Le Cercle de craie caucasien
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Le Cercle de craie caucasien
DOSSIER PEDAGOGIQUE Le Cercle de craie caucasien Bertolt Brecht Distribution Mise en scène : Jasmina Douieb Avec Jean-Michel Disthexe Cédric Eeckhout Catherine Grosjean Lara Hubinont François Neycken Benoît Van Dorslaer Cécile Vangrieken Avec l!apport d!Anette Gatta Scénographie : Xavier Rijs Composition musicale : Pascal Charpentier Costumes : Natacha Belova Training : Fanny Roy Assistanat : Roxane Lefebvre Dramaturgie : Alice Latta Une coproduction de l!Atelier 210 et du ZUT (Zone Urbaine Théâtre). Une collaboration avec le Centre Culturel d!Ottignies-Louvain-la-Neuve – www.polecuturel.be Dates : du 17 au 19 février 2011 Lieu : Centre Culturel d!Ottignies – Louvain-la-Neuve Durée du spectacle : 2h Réservations : 0800/25 325 Contact écoles : Adrienne Gérard - 010/47.07.11 – [email protected] Attention, la matinée scolaire du 17 février a lieu à 14h N!oubliez pas de distribuer les tickets avant d!arriver au Centre Culturel. Soyez présents au moins 15 minutes avant le début de la représentation, le placement de tous les groupes ne peut se faire en 5 minutes ! • En salle, nous demandons aux professeurs d!avoir l!amabilité de se disperser dans leur groupe de manière à encadrer leurs élèves et à assurer le bon déroulement de la représentation. • • I. Résumé de la pièce Dans un village de Géorgie, deux kolkhozes se disputent une vallée. À qui appartient la terre: aux propriétaires qui y sont nés et qui aspirent à revenir y perpétuer une agriculture traditionnelle ou à ceux qui la défendent et la font fructifier ? Le débat les amène à jouer un conte inspiré d!une légende chinoise. Une fille de cuisine, Groucha, recueille un nourrisson, fils du gouverneur abandonné par sa mère trop occupée à sauver sa garde-robe lors d!une révolution de palais. Des années plus tard, la mère naturelle réapparaît pour reprendre son fils et son héritage. A qui revient l!enfant: à celle qui l!a engendré ou à celle qui l!a élevé ? C!est au peu recommandable et extravagant juge Azdak qu!il reviendra d!en décider. Il place l!enfant au centre d!un cercle de craie. La mère qui arrivera à tirer l!enfant hors du cercle aura gain de cause… II. L!auteur, Bertolt Brecht Bertolt Brecht est né le 10 février 1898 à Augsbourg, petite ville de Bavière. Il y reçoit une éducation classique. Il commence à écrire très tôt et publie ses premiers poèmes à 14 ans dans un quotidien augsbourgeois, sous le pseudonyme de Bertholt Eugen. Il entreprend des études de philosophie, puis de médecine à l'Université de Munich, mais est mobilisé l!année suivante dans un hôpital militaire. Cette expérience le marquera de manière indélébile. En 1918, il écrit sa première pièce, Baal (contre-pièce à celle de Hans Johst, Le Solitaire). Durant l!année, il éprouve des difficultés à la faire éditer et jouer car tout le monde redoute le scandale et les poursuites judiciaires. Il mène une vie de bohème, chantant en s!accompagnant à la guitare, et écrit, sous l!influence de Karl Valentin, des sketches et des pièces en un acte. En 1919, il écrit Tambours dans la nuit (inspirée par le mouvement spartakiste) qui sera jouée en 1922 à Munich puis à Berlin. Grâce à Herbert Ihering, qui avait publié un compterendu élogieux au sujet de la pièce, il reçoit le prix Kleist. En 1923, Dans la jungle des villes est monté à Munich. C!est un scandale : la pièce tient six soirées. En 1924, Brecht s!installe à Berlin. Il y travaille comme dramaturge avec Carl Zuckmayer au Deutsches Theater de Max Reinhardt, et rencontre Hélène Weigel, qu!il épouse en 1929. La vie et la création de Brecht furent « peuplées » de maîtresses, qui collaboraient également avec lui à ses œuvres. Parmi elles, la chanteuse Marianne Zopf (sa première épouse), Magaret Steffin, Elisabeth Hauptmann et plus tard Ruth Berlau. Le théâtre politique de Piscator, collectif auquel il appartient, et surtout l!