Les réseaux sociaux

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Les réseaux sociaux
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La présence de cet essai de François de Singly dans le supplément bibliographique ajouté cette année à l’étude du
thème des « réseaux sociaux » a de quoi surprendre : non seulement F. de Singly n’a jamais recours à ce qui pourrait
s’apparenter de près ou de loin à une « analyse de réseau » mais on pourrait encore davantage s’étonner de ce qu’il
n’emploie jamais ce terme1, à une exception près, au cours des 272 pages qu’il consacre en réalité à la reformulation
générale d’un problème qu’il estime assez mal posé dans le débat public, celui de la crise, réelle ou fantasmée, du
lien social. Il faudrait par ailleurs ajouter à ce simple constat que les auteurs de référence cités par F. de Singly
(Anthony Giddens, auquel il emprunte les expressions de « première » et « deuxième » modernité contre une
terminologie « postmoderniste » pour mieux souligner la continuité entre les deux périodes, Ulrick Bech, Alain
Ehrenberg, Charles Taylor, etc.) à l’appui de sa tentative de caractérisation et de problématisation du lien social
moderne, ne sont pas des auteurs reconnus dans le champ de l’analyse des réseaux pour la bonne et simple raison que
eux non plus ne s’en soucient guère, étant davantage préoccupés par l’élaboration d’une philosophie sociale qui
puisse rendre compte de la modernité. Les références de F. de Singly sont donc plutôt d’ordre « philosophique » (il
s’oppose par exemple très vivement au pessimisme désenchanté d’un Alain Finkielkraut qui parle d’« ingratitude »
pour désigner l’attitude des nouvelles générations supposées irrespectueuses et irrévérencieuses vis-à-vis de la culture
passée), « journalistique » (magazines féminins pour la plupart d’entre eux : Biba, Pari Match, Femme actuelle,
Questions de femme, etc.) et éventuellement littéraire (le livre s’ouvre sur des considérations relatives au conte pour
enfants d’Alphonse Daudet La chèvre de monsieur Seguin, incapable, selon lui, d’assouplir le « lien » qui le lie à sa
chèvre au nom d’une conception relativement « démodée » des rapports sociaux !). Il est donc assez peu fait mention
d’enquêtes empiriques dans ce travail de F. de Singly, ce qui donne un livre apparemment très fortement
conceptualisé mais dont la base de travail est en définitive assez proche de certaines idées de sens commun (F. de
Singly voit dans le remplacement du repas familial par un buffet le signe d’une liberté conquise puisque ce dernier
1
Exception faite de l’avant-dernière page de son livre où il en propose un usage très largement métaphorique. Alors
qu’il déplore le reflux de l’Etat-Providence, qui a historiquement garanti et favorisé l’émancipation des individus
(puisque la solidarité nationale s’est substituée à la solidarité familiale, permettant ainsi logiquement à l’individu de
se « désaffilier » de la sphère familiale au prix d’une inscription dans des réseaux sociaux étatiques plus
impersonnels), il écrit : « La logique relationnelle, l’attention à autrui, la construction d’une identité personnelle ne
peuvent s’imposer que si les hommes et les femmes sont « pris » dans un réseau de relations impersonnelles ». Il
souligne ainsi les conditions sociales de possibilité de « psychologisation » du lien social : l’individu ne peut
s’investir affectivement dans une relation (amoureuse, amicale, etc.) que s’il s’est désaffilié de sa famille, ce que
garantissait auparavant un Etat-Providence fort mais aujourd’hui contesté.
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donne le libre choix des interlocuteurs et analyse le fait d’habiller les bébés de noir au lieu des couleurs pastels
réglementaires comme un désir de s’affranchir de normes sociales jugées liberticides par les individus !).
