Actes du colloque « Prévention et gestion des risques
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Actes du colloque « Prévention et gestion des risques
Actes du colloque « Prévention et gestion des risques psychosociaux dans les mutuelles » Paris, 23 Juin 2010 Colloque animé par Monsieur Gilles BRIDIER avec la participation de : Maître Jean-Michel MIR, Cabinet Capstan Monsieur Dominique VACHER, Conservatoire National des Arts et Métiers Monsieur Jean-Claude DELGENES, Cabinet Technologia Madame Marie-Christine ARTHUIS, Déléguée interrégionale de l’UGEM Monsieur Antoine CATINCHI, Directeur général de la MGEFI Monsieur Philippe GERBET, DRH de la MGEN Monsieur Eric GEX-COLLET, Directeur général EOVI Mutuelles Présence Gilles BRIDIER La prévention et la gestion des risques psychosociaux n’est pas une « mode ». Didier LOMBARD, ancien directeur de France Telecom, avait eu l’extrême maladresse d’utiliser ce terme pour désigner les suicides dans son entreprise. Il est ici question de mal-être au travail et de véritables pathologies. 1 Même si les risques psychosociaux n’aboutissent pas toujours, heureusement, à des actes aussi désespérés qu’à France Telecom ou au Techno-centre de Renault, ils sont désormais pris en compte par les autorités sanitaires. Le Ministère du Travail considère ainsi que les risques psychosociaux mettent en jeu l’intégrité physique et la santé mentale des salariés et nuisent au bon fonctionnement de l’entreprise. Ils puisent leur origine dans le stress, le harcèlement, l’épuisement et les violences et peuvent entraîner des pathologies telles que des dépressions, des problèmes de sommeil ou des maux de dos. En France, on estime que plus d’un salarié sur deux travaille dans l’urgence et qu’un sur trois a des rapports tendus avec ses collègues ou sa hiérarchie. Selon une étude de la Fondation de Dublin sur les conditions de travail, 27 % des salariés européens estiment que leur santé est affectée par des problèmes de stress au travail et un salarié sur quatre pense que le stress au travail affecte ses conditions de vie. Or le stress n’est qu’un des facteurs de risque. Les conséquences sont humaines, mais aussi économiques. Selon le BIT, le coût du stress dans les pays industrialisés représente entre 3 % et 4 % du PIB. En Europe, l’Agence pour la Sécurité et la Santé a démontré que le coût du stress d’origine professionnelle représentait environ 20 milliards d’euros par an. Pour les entreprises, la prise en compte des risques est donc un devoir moral vis-à-vis des salariés, mais aussi un élément de management pour une meilleure efficacité économique. Nous allons approfondir ces sujets avec nos invités : Marie-Christine ARTHUIS, déléguée interrégionale, administrateur de l’UGEM et directeur des affaires générales de la mutuelle Harmonie Atlantique, Antoine CATINCHI, directeur général de la MGEFI, Philippe GERBET, DRH de la MGEN et administrateur de l’UGEM et Eric GEX-COLLET, Directeur général EOVI Mutuelles Présence et administrateur de l’UGEM. Pour nous éclairer, nous entendrons également des experts : Jean-Claude DELGENES du Cabinet Technologia, Jean-Michel MIR du Cabinet Capstan et Dominique VACHER du Conservatoire National des Arts et Métiers (CNAM) titulaire de la chaire Hygiène et Sécurité. Jean-Claude DELGENES, on vous dit proche des syndicats et vous travaillez sur de nombreux dossiers (France Telecom, Renault Techno-centre, Total Dunkerque, affaire Kerviel). Existe-t-il des similitudes entre ces dossiers qui traitent tous des risques psychosociaux ? Pourquoi ces risques sont-ils aussi médiatisés aujourd'hui ? Jean-Claude DELGENES « Il est essentiel de fonder la création de richesse sur le moyen et le long terme, pour permettre la respiration collective, favoriser la convivialité au sein des entreprises et l’épanouissement professionnel. La véritable question est donc celle du mode de gouvernance » Dans un premier temps, il convient de replacer la notion de travail dans notre monde quotidien. Un pays qui met un signe d’égalité entre le travail et la souffrance ou entre le travail et le chômage va mal. Il est indispensable de ré-enchanter le travail dans les entreprises, ne serait-ce que parce qu’il est dans l’intérêt des entreprises d’avoir des salariés heureux au travail. 