Une bulle hors du monde par Delphine Roche

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Une bulle hors du monde par Delphine Roche
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Une bulle hors du monde
par Delphine Roche
Un pays fabuleux peuplé de corps jeunes et nus…
Les témoignages de Mona Kuhn sur la vie d’une communauté
naturiste, dans l’ouest de la France, dessinent l’utopie
d’un éden retrouvé.
cauchemardesques qu’évoque le naturisme, la
photographe y met en scène un paradis terrestre
peuplé de frêles éphèbes et de vénus aussi vigoureuses que virginales, dans la caresse bienfaisante
d’une lumière naturelle estivale, douce et chaude.
Comment la “beauté intérieure” et l’idée même de
l’utopie trouveraient-elle meilleure incarnation que
dans ce trop-plein fabuleux de “beauté extérieure” ?
Dans un jeu de va-et-vient entre l’intérieur de la maison, si exempt de particularités qu’il devient simple
décor, et l’extérieur, dont ne subsistent souvent que
quelques fleurs et plantes au premier plan – formant
une amorce cinématographique ou dessinant un
autre cadre dans le cadre –, les corps s’alanguissent, se dématérialisent dans un flou qui les désigne
comme fantasmes, souvenirs ou mirages. “Dans
mes premières images, le flou provenait de ma
proximité avec mes sujets, que je voulais photographier dans l’instant, tels que je les voyais depuis
l’endroit où je me trouvais. Dans Evidence, je voulais
traduire une vision périphérique, ce que j’aperçois
de façon fugace quand je roule en vélo dans le village.”
Cariatides ou Atlas. A l’inverse, les corps parfois se
solidifient, affirment leur irréductible identité dans
des images qui relèvent du portrait individuel ou de
groupe. Cariatides ou Atlas serrés dans le cadre,
coupés en deux par ses bords, ou s’enfonçant en
triangle dans la profondeur du champ, leurs volumes pleins évoquent alors la statuaire antique,
dont ils empruntent parfois les poses académiques.
Mais l’homme n’est guère habile à préserver la paix ;
de façon métaphorique, le “format” même de son
corps se loge difficilement dans le format carré
qu’affectionne Mona Kuhn. Et son paradis reste
donc, comme le jardin d’Eden biblique, un mythe,
une bulle hors du monde, tout du moins une
construction humaine fragile… un challenge : “Nos
corps forment des rectangles. J’aime le challenge
de composer des rectangles dans un carré. C’est
une façon très précise de composer. Et quand on
parvient enfin à un équilibre, c’est merveilleux.”
Mona Kuhn/Editions Steidl
Des corps nus… qui ne se dévoilent pas : “J’aime
l’idée de l’historien de l’art Victor Tupitsyn selon
laquelle se dévêtir devant un appareil photo ou un
chevalet, c’est enfiler le déguisement de la représentation, enlever un costume pour en endosser un
autre, celui du ‘nu’.” Une intention documentaire…
qui produit des images floues ou embuées de reflets
brouillant leur lecture. Les photographies de Mona
Kuhn sont à l’image de cette inconditionnelle de
la liberté et du respect d’autrui née au Brésil en 1969,
à l’époque de la dictature militaire : un paradoxe.
Pas de drogue, pas de rapports sexuels, aucune
violence dans ses images. Pourtant, cette ancienne
assistante de Jock Sturges, connu pour ses clichés
de naturistes, se sent des affinités avec un autre
pionnier de l’intime : Larry Clark. “J’aime être comparée à Larry Clark. Je pense qu’il existe quelques
parallèles entre nos univers, comme notre implication avec nos modèles respectifs, et leur âge. La
grande différence, c’est que mes amis, si l’on exclut
le fait qu’ils déambulent nus, semblent plus sages
que les siens !” A l’inverse des images du précurseur
américain, les œuvres de Mona Kuhn, idéalisées et
pudiques, protègent plus qu’elles n’exposent leurs
sujets. En 1994, elle séjourne pour la première fois
dans un village naturiste, sur la côte sud-ouest de la
France. Séduite par le climat de paix et de confiance
qui règne dans cette communauté, où “le nu est
perçu comme naturel, un facteur d’égalité entre
tous”, Mona Kuhn y reviendra chaque été, louant
une maison sur la plage : “Ma maison est toujours
ouverte à mes amis, ils s’y sentent les bienvenus.
Mon objectif est d’y générer une atmosphère créative
où l’art et la vie ne font plus qu’un. Car les gens
que je photographie sont mes amis et collaborateurs plutôt que mes modèles. Ils aiment participer
au processus créatif.”
Comment traduire en termes visuels, comment
coucher sur pellicule cette communauté utopiste, la
pureté de ses intentions ? L’artiste trouve la réponse
à cette question dans son ouvrage Evidence, paru
l’an dernier : à rebours des idées reçues et des images
En haut, à gauche : Closer. A droite : Brian by the Tree. En bas, à gauche : Three Figures. A droite : Refractions.
“J’aime l’idée de l’historien de l’art Victor Tupitsyn selon laquelle se dévêtir
devant un appareil photo ou un chevalet, c’est enfiler le déguisement de
la représentation, enlever un costume pour en endosser un autre, celui du ‘nu’.”
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