était inconnu. Le bocal et l’étoile de mer se retrouvent ensuite à l’extérieur sur une pile de
journaux que la jeune femme semble vendre. On ne sait pas exactement de quelle façon l’objet
s’est déplacé et comment il a été mis à la connaissance des deux protagonistes. Le montage
elliptique de Man Ray préserve le mystère. La narration est très fragmentaire et non-linéaire.
Puis la petite étoile devient une immense étoile en gros plan, dévoreuse, qui se déplace dans
des mouvements lents mais irrémédiables. Elle est une représentation de ce sexe féminin,
visqueux et dangereux, qui cherche à envahir la sphère et l’imagination masculines. On retrouve
aussi l’étoile de mer parmi les objets quotidiens, présentée comme une nature morte. C’est un
objet qui porte le mauvais œil, et libéré de son bocal, il semble plus accessible et donc aussi plus
nocif. Il n’y a plus de protection entre elle et l’objet. L’étoile de mer semble même la suivre, on
la retrouve au pied de son lit, donc au pied de ses rêves et cauchemars, et dans l’escalier qui va la
mener à la chambre. L’étoile de mer semble avoir un effet déclencheur, elle représenterait la trace
de cette folie, de cette sauvagerie qui s’est emparée de la jeune femme. On voit à la fin que le
miroir se brise, celui des faux-semblants, et la fleur de verre que représente Kiki se brise aussi :
l’étoile de mer a multiplié les traces de son identité. Le corps de Kiki est aussi un objet, que l’on
admire, et qui rassemble les éléments constitutifs de l’Eternel féminin : sa pâleur, ses courbes, ses
grands yeux noirs qui nous font penser à ceux dans lesquels les poètes Romantiques aimaient à se
mirer. Les yeux sont traditionnellement considérés comme le miroir de l’âme, l’endroit où
l’amoureux se perd et dans le cadre du Surréalisme, qui permet, au spectateur masculin,
l’introspection.
Jonathan Strauss, dans « Paul Eluard and the Origins of the Visual Subjectivity », cite les
travaux de Lacan, en montrant comment notre identité se construit à partir du regard de l’autre. 21
21
Strauss Jonathan, “Paul Eluard and the Origins of the Visual Subjectivity”, Mosaic, Volume 33 No.2 (2000), 26.
12
Ici le regard est déconstruit, démultiplié, définitivement changeant. Prenons l’exemple du masque
porté par Kiki, qui ne laisse paraître que des yeux sans prunelles, translucides. L’âme a déserté la
jeune femme qui devient folle sous l’emprise de l’étoile de mer. On nous montre au tout début le
passage : « Les dents des femmes sont des objets si charmants ». Par la suite, on voit en gros plan
les jambes de la jeune femme et ce sont dans ces moments-là qu’on peut concevoir pleinement le
concept de Breton sur ce fameux jaillissement de lumière entre deux mots, deux images, qui
n’ont apparemment rien en commun. Ce montage elliptique qui créé des images et de la beauté de
façon inattendue se retrouve par exemple entre cette légende : « Le soleil, un pied à l’étrier, niche
un rossignol dans un voile de crêpe »22 et l’image d’une rue, désertée, qui semble baigner dans la
lumière. Le texte « les murs de la Santé »23 vient contraster avec la folie de la jeune femme,
couteau à la main, sans que l’on sache exactement à qui ce geste de violence ultime est adressé.
Le Mystère du Château de Dés (1929)
Mouvements
Le Mystère du Château de Dés (1929) nous invite à une réflexion sur le corps, dans sa
gestualité un peu décalée. On voit cela dans la salle de gym, dans la piscine, ou encore dans la
cour extérieure. C’est la recherche esthétique du mouvement, l’homme libéré de ces contraintes,
dans un pur esprit épicurien. Les femmes du court-métrage y incarnent les déesses de la
mythologie latine, et personnages des temps bibliques : Elles sont les « Eves sous-marines » qui
reproduisent des ballets aquatiques, des sirènes qui se plaisent à jongler, dans cette eau qui les
contient et les anime.
22
23
Ray Man. L’Etoile de Mer, à partir d’un scénario de Robert Desnos, (intertitre à 13m :35)
Ibid, (Intertitre à 12m :04)
13
Ces jeunes femmes deviennent aussi des « Minerves » casquées- Minerve étant dans la
mythologie romaine la déesse de la guerre, des sciences et des arts. Pour Man Ray, la femme est
la source intarissable du désir, de l’émotion aussi : à un moment donné, on voit une jeune femme
en train de brosser ses longs cheveux, tout calmement, dans la piscine. Les cheveux de la jeune
femme renvoient à un fétichisme poétique qui évoque le poème La Chevelure de Baudelaire, dans
ce même désir de reconnaître l’érotisme du corps féminin. En tant que spectateurs, nous sommes
témoins,
Lumières, éclairages
Il y a des effets de lumières magnifiques dans ce court-métrage. Par exemple, dans la scène où
les ombres s’épanouissent et vibrent dans une luminosité toute particulière sur la paroi qui fait
face à la piscine. Nous avons l’impression que ces ombres montent l’escalier et projettent la vie
intérieure du monde aquatique. Quand les jeunes gens font leurs exercices sur le tapis, c’est un
délicat mélange d’ombres et lumières, les corps sont offerts à la lumière mais disparaissent aussi.
A la fin du court-métrage, un couple, certainement les propriétaires du château, se mettent à
danser, non pas en respectant les normes en vigueur dans la société, mais en les détournant de
façon plutôt comique : l’homme et la femme dansent en maillots, comme s’ils s’apprêtaient à
prendre un bain de brouillard, dans des mouvements absurdes et maladroits. L’image a changé et
devient fantomatique par un processus de solarisation ou de négation de la pellicule.
La conscience des objets
Les dés occupent une place prépondérante dans ce court métrage : une des premières scènes
nous montre deux hommes, aux visages masqués, préparant leur destinée, accoudés à un
comptoir d’un bistrot, en lançant des dés. Man Ray évoque ici ce que le groupe de surréaliste
nommait le hasard objectif, et qui désigne la capacité de l’individu à projeter son désir et de
laisser l’inconscient avoir une emprise sur la réalité. De cette manière, les possibilités se créent.
Les évènements nous parviennent de façon merveilleuse et tragique 24 et il suffit de suivre un
comportement lyrique pour faire émerger la chance. Les protagonistes du Château de Dés se
24
Jacqueline Chénieux–Gendron,Surrealism, trans. Vivian Folkenflik,82.
14
mettent donc à la poursuite de leur propre chance. « Un coup de dés n’abolira jamais le hasard »
est tiré de ce poème de Stéphane Mallarmé (1897), où le poète déconstruit le vers « légitime », en
créant une réflexion sur le désenchantement du monde. Le poème se termine par « Toute pensée
est un coup de dés ». Les deux personnages du film se laissent constamment porter par le hasard,
choisissant la beauté d’un dépaysement sur des principes purement raisonnables. Puis les dés, à la
fin du court-métrages, sont relâchés dans la nature ou dans le vide, par une main en bois. Le
hasard doit reprendre son chemin vers l’inconscient, disparaître un instant pour mieux exister
dans la complexité du monde et de notre imaginaire.
Eros c’est la vie (Rrose Sélavy) (1920)
Le corps féminin est pour Man Ray une source essentielle d’inspiration. C’est à travers le désir
et le déploiement des forces sexuelles à l’œuvre que s’inscrit sa recherche de l’inconscient. La
femme fait office de médiation. Ce n’est pas la femme proposant sa propre réflexion sur le corps
mais plutôt un fantasme, comme cette peinture de René Magritte, (1929) « Je ne vois pas la
(image) dans la forêt » qui se trouve au centre, entourée des visages des Surréalistes aux yeux
fermés. Comme le mentionne Rudolf Kuenzli dans Surrealism and Misogyny, les Surréalistes
préfèrent se maintenir dans leur propre univers masculin pour mieux réaliser l’éternel féminin. La
femme n’est pas sujet mais la projection des propres rêves de féminité de la part de ces artistes.
Nadja de Breton est, par sa folie, celle qui va amener l’homme à pénétrer dans un univers où
l’irrationalité est de mise : “She can answer for him his question, tell him who he is. Women,
according to Freud’s and Lacan’s own misogynist stories, are closer to the unconscious than men,
because they have not entirely entered the symbolic order . »25 Elles ne sont pas complètement
entrées dans l’ordre symbolique, elles ne seraient donc pas en mesure de devenir des sujets à part
entière, sujets limités par les nécessités biologiques que leur imposent leurs corps. Les femmes
n’auraient pas la possibilité de « formuler » le corps, de « concevoir » celui-ci, et d’engager la
parole dans leur quête d’identité. Elle est une femme-enfant, une muse, traversée par la nature, le
simple réceptacle d’énergies cosmiques que l’homme doit révéler. Selon Gwen Raaberg, la
25
, Rudolf E. Kuenzli, Surrealism and Misogyny, in: Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws, Rudolf
E.Kuenzli, Gwen Raaberg, (Cambridge and London : The MIT Press,1991), 9.