C’est à la lumière de cette curiosité (pourquoi Les uns avec les autres fait-il parti de la bibliographie alors qu’il n’y
est jamais question de réseau ?) que nous exposerons la thèse de F. de Singly selon laquelle la seconde modernité2
aurait inventé et suscité un nouveau type de lien social qui, loin d’atomiser la société en un rassemblement
factuel d’individus seuls et isolés, ne pouvant se prévaloir d’aucun lien entre eux, leur permettrait au contraire
de devenir réellement « individualisés »3, c’est-à-dire détachés de leurs appartenances traditionnelles et donc
libres d’en (re)nouer de nouvelles plus largement propices à la révélation de l’« authenticité individuelle »4 et
génératrices, finalement, de différenciation personnelle. C’est sans aucun doute parce que F. de Singly ne cesse de
parler de lien (rappelons qu’il est aussi directeur du Centre de recherches sur les « Liens sociaux » au CNRS) qu’il
figure dans la bibliographie. Mais là encore il faudrait souligner combien l’horizon intellectuel de F. de Singly est
éloigné de celui d’une analyse de réseau « classique » : c’est moins la forme d’un éventuel réseau social « complet »
qui l’intéresse que le contenu réel du lien qui unit désormais les individus « individualisés »5 entre eux (ce lien étant
caractéristique, selon lui, de la seconde modernité).
Dans cet ouvrage, F. de Singly développe une thèse qui vise essentiellement à le distinguer des essayistes convaincus
de l’existence d’une crise majeure du lien social (Alain Finkielkraut, analystes politiques, etc.) qui s’enracinerait dans
la montée en puissance de l’individualisme. La crise du lien social se déclinerait alors en une multiplicité de crises :
crise de la transmission, crise de la stabilité, crise des normes et enfin crise de la raison, qui constituent autant de
chapitres jalonnant l’argumentation de F. de Singly. Plutôt que de succomber aux préoccupations alarmistes de
quelques uns, ce dernier nous invite à considérer l’individualisation non pas comme un facteur d’anomie mais bien
plutôt comme le principe d’un lien social « idéal » puisqu’« électif ». La « crise », de toute façon, est presque
« inhérente » à la modernité : F. de Singly rappelle ainsi les inquiétudes de Durkheim à la fin du XIXème siècle pour
immédiatement souligner une contradiction majeure de sa thèse : ce qu’il déplore au niveau collectif (montée de
l’individualisme), il le célèbre en pratique au niveau individuel (notamment pendant l’Affaire Dreyfus). Ainsi F. de
Singly peut il écrire : « pour nous, l’individualisation n’a pas supprimé le social ; elle en constitue une des
formes. […] L’individu moderne est toujours socialisé mais les marges qui lui sont laissées sont un peu plus
grandes ».
F. de Singly ne se défait jamais d’un « optimisme » (voire d’un « idéalisme ») sociologique revendiqué comme tel (le
dernier chapitre du livre propose même une réflexion sur l’« idéal du lien social »). Sa volonté de souligner les
dimensions « positives » de l’individualisme l’amène à le distinguer radicalement de l’égoïsme moral6 ou du désir de
solitude. Plutôt que de considérer que le lien social serait en train de se déliter, F. de Singly montre au contraire qu’il
est devenu essentiellement électif : il n’est plus contraint mais très largement désiré, le réseau personnel d’un
individu devenant ainsi l’ensemble des liens sociaux dont il est le seul architecte volontaire, presque « zélé » (il
y aurait une forte demande de relations avec un autrui choisi car ce dernier est perçu comme pouvant révéler l’identité
profonde, ce qui représente un enjeu considérable pour l’individu moderne).
F. de Singly insiste donc ainsi sur le fait que les individus continuent malgré tout à participer à la vie sociale et à
créer volontairement du lien social. Certes, celui-ci se révèle sans aucun doute moins solide et plus souple
qu’auparavant (puisque que le « contrat » sur lequel se fonde une relation peut-être rompu à tout moment) mais cette
caractéristique du lien social moderne est l’envers de l’une de ses dimensions les plus « positives », celle de la liberté.