2 Le cabinet Technologia a traité 70 cas de crise suicidaire ces cinq dernières années. Ma vision est donc spécialisée mais peut-être aussi déformée. Mes propos pourront vous paraître durs, mais sont liés à la position à partir de laquelle je m’exprime. Cinq facteurs principaux expliquent le problème des risques psychosociaux, dont le premier est la pression financière. Depuis une vingtaine d’années, la notion d’entreprise a été réduite à celle d’actif financier à optimiser. Michel AGLIETTA a récemment publié une étude démontrant que dans les années 70, 10 % des dividendes aux Etats-Unis revenaient aux sociétés financières. Aujourd'hui, ces dividendes atteignent près de 50 % et la stimulation du cours de bourse crée un monde de reporting au quotidien où le court-termisme l’emporte. Le second facteur est celui des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui ont entraîné une accélération du temps et une perte de repères. Le troisième facteur est la formation du top management, sélectionné sur la base d’une note obtenue en mathématiques à 18 ans puis protégé des aléas tout au long de sa carrière. Dans la société actuelle, ce mode de formation est obsolète et ne permet pas aux dirigeants de connaître les hommes, les bonnes pratiques et l’entreprise de l’intérieur, ni de prendre des décisions en adéquation avec la culture de l’entreprise. Le quatrième facteur des risques psychosociaux est le consumérisme, marqué par une dégradation du rapport client-consommateur-salarié. Enfin, les acteurs de la régulation, DRH, syndicats et médecins du travail, se sont affaiblis. L’ensemble de ces facteurs entraîne un rétrécissement des espaces d’épanouissement professionnel pour les salariés. Il est complexe, dans un tel contexte, de traiter le problème. Pour les acteurs de la mutualité, la problématique est plus simple car moins soumise au courttermisme. Il est essentiel de fonder la création de richesse sur le moyen et le long terme, pour permettre la respiration collective, favoriser la convivialité au sein des entreprises et l’épanouissement professionnel. La véritable question est donc celle du mode de gouvernance. En France, les salariés sont très attachés à leur travail. Il faut savoir profiter de cette richesse et leur permettre de donner le meilleur d’eux-mêmes, en évitant la judiciarisation des relations sociales. Je conclurai sur le retard de la France dans le traitement de la problématique des suicides. 120 000 tentatives sont dénombrées chaque année, dont 12 000 aboutissent, soit deux fois plus que dans les autres pays européens. Sur ces 12 000 tentatives abouties, 40 % sont des récidives que nous sommes dans l’incapacité de prévenir. Or les récidives alimentent le moteur de l’imitation sociale. C’est une problématique qu’il faut approfondir pour éviter d’alimenter la mélancolie ambiante et favoriser le retour de la convivialité dans les entreprises. Gilles BRIDIER Quelle est l’attitude des syndicats face à ces problèmes et aux DRH ? Jean-Claude DELGENES Le risque psychosocial ne peut s’objectiver sans prendre en compte le ressenti des salariés. La problématique doit donc être traitée avec l’ensemble des acteurs concernés. Il importe de réunir les syndicats et les DRH autour d’une même volonté d’améliorer les conditions de travail et de favoriser l’implication des salariés. C’est sur cette base que peut être construites l’évaluation des risques professionnels imposée par la loi et des voies de renforcement de la cohésion sociale dans 3 l’entreprise. L’absence des salariés aux négociations risquerait d’entraîner des réponses à l’enquête d’évaluation des risques conformes aux attentes supposées de la direction, avec un biais statistique dangereux. C’est ce que j’appelle le « syndrome de Gorbatchev ». Il faut donc donner la parole aux salariés et faire en sorte que chacun s’exprime librement pour pouvoir objectiver la situation et construire des plans d’amélioration de la compétence globale. Gilles BRIDIER Jean-Michel MIR, vous accompagnez les négociateurs dans le traitement de la problématique des risques psychosociaux. Quelle est votre position et quel accompagnement proposez-vous ? Jean-Michel MIR « Les techniques de management étant reconnues comme pouvant être pathogènes, la responsabilité directe de l’entreprise est engagée. Dès que la problématique de harcèlement se pose dans une entreprise, par exemple, la responsabilité de l’employeur est reconnue » Sur le plan juridique, il convient de distinguer deux aspects : d’une part, le stress, d’autre part, le harcèlement moral et la violence au travail. Cette distinction se traduit dans les textes négociés récemment. Les partenaires sociaux se sont approprié le sujet pour trouver un consensus et mettre en place des accords professionnels sur ces deux aspects et des méthodologies de prévention. Dès 1989, une directive européenne indiquait que l’amélioration de la santé ne peut pas être contrainte par des considérations purement économiques. Il est alors essentiellement question de santé physique. La France s’est ensuite approprié le sujet : la loi de janvier 2002 sur les relations sociales introduit la notion de prévention de la santé mentale et la