15
femme est l’incarnation de l’amour fou proclamé par Breton et un emblème de la révolution. 26
Elle représente cette altérité de crise décrite par Natalya Lusty qui est le fondement d’une
esthétique révolutionnaire et de nouvelles conceptions politiques 27. Si la femme est le moyen
désigné pour faire éclater les carcans de la bourgeoisie, ce ne sera pas pour elle-même mais pour
la libération de la psyché masculine, dans l’optique traditionnelle surréaliste.
Le concept de la femme vue par les artistes surréalistes s’est trouvé en conflit avec le désir des
Surréalistes femmes de trouver une parole qui était proche de leur vécu, de leur conscience et de
leurs désirs. Les femmes qui étaient dans l’entourage du groupe des Surréalistes se sont souvent
cantonnées à des rôles mineurs, celles de l’épouse ou de la muse. Whitney Chadwick relève que
les compagnes des Surréalistes, comme Nush Eluard, Gala Dali, Dora Maar, représentaient des
corps sublimes à peindre, écrire, ou à sculpter. Mais elles n’ont jamais eu leur « parole »28. Kiki
de Montparnasse, Lee Miller, Meret Oppenheim, ont été les muses de Man Ray. Lee Miller est
devenue une artiste à part entière, et a dû quitter Paris pour réaliser ses propres projets artistiques
et trouver une voie qui était sienne.
En quoi cette parole sur le corps par des écrivaines surréalistes serait-elle si différente de celle
promulguée par le groupe des Surréalistes masculins ? Commençons peut-être avec le texte
édifiant de Cixous, « Le rire de la méduse » où elle dénonce l’inertie dans laquelle les femmes
ont été forcées de rester. Elle mentionne cette écriture du corps qui permet de repenser l’identité,
pas d’une façon monolithique mais en privilégiant la fragmentation et le doute : une identité
ouverte, insoumise et qui va libérer la parole féminine, refoulée durant des siècles.
Il faut qu’elle s’écrive parce que c’est l’invention d’une écriture neuve, insurgée qui,
dans le moment venue de sa libération, lui permettra d’effectuer les ruptures et les
transformations indispensables dans son histoire, d’abord à deux niveaux inséparables :
26
Gwen Raaber, The Problematics of Women and Surrealism, in: Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws,
Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg, 2.
27
Natalya Lutsy. Surrealism, Feminism, psychoanalysis,19.
28
Chadwick Whitney citée in Surrealism and Misogyny, in: Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws,
Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg,20.
16
a)
Individuellement : en s’écrivant, la femme fera retour à ce corps qu’on lui a
plus que confisqué, dont on a fait l’inquiétant étranger dans la place, le malade ou
le mort, et qui si souvent est le mauvais compagnon, cause et lieu des inhibitions.
A censurer le corps on censure du même coup, le souffle, la parole. Ecris-toi : il
faut que ton corps se fasse entendre. Alors jailliront les immenses ressources de
l’inconscient. (…)
b)
Ecrire pour se forger l’arme antilogos. Pour devenir enfin partie prenante et
initiante à son gré, pour son droit à elle, dans tout système symbolique, dans tout
procès politique.29
Le corps doit se « faire entendre ».Cette prise de conscience du corps dans l’écriture est le
travail d’une réappropriation d’un érotisme longtemps exploité par l’écrivain et les lecteurs
masculins. Pour Cixous, le corps féminin doit être « écrit » pour qu’enfin puisse émerger une
nouvelle lecture de l’expérience féminine. Ces ressources de l’inconscient, dont elle parle, vont
être révélées par les femmes surréalistes : parole du corps dans un geste exutoire pour Joyce
Mansour où l’érotisme ne se déploie que dans l’absence ou le manque, ou encore chez Prassinos
où le corps est perforé par des crayons, des noix et divers objets qui empêchent de créer la
sublimation amoureuse.
Comprendre comment la parole émerge du corps, au-delà de l’espace biologique qui a relégué
la femme à un objet de passage, lieu de fécondation et dépositaire des peurs masculines. Comme
disait Marguerite Duras, il faut dépasser la crécelle théorique. L’écriture surréaliste par des
écrivaines est le lieu d’un désapprentissage de cette voix dite objective, rationnelle, et masculine.
Même si l’écriture des Surréalistes se veut être un rejet de la littérature traditionnelle avec ses
normes et passages obligés, l’éternel féminin est aussi représenté de façon traditionnelle, même
par l’intermédiaire de l’écriture automatique. L’éternel féminin oscille entre la femme fatale,
« suppôt de Satan », désirable et maudite et la femme mystique, à la peau laiteuse, dont chaque
partie du corps est un appel à la sublimation. La femme dangereuse, castratrice, représentée par
29
Hélène Cixous, Le Rire de la méduse (Paris : Galilée, 2010), 45.
17
exemple chez Man Ray par une étoile de mer, dévorante et monstrueuse, en est une
démonstration.
Femme fatales, femmes enfant, la muse dans une dialectique irréconciliable chez
Man Ray
Dans le court -métrage Emak Bakia, on voit au début une femme, plus précisément les jambes
d’une femme, descendant de l’auto. La caméra, à travers l’œil de Man Ray et d’une façon
générale à travers le regard masculin, fragmente le corps de la femme. Les jambes deviennent
objet de désir et de possession. Elles se multiplient, disparaissent, et nous rappellent cette scène
dans l’Etoile de Mer au moment où Kiki relève sa robe, et où l’on voit le commentaire « Les
dents des femmes sont des objets si charmants ».30
La caméra continue à ne pas filmer le reste du corps, et effectue à nouveau un gros plan sur les
jambes de la jeune femme qui cette fois-ci danse. La femme parle avec son corps mais elle n’a
pas de voix, elle se laisse entraîner par le rythme du banjo. C’est une femme sans visage qui ne
peut laisser s’épanouir « ces chants inouïs » qu’elle porte en elle31.
Puis une femme à l’allure androgyne (Man Ray a-t-il souhaité cette confusion des genres ?
Cela nous fait penser aux tragédies grecques où les hommes interprétaient les rôles féminins) se
maquille en face du miroir. En tant que spectateur, nous pénétrons dans l’intimité du foyer, nous
l’observons en train de se maquiller et se préparer, combinant tous les atours de la féminité
traditionnelle. Puis on la suit sur le balcon, le désir s’ouvre à des espaces plus larges à l’aide d’un
travelling effectué par la caméra. A la fin d’Emak Bakia, un gros plan est fait sur le visage de
Kiki, révélant des yeux maquillés sur ses paupières fermées. Ceux-ci doivent en effet être le
miroir de l’âme mais ici on se pose la question de savoir de quelle manière nos perceptions sont
trompées. La réalité n’est pas celle qu’on croit mais celle qu’on imagine. Les vrais yeux de Kiki
sont fermés, on peut imaginer qu’elle rêve et qu’un autre personnage émerge au milieu de ses
songes. Ce n’est, à nouveau, pas la femme qui s’interroge sur son identité, car elle semble être
maintenue dans un état semi-conscient. La femme crée la surprise et suscite un choc initial chez
le spectateur masculin qui est forcément perturbé dans son raisonnement logique et est amené
peut-être malgré lui dans l’ordre imaginaire, un monde où la nature existe de façon mystique.
30
31
Man Ray, L’Etoile de Mer, cinéma, 1928 Paris, à partir d’un scénario de Robert Desnos (intertitre à 1m :51)
Hélène Cixous, Le rire de la méduse, 38.
18
Dans l’Etoile de Mer, quand Kiki se déshabille, la seule chose que l’on peut distinguer à
travers le filtre de gélatine, c’est l’éclat de sa peau, sa blancheur qui a inspiré le poète et le
peintre. Le texte « Vous ne rêvez pas » s’adresse justement à un public masculin. La femme en
tant que spectatrice est écartée. Elle est celle sur qui le regard se pose et se dépose. La femme
incorpore le désir que l’on projette sur elle. Sa peau blanche est associée à d’autres symboles de
la féminité comme la fleur blanche, symbole de pureté et de virginité, ou à des objets en cristal,
purs et fragiles à la fois, reflétant et déployant la lumière. On la voit en train de caresser
doucement les cheveux de son amant, dans un geste maternel. Elle devient cette muse « à
l’amour sincère ».32
Cependant, Kiki est aussi une femme fatale dans le court-métrage, par exemple quand on voit
son visage se détacher des flammes, sorcière promise au bûcher et pour laquelle il n’existe
aucune rédemption. Elle devient cette « fleur de chair »33 qui s’épanouit dans l’inconscient du
spectateur masculin. L’étoile de mer, symbole d’une agressivité sexuelle, dévorera complètement
la jeune femme, qui n’aura aucun contrôle sur ce corps devenu fou. Quand elle monte les
escaliers, Kiki est possédée par des forces qui ne peuvent s’emparer du sujet masculin mais dont
celui-ci est malgré tout la victime. De femme soumise, lascive à la disposition du regard de
l’homme (Si belle ! Cybèle ?34), elle passe à l’image de la femme folle en proie à cette énergie
sexuelle qu’elle ne peut pas contenir et qui vient castrer symboliquement l’homme.
Nous savons que nous allons pénétrer dans le mystère féminin par les premières images, celles
qui nous montre l’étoile de mer dans son bocal mais aussi cette porte, qui ressemble au sexe
féminin, et qui réapparaitra à la fin du film.