étude du marxisme auront une grande influence sur ses œuvres. Ses pièces engendrent la polémique jusqu'en 1928 où il crée Homme pour homme et L'Opéra de quat'sous au Theater am Schiffsbauerdamm. Ce fut l!un des plus grands succès théâtraux de la république de Weimar. A l!époque, il écrit et met en scène une ou deux pièces par an, dont La Mère, Happy end, Sainte Jeanne des abattoirs. Parallèlement à son adhésion au marxisme, il met au point sa théorie du Théâtre épique qu'il exposera dans son Petit organon pour le théâtre, publié en 1948. En 1933, Hitler devenu chancelier, Brecht décide, comme beaucoup, de s'exiler. Ses œuvres sont interdites et brûlées par les nazis. Déchu de la nationalité allemande, il vit successivement à Prague, Vienne, Zurich, puis, jusqu'en 1939, il s'installe au Danemark. Fuyant l!avancée des nazis, il quitte Svendborg pour la Suède, et puis la Finlande dont il part en 1941. Durant toute cette période (1939-1941), 2 Brecht écrit coup sur coup La Vie de Galilée, Grand Peur et misère du IIIème Reich, La Bonne Ame du Se-Tchouan, Maître Puntilla et son valet Matti, La Résistible Ascension d'Arturo Ui, Mère Courage et ses enfants. En 1941, Brecht et Hélène Weigel partent pour les Etats-Unis. Le dramaturge allemand s'installe à Hollywood et travaille pour le cinéma (adaptation cinématographique de La Vie de Galilée avec Charles Laughton). En 1944, il se met à la rédaction du Cercle de craie caucasien. A cause de sa sympathie pour les idées marxistes, il doit comparaître devant la "Commission des activités anti-américaines" en octobre 1947. Affirmant n!ayant jamais appartenu au parti communiste, Brecht reçoit finalement l!autorisation de quitter les Etats-Unis. Le 31 octobre, il part pour la Suisse, d!où il attend la permission de revenir en Allemagne de l!Ouest. Sa demande est rejetée et c!est à Berlin-Est qu'il se fixe définitivement en juin 1949. Comme beaucoup d!artistes, il y voit la possibilité d!un nouveau départ. Il fonde, avec Hélène Weigel le théâtre Berliner Ensemble. La pièce Maître Puntilla est programmée pour l!ouverture officielle. De 1949 à 1954 Brecht met en scène ses propres pièces et acquiert une renommée internationale. A partir de 1954, le Berliner Ensemble déménage au Theater am Schiffbauerdamm. En novembre 1953, Brecht commence les répétitions du Cercle, qu!il montera en octobre 1954. Devenu une figure quasi-officielle du régime de la RDA, il obtient le prix Staline international pour la paix en 1955. Cette même année, Le Cercle de craie caucasien part en tournée et triomphe à Paris. Après un voyage à Milan pour assister à L'Opéra de quat'sous mis en scène par Giorgio Strehler au Piccolo Teatro, Brecht, très malade, meurt d'un infarctus le 14 août 1956. Sa femme, Hélène Weigel, continuera de diriger le Berliner Ensemble, fidèle héritière de son œuvre qui, outre les pièces de théâtre, comprend également des recueils de poèmes, des contes, des écrits théoriques et des essais. III. Le metteur en scène, Jasmina Douieb En 1999, Jasmina Douieb, metteur en scène et comédienne, décroche le Premier Prix d'art dramatique au Conservatoire royal de Bruxelles. Elle débute en 1998 en tant que comédienne à la Ligue d'Improvisation Belge. Elle joue ensuite dans Un Riche trois pauvres de Louis Calaferte, au Théâtre de la Samaritaine et dans Le Baiser de la veuve de Israël Horowitz au Centre Culturel des Riches-Claires. Elle obtient la nomination meilleur espoir au Prix du Théâtre 2001 pour son rôle dans Chaos debout de Véronique Olmi, mise en scène de Michel Kacenelenbogen, au Théâtre Le Public. Elle est nominée comme meilleure comédienne au Prix du Théâtre 2005 pour son rôle dans Yvonne, princesse de Bourgogne en août 2004 et janvier 2006, en plein air dans le Parc Royal. Depuis, on a pu l'applaudir au Zone Urbaine Théâtre dans Hot House de Harold Pinter, mis en scène par Stéphane Fenocchi, dans Juliette à la foire de Micheline Parent, et dans Incendies de Wajdi Mouawad, tous deux mis en scène par Georges Lini. Elle commence sa collaboration avec le Théâtre du Parc dans Don Quichotte, puis dans La Double Inconstance de Marivaux et Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, tous trois mis en scène par Jean-Claude Idée. Au Théâtre de la Balsamine, on l!a vue dans Révolution de Stanislas Cotton en tant que comédienne et metteur en scène, et dans Let's pretend, une création collective dans le cadre du Festival Danse. 