Victor Hugo: Odes et ballades A M. Alexandre Soumet. ODE

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Victor Hugo: Odes et ballades A M. Alexandre Soumet. ODE
Victor Hugo: Odes et ballades
A M. Alexandre Soumet.
ODE PREMIÈRE
Dictus ob hoc lenire tigres, rabidosque leones.
HORAT. AD PISON ES.
Mourir sans vider mon carquois !
Sans percer, sans fouler, sans pétrir dans leur fange
Ces bourreaux barbouilleurs de lois !
ANDRÉ CH ÉNIER, ÏAMBES.
«Le vent chasse loin des campagnes
Le gland tombé des rameaux verts ;
Chêne, il le bat sur les montagnes ;
Esquif, il le bat sur les mers.
Jeune homme, ainsi le sort nous presse.
Ne joins pas, dans ta folle ivresse,
Les maux du monde à tes malheurs ;
Gardons, coupables et victimes,
Nos remords pour nos propres crimes,
Nos pleurs pour nos propres douleurs.»
Quoi ! mes chants sont-ils téméraires ?
Faut-il donc, en ces jours d'effroi,
Rester sourd aux cris de ses frères !
Ne souffrir jamais que pour soi !
Non, le poète sur la terre
Console, exilé volontaire,
Les tristes humains dans leurs fers ;
Parmi les peuples en délire,
Il s'élance, armé de sa lyre,
Comme Orphée au sein des enfers.
«Orphée aux peines éternelles
Vint un moment ravir les morts ;
Toi, sur les têtes criminelles,
Tu chantes l'hymne du remords.
Insensé ! quel orgueil t'entraîne ?
De quel droit viens-tu dans l'arène
Juger sans avoir combattu ?
Censeur échappé de l'enfance,
Laisse vieillir ton innocence,
Avant de croire à ta vertu.»
Quand le crime, Python perfide,
Brave, impuni, le frein des lois,
La Muse devient l'Euménide,
Apollon saisit son carquois.
Je cède au Dieu qui me rassure ;
J'ignore à ma vie encor pure
Quels maux le sort veut attacher ;
Je suis sans orgueil mon étoile ;
L'orage déchire la voile
La voile sauve le nocher.
«Les hommes vont aux précipices.
Tes chants ne les sauveront pas.
Avec eux, loin des cieux propices,
Pourquoi donc égarer tes pas ?
Peux-tu, dès tes jeunes années,
Sans briser d'autres destinées,
Rompre la chaîne de tes jours ?
Epargne ta vie éphémère :
Jeune homme, n'as-tu pas de mère ?
Poèt e, n'as-tu pas d'amours ?»
Eh bien, à mes terrestres flammes,
Si je meurs, les cieux vont s'ouvrir.
L'amour chaste agrandit les âmes,
Et qui sait aimer sait mourir.
Le poëte, en des temps de crime,
Fidèle aux justes qu'on opprime,
Célèbre, imite les héros ;
Il a, jaloux de leur martyre,
Pour les victimes une lyre,
Une tête pour les bourreaux.
«On dit que jadis le poète,
Chantant des jours encor lointains,
Savait à la terre inquiète
Révéler ses futurs destins.
Mais toi, que peux-tu pour le monde ?
Tu partages sa nuit profonde ;
Le ciel se voile et veut punir ;
Les lyres n'ont plus de prophète,
Et la Muse, aveugle et muette,
Ne sait plus rien de l'avenir !»
Le mortel qu'un Dieu même anime
Marche à l'avenir, plein d'ardeur ;
C'est en s'élançant dans l'abîme
Qu'il en sonde la profondeur.
Il se prépare au sacrifice ;
Il sait que le bonheur du vice
Par l'innocent est expié ;
Prophète à son jour mortuaire,
La prison est son sanctuaire,
Et l'échafaud est son trépied.
«Que n'es-tu né sur les rivages
Des Abbas et des Cosroës,
Aux rayons d'un ciel sans nuages,
Parmi le myrte et l'aloès !