Dans le Mystère du Château de Dés, les jeunes femmes sont des déesses, des Minerves, ou des
Eves sous-marines. C’est la femme-enfant qui jongle sous l’eau, dans son univers secret et
délicat, ou celle qui se brosse les cheveux, que le spectateur (que l’on imagine toujours masculin)
dans un moment voyeuriste, surprend dans un rituel de féminité. C’est aussi la femme aux
cheveux longs, douce et délicate, qui se retrouve dans un élément qui lui est généralement
associé, l’eau. Le court-métrage récupère donc toute cette mythologie, de sirènes et autres
Man Ray, L’Etoile de Mer, cinéma, Paris, à partir du scénario de Robert Desnos (intertitre à 12 :29)
Ibid., (intertitre à 10m:57)
34
Ibid., (intertitre à 3m:28)
32
33
19
naïades qui ont peuplé les contes, des récits homériques aux histoires de pêcheurs dans la
tradition populaire.
Le travail sur la lumière est un élément essentiel à la sublimation du corps féminin. Il en révèle
les formes et donnent à ces corps qui ne sont jamais des sujets, la conscience poétique des objets.
Le clair-obscur, la surexposition des images à la lumière confèrent à l’être féminin une aura, qui
donne, selon les termes de Breton, accès au monde matériel. La peau des femmes est le matériau
sur lequel se compose la poésie, visuelle comme chez Man Ray ou théorique comme chez Breton
ou Eluard.
Réappropriation du corps par les écrivaines surréalistes
Dans cette projection du désir faite par des artistes masculins sur le corps de la femme, quelles
sont les marges d’expression pour les artistes féminins ? Comment réconcilier Eros avec le
besoin évident de s’exprimer et d’exister de façon à part entière ?
Madeleine Cottenet-Hage35 nous dit que contrairement aux écrivains masculins surréalistes, les
femmes n’ont pas été dominées, hantées par le mythe sexuel de l’Autre dans l’espoir d’accéder à
cette surréalité. Il n’y a pas de contrepartie masculine à la femme-enfant et à la femme-sorcière.
Si l’on prend le cas de Joyce Mansour, que nous étudierons de façon plus détaillée par la suite,
même si le désir est fortement et crûment exprimé, la réalité féminine est au centre de son œuvre.
Les écrivaines comme Joyce Mansour, Gisèle Prassinos ou Leonora Carrington partagent cette
distinction dans leur écriture entre l’extérieur et l’intérieur. Le vieillissement du corps, la sénilité,
la décomposition chez Mansour, deviennent des sujets de prédilection dans la démonstration du
changement du sujet. La femme n’est pas seulement une muse, pleine de jeunesse, d’insouciance,
et de sensualité, mais aussi soumise au temps qui passe. Contrairement à Breton, qui envisage la
femme absolue comme un être délicat, floral, sur lequel « le temps n’aurait pas de prise sur elle »
Dans la dynamique masculine de création surréaliste, la femme est la femme-fleur36, elle devient
un tableau végétal. C’est une égérie qui s’invente dans le miracle de la Nature. Le corps féminin
35
Madeleine Cottenet-Hage, The Body Subversive : Corporeal Imagery in Carrington, Prassinos, and Mansour in:
Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws, Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg,77.
36
Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité (Paris : Gallimard, 1971), 99.
20
est source de vie : « Ma femme aux fesses de printemps (…).Au sexe de glaïeul(…) Ma femme
au sexe d’algue(…) Ma femme aux yeux de savane.37 »
L’altérité féminine est conçue de façon provisoire chez les Surréalistes, elle n’est que la
transition, la médiation, vers une unité qui est rétablie par « l’amour fou » conçu par Breton ou
encore Eluard. Le féminin est l’espérance d’une transcendance pour l’homme. Il crée, recrée la
femme, qui a été maintenue dans l’asservissement bourgeois. Benjamin Péret conçoit la femmeenfant ainsi :
La femme-enfant suscite l’amour de l’homme totalement viril, car elle le complète
trait pour trait. Cet amour la révèle à elle-même en la projetant dans un monde
merveilleux, aussi s’y abandonne-t-elle entièrement. Elle figure la vie qui s’éveille
au grand jour, le printemps des fleurs et de chants.38
Le chant qui émerge du corps féminin est un hymne à la révolution surréaliste et féconde cet
érotisme qui doit amener le Surréaliste à se réconcilier avec le monde :
Elle a la forme de mes mains
Elle a la couleur de mes yeux
Elle s’engloutit dans mon ombre 39
Ce corps où fleurit la vie s’expose aussi chez Man Ray. La femme -Nature se retrouve par
exemple chez Kiki dont le visage se détache des flammes dans L’Etoile de Mer. Sur ces quelques
images, c’est comme si elle avait intériorisé le feu, l’avait fait sien. Le muguet qui s’épanche dans
notre regard est aussi celui de la femme, le sexe offert sur un lit, contemplant, elle aussi,
l’erténèbre : « Elle est la Nature, toutes les ressources de la botanique sont nécessaires pour
évoquer les différentes parties du corps.40 »
L’eau est aussi un élément essentiel du monde féminin et est particulièrement présente chez
Man Ray. Elle constitue la présence rassurante dans laquelle la femme-sirène, naïade, ramène
l’homme et la femme à un stade primitif, indifférencié dans le Mystère du château de dés. La
même réflexion se pose dans l’Etoile de mer, où celle-ci s’avance, symbole du désir sexuel
féminin, en direction du spectateur. Comme je l’ai dit auparavant, le Surréalisme des débuts est
37
André Breton, .Ma femme à la chevelure, in : Surréalisme et sexualité, (Paris : Gallimard, 1971), 99.
Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, 110.
39
Paul Eluard, Capitale de la douleur, suivi de l’Amour La Poésie, (Paris : Gallimard, 1926 (présente édition) 1964),
20.
40
Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, 98.
38
21
adressé au spectateur masculin, qui est la proie de cette étoile, cette sexualité féminine
menaçante, se dirigeant vers lui.
Comme le souligne Oliver Salazar- Ferrer dans Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers, la
poésie d’Eluard et d’Aragon conserve une sublimation du corps amoureux, alors que chez
Mansour par exemple la poésie est celle qui fait crier, gémir, exploser les conventions lyriques du
dire amoureux héritier de la chanson courtoise.41 Il semble en effet que les surréalistes masculins,
malgré leur volonté de débarrasser la littérature de ces conventions bourgeoises, restent fidèle à
une représentation du corps féminin que l’on retrouvait déjà dans les blasons du corps féminin
appartenant à la littérature du XVIème siècle, si l’on pense par exemple à Clément Marot avec
son court poème Le Blason du beau tétin ou encore Maurice Scève dans Le Blason du sourcil.
Chez les Surréalistes féminins, la femme-Nature existe mais uniquement dans la solitude. Il
n’y a pas d’unité, de volonté d’unité. L’absence de relation avec l’homme se construit à travers
l’indifférence, ou la violence. Le sexe de glaïeul devient un sexe transpercé42. L’homme ne peut
y trouver aucune consolation, la femme n’est plus ce miroir où il peut apercevoir sa moitié
manquante. C’est un exorcisme. Pour elle. Des mots acides qui cherchent la reconnaissance :
Avale mes pensées polluées
Purifie- moi que mes yeux s’ouvrent 43
Chez Gisèle Prassinos, la jeune adolescente idolâtrée par le groupe des Surréalistes, le corps
n’est que le prétexte, l’objet traversé par des éléments extérieurs. La femme n’est plus, dans son
ouvrage Trouver sans chercher, liée de façon organique à la Nature, car celle-ci est violente, sans
concession, et perpétuellement sur le mode de l’agression : « The natural bodily orifices are
generally supplemented with others resulting from some biological freak occurrence or
aggressive external intervention.
” Le ventre, les seins, le visage, le sang. Comment ces
44
éléments corporels deviennent-ils le siège de nouvelles émotions ? Les femmes surréalistes
ouvrent notre réflexion à une intimité difficile et complexe. Mansour délivre l’impossible
, Olivier Salazar-Ferrer, Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers in Voies de l’autres, poètes femmes des XIXXXIème siècles, (Paris : Presses universitaires, 2010), 151.
42
Joyce Mansour, Cris in Prose et Poésie, Œuvre complète, (Paris : Actes Sud, 1991), 313.
43
Ibid, 311.
44
Madeleine Cottenet-Hage, The Body Subversive : Corporeal Imagery in Carrington, Prassinos, and Mansour in
Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws, Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg, 79.
41
22
compromis des genres. Il n’y a pas de résolution, de sublimation. Dans son premier recueil Cris,
tout est blessure. On ne retrouve pas, comme chez Aragon, des yeux dans lesquels s’ouvre « la
double brèche où se reproduit le miracle des rois »
Selon Cottenet-Hage, la libération du désir n’a pas été achevée par les femmes. J’aimerais
nuancer cette idée en insistant sur la complexité du désir et que ce n’est pas parce qu’il n’est pas
conçu à travers le prisme normatif de la sexualité masculine qu’il n’existe pas dans les écrits
surréalistes féminins. Les identités se multiplient ou se fragmentent, le désir ne s’inscrit pas dans
la linéarité mais par sa présence et son absence.