3 En 2008, elle est lauréate du Prix Jacques Huisman. La même année, elle reçoit le Prix de la Critique de la meilleure mise en scène pour Littoral. Tout récemment, elle a signé la mise en scène de Himmelweg de Juan Mayorga, créé à l!Atelier 210. Au cinéma Jasmina Douieb a joué dans quelques court-métrage (de Benoît Mariage, Pierre Stin ou Marc Goldstein) et dans des longs métrages, comme Le Célibataire d'Yvan Goldshmidt et Coquelicots de Philippe Blasband. IV. Note sur le théâtre épique Distancier, c!est transformer la chose qu!on veut faire comprendre, sur laquelle on veut attirer l!attention, de chose banale, connue, immédiatement donnée, en une chose particulière, insolite, inattendue. Ce qui se comprend tout seul est d!une certaine manière rendu incompréhensible, mais à la seule fin d!en permettre ensuite une meilleure compréhension. Brecht, Ecrits sur le théâtre. Fondateur de ce qu!il appela le « théâtre épique », Brecht marque par là son opposition au théâtre classique dit « aristotélicien ». Evitant l!identification et la catharsis, il vise la réflexion du spectateur, et ce en particulier en cherchant à créer un effet de distanciation, "Verfremdungseffekt" (nommé plus volontiers « effet d!étrangeté »). Cet effet d!étrangeté a pour but de rompre l!illusion théâtrale, et ainsi de maintenir le spectateur en éveil et en questionnement. Les procédés de rupture avec l!illusion théâtrale mis en œuvre au Berliner Ensemble sont utilisés couramment aujourd!hui au théâtre contemporain et nous semblent peut-être moins révolutionnaire qu!à l!époque. Citons parmi ces procédés les panneaux avec des maximes, des apartés en direction du public pour commenter la pièce, des acteurs interprétants plusieurs personnages, des pauses narratives, intermèdes chantés et/ou dansés, masques etc., qui sont autant de procédés qui forcent et qui stimulent le regard critique du spectateur. Dans Le Cercle de craie caucasien un premier élément de distanciation est le personnage appelé le chanteur. Personnage « relais » entre le prologue et la fable, il conduira les spectateurs tout au long du spectacle. Le chanteur est un conteur, qui connaît l!issue de la fable et qui avec un œil rieur nous relate l!histoire d!Azdak et de Groucha. Il expose les situations, résume les enjeux et fait connaître aux spectateurs les monologues intérieurs des personnages. Il rompt la tension dramatique, nous sort de l!action pour nous amener plus loin dans l!histoire. Dans la mise en scène, l!option a été prise de faire jouer le chanteur par chaque comédien à son tour. Le conteur/chanteur prend le public à parti, agit comme un véritable metteur en scène, intervient pour expliquer des situations, bref, nous rappeler que nous sommes au théâtre. Un autre facteur d!étrangeté est l!utilisation du masque. Tous les comédiens portent des demi-masques. Ceux-ci donnent le signe du passage d!un monde à l!autre : quand les comédiens entrent dans leurs rôles, dans la fable, ils mettent leurs masques, quand ils la quittent ou qu!ils deviennent chanteurs, ils l!enlèvent. L!illusion théâtrale est donc sans cesse rompue. Les masques, tous les mêmes, permettent de rendre leur neutralité aux comédiens qui incarnent tous une multiplicité de personnages. Les costumes jouent également un rôle important dans l!effet d!