Là, sourd aux maux que tu déplores,
Le poète voit ses aurores
Se lever sans trouble et sans pleurs ;
Et la colombe, chère aux sages,
Porte aux vierges ses doux messages
Où l'amour parle avec des fleurs !»
Qu'un autre au céleste martyre
Préfère un repos sans honneur !
La gloire est le but où j'aspire ;
On n'y va point par le bonheur.
L'alcyon, quand l'océan gronde,
Craint que les vents ne troublent l'onde
Où se berce son doux sommeil ;
Mais pour l'aiglon, fils des orages,
Ce n'est qu'à travers les nuages
Qu'il prend son vol vers le soleil !
Mars 1821.
ODE DEUXIÈME
Ferrea vox.
VIRGILE.
Le sort des nations, comme une mer profonde,
A ses écueils cachés et ses gouffres mouvants.
Aveugle qui ne voit, dans les destins du monde,
Que le combat des flots sous la lutte des vents !
Un souffle immense et fort domine ces tempêtes.
Un rayon du ciel plonge à travers cette nuit.
Quand l'homme aux cris de mort mêle le cri des fêtes,
Une secrète voix parle dans ce vain bruit.
Les siècles tour à tour, ces gigantesques frères,
Différents par leur sort , semblables dans leurs vœux,
Trouvent un. but pareil par des routes contraires,
Et leurs fanaux divers brillent des mêmes feux.
II
Muse, il n'est point de temps que tes regards n'embrassent ;
Tu suis dans l’avenir leur cercle solennel ;
Car les jours, et les ans, et les siècles ne tracent
Qu'un sillon passager dans le fleuve éternel.
Bourreaux, n'en doutez pas ; n'en doutez pas, victimes !
Elle porte en tous lieux son immortel flambeau,
Plane au sommet des monts, plonge au fond des abîmes,
Et souvent fonde un temple où manquait un tombeau.
Elle apporte leur palme aux héros qui succombent,
Du char des conquérants brise le frêle essieu,
Marche en rêvant au bruit des empires qui tombent,
Et dans tous les chemins montre les pas de Dieu.
Du vieux palais des temps elle pose le faîte ;
Les siècles à sa voix viennent se réunir ;
Sa main, comme un captif honteux de sa défaite,
Traîne tout le passé jusque dans l'avenir.
Recueillant les débris du monde en ses naufrages,
Son œil de mers en mers suit le vaste vaisseau,
Et sait tout voir ensemble, aux deux bornes des âges,
Et la première tombe et le dernier berceau !
1823.
BALLADE DIXIÈME
Au soleil couchant,
Maint voleur te suit ;
Toi qui vas cherchant La chose est, la nuit,
Fortune,
Commune.
Prends garde de choir ; Les dames des bois
La terre, le soir,
Nous gardent parfois
Est brune.
Rancune.
L'océan trompeur
Elles vont errer ;
Couvre de vapeur
Crains d'en rencontrer
La dune.
Quelqu'une.
Vois : à l'horizon,
Les lutins de l'air
Aucune maison !
Vont danser au clair
Aucune !
De lune.
L A C H A NS O N D U F O U
Voyageur, qui, la nuit, sur le pavé sonore
De ton chien inquiet passes accompagné,
Après le jour brûlant, pourquoi marcher encore ?
Ou mènes-tu si tard ton cheval résigné ?
La nuit ! – Ne crains-tu pas d'entrevoir la stature
Du brigand dont un sabre a chargé la ceinture,
Ou qu'un de ces vieux loups, près des routes rôdants,
Qui du fer des coursiers méprisent l'étincelle,
D'un bond brusque et soudain s'attachant à ta selle,
Ne mêle à ton sang noir l'écume de ses dents ?