23
Chapitre 2. Mansour et le désir irrésolu
L’œuvre de Mansour est resté pendant longtemps peu accessible. Ce n’est qu’à partir des
années 90 que son œuvre commence à recevoir l’attention particulière des lecteurs. La seule
édition qui publiera l’ensemble de son œuvre est Actes Sud en 1991. Cela peut s’expliquer par la
violence inhérente à sa poésie qui demande une lecture éclairée de la part du lecteur. Elle est en
effet l’héritière du surréalisme noir de l’après-guerre consacré par Georges Bataille et Masson et
s’éloigne ainsi de la recherche du « merveilleux » prôné par Breton. « L’exorcisme onirique
visant à conjurer la mort » selon l’expression d’Oliver Salazar-Ferrer est ce qui détruit l’idéal
romantique de la femme exploité par les Surréalistes. La mort de sa mère, puis de son mari,
l’amènent à reconsidérer le corps dans sa pure matérialité. Puisque tout se termine par la mort, le
désir ne peut être que temporaire et inachevé.
Ecrivaine prolifique de seize recueils de poèmes, de nouvelles et de contes tels que les Gisants
satisfaits (1958), Carré Blanc (1965) ou Jasmin d’hiver (1982), ces textes seront essentiellement
écrits en français. Elle se remarie en 1949 avec Samir Mansour, issu de la colonie française du
Caire et c’est à partir de ce moment-là qu’elle s’initie à la culture et à la langue française. On peut
observer cependant à quel point son utilisation de la langue française est soumise à l’influence de
sa langue maternelle, l’anglais : phrases nominales pour la plupart, les constructions
grammaticales complexes du français ont été évacuées au profit d’un vocabulaire extrêmement
riche et imagé. Le monde intérieur de Mansour n’est pas soumis à une linéarité, une logique
narrative classique. La temporalité de ces poèmes est rythmée par celle du corps et de sa
disparition :
Le traumatisme ignore le temps, et les temporalités se télescopent dans ces poèmes
pour former une simultanéité de hantises et de conjurations. Notons que ce corps
(féminin ou masculin) est souvent dépsychologisé, séparé des trames
évènementielles ou mnésiques de la biographie ; ramené à ses couches primitives,
il existe par ses zones d’énergies érogènes et par des évènements physiologiques
indépendants du « je » central. 45
Olivier Salazar-Ferrer, Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers in Voies de l’autres, poètes femmes des XIXXXIème siècles,153.
45
24
Le temps de l’expérience chez Mansour : la puissance d’un cri
Le temps de l’expérience chez Mansour est, selon l’expression de Stéphanie Caron 46, un geste
phonétique qui se déploie dans une syntaxe affective. En effet, selon la chercheuse, ce cri qui se
projette dans l’espace du sujet exorcisé, en prend aussi la construction grammaticale. L’anglais
étant la langue maternelle de Mansour, la phrase nominale, plus répandue dans le monde anglosaxon, devient l’endroit où se résout ce cri :
Ailes glacées
Orteils cassés
Sexe transpercés
Cœur de lion décomposés 47
La poésie de Mansour privilégie l’asyndète : il n’y a pas d’enchaînement logique (ce que l’on
pourrait comparer au montage elliptique chez Man Ray). C’est une juxtaposition d’images qui
amplifie les aspects sonores du poème, car l’accent est mis sur l’allitération. Pour Caron, le style
de Mansour est entrecoupé, interrompu, à bout de souffle et s’auto-déchirant, dans ce qu’elle
nomme des postures énonciatives précaires. Les Cris de Mansour sont « l’expérience d’une
douleur, d’un effroi à la limite du formulable ».
Le verbe est souvent omis, car des mots émane une violence sonore qui ne peut être dirigée
par l’action d’un verbe, et quand le verbe apparaît enfin, il amène à son apogée la douleur
contenue dans les premiers vers :
Entre tes doigts
Ma bouche
Entre tes dents
Mes yeux
Dans mon ventre
Ton rythme féroce
Me pèle le corps
De sensations crues 48
L’acte sexuel atteint son achèvement paroxystique dans le verbe « peler ». La répétition du
« entre » ce qui t’appartient (tes doigts, tes dents) se trouve ce qui m’appartient (ma bouche, mes
46
Stéphanie Caron., Réinventer le lyrisme : Le Surréalisme de Joyce Mansour, (Genève : Droz, 2007), 27.
Joyce Mansour, Cris in Prose et Poésie, 313.
48
Ibid, 324.
47
25
yeux), construit cette tension qui s’exprime dans « ton rythme féroce » et qui finalement se
dénoue en « sensations crues ». Le martèlement sémantique accentue le caractère obsessionnel
ainsi que la fonction exutoire du texte. Par exemple : « Laisse-moi t’aimer (….) Laisse- moi
lécher tes yeux fermés- Laisse-moi les percer avec ma langue pointue-laisse-moi t’aveugler »
On ne peut que soulever le caractère sadomasochiste de ce poème, où le corps de l’autre doit
lui-même prolonger le cri du sujet parlant. Comme le mentionne Salazar-Ferrer dans Joyce
Mansour ou la malédiction à l’envers, autour du deuil d’Eros, s’articule un nœud de rages et de
jouissances sadomasochistes qui s’efforce d’isoler l’évènement traumatique et de le neutraliser.49
L’érotisme fonctionne ici comme le projet inversé de l’amour fou ou de la sensualité mystérieuse
chez Man Ray. La communication est court-circuitée, la transcendance n’est possible que dans la
destruction des schémas sociaux traditionnels. La différence des genres est confondue avec la
fragmentation des identités.
Identités multiples, le dépassement du genre
Chez Mansour, selon Caron, les postures énonciatives sont précaires. Contrairement à Man Ray
qui glorifie la différence des genres en concevant la beauté féminine et les rituels féminins
comme un absolu dans lequel l’homme aime se perdre, la femme dans la poésie mansourienne est
le fruit d’une bisexualité qui prend des formes diverses. Le premier poème qui inaugure le texte
Cris est l’incarnation de cette bisexualité morbide et difficile :
J’aime tes bas qui raffermissent tes jambes
J’aime ton corset qui soutient ton corps tremblant
Tes rides tes seins ballants ton air affamé
Ta vieillesse contre mon corps tendu
Ta honte devant mes yeux qui savent tout
Tes robes qui sentent ton corps pourri
Tout ceci me venge enfin
Des hommes qui n’ont pas voulu de moi 50
Qui est ici le sujet de l’énonciation ? Dans quelle mesure ce « je » représente-t-il la femme
dans l’auteure ? Ce « je » répond à une féminité désenchantée, la représentation absolue du corps
Olivier Salazar-Ferrer, Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers in Voies de l’autres, poètes femmes des XIXXXIème siècles,148.
50
Joyce Mansour, Cris in Prose et Poésie, Œuvre complète,309.
49
26
féminin soumis au temps, par ces rides, ces seins ballants, ce corps tremblant etc. qui amène à
l’horreur du corps pourri dans un anti-érotisme total.
Le sujet qui « désire » la vieillesse de cette femme, n’est-elle pas elle-même l’incarnation de ce
corps changeant, quand elle dit que tout ceci lui permet de se venger des hommes qui n’ont pas
voulu d’elle ? Le corps féminin n’est plus ce « pays à explorer »51, c’est ici la rencontre de
l’érotisme et de la mort, dans une volonté cathartique de supprimer le miroir désirant qu’elle
pourrait représenter.
C’est aussi un hymne à la vieillesse morbide, qui résonne comme un cri dans le silence de la
beauté. On peut y entrevoir les Petites vieilles de Chalres Baudelaire dans « Ces monstres
disloquées que furent jadis ces femmes. Monstres brisés, bossus ou tordus, aimons-les ! Ce sont
encore des âmes. Sous des jupons troués et de froids tissus. »52 Les rôles semblent parfois
changer et le « je » se transforme en « elle ». Que devient le « je » de l’énonciation ?
Elle m’aime égoïstement
Elle aime que je boive ses salives nocturnes
Elle aime que je promène mes lèvres de sel
Sur ses jambes obscènes sur ses seins effondrés
Elle aime que je pleure mes nuits de jeunesse
Pendant qu’elle épuise mes muscles qui s’indignent
De ses volontés abusives 53
« Mes muscles » référeraient plutôt à un sujet masculin mais la confusion reste, malgré tout,
entière. Le « laisse-moi t’aimer » devient un amour égoïste, totalitaire, et le corps vieilli, que
l’énonciateur/énonciatrice rejette par indignation répond au poème ci-dessus où le même corps
était désiré jusque dans sa pourriture. La violence se propage et on ne peut déterminer exactement
d’où vient la parole. C’est le cri fait nature, une violence organique qui coordonne « ses volontés
abusives » de part et d’autre.
Les seins effondrés (en opposition à nouveau avec les bustes de femmes, triomphants, dans
cette projection idéalisée du corps dans les courts-métrages de Man Ray) répondent à un poème
où les crabes en viennent à dévorer la femme, et « dont rien ne restait de ses seins potelés ».
51
Valerio Deho, Man Ray Women, (Bologna: Damiani Editore 2005), 12.
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, (New York : New Direction Publishing Corporation, 1989), 333.
53
Joyce Mansour, Prose et Poésie, Œuvres complètes, 315.