2
F. de Singly date la première modernité des débuts de la IIIème République jusqu’au milieu des années 1960 et
nous aurions connus depuis lors une seconde modernité. « La première modernité peut être définie comme la
période de l’émancipation, alors que la seconde est le temps de la différenciation personnelle » : ce propos est
central dans la thèse de F. de Singly et opère comme principe distinctif des deux types de modernité.
3
Contrairement à une représentation commune qui voudrait que l’individualisme voue définitivement les individus à
la solitude, F. de Singly insiste très souvent sur le fait que l’individualisme, lui aussi, peut produire du lien social (un
lien choisi plutôt que subi). La solitude ne saurait être la fin de la société, fût-elle individualiste.
4
La modernité postule l’existence d’une personnalité latente, originelle, « authentique », cachée puis révélée dans
une relation liée et nouée avec une personne choisie (F. de Singly élabore le modèle « Pygmalion » des relations
conjugales dans Le soi, le couple et la famille). Le problème, c’est que F. de Singly semble parfois se faire le relais
idéaliste de ce mythe de l’authenticité, qui en viendrait presque à postuler de l’inné (ce qu’il n’avoue jamais comme
tel, bien sûr…).
5
F. de Singly fait un usage massif de cette expression « redondante » pour bien souligner ce qui distingue première et
deuxième modernités. Dans la seconde, il ne s’agit plus seulement d’être un « individu » (« abstrait » au sens où il se
voit détaché de ses appartenances traditionnelles et remis à la seule qui vaille : celle au genre humain) mais un
individu singulier et, comme tel, « non interchangeable » (c’est le sens de la citation de G. Simmel mise en exergue
au tout début de l’ouvrage).
6
C’est une thèse qu’il défend avec encore plus de systématicité dans son tout dernier essai (cf. SINGLY F. de,
L’individualisme est un humanisme, Editions de l’Aube, 2005) dans lequel il insiste également sur ce qui distingue
l’« idéal » de l’individualisme de l’individualisme concurrentiel généralisé.
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« Notre héritage n’est précédé d’aucun testament » : cet aphorisme lapidaire de René Char rend compte très
efficacement, selon F. de Singly, d’un phénomène propre à la modernité, celui qui consiste à choisir et déterminer
librement ses appartenances, donc à écrire soi-même, en quelque sorte, son propre testament (puisque
l’individu est désormais libre de choisir l’héritage qui sera le mieux à même de révéler son authenticité). « L’individu
individualisé ne peut rechercher son originalité, ne peut laisser exprimer son authenticité qu’à condition d’être
libre de choisir le début et la fin de ses attachements » : F. de Singly s’emploie à tirer toutes les conséquences de
ce qu’il considère comme la « chance » de l’individualisme contemporain. Il est donc conduit à appliquer cette
logique d’une « appartenance choisie » dans le domaine des relations familiales : il suggère par exemple, même si la
proposition reste encore imprécise quant à ses domaines d’application, une procédure officielle par laquelle
l’enfant devenu adulte aurait la possibilité de valider son identité familiale ou à l’inverse de renoncer aux
propriétés identitaires transmises et léguées par ses parents7. Selon F. de Singly, c’est là un fait qu’il nous faut
accepter : la modernité promeut un individu qui ne se résume plus à la somme de ses appartenances sociales ou à
celle de ses héritages, pas plus qu’il n’est, d’ailleurs, un îlot coupé du reste du monde. Ce qui définit en propre
l’individu moderne, c’est l’autonomie de son projet de vie (l’individualisme contemporain étant précisément l’idéal
politique et philosophique sur lequel elle peut concrètement se reposer) et non plus son inscription dans des relations
héritées et non choisies. « La dérive du mythe des origines [F. de Singly vise ici l’idéologie communautariste qui
retrouve actuellement un certain succès dans le débat public, notamment aux Etats-Unis], au lieu de proposer un
idéal d’émancipation, tend à enfermer les individus dans le destin originel. Le droit aux origines ne doit pas être
transformé en assignation à la résidence initiale ». F. de Singly, chantre des attaches nouvelles et électives, ne
pouvait que s’opposer aux communautaristes et l’on peut facilement comprendre pourquoi : l’individu se trouverait
alors dans l’obligation d’être défini par une appartenance originelle qu’il n’a ni choisie ni « validée », ce qui
compromettrait dès lors les avancées mêmes de la modernité.