étrangeté. Ainsi la femme du gouverneur reste figée dans une robe dure, véritable carcasse, dans laquelle elle peut à peine bouger. Son caractère despotique et son incapacité d!agir sont ainsi transposés dans son costume. 4 L!usage des marionnettes, par exemple pour le dédoublement des personnages joués par un seul acteur (les deux médecins, les deux avocats) va dans le même sens. V. Note de mise en scène 1. Une pièce politique transcendée par le poétique Observez bien le comportement de ces gens : Trouvez-le surprenant, même s'il n'est pas singulier Inexplicable, même s'il est ordinaire Incompréhensible, même s'il est la règle. Même le plus petit acte, simple en apparence Observez-le avec méfiance ! Surtout de ce qui est l'usage Examinez la nécessité ! Nous vous en prions instamment : Ne trouvez pas naturel ce qui se produit sans cesse ! Qu'en une telle époque de confusion sanglante De désordre institué, d'arbitraire planifié D'humanité déshumanisée, rien ne soit dit naturel, afin que rien Ne passe pour immuable. Bertolt Brecht, L'Exception et la règle Œuvre de maturité, dans laquelle Brecht s!inspire d!une légende chinoise, sur fond biblique, cette pièce est à la fois intense et poétique. On y interroge la « propriété » la plus intime, celle des liens de sang. L!arrière-plan historique permet de voir dans la fable plus que le récit d!une maternité : le récit d!un engagement politique et de la naissance d!une conscience. A travers les deux personnages principaux, Groucha et Azdak, s!entrechoquent deux engagements possibles à l!encontre des pouvoirs en place. A travers eux se raconte la confrontation de celle qui a fait le bien, et de celui qui n!y croit plus. Toutefois, ce contexte de réflexion politique est transfiguré, transcendé par un univers poétique fort qui nous emmène loin d!ici pour mieux nous y faire revenir. Le travail sur les masques, la démultiplication des personnages (une fresque de plus de cinquante personnages joués par seulement 7 acteurs), le grotesque mêlé au tragique, la musique et le chant, tout cela invitera au voyage des sens. 5 2. Pourquoi faut-il garder le prologue ? Faut-il parler politique pour faire un théâtre politique ? Vaste problématique. Car si l!on gomme l!aspect politique du Cercle, en l!amputant de son prologue, ne le réduit-on pas à une jolie fable exotique « qui en elle-même ne prouve rien et manifeste simplement une espèce particulière de sagesse »1… ? Autrement dit, si l!on coupe ce prologue (ce qui est une tradition pratiquée par de nombreux metteurs en scène et ce fut le cas particulièrement en Allemagne de l!Ouest 2), ne risque-t-on pas de contourner la mise en perspective à laquelle tenait Brecht ? Le sujet du litige, dont il est question dans ce prologue, est une partie de terre - et c!est ce sujet de litige que mettra en perspective, dans la fable, la question de la maternité de l!enfant : « A qui appartient-il ? A la mère biologique ou à celle qui l!a élevé ? » en réponse à une autre question : « A qui appartient la vallée ? A ceux qui en sont les premiers habitants ou à ceux qui l!ont cultivée ? ». Par cette approche, Brecht dénonce la logique défendue par la doctrine du « Blut und Boden » (« Sang et Terre ») si chère aux nazis... Le prologue doit donc pouvoir résonner en nous comme cette mise en perspective, cet arrière-plan historique permettant de voir dans la fable plus que le récit d!une maternité : le récit d!un engagement politique et de la naissance d!une conscience. Le prologue décrit un pays de la raison capable de redéfinir les termes de propriété, par le seul pouvoir de la discussion pacifique. Dans l!ordre nouveau de l!après-guerre, Brecht imagine un retour aux vraies valeurs, un monde dans lequel il est possible de réinterroger les anciennes lois, de questionner les traditions. Ainsi, la représentation du récit du Cercle de craie montre qu!il fut un temps où l!on avait déjà agi avec sagesse. Le lien entre les temps anciens et le présent s!opère en un mariage bénéfique et dans la perspective d!un nouveau départ 3. L!art (la représentation théâtrale) est devenu un outil dans la recherche de solutions au conflit. 