52
27
Face à cette horreur, le sujet de l’énonciation déclare son amour, dans un mélange étrange de
mots tendres et de souffrance extrême : « J’ai vu tes os poussés par la mer du matin » »j’ai vu ton
crâne luisant » vont finir par célébrer l’amour qui ne sera jamais que monstrueux et antisubliminal : « Et pourtant c’est ainsi que je t’ai préférée ma fleur »
De la femme-enfant, fragile mais sublime, qui hante l’imaginaire masculin des Surréalistes, il
n’en reste que la possessivité sombre, le corps accaparé pour le plaisir d’autrui, qui va jusqu’au
cannibalisme. Le sujet accaparé ne devient plus qu’un adjectif possessif au corps fragmenté (mon
ventre, mes cheveux, mes reins, mes seins ma tête rasée) qui n’existe plus en tant qu’individu
autonome, et qui meure dans ce processus de possession : « Tu veux que je meure lentement
lentement. Que je murmure en mourant des mots d’enfant » Voilà ce qui reste de la femmeenfant, l’innocence est déflorée pour qu’il n’en reste plus que des mots d’enfant, déconstruits, et
précaires.
Et la possession s’inscrit aussi dans la répétition :
Tu veux mon ventre(…)
Tu veux mes cheveux(…)
Tu veux mes reins (…)
Tu veux que je meure(…)54
Cette violence de la femme-enfant dépossédée, qui clairement ici emprunte à des
caractéristiques masculines, on la retrouve dans ses vers :
Petit ventre tendu et jaune
Petit ventre velu
Petites jambes arquées poilues
Petite Jeanne bossue
Petite femme qui attend son viol
Toute nue toute nue 55
Ce texte a la forme des chansons pour enfants, et c’est ce contraste terrible entre la
femme/homme qui devient la proie de prédateurs sexuels et le style du poème qui rend l’
ensemble extrêmement puissant. C’est une déchirure dans l’innocence :
54
55
Joyce Mansour, Cris in Prose e Poésie, Œuvre complète,316.
Ibid, 325.
28
Nous y retrouvons de façon omniprésente la catégorie du déchirant, du lacérant, du
perçant, modalités de la blessure qui dominent sa relation au monde.(…)mais cet
espace douloureux est entièrement érotisé par le sexe féminin, sexe qui apparaît
lui-même comme blessure, désir inassouvi, soleil noir des récits. 56
Le ventre, le sang, le regard paralysé : cartographie de la souffrance et du désir
Cottenet-Hage confirme cette idée que le corps est constamment morcelé dans l’œuvre
mansourienne :
Not only is the naked body male or female, constantly being held up to our gaze
but it is subjected to constant naming, part after part. The result is a fragmentation
of the body. There is no whole. Nothing suggests that one can ever have access to
something beyond the parts.57
Le ventre est, chez Mansour, le centre du cri qui résonne et se propage à l’intérieur et à
l’extérieur du corps. Siège de l’émotion, de la douleur, il est à la fois celui de l’homme qui désire
les femmes mais aussi celui qu’on s’approprie ou qu’on délaisse. Dans le premier poème de
Cris, « la mort dans ton ventre qui me mange la cervelle » et au poème de Cris « Tu veux mon
ventre pour te nourrir » montre de quelle façon l’appropriation de l’autre par le ventre est
l’appropriation du siège de ces émotions mais aussi le désir d’une possession sexuel, qui doit
amener à l’assouvissement et qui se termine souvent de façon cruelle.
Dans le premier poème que j’ai cité, « La mort dans ton ventre qui mange ma cervelle » va
amener paradoxalement à forger l’identité de la jeune femme (de l’auteure ?), car le dernier vers
se termine par « Tout ceci fait de moi une étrange demoiselle ». Comme l’a précisé Xavière
Gauthier, certains surréalistes ont exalté la fusion des corps et des esprits, l’amour fou et ultime.
Dans l’œuvre poétique d’Aragon, de Breton, ou d’Eluard, on y voit constamment cette volonté de
ne faire qu’un avec la femme aimée. Même si cela n’aboutit pas, la recherche d’absolu reste tout
entière. Est-ce la même situation dans les poèmes de Mansour ? Nous ne le pensons pas.
L’appropriation reste violente et elle consiste, la plupart du temps, à « dévorer » « croquer »
Olivier Salazar-Ferrer, Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers in Voies de l’autres, poètes femmes des XIXXXIème siècles,152.
57
Madeleine Cottenet-Hage, The Body Subversive : Corporeal Imagery in Carrington, Prassinos, and Mansour in
Surrealism and Women edited by Mary Ann Caws, Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg,89.
56
29
« purifier » ou « avaler » le corps du partenaire. Comme les identités sont instables dans son
œuvre, la fusion est aussi plus difficile à exécuter, car il n’y pas deux entités, deux egos bien
distincts qui chercheraient à se compléter.
Le sang chez Mansour
Le sang a évidemment plusieurs connotations: il peut avoir une dimension religieuse,
passionnelle, maternelle ou violente. Dans l’œuvre de Mansour, le sang est le lieu même du
croisement entre l’Eros et le Thanatos. Par ailleurs, la religion ou le rejet de la religion plutôt, est
essentielle chez la poétesse. Si l’on prend le deuxième poème du recueil :
Le clou planté dans ma joue céleste
Les cornes qui poussent derrière mes oreilles
Mes plaies saignantes qui ne guérissent jamais
Mon sang qui devient eau qui se dissout qui embaume
Mes enfants que j’étrangle en exauçant leurs vœux
Tout ceci fait de moi votre Seigneur et votre Dieu
Le clou, les plaies saignantes, font référence au Christ sur la croix. Non pas un Christ de
compassion, qui se serait sacrifié pour sauver l’Humanité, mais elle-même devenue Seigneur et
Dieu. C’est un sang devenu source, mais une source toxique. Car cette femme devenue eau,
devenue Seigneur, et celle aussi qui sacrifie, étrangle les enfants dans un geste de damnation. Il y
a perpétuellement chez Mansour l’enfer et le paradis confondus.
Dans de nombreux poèmes, le sujet de l’énonciation boit le sang, et aime le goût du sang. C’est
dans son texte une pratique ritualisée, sacrificielle. Une source de passion sexuelle en
émerge « J’ai bu ton sang pour connaître ton désir » ou « J’aime le goût de ton sang épais je le
garde longtemps dans ma bouche sans dents ». C’est un être traversé par la vieillesse et la
monstruosité qui donne au désir une force brutale et organique. Mais sa bouche sans dents est
aussi celle de l’autre « Je bois le sang qui tombe de ta bouche fendue ».C’est une féminité
différente à laquelle elle aspire : pour elle, cela passe par un détachement de la maternité : « Je
voudrais effacer le sang de mes rêves en abolissant la maternité.»
30
Selon Maryann de Julio58, il y a un profond conflit entre la recherche de l’inspiration et la
maternité, la matérialité qui la constitue et qui demeure un fondement de la société. Le rejet de la
maternité se montre aussi dans les infanticides que l’on retrouve dans le texte : « Mes enfants que
j’étrangle » ou encore « Le sang des enfants crucifiés », « Rose du sang des enfants mal noyés ».
Le regard paralysé
Regarder et être regardé. Telle est la condition impossible chez Mansour. La création de
l’identité par le regard est une fiction ici. Au contraire, le regard de l’autre est mort dans « des
yeux sans prunelles ». Au « laisse-moi t’aimer » répond le « laisse-moi t’aveugler ». Le désir
prend possession du regard, le démystifie, le vide et le renvoie au néant. D’autres parties du corps
deviennent aveugles « Les machinations aveugles de tes mains ». Le sujet de l’énonciation fuit le
regard pour mieux aimer, se courber aux envie de l’autre : »Alors pour fuir ses yeux J’ai baissé
la tête j’ai plié les genoux et de mon front épouvanté J’ai calmé ses douleurs ».Pour empêcher le
regard d’irradier, de se propager, il est avalé, l’œil est avalé.
Le chat sur le toit
Qui ronge un œil doux
Un œil de pèlerin qui cherche son Dieu59
Le regard n’atteint pas le ciel, il tombe dans le ventre du chat. Il ne peut être transcendé,
sublimé, il erre alors à la recherche d’une autre spiritualité. L’homme/la femme aimé(e) doit donc
se cacher du regard de l’autre pour préserver son identité, son existence même :
Tu te caches à ma vue
Espérant que je te trouve
Tu veux ta destruction 60
Quand le regard devient possible, qu’il est franc et direct, il amène la souffrance ou la mort,
dans la répétition du « je t’ai vu ». C’est une action qui s’est achevée, le regard s’est déjà posé, et
tel le regard de la Méduse qui transforme en pierre les individus, il n’y a plus aucun retour en
58
De Julio, Marianne. Joyce Mansour and Egyptian Mythology, in: Surrealism and Women edited by Mary Ann
Caws, Rudolf E.Kuenzli, Gwen Raaberg,1 19.
59
Joyce Mansour, Cris in Prose et Poésie, Œuvre Complète, 313.
60
Ibid, 323.
31
arrière possible. Le désir est mort, et la rémission devient inenvisageable : « Hier soir j’ai vu ton
cadavre » ou encore « Je t’ai vu laver tes cheveux dans l’eau souillée des égouts », « Je veux voir
tes yeux s’épaissir ».