définition du harcèlement moral. Les partenaires sociaux tentent de traiter les deux problématiques, stress et harcèlement, au niveau européen. L’accord interprofessionnel sur le stress de juillet 2008 et l’accord interprofessionnel de mars 2010 sur la prévention du harcèlement et des violences au travail fixent un cadre juridique. Il en ressort un consensus sur l’existence d’un problème, la nécessité de mettre en place une méthodologie de prévention et des recommandations. L’accord du 26 mars 2010 recommande par exemple d’adopter une charte de référence sur le traitement des problématiques de harcèlement et de stress au travail. Il ne découle de ces accords aucune obligation de négocier dans les branches professionnelles ou dans l’entreprise, à charge pour chaque branche de s’approprier le sujet pour élaborer un accord cadre. Un échange important sur le sujet a été initié par le Ministère du Travail fin 2009, lorsqu’il a enjoint les entreprises d’engager des négociations et de les avancer suffisamment au 1er février 2010. Cette initiative se poursuit sous la forme d’une capitalisation des bonnes pratiques issues des accords collectifs afin de construire un référentiel. 4 Gilles BRIDIER Dans un cadre juridique n’incluant pas d’obligation de négocier, quelle est la responsabilité légale des employeurs ? Jean-Michel MIR L’entreprise reste soumise à l’obligation pleine et entière, au titre des articles L.4121 du Code du travail, d’assurer la santé physique et mentale de ses salariés. L’obligation initiale de prévention se traduit désormais par une obligation de résultat. Dans les arrêts amiante de 2002, la Cour de Cassation définit cette obligation comme telle. L’employeur doit s’assurer que les produits et techniques utilisés ne sont pas nocifs pour la santé physique et morale des salariés. Les techniques de management étant reconnues comme pouvant être pathogènes, la responsabilité directe de l’entreprise est engagée. Dès que la problématique de harcèlement se pose dans une entreprise, par exemple, la responsabilité de l’employeur est reconnue. Quand bien même il aurait mis en place les moyens de prévention disponibles et pris des mesures correctives pour faire cesser le harcèlement, il est tenu responsable du fait commis. Tout constat de cas de harcèlement conduit donc à reconnaître la responsabilité civile de l’entreprise. Gilles BRIDIER Le préjudice d’anxiété a été reconnu en mai 2010 par la Cour de Cassation. Quelle est sa portée ? Jean-Michel MIR On peut se demander s’il marque une étape supplémentaire ou reflète la volonté de la Cour de Cassation de pondérer son jugement. Quoi qu’il en soit, le préjudice d’anxiété est désormais reconnu et important. Dans le cadre d’une exposition prolongée à un risque avéré, chacun est susceptible de l’invoquer. Gilles BRIDIER Quel modèle de négociation conseilleriez-vous aux employeurs ? Jean-Michel MIR Il n’existe pas d’obligation de négocier sur le sujet, mais l’utilité des négociations est claire : il s’agit d’obtenir un consensus avec les représentants du personnel. Je recommande aux entreprises de réaliser un diagnostic préalable de la situation, de se fixer un objectif et de définir une méthodologie pour l’atteindre. Ce diagnostic permet de lancer le débat et d’enrichir l’objectif et la méthodologie envisagée par les visions complémentaires des représentants syndicaux et du personnel. 5 Gilles BRIDIER Dominique VACHER, vous êtes professeur à la chaire Hygiène et Sécurité du CNAM et responsable de la coordination centrale de la sécurité à EDF. Comment le management peut-il éviter de générer des situations de stress ? Dominique VACHER « Il est vain de concevoir une organisation efficiente si les personnes qui la font fonctionner sont malheureuses. Il convient de rendre les hommes et les femmes « confortables » avec l’organisation » Je me permets tout d’abord de rappeler la définition européenne des risques psychosociaux. Ce vocable recouvre le stress, les violences internes, les violences externes, les troubles anxiodépressifs, les pratiques addictives et les événements traumatisants. Il importe de différencier les risques pour mettre en place des réponses adaptées. La performance dans le domaine de la sécurité et de la santé au travail repose sur la mise en place d’une organisation efficiente, laquelle relève de la responsabilité de l’employeur. Actuellement, les entreprises sont confrontées à des problèmes de gouvernance et travaillent trop par silo (client, environnement, qualité, etc.). Or toute décision impacte d’autres domaines que celui auquel elle renvoie directement, ce qui implique de réinterroger le mode de gouvernance. La performance globale d’une entreprise repose sur une approche transverse. Il est