3. Comment garder le prologue ? En traitant le prologue avec distance et effet d!étrangeté, en soulignant la distance temporelle et idéologique, nous pourrons interroger l!engagement politique d!hier par rapport à aujourd!hui. L!utopie du communisme manifeste dans ce prologue (qui reflète l!ambiance de la construction triomphale du socialisme en RDA) sera ainsi soulignée comme un arrêt sur l!image d!un passé, d!une foi dans un avenir meilleur, source de renouvellement et porteur d!un monde plus juste. Pour exprimer cela, les acteurs - pour le prologue uniquement ! - sont figés dans un basrelief, enserré dans un cadre et qui représente l!utopie communiste : ils n!ont que les têtes et les mains qui dépassent d!une structure durcie. Ils sont en quelque sorte dans un tableau du type de ceux de la propagande communiste, discutant politique autour d!une table… 4. Les enjeux de la fable : Le Cercle de craie, mis à part le prologue, est composé de deux histoires : l!histoire de l!enfant et de Groucha, et l!histoire du juge Azdak. Ces deux histoires se rejoignent seulement au sixième acte. Le chanteur raconte les deux récits l!un après l!autre. L!histoire 1 Bertolt Brecht dans ses Remarques sur Le Cercle de craie caucasien On y cherchera à « libérer la pièce de son enveloppe bolchévique »… 3 Le chanteur ne dit-il pas « l!ancienne sagesse et la nouvelle se marient admirablement »… ? 2 6 d!Azdak commence là où avait commencé celle de Groucha : à la rébellion historique, en pleine époque de chaos. Ce qui les relie est donc ce contexte de chaos où sont mis en parallèle deux histoires et deux engagements possibles. Leurs engagements respectifs, s!ils sont différents par leur nature et par leurs conditions, s!avèrent tout de même être des engagements allant à l!encontre des pouvoirs en place. Pour Groucha, les événements la conduisent à devenir une fugitive, à sortir du droit chemin des gens de sa condition. Un peu par hasard, elle devient l!incarnation de la liberté d!action de chaque individu, la possibilité de réaliser un acte de bonté, pourtant lourd de conséquence, qui surgit dans le noir, sans préméditation mais néanmoins pas complètement instinctif 4. Son acte se meut en une lueur de normalité dans un monde de chaos. Un monde tellement à l!envers qu!une mère en vient même à abandonner son enfant dans la précipitation de sa fuite. L!engagement progressif de la servante vis-à-vis de l!enfant sera cependant un lent cheminement car quand les temps sont durs, les humanistes sont particulièrement en péril. « Plus Groucha assure l!existence de l!enfant, plus elle compromet la sienne », explique Brecht. Elle va jusqu!au bout de ses propres limites, « se transforme lentement à travers et par les sacrifices, jusqu!à devenir une mère pour l!enfant ». Car « redoutable est la tentation d!être bon », et si Groucha finit par s!occuper de l!enfant et le prendre avec elle (« Comme un butin elle l!a pris / Comme une voleuse, elle s!est esquivée »), c!est parce que des liens se sont déjà tissés, malgré elle, au cours de la nuit passée à le veiller : « Trop longtemps elle a regardé La respiration calme, les petits poings Et à l!approche du matin, la tentation devint trop forte Et elle se leva, se pencha, prit avec un soupir l!enfant Et l!emporta. » La Groucha simple d!esprit du début, mais qui a grandi tout au long du chemin, sera finalement capable de tenir tête au juge Azdak car sa prise de conscience est enfin aboutie. L!apprivoisement est consommé, mais il ne mène jamais à une possession ; l!enfant ne lui appartient pas. Elle ne dira de l!enfant qu!il est le sien que pour répondre à l!accusation d!Azdak. Elle poursuit par une énumération des sacrifices faits pour Michel. Elle l!a élevé « du mieux qu!elle a pu et en toute conscience », sans réclamer à aucun moment un lien de sang entre elle et lui. « Mon » enfant ne signifie plus le mien par le sang, ou le mien comme propriété, comme le défend la vraie mère : la signification du pronom possessif signifie ici une dépendance sociale. C!est dans la relation entre Groucha et l!enfant que nous trouvons l!