Comme le souligne Salazar–Ferrer, la poésie de Mansour ,dans son caractère violent et exutoire,
« constitue une conjuration, c’est-à-dire une malédiction à l’envers, un « dit du mal » retourné
sous la forme d’une prise de possession des figures de la mort et à travers une maîtrise du langage
de l’érotisme par une femme. ».61 En effet, Mansour, par les deuils multiples que celle-ci a dû
traverser, semble dans son œuvre apprivoiser l’obscénité de la mort et confronter le corps à sa
finitude humaine. La malédiction est cette impossibilité de configurer la dialectique du corps
dans une perspective plus globale. Le corps a une valeur performative, il exécute la violence d’un
érotisme qui ne peut être réconcilié avec le romantisme du premier mouvement surréaliste.
L’auteure fait partie de cette dernière génération du surréalisme qui privilégie l’expérience du
désir dans sa forme la plus brutale, et exploite la thématique de l’angoisse et de l’horreur à son
paroxysme.
Olivier. Salazar-Ferrer, Joyce Mansour ou la malédiction à l’envers in Voies de l’autres, poètes femmes des XIXXXIièmes siècles,149.
61
32
Chapitre 3. Le corps et les éléments chez Gisèle Prassinos
Issue de la bourgeoisie grecque de Turquie, Gisèle Prassinos et sa famille décide dans les années
20 d’immigrer en France, dans la banlieue parisienne. La déception est grande à leur arrivée,
mais les liens qui unissent les membres de la famille sont forts et particulièrement entre Gisèle et
son frère, Mario Prassinos, peintre et ami des surréalistes tels qu’André Breton, Péret, ou Desnos.
Dans un milieu familial où l’on a privilégié la créativité et la culture de façon générale, Gisèle
Prassinos, s’engage dans la voie de l’écriture automatique. A l’âge de 14 ans, elle est présentée
par son frère au cercle surréaliste. Elle évoque en ses termes la rencontre :
On me demanda de lire un de mes textes à haute voix. Ils l’écoutèrent tous d’un air
recueilli, sans un mot, sans un geste, les yeux fixés sur moi. Ils m’impressionnaient
tant que ma voix tremblait, s’éraillait et menaçait de s’éteindre au milieu de chaque
phrase.62
La deuxième guerre mondiale éclate, et la jeune fille se met en quête d’un travail tout en
poursuivant son activité littéraire. Mais la source d’inspiration pour l’écriture automatique se tarit
et il lui faudra une vingtaine d’années avant de pouvoir créer à nouveau des textes. Femmeenfant, elle ne dépassera jamais ce stade aux yeux des Surréalistes. Elle écrira cependant, en
1975, Brelin le Fou et en 1982, Mon cœur les écoute.
La vie autonome et anarchique du corps
Dans l’univers de Prassinos, le corps n’est pas un ensemble homogène dont les parties
fonctionneraient en harmonie. Certains organes, muscles ou autres parties anatomiques peuvent
se rebeller, décider d’obtenir une identité, se venger, ou simplement se laisser mourir sans que
cela porte forcément préjudice au reste du corps. Comme le relève Madeleine Cottenet-Hage, les
lois biologiques sont subverties et pousse la matière à se désagréger et aux membres à se
désolidariser du reste. La symétrie du corps de la femme chez Man Ray, la beauté sublime qui
résulte des proportions parfaites et l’invitation au mystère féminin disparaissent complètement
chez Prassinos.
62
Madeleine Cottenet-Hage, Gisèle Prassinos ou le désir du lieu intime,(Paris : Editions Jean-Michel Place, 1988),
30.
33
Les personnages, chez l’auteure, n’ont pas de véritable complexité psychologique. Ils sont les
dépositaires des forces de la fatalité, perpétuellement soumis aux éléments extérieurs sans qu’il
leur soit vraiment possible d’inverser le cours des choses :
Dans ce monde véritable, complet, les objets respirent et procréent, les évêques tricotent,
des morceaux d’hommes font leur toilettes et vont joyeusement au marché quand ils
n’énoncent pas des sentences souvent édifiantes. Sans compter que la terre et les eaux
n’ont pas de frontières et que chacun peut y vivre au choix, pareillement, sans changer de
nom.
Trouver quoi ?
Enfin, la tête qui ne sait pas qu’elle sait, la voix libre et surprenante qui parle sans visage
dans la nuit. 63
Les protagonistes de ses histoires ne peuvent trouver refuge nulle part : leur corps est soumis à
une métamorphose constante, souvent à leur insu et la mort est aussi source de vie. Le corps n’est
pas exactement le corps que l’on connaît : il est en mesure de vivre sous l’eau, et porte parfois
des caractéristiques animales ou végétales (dans la nouvelle Sondue, le président de la
République a une coquillage a la place du nez d’où sortent des perles vertes), certaines femmes
germent de noix, elles ont les yeux percés par des mines de crayons rouges, parfois elles
possèdent des pieds de vaches.
Le présent, le passé, et le futur n’existent que de façon très provisoire. Les personnages ne se
projettent jamais dans l’avenir, leur identité ne se constitue que très peu sur leur mémoire et ils ne
partagent aucun souvenir. Ils ne sont pas l’aboutissement de ce qu’ils ont été puisque leurs
identités sont clairement illusoires. La nouvelle Sondue, une des plus longues de son recueil
Trouver sans chercher, expose de façon à la fois comique et onirique, la vie autonome de deux
bouts de chairs Vicradun et Vicradeux, qui se sont attachés à la jeune fille Sondue. Avant
Vicradun et Vicradeux, il y a eu Vicrate : doté d’une identité provisoire, il était le fils, « né en
1689 » (éternel morceau de chair parallépipède), d’ « une bouchère » et d’un « cultivateur de
citrons ». L’histoire familiale s’arrête là, sans que l’on comprenne les références biographiques
qui nous sont donnés, mais sa rencontre avec la jeune femme lui permettra de naître une seconde
fois :
63
Gisèle Prassinos, Trouver sans chercher, (Paris : Flammarion, 1976), 12.
34
Sur son ventre (ndlr Sondue) ballotait l’énorme crâne retourné dont les yeux se
vidaient peu à peu. (…) Elle fit quelques pas et s’aperçut qu’elle pouvait continuer
son chemin mais en tenant la tête qui lui frappait les entrailles. 64
Le lien maternel s’est donc tissé entre Sondue et Vicrate : on y voit se développer un amour
qui déchire la jeune femme, un amour viscéral pour ce morceau de chair croisé un peu plus tôt
dans la rue : « Elle se réveilla en criant « Vicrate ! »Vicrate !tu es Vicrate ! » Et elle serra l’être
informe contre ses entrailles en lui léchant la figure. »65 Mais comme dans toutes les nouvelles de
Prassinos, la matière est constamment en évolution. Rien ne peut subsister dans la Nature sans en
subir de profonds changements. Les lois physiques du monde de Prassinos exigent la fluidité, la
perméabilité et la déchirure des corps : Vicrate décide de courir, tombe et se casse le cou. Il en
perd sa tête, qui va être récupérée par Fluchon. De sa tête va être créé un nouveau personnage au
corps de plumes, Vicradeux. Vicrate, par sa chute, va donner naissance ainsi à Vicradun à la tête
de charbon et Vicradeux au coussin de plumes.
Il n’y a pas de révolution dans la forme grammaticale chez Prassinos. Ses nouvelles sont
dotées d’une syntaxe très classique, en y intégrant des indicateurs temporels sous la forme
d’adverbes ou de locutions adverbiales « Au bout d’une heure », « bientôt », « Pendant ce
temps ». Prassinos utilise le temps verbal classique de la narration, le passé simple et le texte est
aussi parcouru de connecteurs logiques : « d’abord », » « ensuite », « finalement » mais pour
quelle logique ?
Les morceaux de chair, Sondue, Fluchon, le Président de la République, la tante de Sondue
interagissent selon des modèles de logique qui nous sont inconnus. Ils s’aiment pour des raisons
inconnues dans des cadres biologiques qui nous dépassent : Sondue est fâchée parce que le
président a fendu la tête de Vicradun par son gros ventre boursouflé, Fluchon tué par Vicradeux,
revient par la porte avant d’être mis en bière : « Bientôt Fluchon parut à la porte. Les deux
hommes l’empoignèrent vivement et le mirent au fond de la caisse qu’ils recouvrirent de papier
doré. » 66 La destruction et la désagrégation des corps mettent en exergue la violence faite aux
femmes dans leurs relations aux hommes. Dans la nouvelle Description d’une noce, la mariée est
64
Gisèle Prassinos. Sondue in : Trouver sans chercher, 87.
Ibid, 89.
66
Gisèle Prassinos, Sondue in Trouver sans chercher,96.
65
35
à la fois animale et végétale, ses yeux sont des noix percées et ses pieds, des sabots de vache.
Son corps ne lui appartient pas entièrement, elle est nue face à l’assistance qui la regarde et
Prassinos relève qu’ « elle fait l’effet d’une colombe blessée. »67 La nouvelle qui me semble
restituer de manière très évidente ceci est la Naissance où s’accumulent dans le texte les pulsions
sadiques d’un homme sur une poupée « morte » qui se transformera en corps de femme.