En réalité, le choix des appartenances et la « désaffiliation positive »8 qui en découle nécessairement doivent pouvoir
permettre de construire l’identité de chacun dans le double registre de la liberté (on peut mettre fin à ses
appartenances) et de l’authenticité (la singularité personnelle présente un détour presque obligé par l’expression des
« preuves de soi », par une compétence et « la maîtrise d’un morceau du monde »). Cet « individu individualisé »
présente alors une autre caractéristique, qui découle du pouvoir, dont l’a investi la modernité, de choisir ses
appartenances ainsi que la qualité du lien qui l’unit aux autres : celle d’être multiple, multidimensionnel. Ainsi par
exemple, un adolescent n’est pas seulement fils/fille de, il est aussi un jeune (parmi ses pairs) et un collégien(ne) ; un
employé sort de sa dimension professionnelle à la pause café ; un malade ne veut pas être considéré seulement que
comme un corps souffrant et souhaite instaurer avec son médecin un type de relation qui ne soit pas qu’exclusivement
médicale afin d’élaborer une relation plus personnifiée (donc qualitativement supérieure à une relation
impersonnelle), etc. Le harcèlement sexuel, l’homophobie, le racisme réduisent les individus à une seule de leur
dimension, appréhendée, comme « biologique ». Ces comportements sont donc profondément anti-modernes,
comme l’explique F. de Singly, parce qu’ils enferment les individus dans des rôles écrits par avance alors que la
distance aux rôles et aux normes devient de plus en plus célébrée dans les discours et la psychologie.
D’ailleurs, ce n’est sans doute pas un hasard si cet individu s’ancre dans un nouveau modèle pédagogique dans lequel
la transmission des valeurs (et notamment la transmission des normes morales) s’efface au profit « du développement
des potentialités de l’enfant » : l’enfant « a le droit d’apprendre à être lui-même par l’expression de ses souhaits
et de ses goûts. La reconnaissance des revendications enfantines implique que les parents renoncent à imposer
leurs valeurs ». En réalité, il est intéressant de remarquer que cette « révolution » des rapports parents/enfants, qui va
dans le sens d’une personnalisation relationnelle croissante au détriment d’une imposition autoritaire,
accompagne un nouveau régime de transmission du capital et un changement de mode de production, à « dominante »
moins économique que scolaire. Le capital scolaire, à la différence du capital économique, n’est pas validé par le père
mais par l’école.
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Pour les « nostalgiques », comme les appelle F. de Singly, les sociétés holistes (pré-modernes) se caractériseraient par
la stabilité très forte d’un lien social incessamment consolidé et reconstitué au sein d’un système de
communautés hiérarchisées (famille, village, royauté, église). La première modernité, selon F. de Singly, n’aurait
pas foncièrement remis en cause cette stabilité : cette première phase de la modernité est bien plutôt à envisager
7
Déjà en 1996, dans Le soi, le couple et la famille, F. de Singly faisait remarquer, à la faveur d’une analyse de deux
comédies hollywoodiennes (New York Miami de Frank Capra de 1934 et La dame du vendredi de Howard Hawkes de
1940) et d’un roman de F. S. Fitzgerald, Tendre est la nuit, que le mariage contemporain doit être considéré comme
un « remariage », c’est-à-dire comme une réaffirmation et une validation du lien, généralement après une première
période de cohabitation (considérée comme une première union, ou un premier « mariage »).
8
F. de Singly emprunte à Robert Castel le concept de « désaffiliation » pour en réélaborer les dimensions
« positives » (notamment visibles dans la relations amoureuse) : « [elle] est un des moyens par lesquels l’individu
peut, non pas rompre avec toutes ses appartenances, mais prendre de la distance pour ne pas se laisser étouffer et
exister par lui-même ».