vain de concevoir une organisation efficiente si les personnes qui la font fonctionner sont malheureuses. Il convient de « rendre les hommes et les femmes confortables avec l’organisation ». Il arrive que les difficultés des départements varient au sein d’une même entreprise, alors qu’ils sont soumis à une même organisation. C’est souvent le manager qui fait la différence. La clé de voûte du système doit être la pose et le respect d’exigences, en impliquant non seulement le management, mais aussi les salariés. Je défends l’idée de la durée de vie d’une situation dangereuse. A chaque fois qu’une telle situation est identifiée, la personne qui l’a identifié doit agir immédiatement, quel que soit son niveau, et en parler au management. J’ai par ailleurs recensé des bonnes pratiques, correspondant chacune à un pilier du management : l’animation, la décision et le leadership. Il est par exemple essentiel de savoir reconnaître ses collaborateurs, mais aussi de savoir distinguer la faute de l’erreur, dont l’analyse permet de progresser à condition d’avoir su créer un climat de confiance, et de faire preuve d’exemplarité. Ces pratiques, indispensables pour atteindre un objectif de performance en matière de sécurité et de santé au travail, servent également la performance de l’entreprise. Gilles BRIDIER Marie-Christine ARTHUIS, vous êtes directeur des affaires générales de la mutuelle Harmonie, qui regroupe un millier de salariés, et administrateur de l’UGEM. Le risque psychosocial est-il connu dans le secteur mutualiste ? 6 Marie-Christine ARTHUIS « L’étude des contentieux prudhommaux perdus, par exemple, montre que la majorité des dossiers naît d’une maladresse, d’une incompréhension ou d’un sentiment de rejet, créant une situation qui se dégrade jusqu’à un point de non retour » La vie quotidienne d’une entreprise est faite d’un certain nombre de tensions, qui se traduisent par des risques psychosociaux. Comme toute organisation, les mutuelles y sont confrontées. J’espère néanmoins qu’elles le sont dans une moindre mesure que d’autres entreprises. Gilles BRIDIER Dans le cadre de vos fonctions, vous avez analysé les pratiques d’autres entreprises. Pouvez-vous nous présenter cette expérience et les conclusions que vous en tirez ? Marie-Christine ARTHUIS Face à la perspective d’ouverture de négociations sur le sujet, nous nous sommes interrogés sur le moteur d’une telle démarche. Outre l’amélioration du bien-être au travail, ce moteur est à la fois juridique et économique. S’interroger sur le retour sur investissement conduit en effet à mieux appréhender les risques psychosociaux. L’étude des contentieux prudhommaux perdus, par exemple, montre que la majorité des dossiers naît d’une maladresse, d’une incompréhension ou d’un sentiment de rejet, créant une situation qui se dégrade jusqu’à un point de non retour. Gilles BRIDIER Quelle méthode avez-vous utilisé pour décrypter ces dossiers ? Marie-Christine ARTHUIS Une telle analyse peut être un outil de diagnostic pour identifier des risques. Nous avons par ailleurs ouvert une négociation avec les partenaires sociaux pour nous accorder sur les concepts et tentons d’intégrer au mieux la médecine du travail qui, selon les cas, est distante, attentive ou très protectrice. Nous sommes en phase de découverte. Le fait d’en parler contribue déjà à réduire une partie des tensions. Gilles BRIDIER Quels sont vos objectifs de négociation ? Les avez-vous quantifiés ? Marie-Christine ARTHUIS Non, nous n’avons pas défini d’objectifs quantifiés. Notre premier défi consiste à établir une cartographie des risques psychosociaux et notre objectif est d’accroître la rapidité des 7 interventions face aux risques décelés. Ainsi, nous réfléchissons à la mise en place de cellules d’alerte, à même de dresser un premier diagnostic, de proposer des préconisations voire de faire appel à un regard extérieur. Les risques psychosociaux les plus importants, qui accompagnent les fusions et les réorganisations par exemple, sont connus. Il est en revanche plus difficile d’intervenir sur des micro-situations, par manque de recul, de visibilité ou par peur que le remède ne soit pire que le mal. L’enjeu est donc d’apprendre à traiter toutes les situations qui peuvent se produire dans l’entreprise en associant les représentants du personnel, le management et les DRH à la réflexion. Le plus difficile pourrait être de convaincre le management de proximité. Gilles BRIDIER Jean-Claude DELGENES, que pensez-vous de la méthode de Marie-Christine ARTHUIS ? Comment peut-on faciliter l’instauration du dialogue et l’adoption de définitions communes ? Jean-Claude DELGENES En tant qu’intervenant dans les mutuelles et dans des groupes côtés en bourse, je constate que