Les jambes laiteuses des femmes qui sont l’objet du désir masculin dans « Emak Bakia »
« pendent piteusement »68 sous le corps de l’homme dans la nouvelle la Naissance. Tout un
champ lexical est dédié à la destruction et à la naissance d’un objet destiné au bon vouloir de
l’homme. (« L’étouffer », « tuer ses yeux bleus », « la pétrir », « son envie dévorante »)
Il
cherche à apporter des soins à la « poupée morte » pour mieux la tuer, devenir mère et père en
mettant en scène le drame qu’il désire. La poupée, qui fait partie de l’univers de l’enfance, doit
mourir pour que puisse enfin exister la femme soumise tant souhaitée par le protagoniste ; celleci doit « germer » du désir masculin :
Je la laverai avec le coin de mon mouchoir et, chaque matin, j’ouvrirai ses longues
mains tordues pour y glisser une noix. Sans doute alors elle deviendra encore plus
grande, plus plastique et je pourrai l’étouffer plus facilement. 69
L’Eros et le Thanatos, comme dans les poèmes mansouriens, s’entremêlent : La Naissance de
la femme ne peut qu’entraîner sa propre mort. Le jeu innocent auquel se prêtent généralement les
petites filles avec leur poupée devient alors une machine à tuer et à être tué. Les caractéristiques
de cette innocence sont profondément perturbées par « l’envie dévorante » de l’homme. Les
cheveux blonds, les jambes laiteuses, les yeux bleus, les joues pleines ne sont que les parties d’un
tout qui vont constituer « une vie pour lui » :
Quand je presserai avec mes deux mains sur ses joues pleines, un liquide
blanchâtre sortira de sa bouche. Il y aura aussi de grosses bulles roses qui
s’échapperont de son nez, devenu maigre. Je l’embrasserai alors très fort, jusqu’à
tuer ses yeux bleus, jusqu’à leur donner une vie à moi. 70
Gisèle Prassinos, Description d’une noce in Trouver sans chercher, 35.
Gisèle Prassinos, La Naissance in Trouver sans chercher,170.
69
Gisèle Prassinos, La Naissance in Trouver sans chercher,170.
70
Gisèle Prassinos, La Naissance in Trouver sans chercher,170.
67
68
36
La poupée est devenue une poupée sexuelle d’où surgira l’ « idéal féminin » aux cheveux
longs, Eve créée de la côte d’Adam, disposant d’une indépendance très éphémère : « Bientôt la
forme se mit à voler plus vite, à se préciser avec plus d’énergie. »71 Car elle se transforme en
« paquet nerveux », chose vivante sans identité, dépossédée, qui pourra être enfin être
complètement anéantie : « Alors, il l’empoigna de ses mains avides et commença de le
détruire. »72
La nouvelle éponyme Trouver sans chercher met en scène une mère qui se désole parce que sa
fille a une voix d’homme. Cette intrusion du masculin est ce qui doit être éliminée pour préserver
la « pureté » de la féminité et, d’une certaine façon, la relation entre la mère et la fille : « Cesse
tes lamentations, pauvre fille, dis-je en la caressant, nous irons chez le chirurgien afin qu’il te
donne une vraie voix de femme ».73 Prassinos propose une réflexion sur l’identité sexuelle et de
quelle manière celle-ci doit se traduire dans la société contemporaine. Dans l’histoire, la mère et
la fille rencontrent un jeune homme qui possède une voix « frêle et douce ». Considérés comme
contre-nature, c’est à la mère qu’est dévolue la tâche de restaurer l’ « ordre naturel ».
Education femelle nous présente un homme rentrant chez lui et d’ « énormes têtes surmontées
de chignons noirs » qui l’entourent. Le chignon noir fait office de métonymie dans sa
représentation de la féminité traditionnelle. Mais ces formes féminines ont des « sourires
informes » qui rendent leurs bouches « épouvantables ». Le merveilleux sourire des femmes chez
Man Ray laisse place à la confusion et au malaise dans l’œuvre de Prassinos. La femme n’est
plus en symbiose avec la Nature mais menacée ou transformée par elle :
Sur les tables, tenant un cure-dent, ou un crayon cassé, se trouvaient de lourdes
mains blanches, larges comme des pattes, aux doigts griffus, pleins de petits
nœuds aux couleurs admirables et de bagues de savon »74
L’animal et le social s’entrecroisent pour former des êtres hybrides, qui sont à la merci du
« maître ». Les bagues, les petits nœuds aux couleurs admirables, censés soutenir la féminité dans
son pouvoir, renforcent l’aspect grotesque de ces personnages difformes. Les jeunes filles sont
dépeintes comme des animaux domestiques, sans nom, sans intériorité, sans beauté. Ce dernier
point est important car la femme est supposée incarner le principe de beauté, que ce soit par sa
71
Ibid, 171.
Ibidem
73
Gisèle Prassinos, Trouver sans chercher in Trouver sans chercher,89.
74
Gisèle Prassinos. Education femelle in Trouver sans chercher, 129.
72
37
gestuelle ou ses parfaites proportions. La qualité « essentielle » de la féminité lui est retirée, et
c’est en esclave fébrile et pathétique qu’on la retrouve :
Alors une petite chose apparut près de lui, traînant sa chaise, la lui montrant
fiévreusement en parlant sans arrêt, ouvrant une bouche immense, pleine de bave et
où les crins du chignon s’amassaient comme après une lutte. 75
Le maître place alors un morceau de pain sur une chaise. Il la décore avec un écriteau et des
fleurs pour rendre plus confortable cette « cage dorée » qu’ils réservent à ces chignons noirs.
Malheureusement la vie et la mort se maintiennent dans un fragile équilibre chez Prassinos, et la
mort finit souvent par triompher : « La chaise, alourdie, dégringola avec un grand bruit et ne
bougea plus. Dessous, il y avait un énorme chignon noir plein de sang et d’or. »76
L’impossibilité du regard
Comme nous avons pu l’observer chez Man Ray ou Mansour, l’aspect visuel, la thématique du
regard occupent une place fondamentale dans la dynamique surréaliste. Chez Man Ray, le regard
est représenté par l’objectif de la caméra, l’œil du « visionnaire », qui est capable de mettre en
évidence la beauté cachée et sublimée des corps et des objets. Chez Mansour, aucune
communication n’est possible entre les individus, non seulement parce que les êtres ont des
identités très flexibles dans cette dynamique de « tu es moi », « je suis toi » mais aussi parce que
la cruauté, qui parcourt ses texte, empêche d’établir une relation qui permettrait à « l’Autre »
d’exister. Dans la mythologie mansourienne, les yeux sont croqués, avalés, sujets à une
perpétuelle mutilation ou à des visions cauchemardesques. Jonathan Strauss mentionne Sartre en
rappelant comment, dans l’Etre et le Néant, l’existence d’un individu est profondément rattachée
à la possibilité d’être vue par l’autre.77 Dans l’œuvre de Man Ray, cette fonction me semble
essentielle. Le corps prend vie, s’illumine, invite l’image par la vision créatrice de l’artiste. Le
corps féminin est un mirage, ce n’est que la puissance du visuel qui est sollicitée dans son travail.
Le mystère féminin se construit et se reproduit à travers le regard de Man Ray.
Toujours dans cette même dynamique où l’espace de la vision est central, nous avons pu
observer que chez Mansour le sujet doit se préserver du regard de l’autre pour ne pas se faire
dévorer, tuer par son prochain. Alors que le monde est présent et vibre de façon différente grâce à
75
Ibidem
Ibid, 130.
77
Jonathan Strauss, “Paul Eluard and the Origins of the Visual Subjectivity,” Mosaic 33, no. 2 (2000): 27.
76
38
l’interprétation visuelle qu’en fait Man Ray, le sujet expérimente chez Mansour ainsi que chez
Prassinos la fragmentation dans un corps transformé et décadent.
Chez Prassinos, le regard est ce qui déploie et assure « l’onirisme angoissé du mouvant »78 :
les yeux se détachent de leurs orbites, les personnages se mutilent ou se font mutiler l’œil (motif
surréaliste que l’on retrouve par exemple chez Luis Buñuel, Un Chien andalou (court métrage de
1929), au moment où la jeune femme se fait couper l’œil au rasoir). Quand le regard se fait
séduction, il se décline seulement sur le mode de l’absurde et du tragique. Mais le regard peut
aussi se diviser ou disparaître car les yeux sont déplacés, cousus, boutonnés ou encore perdus.
Cette dynamique de la fragmentation fait partie de ce que Cottenet-Hage appelle « l’univers du
manque et de substitution de Prassinos. » :
Dans les vides s’introduisent-ou l’on introduit-des produits de remplacement. (…)
la vieille n’ayant plus de cils « a mis des fils à la place » (« Tragique fanatisme »).
(…)Dans l’inventaire de ces pièces de rechange, figurent en bonne place les objets
de couture, fils, aiguilles, boutons, épingles, dont l’origine nous est connue. 79
Dans Description d’une noce, les yeux de la mariée « sont des noix percées d’où sortent des
mines de crayons rouges »80. La bouche est « très bleue » et elle a « une rangée de dents noires et
pâteuses. » Toute communication semble impossible avec son entourage. La vision est obstruée,
et il semble que son corps soit en putréfaction par les caractéristiques que Prassinos lui attribue.