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comme un « régime de transition » entre dépendance traditionnelle et individualisation (F. de Singly fait
remarquer que malgré l’idéologie officielle de l’« universalisme abstrait » qui définit en propre cette première phase,
seuls les hommes se sont concrètement individualisés – les femmes restant largement dominées et comme telles
vouées à la sphère domestique – et que le processus d’individualisation reste porté et encadré par les institutions de la
République, ce que mettait aussi en évidence François Dubet en 2002 dans Le déclin de l’institution). La seconde
modernité, parce qu’elle promeut un modèle de différenciation individuelle, crée de très fortes revendications
identitaires : les individus cherchent à « se trouver » et refusent de stabiliser une fois pour toutes leur identité, qui
fait donc l’objet d’un travail incessant. Dès lors le problème devient : « comment lier des individus à l’identité
fluide » ? Les principes mêmes de la modernité entrent ici en contradiction : le désir (malgré tout) de stabilité et de
renforcement d’un lien désormais très souple s’oppose à celui de liberté (liberté d’un « renouvellement éventuel de
soi », refus de l’assignation identitaire, liberté de choisir ses relations sans contraintes sociales d’aucune espèce, etc.)
et rien ne révèle mieux ce conflit des principes que le couple moderne, précaire parce que reposant sur un lien électif
et contractualiste et devant malgré tout remplir une fonction de stabilité (surtout vis-à-vis des enfants, lorsqu’il y en
a).
Pour se réaliser par et dans la relation aux autres (qui peuvent révéler des dimensions identitaires cachées),
l’« individu individualisé » est amené à tisser de nombreux liens et à choisir des appartenances multiples dans
lesquelles il s’investit préférentiellement, parfois dans l’indifférence la plus totale à ceux qui n’auront pas été
choisis (« il manque de confiance dans les autres non connus »). Comment concilier, malgré tout, singularité et
collectif ? C’est ici l’une des premières questions de la sociologie comme discipline scientifique que l’on retrouve et
F. de Singly y répond, précisément, en faisant remarquer que « le singulier réclame du collectif » car il réclame de
la sécurité et de la stabilité. « Entre l’enracinement qui emprisonne et l’errance qui insécurise, les individus
élaborent des compromis […]. Ils espèrent avoir la liberté et la sécurité », ce qu’Anthony Giddens rappelle lui
aussi en parlant de « sécurité ontologique ». D’ailleurs, F. de Singly reconnaît que le processus de désaffiliation
n’est possible qu’à la condition d’avoir un jour bénéficié d’un socle « stable » et « sûr » (on pense à la famille…)
et des ressources sociales qui lui y étaient durablement associées : c’est une évidence que de dire que pour être
désaffilié (et donc susceptible de « se trouver ») il faut avoir été affilié. Ceux qui, à la base, n’ont aucunes ressources
(individus nés sous X, etc.) auront donc du mal à se désaffilier pour mieux s’investir dans des relations intimes
apportant des satisfactions identitaires. F. de Singly n’insiste sans doute pas assez sur cette idée et laisse dans l’ombre
les individus dépossédés de toute forme de capital : pourront-ils devenir « modernes », si l’on s’en tient à la définition
de la modernité comme processus de désaffiliation (définition qu’il ne cesse de célébrer) ? F. de Singly insiste sur le
fait que la désaffiliation comme liberté suppose un filet de sécurité (ressources initiales) mais ne tire pas forcément
toutes les conséquences de cette thèse néanmoins intéressante…
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Dans les sociétés modernes, la normativité psychologique a progressivement été instituée comme principe de
régulation fondamental. En réalité, les individus connaissent généralement deux régimes opposés de normativité : la
norme psychologique (qui est celle de l’« individu individualisé », c’est-à-dire « non interchangeable » comme dit
Georg Simmel dans Questions fondamentales de sociologie) et la norme impérative (qui édicte règles, procédures et
garde-fous de façon plus ou moins rigide, restreignant considérablement le champ de la liberté individuelle). Cette