l’acuité des problèmes diffère, même si les risques psychosociaux existent également dans les mutuelles. Ceci étant précisé, la temporalité des salariés, des représentants du personnel et des managers n’est pas la même et les mots renvoient à des réalités parfois très différentes : le manager peut comprendre la mobilité fonctionnelle comme une solution enrichissante alors que les salariés la percevront négativement. Le rapprochement des concepts est effectivement une question importante. Il importe par ailleurs de développer l’anticipation et la visibilité sur le moyen et le long terme, en se dotant d’un objectif commun. Faire travailler les différentes parties prenantes sous une conduite de projet classique facilite la co-construction d’une démarche de prévention et de gestion des risques psychosociaux. Le chemin à parcourir est aussi important que le résultat obtenu. Gilles BRIDIER Marie-Christine ARTHUIS, quels sont les contentieux les plus récurrents que vous ayez observé ? Marie-Christine ARTHUIS Ce sont généralement les conflits interpersonnels, y compris au sein d’une équipe, dont l’ampleur devient telle que la seule solution est une rupture de contrat de travail. Ces situations sont les plus difficiles à arbitrer pour les tribunaux et laissent des traces. On ne sait pas encore bien les traiter. 8 Gilles BRIDIER Antoine CATINCHI, vous êtes directeur général de la MGEFI, une mutuelle récemment créée qui compte 250 collaborateurs. Comment la MGEFI aborde-t-elle cette problématique ? Antoine CATINCHI « Le traitement de la problématique du bien-être au travail et de la maîtrise des risques psychosociaux est essentiel à la réussite d’un projet de fusion. Nous voulons intégrer la prévention des risques psychosociaux comme un indicateur parmi d’autres, sans lui accorder une importance démesurée dans la lecture des relations sociales » Le caractère récent de la mutuelle explique pourquoi nous avons d’emblée approfondi cette problématique. MGEFI est né du rapprochement de sept mutuelles il y a trente mois, ce qui implique des pertes de repères, des changements d’organisation et d’outils. Le traitement de la problématique du bien-être au travail et de la maîtrise des risques psychosociaux est essentiel à la réussite d’un projet de fusion. La prévention des risques psychosociaux s’est inscrite dans le cadre d’une politique RH globale, qui nous a amenés à définir rapidement un droit collectif et un statut du personnel, dans lequel nous avons introduit le droit d’expression. Nous avons également travaillé sur la mise en place d’entretiens individuels d’évaluation annuelle, qui nous ont permis de repérer les difficultés rencontrées, et sur un plan de formation. Ce plan inclut une réflexion sur les principes du management et le repérage des difficultés des collaborateurs. Le dialogue social s’est par ailleurs axé sur les objectifs de la mutuelle et l’apport d’une visibilité aux collaborateurs. Enfin, nous avons rapidement développé un partenariat fort avec la médecine du travail et le CHSCT. L’ensemble de ces éléments prépare une politique de prévention des risques psychosociaux. Gilles BRIDIER Comment avez-vous procédé ? Antoine CATINCHI Nous avons mis en place deux actions. La première a consisté à établir une classification des emplois, en intégrant un paragraphe sur la prévention des risques professionnels. A cette occasion, nous avons identifié des natures de risques forts selon les métiers exercés, en collaboration avec le CHSCT et la médecine du travail. La seconde action a consisté à réalisé un diagnostic, sur la base d’un questionnaire adressé à l’ensemble des collaborateurs. Celui-ci mesure notamment la latitude décisionnelle qui permet d’alléger la pression au travail et le soutien social. Nous avons obtenu un taux de réponse de 60 % et sommes en train d’analyser les résultats de l’enquête, qui doivent être présentés début juillet au CHSCT. Sur cette base, nous établirons un plan d’actions avec les représentants du personnel et les managers. 9 Le positionnement du sujet n’est pas simple : il faut veiller à lui accorder la place qu’il mérite tout en le relativisant, tant auprès des collaborateurs que des managers, qui ont le sentiment que leurs pratiques sont remises en cause. Il faut donc s’employer à rassurer chaque partie. Gilles BRIDIER Le taux de réponse au questionnaire témoigne d’une adhésion et d’attentes fortes. Quels objectifs et quel suivi allez-vous mettre en place ? Antoine CATINCHI Les réponses mettent en évidence des difficultés dans certaines catégories d’emploi. Nous voulons diffuser ces résultats et mettre en place des plans d’actions élaborés avec les managers et les représentants du personnel, tout en banalisant la prévention des