Ne crains-tu pas surtout qu'un follet à cette heure
N'allonge sous tes pas le chemin qui te leurre,
Et ne te fasse, hélas ! ainsi qu' aux anciens jours,
Rêvant quelque logis dont la vitre scintille
Et le faisan, doré par l'âtre qui pétille,
Marcher vers des clartés qui reculent toujours ?
Crains d'aborder la plaine où le sabbat s'assemble,
Où les démons hurlants viennent danser ensemble ;
Ces murs maudits par Dieu, par Satan profanés,
Ce magique château dont l'enfer sait l'histoire,
Et qui, désert le jour, quand tombe la nuit noire,
Enflamme ses vitraux dans l'ombre illuminés !
Voyageur isolé, qui t'éloignes si vite,
De ton chien inquiet la nuit accompagné,
Après le jour brûlant, quand le repos t'invite,
Où mènes-tu si tard ton cheval résigné ?
22 octobre 1825.
BALLADE DOUZIÈME
Plus de six cents lances y furent brisées ; on se
battit à pied et à cheval, à la barrièr e, à coups
d'épée et de pique, où partout les tenan ts et les
assaillants ne firent rien qui ne répondît à la
haute esti me qu'ils s' étaient d éjà acquise ; ce
qui fit éclater ces tournois doublement. Enfin,
au dernier, un gentilhomme nommé de Fontaines, beau-frère de Chan diou, grand prévôt des
maréchaux, fut blessé à mort ; et au second
encore, Saint-Aubin, autre gentilhomme, fut
tué d'un coup de lance .
ANCIENNE CHRONIQUE.
Çà, qu'on selle,
Ecuyer,
Mon fidèle
Destrier,
Mon cœur ploie
Sous la joie,
Quand je broie
L'étrier.
Ma vieille âme
Enrageait ;
Car ma lame,
Que rongeait
Cette rouille
Qui la souille,
En queno uille
Se changeait.
Les quadrilles,
Les chansons
Mêlent filles
Aux garçons.
Quelles fêtes !
Que de têtes
Sur les faîtes
Des maisons !
Par saint-Gille,
Viens-nous-en,
Mon agile
Alezan ;
Viens, écoute,
Par la route,
Voir la joute
Du roi Jean.
Cette ville,
Aux longs cris,
Qui profile
Son front gris,
Des toits frêles,
Cent tourelles,
Clochers grêles,
C'est Paris !
Un maroufle,
Mis à neuf,
Joue et souffle
Comme un bœuf.
Qu’un gros carme
Chartrier
Ait pour arme
L'encrier ;
Qu'une fille,
Sous la grille,
S'égosille
A prier ;
Quelle foule,
Par mon sceau !
Qui s'écoule
En ruisseau,
Et se rue,
Incongrue,
Par la rue
Saint-Marceau.
Nous qui sommes,
De par Dieu,
Gentilshommes
De haut lieu,
Il faut faire
Bruit sur terre,
Et la guerre
N'est qu'un jeu.
Notre-Dame !
Que c'est beau !
Sur mon âme
De corbeau,
Voudrais être
Clerc ou prêtre
Pour y mettre
Mon tombeau !
Une marche
De Luzarche
Sur chaque arche
Du Pont-Neuf.
Le vieux Louvre ! –
Large et lourd,
Il ne s'ouvre
Qu'au grand jour,
Emprisonne
La couronne,
Et bourdonne
Dans sa tour.
Los aux dames !
Au roi los !
Vois les flammes
Du champ clos,
Où la foule,
Qui s'écroule,
Hurle et roule
A grands flots.
Sans attendre,
Çà, piquons !
L'œil bien tendre,
Attaquons
De nos selles
Les donzelles,
Roses, belles,
Aux balcons.
Saulx-Tavane
Le ribaud
Se pavane,
Et Chabot
Qui ferraille,
Bossu, raille
Mons Fontraille
Le pied-bot.
Là-bas, Serge
Qui fit vœu
D'aller vierge
Au saint lieu ;
Là, Lothaire,
Duc sans terre ;
Sauveterre,
Diable et dieu.