deuxième norme, fait remarquer F. de Singly, est nécessaire pour atteindre trois exigences fondamentales de la vie
sociale : « l’égalité de traitement, la vie commune et le respect de certains savoirs ». L’égalité de traitement est
une exigence démocratique (on lui doit le féminisme ou le collège unique, dans lequel l’éducation par les règles a
pour objectif de créer cette relative égalité, puisque les enfants accèdent tous, dans le modèle idéal, à leur dimension
d’être « raisonnable » et « raisonné ») ; la vie commune appelle des règles de vie (le code de la route ou la lutte antitabagisme ne peuvent souffrir d’aucune exception, fût-elle un signe de fantaisie individuelle) et de politesse ;
l’intégrité des savoirs n’est pas négociable (par exemple, élaborer un tableau à double entrée). Mais, ayant ainsi
précisé ce qu’il appelle « norme impérative », F. de Singly souligne presque immédiatement qu’elle est aujourd’hui
socialement dévalorisée, par effet de halo, depuis le mérite jusqu’au diplôme et aux institutions. A la rigidité
contraignante des règles et des devoirs sociaux et moraux l’individu moderne veut pouvoir opposer une idéologie de
la flexibilité. Les relations sociales (dans « l’idéal », selon F. de Singly) ne sont plus réglées rigidement (et pour
beaucoup ce délitement des règles est associé à un « sentiment de perte du lien social ») mais normées
psychologiquement (pour Simmel, « l’essence du moderne c’est le psychologisme »). C’est sans doute dans le
domaine de l’éducation que cette « psychologisation de la société » est la plus visible : nous sommes passés d’une
éducation centrée sur la transmission à une éducation centrée sur le développement des potentialités de l’enfant
(programme éducatif notamment défendu par Françoise Dolto). A l’école comme en famille, l’autorité et le
commandement (qu’ils viennent du père ou du maître) sont désormais bornés par leur fonction commune :
permettre le développement identitaire et psychologique de l’enfant. Plus généralement, la norme impérative se
voit donc définitivement discréditée et ceci pour au moins deux raisons principales : « la première est l’envers du
mouvement positif de montée de la norme relationnelle [la socialisation et la révélation de l’identité se font dans la
relation à l’autre]. La seconde trahit l’incroyance dans les justifications des secteurs où la norme impérative –
les sphères du savoir et du travail – reste la plus importante ». Mais à ceux qui repèrent dans l’affaiblissement de
la norme impérative un signe majeur de la crise du lien social, F. de Singly oppose le fait que la norme psychologique
n’est pas moins normative (loin s’en faut) que la première, qui n’a d’ailleurs pas complètement disparue.
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Aux yeux de ses détracteurs, la seconde modernité serait coupable d’émotivité et de frivolité plus ou moins
irrationnelle : nous pleurons devant les images télévisuelles des famines en Afrique sans pour autant faire l’effort de
comprendre les mécanismes polico-institutionnels qui sont à leur origine, ce qui témoignerait bien, au fond, de notre
égoïsme individualiste. Les individus seraient ainsi tout entiers recentrés sur la sphère privée et affective (d’où l’idée
d’une crise de la raison traditionnellement associée à des valeurs d’universalité) et indifférents aux affaires publiques
(ce que déplorait déjà Tocqueville au milieu du XIXème siècle dans De la démocratie en Amérique). F. de Singly
oppose à cette thèse d’une montée de l’émotivité corrélative de celle de l’individualité deux idées majeures : 1)
d’abord, déduire de ce phénomène une crise générale du lien social est abusif car cette déduction rabat la définition
du lien social sur celle du lien politique comme participation rationnelle à la Cité ; 2) si l’individu contemporain
résiste à certaines formes d’engagement dans la sphère publique « c’est parce qu’il refuse la fusion d’un « je »
dans un « on ». Il souhaite l’invention d’un autre modèle de lien qui l’autorise à rester soi-même (voire, mieux,
à contribuer à devenir lui-même) au sein d’un groupe, d’une association ». Il y aurait donc moins crise de la vie
politique que volonté de concilier politique et satisfaction identitaire.