risques psychosociaux. Celle-ci ne doit pas devenir l’alpha et l’oméga des relations sociales : il faut savoir lui accorder une juste place. L’essentiel est de mesurer l’impact qu’auront les plans d’action sur la situation initiale. Nous voulons intégrer la prévention des risques psychosociaux comme un indicateur parmi d’autres, sans lui accorder une importance démesurée dans la lecture des relations sociales. Gilles BRIDIER Vous êtes-vous appuyés sur d’autres expériences ou votre démarche est-elle appelée à être reprise par d’autres entreprises ? Antoine CATINCHI Nous n’avons pas fait appel à un audit externe. Avec le CHSCT, il nous a paru intéressant de poser la question en ces termes. Dans un contexte de fusion, le traitement de cette problématique était indispensable. Gilles BRIDIER Dominique VACHER, pouvez-vous développer le sujet de l’attitude du management face à un projet de prévention des risques psychosociaux ? Dominique VACHER L’approche développée par la MGEFI est un véritable projet managérial, qui demande de la préparation. Antoine CATINCHI insiste sur la co-construction : c’est effectivement une pratique essentielle et de bon sens. L’amélioration du niveau d’éducation général des salariés les conduit à ne pas accepter de décision, aussi fondée soit-elle, sans un minimum d’explication. Le temps consacré à la co-construction représente autant de temps gagné dans la mise en œuvre du projet, 10 grâce à l’implication des parties prenantes et au soutien qu’elles lui apportent. La co-construction devrait faire partie des bonnes pratiques managériales. Gilles BRIDIER Comment avez-vous établi la classification des emplois ? Antoine CATINCHI Pour la prévention des risques, nous avons travaillé principalement avec le CHSCT. Pour le reste, nous avons mené des réunions de négociation avec les partenaires sociaux. La reconnaissance a été le maître mot de l’élaboration des classifications. L’emploi de technicien a ainsi été revalorisé, ce qui est apprécié mais crée parallèlement du stress, puisque le niveau à atteindre devient plus élevé. Les employés reconnus techniciens vivent ainsi une pression plus forte que si nous n’avions pas revu la classification. Nous avons donc attiré l’attention du management sur ce point. Gilles BRIDIER Jean-Michel MIR, quel est votre avis sur cette méthode ? Jean-Michel MIR La co-construction est une méthode de bon sens tout à fait pertinente. L’expérience est d’autant plus intéressante, dans un contexte de restructuration, qu’elle recoupe les préconisations du rapport 2009 de l’IRES sur l’intégration de la problématique des risques psychosociaux dans les réorganisations et celles du rapport du CNAM sur le bien-être au travail. Il est recommandé d’associer les représentants du personnel aux réorganisations, de donner rapidement de la visibilité sur l’après, de faire preuve de transparence et de prendre en compte la problématique des managers. Ceux qui se trouvent au croisement des impératifs de réorganisation et d’accompagnement des collaborateurs doivent faire l’objet d’un soutien particulier. Il est également recommandé de mener une étude d’impact humain sur les projets de restructuration avant leur engagement. Ces principes semblent relever du bon sens, mais le droit français peut rapidement entraîner une judiciarisation des relations sociales. La question de la contradiction avec le pouvoir d’organisation de l’employeur se pose rapidement. Le risque de limitation de la liberté d’organisation de l’employeur explique que de telles démarches restent rares en France. 11 Gilles BRIDIER Philippe GERBET, vous êtes DRH de la MGEN, qui regroupe 9 000 salariés. Comment, à votre échelle, avez-vous abordé la problématique des risques psychosociaux et lancé les négociations ? Philippe GERBET « La problématique des risques psychosociaux présente des aspects objectifs mais aussi subjectifs et pose la question de la charge de travail et de l’identité au travail. Un point fondamental concerne la lisibilité du positionnement individuel dans l’organisation. La gouvernance de l’entreprise est également un sujet de fond : en soulevant la question du lien entre l’organisation, l’économie et l’humain, il interpelle nos valeurs mutualistes » La MGEN compte effectivement 9 000 salariés, une centaine de sections, 33 établissements sanitaires et sociaux et près de 150 métiers. A la MGEN comme dans la mutualité, les changements s’accélèrent, les emplois et les organisations se transforment. En 18 mois, 800 départs et plus de 1 000 recrutements de jeunes ont eu lieu dans le cadre de l’accord GPEC. La transformation est donc également sociologique. La MGEN compte plus d’une cinquantaine de CHSCT. Nous sommes entrés, à la demande des organisations