LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN, BERTOLT BRECHT, 1954

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LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN, BERTOLT BRECHT, 1954
LE CERCLE DE CRAIE CAUCASIEN,
BERTOLT BRECHT, 1954
Initiée en 1941, achevée en 1945, publiée en 1949 et montée en 1954 la pièce de théâtre Le cercle
de craie caucasien fut écrite par le dramaturge, metteur en scène et poète allemand Bertolt Brecht
(1898-1956). L'actrice et écrivaine Margarete Steffin (1908-1941) y collabora.
A travers l'histoire d'un enfant tiraillé entre une mère qui l'a abandonné, suite à l'assassinat de son
mari, et une servante qui l'a élevé, Bertolt Brecht revisite tout un pan de la société de l'Union
soviétique. La vie dans les Kolkhozes, la montée révolutionnaire, la violence militaire, les conflits
armés, les frasques de la justice, tous ces thèmes sont évoqués dans une fresque imagée aux
accents de fable sur l'humanité et l'ambiguïté de ses valeurs morales.
I. BIOGRAPHIE DE L'AUTEUR
Dès l'âge de 14 ans Bertolt Brecht a vu publié ses poèmes dans un quotidien d'Augsbourg, sa ville
natale.
C'est en 1918 qu'il crée sa première pièce de théâtre intitulée Baal. Racontant les déboires d'un
poète sans morale, corrupteur et assassin, en proie aux affres de l'alcool et du sexe. La pièce ne
reçut pas la reconnaissance de ses pairs qui craignaient le scandale. Après le succès d'estime de
Tambours dans la nuit (1919), Brecht fait encore scandale avec Dans la jungle des villes (1923). Un
pamphlet sur la société moderne, qui ne restera que très peu de temps à l'affiche. Il connaîtra de
nouveau le succès avec Homme pour homme (1925) et surtout L'Opéra de quat'sous (1928).
Avec l'avènement d'Adolf Hitler au pouvoir, Brecht est contraint à l'exil, ses œuvres sont censurées
et détruites par le parti nazi. Durant son exil Brecht produit une œuvre des plus prolifiques. C'est
durant cet exil qu'il se met à l'écriture de sa pièce Le cercle de craie caucasien. Ayant ouvert un
théâtre avec son épouse il y monte ses propres pièces dont certaines, parmi lesquelles Le cercle de
craie caucasien, connaîtront un succès international.
Tout au long de sa carrière Brecht se fera aussi l'auteur de nombreux écrits théoriques. Ceux-ci
concernent notamment l'un des procédés qu'il expérimenta dans ses pièces, à savoir la
distanciation. Ce procédé consiste à différencier les modalités de la représentation, son espace
réel, de l'univers de la représentation, son espace fictif. Sa pièce de 1948, Petit Organon pour le
théâtre, se présente à cet effet comme un condensé de ses essais théoriques.
II. ANALYSE DE LA PIECE
Dans Le cercle de craie caucasien, Brecht fait intervenir le procédé de distanciation à plusieurs
niveaux. Il s'agit de briser l'illusion du théâtre, d'empêcher la pleine immersion du spectateur dans
l'univers fictif qui lui est proposé. Brecht engage ainsi la réflexion du spectateur sur les modalités
de ce qui reste un discours, une vision du monde. Il l'invite à aiguiser son regard critique, à
prendre tout simplement ses distances vis-à-vis d'une mimèsis du réel.
Le premier élément du procédé de distanciation réside dans la présence d'un narrateur tout au
long de la pièce. Le narrateur interpelle sans cesse le spectateur. Il lui explique les enjeux de la
pièce, élucide les situations ambigües, lui confie les monologues intérieurs des personnages. Le
narrateur est ici omniscient et partage avec le public le recul qu'il a sur le déroulement des
événements de l'univers fictif présenté.
L'un des autres procédés de la distanciation tient dans l'ambiguïté de l'identification des
comédiens à leurs personnages. En effet dans Le cercle de craie caucasien, les comédiens sont
amenés à jouer divers personnages, comme une manière de mise en abyme de ce qu'est incarner
un personnage, de faire comme si.
Et d'une manière générale le ton poétique et lyrique, et le recours aux formes stylistiques de la
fable permettent au spectateur d'entretenir un regard critique sur un récit inspiré de réalités
politiques et sociales concrètes. Régulièrement remis en scène par des dramaturges
contemporains Le cercle de craie caucasien s'est vu attribuer d'autres figures de la distanciation.
Ce qui importe en définitive chez Brecht c'est d'inscrire le spectateur dans une mémoire collective,
de ne pas cantonner celui-ci au rôle de simple observateur extérieur du monde qui se raconte. Par
son dispositif qui remet en cause les modalités de la représentation, révèle le caractère
interprétatif de tout discours, Brecht fait du spectateur le témoin de l'histoire, et plus précisément
le témoin de son écriture.
Dans le thème même de la pièce on retrouve la démarche par laquelle l'histoire d'un individu est
un microcosme de l'histoire universelle. Le cercle de craie caucasien s'intéresse au destin
particulier d'un enfant et de ses mères, mais celui-ci s'accompagne en arrière-plan des destinées
historiques d'une nation. La pièce s'efforce de tisser des liens de l'un à l'autre.
Dans le prologue de la pièce, la thématique de la propriété est réinterrogée par le biais d'un conflit
entre deux Kolkhozes. Ces Kolkhozes se disputent en effet une terre dont les uns sont les
propriétaires initiaux et les autres ceux qui l'ont cultivée entre temps. Cette scène fait bien
évidemment écho à la question de la légitimité de la maternité de l'enfant. Celle-ci revient-elle à la
servante qui l'a élevée ou sa mère biologique au nom des liens de sang ? Les deux univers se
mettent ainsi en relation, se répondent l'un l'autre, la destinée personnelle est repensée dans le
cadre de la destinée collective.
Enfin, dans le contexte d'après-guerre et dans la perspective du dispositif de distanciation, cet
entrecroisement de l'individu et de la collectivité invite aussi le spectateur à y voir un écho à
l'histoire de la seconde guerre mondiale, et en particulier à la doctrine nazie du Blut und Boden
(littéralement donc ''Sang et terre'', soit les deux thèmes de la pièce de Brecht) par laquelle le
troisième Reich semblait justifier la réappropriation par la race aryenne de ses territoires
ancestraux.
Chez Brecht la mémoire n'est pas un bloc inamovible de faits passés, c'est une matière en
perpétuelle gestation. Dans Le cercle de craie caucasien la mémoire collective est une mémoire
vivante.