La thèse d’une crise généralisée du lien social doit donc être nuancée : c’est moins de crise qu’il s’agit que, là encore,
de psychologisation de la société. Historiquement, l’émotivité a socialement été constituée comme l’apanage des
femmes : elles ont en charge l’entretien des liens et le soin apporté aux autres. Tout se passe comme si, dans la
seconde modernité, on assistait à l’extension de cette forme de lien à tous les « individus individualisés » (hommes ou
femmes, enfants ou adultes, etc.) et à toutes les relations dans l’ensemble de l’existence. Pour F. de Singly, la
psychologisation de la société, secrètement portée par les femmes9, n’est absolument pas une menace qui
pèserait sur la pérennité du lien social : le lien personnel est tout aussi social que le lien des sociétés d’avant la
seconde modernité, il contribue sans conteste au lien social, même si ce doit être sous une forme (entièrement)
renouvelée (dans ce modèle, chacun reçoit désormais attention en fonction de sa personnalité et de ses attentes
identitaires). A ce stade, F. de Singly serait presque tenter d’ajouter que la seconde modernité promeut la qualité du
contenu du lien, toujours plus personnel et un peu moins abstrait (première modernité).
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Ce dernier chapitre du livre de François de Singly n’est pas exempt de toute dérive normative et son titre lui-même
enferme bien une volonté consciente de thématiser ce que pourrait et devrait être un lien social « idéal » (question qui
relève de toute évidence du jugement de valeur). Comme beaucoup très certainement, mais sans que cela ne présente
forcément une force sociologique quelconque et restant en cela assez proche d’un sens commun bien pensant, F. de
Singly souhaite l’avènement d’une « société chaleureuse », nourrie de convivialité et d’amitié. En réalité, il revient,
au moment de conclure son livre, sur le fait que la dimension « sociétaire » du lien social caractéristique de la
seconde modernité ne « doit » pas évacuer tout à fait la dimension « communautaire » sous peine de se vider de tout
son sens (F. de Singly se réfère ici explicitement à Ferdinand Tönnies et à sa célèbre modélisation binaire de la
politique fondée sur l’opposition entre « communauté » et « société »). La liberté des relations sociales, synonyme
d’instabilité puisqu’elle implique désormais que celles-ci se fondent sur le double principe de l’élection et du contrat,
ne saurait être une fin en soi entraînant un repli individualiste : « le lien sociétaire qui met en avant la liberté, ne
peut, ne doit être isolé ni de la dimension humanitaire (qui justifie la « société »), ni de la chaleur de la vie
commune. […] On ne doit pas revenir à la communauté d’antan qui menace la construction de l’individu
individualisé, on ne peut pas en rester à des liens contractuels, « froids », et à un fort repli sur soi ». On l’aura
compris : la solitude n’est pas l’idéal du lien social, qui « doit » bien plutôt, selon F. de Singly, enfermer un principe
fort de convivialité (dont il perçoit un signe manifeste dans le film de Cédric Klapisch L’auberge espagnole), gage de
son sens et de sa nécessaire capacité à valider les identités personnelles (comme dans la relation amicale ou
amoureuse).
En conclusion, F. de Singly insiste lourdement sur une autre dimension « idéale » du lien social, celle de l’égalité des
chances et des traitements et il écrit par exemple que « le respect mutuel ne présuppose ni une relation égale de
statuts ni confusion des identités. Il requiert surtout des marqueurs d’attention », ce qui conforte bien la thèse
de la psychologisation de la société dans sa dimension la plus « positive » puisque ce phénomène semble mieux
garantir la norme commune contemporaine selon laquelle chacun doit « devenir soi-même » et doit être pris en
compte et abordé dans l’ensemble de son individualité (« Selon nous, l’idéal du lien social repose sur un échange
entre des individus complets qui ne se réduisent donc pas à une seule dimension »).
9
« Agents secrets de la modernité » selon Edgar Morin dans Commune en France : la métamorphose de Plodémet.