écho du prologue. Le thème de la productivité annoncé par le litige de la vallée dans le prologue, est représenté ici à travers le conflit avec la vraie mère. La relation maternelle est 4 Ce qui pousse Groucha à agir, ce n!est pas précisément un instinct maternel. Ce qui l!interpelle, c!est qu!elle se trouve face à un être humain qui a besoin d!aide ; ce ne sont pas les pleurs de l!enfant qui la poussent à s!en saisir (l!enfant dort paisiblement) mais c!est l!appel de l!enfant qu!elle croit entendre : « Comme elle se tenait là entre porte et portail, elle entendit Ou crut entendre un appel à voix basse : l!enfant L!appelait, ne vagissait pas, mais l!appelait avec intelligence Du moins il lui semblait. « Femme », disait-il, « aide-moi ». Et il disait encore, ne vagissait pas, mais parlait avec intelligence : « Sache-le, femme, qui n!entend pas un appel de détresse Mais passe, l!oreille brouillée, jamais plus N!entendra l!aimé l!appeler à voix basse Ni le merle au petit matin, ni le soupir de bien-être Des vendangeurs harassés à l!heure de l!angélus ». 7 le résultat d!un travail ; Groucha s!est engagée pour lui, sans intérêt personnel et voudrait juste le garder jusqu!à ce qu!il connaisse « tous ses mots ». L!épreuve du cercle de craie est l!ultime démonstration de son engagement pour l!enfant : son amour pour le garçon - et de là son désir de le sauver - dépasse tout instinct possessif, lié à l!orgueil et à l!amour-propre. Quant à Azdak, il profite de ce temps de chaos pour rendre justice comme bon lui semble, refusant de montrer une quelconque grandeur humaine ou de jouer au héros. L!intellectuel déçu par les abus de pouvoir des puissants voit dans la révolte l!occasion de changer les rapports de force. Sorte d!amoraliste, il réinterroge la justice et les notions du bien et du mal par une position totalement anarchiste. La justice qu!il pratique est une justice qui n!a pour objectif que de contredire le pouvoir et ne résulte pas d!une prise de position engagée. Il réagit plus qu!il n!agit : « Je n!ai pas de bon cœur. Combien de fois faudra-t-il que je te le dise que je suis un intellectuel ». Un intellectuel cynique qui n!a plus de foi en la justice et qui utilise le livre des lois uniquement comme rehausseur de siège ! Ce qui distingue nettement le premier acte et la résolution du conflit concernant les terres du dénouement de la fable, c!est que dans le prologue, Brecht nous montre des personnages au comportement exemplaire, tandis qu!il construit la solution au conflit de propriété sur la sentence du juge Azdak. Azdak est l!antihéros par excellence, il est la négation des ouvriers modèles du prologue. Il est l!intellectuel dans la tradition du « roi fou » shakespearien et il porte l!empreinte des personnages clés brechtiens : la lâcheté. Il se veut révolutionnaire, mais n!y participe pas. Son seul acte, et le seul dénué de cynisme, c!est sa dénonciation pour avoir, par mégarde, aidé le grand-duc à fuir… Par la suite, sa déception et son désarroi font de lui un personnage imprévisible. Il tente de faire le bien pour les pauvres, mais même ceux-ci s!en méfient. « Je crois que je ferais mieux de dire vite un chapelet de plus pour que le juge soit saoul », dit la cuisinière à Groucha avant le jugement, même si elle pense qu!avec Azdak comme juge, « nous autres ; on s!en tire pas mal ». La complexité du comportement d!Azdak, ses failles et ses abîmes nous perturbent et brouillent notre lecture. C!est pour cette raison que l!une des clés de compréhension de l!