Prassinos campe, dans Tragique fanatisme, le personnage d’une vieille femme, aux « cheveux
rares », « le visage ratatiné », « un front ridé et ramassé ». Elle ressemble à ces êtres qui hantent
les contes, le corps décharné, ici « la bouche dépourvue de lèvres » et des « oreilles couronnés de
gros grains de beauté à poils ». Le premier motif d’automutilation propre à l’œil est quand la
vieille femme se relève et se met le doigt dans l’œil. Comme dans toutes les nouvelles de Trouver
sans chercher, il n’y a pas de raisons valables poussant les personnages à accomplir certaines
actions. La communication est à jamais perdue dans la force des choses, l’implacable destinée qui
s’impose aux personnages. Ceux-ci n’ont pas d’identité, comme des faces de carton qui auraient
été découpées dans une Nature violente.
78
Madeleine Cottenet-Hage, Gisèle Prassinos ou le désir du lieu intime, 53.
Ibidem
80
Gisèle Prassinos, Description d’une noce, in Trouver sans chercher, 35.
79
39
La vieille femme se trouve dans une solitude profonde. C’est comme si, par la force des choses,
ce qui la rattachait à l’humanité, à la communication, avait disparu. La bouche n’a plus de lèvres
ni de dents, les yeux sont ternes, et dans la nuit, ils se détachent :
On ne voit dans la nuit que deux boules brillantes qui sautent sans arrêt. Ce sont ses
yeux qui cherchent leurs trous. Bientôt ils tombent, chacun à sa place respective, et
ternissent. La vieille dort, les bêtes dorment… 81
Il y a cependant, à la fin du texte, un passage où la vieille femme « communique ». Elle
rencontre un petit homme, et « à sa vue », ses yeux scabreux se transforment : au regard échangé,
« ses yeux brillèrent d’un éclat de jus de citron et ses cordons de cheveux s’envolèrent. »
Pourtant, comme nous l’avons vu avec Mansour, construire son identité se révèle très complexe
et dangereux. La rencontre entre la vieille femme et le petit homme va se conclure par un acte de
cannibalisme : « Alors elle se baissa légèrement pour prendre le bonhomme dans ses bras et, d’un
mouvement brusque, elle le mit dans sa bouche et l’avala. »82
Le scaphandrier qu’on enchanta présente des traits semblables à l’Etoile de Mer de Man Ray.
Une voix « enchanteresse » appelle le scaphandrier, il part donc à sa recherche au fond de la mer,
entourée de « tortues de mer et d’huîtres rachitiques qui se taisaient profondément. » « Ses yeux »
rencontrent alors l’objet de sa convoitise et succombe au charme de la plante et à sa propre folie :
Alors il vit, au-dessus de sa tête, une grande fleur bleue dont le cœur rouge
contenait deux petits yeux brillants et un rond cerclé de rose qui s’ouvrait et se
refermait en exhalant des senteurs magnifiques. 83
Il me semble évident de comparer la « chose » carnivore avec la séquence de l’étoile de mer
s’avançant, monstrueuse, en direction du spectateur. Les deux semblent représenter le féminin
sous sa forme la plus violente. Le sexe terrible qui s’apprête à tuer l’homme et à l’engloutir tout
entier :
Mais le mur de silence qui, certains jours, barre les pas de la pensée, la marée
innommable-la marée de vide-qui(…)s’installe comme une avidité que rien
n’apaise et une sentence qui ne fléchit pas, l’invisible trou qui s’ouvre parfois
devant moi, la grande bouche maternelle de l’absence-le vagin béant qui
m’engloutit et me déglutit et m’expulse. 84
81
Gisèle Prassinos, Tragique fanatisme in Trouver sans chercher, 78.
Gisèle Prassinos, Tragique fanatisme in Trouver sans chercher ,79.
83
Gisèle Prassinos, Le scaphandrier qu’on enchanta in Trouver sans chercher, 168.
84
Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, 168.
82
40
L’enivrement que procure cette femme-fleur empêche l’homme d’utiliser sa raison : la femme
appelle ici les sens du scaphandrier, invoquant l’ « éternel » pouvoir féminin qui permettra à la
femme-carnivore d’étouffer et d’avaler cet homme.
41
Conclusion
Xavière Gauthier souligne le caractère complexe qu’entretiennent les Surréalistes avec les
femmes, entre autres dans l’idée que celles-ci sont insaisissables : « Mais elle est toujours en
vision de transformation et lorsqu’on pense l’avoir capturée, Elle s’enfuit, peut-être en laissant
derrière elle les mains de l’adorateur couvertes de poudre d’or. »85 Remarquons le « E »
majuscule du Elle, révélant le côté mystérieux d’une déesse aux pieds d’argile, ne pouvant être
facilement atteinte par le commun des mortels. L’homme est cet « adorateur » qui doit vivre avec
le risque de la perte, et comprendre l’objet de son désir. On le voit clairement chez Man Ray où
les femmes sont des déesses, aux corps de statues grecques, Kiki, en Cléopâtre, à la fois enivrante
et cruelle. Pour conjurer l’esprit insaisissable de la femme, Man Ray utilise souvent les
superpositions d’images pour montrer le caractère évanescent de sa présence, par exemple
lorsque les jambes de femmes se multiplient sur l’écran : celles-ci affichent le caractère
obsessionnel du désir, la nécessité pour Man Ray de les préserver dans l’image et dans sa
disparation aussi. Nous pouvons rappeler aussi le moment où le visage de Kiki sort des flammes,
semble disparaître puis revient à l’écran.
Chez Mansour et Prassinos, le corps de la femme fait acte d’une « excessive » présence, dans
le sens où celui-ci n’est pas l’objet d’un fétichisme masculin glorifiant la beauté idéale dans la
femme, mais bien la présence d’un corps qui vit, se transforme et meurt. Les femmes vieillissent,
leur peau se ride et s’affaisse, et c’est à travers cette dynamique du corps mouvant que s’inscrit la
dialectique du désir et de la nature. La femme devient un « sujet temporel », au-delà des canons
de beauté, son corps est transformé par son environnement, ses relations familiales, son rôle dans
la société. Alors que chez Man Ray, Breton, Eluard et al, la femme est celle qui permet le
changement chez l’homme, la femme chez Mansour et Prassinos subit la violence de l’interaction
entre elle et les hommes, elle et la Nature. Chez Prassinos, les femmes, de même que les
hommes, sont malgré elles entrainées par des instincts qui peuvent nous sembler parfaitement
incongrus, et qui provoquent des conséquences irrémédiables sur leur destinée : dans Le gros
chèque86 , une petite fille, avec un chèque en poche, ressent un besoin subit de se laver. Elle
monte alors à l’étage d’un immeuble et rencontre une araignée à tête de femme et aux cheveux
85
86
Xavière Gauthier, Surréalisme et sexualité, 158.
Gisèle Prassinos, Le gros chèque in Trouver sans chercher, 210.
42
noirs relevés en un chignon, qui la somme de choisir une baignoire. D’autres gens, apeurés, ont
aussi leur propre baignoire dans lequel ils se baignent. Le motif surréaliste de la vision revient :
Les paupières de la petite fille deviennent transparentes et elle voit, sans qu’elle l’ait souhaité,
que la plupart des clients sont morts, tués par la femme-araignée. La petite fille s’évanouit et, à
son réveil, elle remarque qu’il n’y a plus que des cadavres. La petite fille s’enfuit alors. Elle
glisse sur un légume pourri et se déchire en deux.
Tout la prédispose, visiblement, à mourir : son envie de se laver, le choix qu’elle fait en se
rendant à cet endroit, et la fragilité de son corps. Elle ne peut exercer que faiblement son libre
arbitre, il n’y a pas d’endroit où fuir, où se cacher. La séparation entre les différents règnes,
végétal et animal, est plutôt floue. Au début de l’histoire, des tomates et des oignons frais
regardent passer la petite fille sur le trottoir, avant qu’elle ressente « une grande envie de se
laver ». Le monde étrange et burlesque de Prassinos propose une réflexion sur la prétendue
naturalité des rôles impartis aux hommes et aux femmes. Chez Joyce Mansour, tous les tabous,
toutes le frontières se doivent d’être abolies : La mort et la vie ne sont que provisoires, le désir
s’y retrouve, de façon macabre et tragique. Les animaux sont appelés à retrouver leur liberté, les
singes sont parfois des hommes :
Singe qui veux une épouse blanche
Singe qui désires des seins menus
Singe qui aimes les lits de femme
Singe laid singe pauvre singe sans cervelle
Entre tes mains aucune femelle ne peut sourire
Singe choisis bien ta femelle 87
La sexualité est hybride, le plus souvent malsaine, c’est un cri de déchirement, parfois de
passion dans la férocité du drame : Laisse-moi t’aimer » L’écriture automatique a permis la
libération des tabous, une facilité d’expression, qui ont désenclavé la littérature bourgeoise. Chez
Man Ray, c’est la désinvolture des corps féminins et des objets au cœur d’un montage elliptique.
La narration construite et logique est très éphémère et a peu d’importance chez Man Ray,
Prassinos et Mansour, et le corps des femmes devient le vecteur privilégié de la libération des
esprits, qu’elle s’exprime en cris, en petites histoires absurdes et brillantes, ou dans la puissance
métaphorique de l’image.
87
Joyce Mansour, Cris in Prose et Poésie, Œuvre complète,319.
43
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