syndicales, dans une négociation sur la santé au travail. Les risques psychosociaux étant par définition multifactoriels, il faut prendre le temps des négociations. Nous avons commencé par définir le sujet et avons fait appel au cabinet Axis Mundi. Plusieurs séances de négociation ont été consacrées à l’élaboration d’un questionnaire standard, confidentiel et anonyme, dont les questions ont été adaptées au secteur mutualiste. Le but est d’établir un état des lieux et d’identifier les facteurs de stress organisationnels, voire sociodémographiques (seniors/jeunes, anciens/modernes, temps partiel, contact avec les patients, etc.). Faire appel à Axis Mundi nous permet de bénéficier de comparaisons et d’objectiver les difficultés rencontrés. Nous visons la signature d’un accord sur la santé au travail d’ici la fin de l’année 2010. Une telle démarche pose la question de l’articulation des rôles locaux et nationaux des instances représentatives du personnel et remet d’actualité des principes d’audit mais aussi de gestion considérés comme dépassés tels que la convivialité. Concernant le dialogue social, les partenaires sociaux ne sont pas toujours à l’aise avec le sujet, qui ne fait pas partie de leurs revendications traditionnelles. La problématique de risques psychosociaux présente des aspects objectifs mais aussi subjectifs et pose la question de la charge de travail et de l’identité au travail. Un point fondamental concerne la lisibilité du positionnement individuel dans l’organisation. La gouvernance de l’entreprise est également un sujet de fond : en soulevant la question du lien entre l’organisation, l’économie et l’humain, il interpelle nos valeurs mutualistes. Gilles BRIDIER Votre démarche pourrait-elle déboucher sur la redéfinition du périmètre de certains postes ? 12 Philippe GERBET La question des risques psychosociaux interroge effectivement la définition de l’organisation générale de la MGEN, la répartition des rôles entre « front » et « back office » ou encore le mode d’organisation en centres d’appels. Nous sommes aussi contraints par une logique économique. La problématique apporte une nouvelle légitimité au dialogue social dans l’entreprise. Gilles BRIDIER Eric GEX-COLLET, vous êtes directeur général d’EOVI Mutuelles Présence et travaillez sur le rapprochement de plusieurs mutuelles. Dans ce contexte, comment abordez-vous la problématique des risques psychosociaux ? Eric GEX-COLLET « La question des risques psychosociaux doit être abordée à travers celle de la responsabilité sociale de l’entreprise. Cinq conditions doivent être réunies, dont la première est un engagement fort de la direction sur ces problématiques. En mutualité, nous ne vivons pas dans un monde idéal. Le secteur peut sembler privilégié par rapport à d’autres, mais il n’en connaît pas moins des situations difficiles» Je dirige une mutuelle d’environ 300 salariés et un projet de rapprochement de neuf mutuelles, qui devrait donner naissance à un groupe de mille salariés. En mutualité, nous ne vivons pas dans un monde idéal. Le secteur peut sembler privilégié par rapport à d’autres, mais il n’en connaît pas moins des situations difficiles. J’aimerais souligner par ailleurs que la problématique de la santé au travail et des risques psychosociaux diffère considérablement selon que le projet de réorganisation relève du livre II ou du livre III. La question des risques psychosociaux doit être abordée à travers celle de la responsabilité sociale de l’entreprise. Cinq conditions doivent être réunies, dont la première est un engagement fort de la direction sur ces problématiques. Deux enquêtes m’ont plus particulièrement sensibilisé au sujet : le baromètre de la satisfaction des salariés, dont le taux de participation est passé de 60 % à 83 % en un an, et l’enquête menée avec l’UGEM sur la gestion des âges en mutualité, qui s’est révélée plus pertinente sous l’angle de la problématique du stress. La seconde condition est l’implication du management et la formation du management de proximité à la problématique. La troisième condition concerne la formation des salariés : nous avons par exemple mis en place des formations pour les aider à construire leur parcours professionnel. La quatrième condition est la communication, essentielle dans de tels dispositifs. Nous avons ainsi signé des accords de méthode et réalisé des supports d’information réguliers à l’intention des salariés. Lorsque des informations ne peuvent être communiquées, il faut également le dire. Enfin, les systèmes d’organisation doivent être revus selon des logiques transverses. Il faut tenter de reconstruire des systèmes de management par la qualité et la performance et savoir accepter les erreurs. Je souhaiterais vous citer