œuvre réside dans la confrontation des deux personnages : la confrontation de celle qui a fait le bien (l!accueillante du faible), et de celui qui n!y croit plus (ou alors seulement à travers des actes éphémères, posés dans un brouillard d!alcool). L!accusation de Groucha est un pamphlet contre l!indifférence. Le juge, touché au vif, se réveille de sa torpeur et voit là, enfin, la possibilité de poser un acte, son dernier. L!ultime jugement de notre antihéros se pratique alors par le recours à une épreuve ancienne, liée à une sagesse ancestrale. C!est l!épreuve qui rétablit l!ordre là où le jugement n!était plus possible. Aussi, tout comme la structure même de la pièce nous propose un double point de vue par un croisement de deux destins, la dramaturgie s!axe également autour de ce binôme et soulève une problématique toujours double : - La problématique de l!engagement (à travers le personnage de Groucha, mais aussi à travers les questions posées par le prologue), dans son évolution temporelle, depuis Brecht jusqu!à nous. - La problématique du bien et du mal (à travers bien sûr le personnage d!Azdak, mais aussi tous les autres intervenants du récit dans la mesure où ils mettent tous en question cette possibilité de faire le bien). D!où le bien peut-il surgir ? Et dans quelles circonstances, dans quel environnement, ne surgit-il pas ? En effet, et c!est, le but visé par Brecht en soignant les contradictions des personnages, rien ni personne n!est univoque ni monochrome dans cette histoire. Le bien et l!action dite bonne surgissent au cœur du chaos. Seules la rigidité et la soumission à un état de fait sont ici mises en cause : il faut revisiter les lois, réinterroger ce que l!on croit immuable, replacer l!étonnement au creux de ce que l!on croit le plus banal et le plus connu. 8 VI. Quelques pistes de réflexion - Qu!est-ce que l!utopie pour vous ? Quelles sont celles que vous connaissez ? En portezvous en vous-mêmes ? Utopie, cela veut-il dire forcément rêve irréalisable ? Faut croire en quelque chose pour faire avancer le monde ? - L!engagement : Qu!est-ce que ce mot évoque pour vous ? Que peut-on faire pour s!engager ? Pour aider des autres ? (voisins, proches, associations caritatives…) Quelles expériences avez-vous déjà vécues ? - Tableau « Margot la folle » de Bruegel : Brecht compara Groucha à Margot la folle. Bruegel montre une figure folklorique comme l'incarnation de l'avidité furieuse. Emportant son butin, elle se dirige en courant vers la gueule de l'enfer, les démons hissent un pont-levis et il est impossible de déterminer si Margot la Folle veut mettre son bien en sécurité ou si elle veut partir à la conquête de l'enfer… Qu!évoque ce tableau pour vous ? Pourquoi croyez-vous que Brecht voyait Groucha un peu comme le personnage de Breughel ? -Le jugement de Salomon – lecture de ce passage de la Bible. Débat : qu!est-ce que ça provoque en vous ? A quoi cela vous ramène-t-il ? Et si l!enfant était une terre ? Qu!est-ce que ça veut dire "ça m!appartient depuis toujours! ? Qu!est-ce que la propriété pour vous ? Réflexion sur les techniques propres au théâtre : -Qu!est-ce que la scénographie ? La mise en scène ? Quelle différence voyez-vous entre les deux ? -Le théâtre épique : que pensez-vous de l!identification ? Qu!est-ce que ce mot veut dire ? Quelles différences ressentez-vous par exemple entre une pièce de théâtre, un film au cinéma et une série télévisée ? Dans les films aussi, on utilise des procédés de distanciation (càd : on montre au spectateur que nous sommes devant un œuvre artistique et non dans la réalité)? Par exemple : Ally McBeal dont on entend les pensées ; Six Feet Under dans lequel le monde imaginaire des personnages est représenté... -Qu!apporte la présence réelle des acteurs et leur confrontation directe avec les spectateurs ? Pourquoi est-ce différent du cinéma ? Est-ce un art voué à disparaître, selon vous ? 9