deux exemples générateurs de difficultés au travail. Les Emails, tout d’abord, tuent la relation interpersonnelle. Je tente d’être vigilant sur ce point et incite mes 13 collaborateurs à cesser d’envoyer des Emails à 23 heures. Mon second exemple concerne une salariée à laquelle nous avons signalé plusieurs erreurs de caisse. Je lui ai envoyé un courrier recommandé à ce sujet. Elle m’a répondu de la même manière en me demandant de reconsidérer ma position dans la crainte que mon courrier ne soit instrumentalisé dans un contexte de fusion. Une fusion génère nécessairement du stress dans les mutuelles, quelle que soit la taille du groupe. C’est pourquoi la qualité du management est aussi importante. J’insisterai en conclusion sur l’importance de la communication dans tout processus de rapprochement d’entreprise : l’absence de communication dans de tels contextes constitue une faute managériale. Gilles BRIDIER Les cinq conditions que vous décrivez s’appliquent à toutes les entreprises, mutualistes ou non. Cela reflète-t-il une banalisation du mode de gestion des mutuelles sous l’effet d’un système concurrentiel ou une évolution de leurs valeurs ? Eric GEX-COLLET Les mutuelles sont généralement considérées comme moins « méchantes » socialement que les autres entreprises. A titre personnel, je ne crois pas qu’on puisse réussir des processus de rapprochement dans un monde concurrentiel en invoquant uniquement les valeurs mutualistes. Elles sont importantes mais ne suffisent pas : la qualité managériale est essentielle. Gilles BRIDIER Dominique VACHER, que pensez-vous de l’approche d’Eric GEX-COLLET ? Dominique VACHER L’approche d’Eric GEX-COLLET, qui évoque la communication, le sens et la lisibilité d’un processus de fusion, renvoie également à des pratiques de bon sens. Les salariés ont besoin de comprendre. Sur la problématique du management, Xavier Bertrand avait demandé un rapport à William DAB sur la compétence des managers en matière de santé et de sécurité au travail. Celui-ci recommandait notamment d’envisager l’instauration, dans les écoles de management et d’ingénieurs, d’un examen attestant de l’acquisition d’un minimum de compétences sur le sujet. Un réseau francophone de sécurité et santé au travail s’est constitué dans l’objectif d’apporter des outils pédagogiques aux entreprises et aux écoles. La prévention et la gestion des risques psychosociaux renvoient à un véritable projet de management et d’entreprise. La RSE lui donne du sens, à condition que les managers soient en capacité de porter cette approche. Enfin, seule la mise en place d’approches transverses permettra de réduire les demandes paradoxales. Lorsqu’un directeur des achats obtient une remise importante sur un marché, par exemple, le premier réflexe est de le féliciter. Mais s’est-il assuré de la qualité et de l’ergonomie des sièges, qui pourraient entraîner à terme de l’absentéisme et impacter la performance ? 14 Gilles BRIDIER Jean-Claude DELGENES, l’approche de la problématique des risques psychosociaux dans le secteur mutualiste vous paraît-elle spécifique ? Jean-Claude DELGENES J’ai l’expérience de secteurs privés, de secteurs publics privatisés et de l’administration. La question des valeurs est essentielle et celle de l’identité de la mutuelle, dans le recrutement, le déroulement d’une carrière et l’implication des salariés, n’est pas neutre. Une réflexion doit être menée sur ces sujets pour emporter l’adhésion des salariés. Je recommande également d’oser le débat de fond pour fonder des choix stratégiques, financiers et humains. Les salariés sont à même de comprendre les enjeux stratégiques s’ils leur sont expliqués. Il ne faut pas non plus oublier la problématique du chômage. Les SSII, par exemple, forment un monde particulier contraint par la concurrence internationale et l’organisation des multinationales. La mutualité conserve un visage humain, mais n’est pas à l’abri des dérives. C’est pourquoi le discours sur son identité est important. Enfin, il convient d’aborder le sujet des conditions matérielles de travail, qui peuvent constituer un facteur important de stress. Nous sommes en train de concevoir une formation à l’intention des ingénieurs et architectes à ce sujet. Gilles BRIDIER La question des valeurs ressort comme un point important de nos échanges. Souvent, lorsque le dialogue est bloqué, il est question de réintroduire du sens et les valeurs y contribuent. Si la mutualité conserve les siennes, elle n’est pas à l’abri d’évolutions. Je vous souhaite que ces valeurs se maintiennent encore longtemps et vous remercie pour votre participation à ce colloque. 15 Document rédigé par la société Ubiqus – Tél. 01.44.14.15.16 – http://www.ubiqus.fr – [email protected] 16