Le vidame
De Conflans
Suit sa dame
A pas lents,
Et plus d'une
S'importune
De la brune
Aux bras blancs.
Là-haut brille,
Sur ce mur,
Yseult, fille
Au front pur ;
Là-bas, seules,
Force aïeules
Portant gueules
Sur azur.
Dans la lice,
Vois encor
Berthe, Alice,
Léonor,
Dame Irène,
Ta marraine,
Et la reine
Toute en or.
Dame Irène
Parle ainsi :
«Quoi ! la reine
Triste ici !»
Son altesse
Dit : «Comtesse,
J'ai tristesse
Et so uci.»
On commence.
Le beffroi !
Coups de lance,
Cris d'effroi !
On se forge,
On s'égorge,
Par saint-George !
Par le roi !
La cohue,
Flot de fer,
Frappe, hue,
Remplit l'air,
Et, profonde,
Tourne et gronde,
Comme une onde
Sur la mer.
Dans la plaine
Un éclair
Se promène
Vaste et clair ;
Quels mélanges !
Sang et franges !
Plaisirs d'anges !
Bruit d'enfer !
Sus, ma bête,
De façon
Que je fête
Ce grison !
Je te baille
Pour ripaille
Plus de paille,
Plus de son,
Qu'un gros frère,
Gai, friand,
Ne peut faire,
Mendiant
Par les places
Où tu passes,
De grimaces
En priant !
Dans l'orage,
Lys courbé,
Un beau page
Est tombé.
Il se pâme,
Il rend l'âme ;
Il réclame
Un abbé.
La fanfare
Aux sons d'or,
Qui t'effare,
Sonne encor
Pour sa chute ;
Triste lutte
De la flûte
Et du cor !
Moines, vierges,
Porteront
De grands cierges
Sur son front ;
Et, dans l'ombre
Du lieu sombre,
Deux yeux d'ombre
Pleureront.
Car madame
Isabeau
Suit son âme
Au tombeau.
Que d'alarmes !
Que de larmes !...
Un pas d'armes,
C'est très beau !
Çà, mon frère,
Viens, rentrons
Dans notre aire
De barons.
Va plus vite,
Car au gîte
Qui t'invite,
Trouverons,
Toi, l'avoine
Du matin,
Moi, le moine
Augustin,
Ce saint homme
Suivant Rome,
Qui m'assomme
De latin,
Et rédige
En romain
Tout prodige
De ma main,
Qu'à ma charge
Il émarge
Sur un large
Parchemin.
Un vrai sire
Châtelain
Laisse écrire
Le vilain ;
Sa main digne,
Quand il signe,
Egratigne
Le vélin.
24-26 juin
1828.
Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les orientales, 1829)
Les Djinns
Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.
Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit !
C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant !
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau, lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près ! - Tenons fermée
Cette salle, où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble, à déraciner ses gonds !
La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.
Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure
!
L'horrible essaim, poussé par l'aquilon,
Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !
La rumeur approche.
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s'écroule,
Et tantôt grandit,
Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !
Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !... Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond.
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.
Ils sont passés ! - Leur cohorte
S'envole, et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !
De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle,
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.
D'étranges syllabes
Nous viennent encor ;
Ainsi, des arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.
Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.
Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord ;
C'est la plainte,
Presque éteinte,
D'une sainte
Pour un mort.
On doute
La nuit...
J'écoute : Tout fuit,
Tout passe
L'espace
Efface
Le bruit.
Victor Hugo:
(Receuil:Les feuilles d‘automne, 1831)
I
Data fata secutus. (DEVISE DES SAINT-JOHN).
Ce siècle avait deux ans! Rome remplaçait Sparte,
Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte,
Et du premier consul, déjà, par maint endroit,
Le front de l'empereur brisait le masque étroit.
Alors dans Besançon, vieille ville espagnole,
Jeté comme la graine au gré de l'air qui vole,
Naquit d'un sang breton et lorrain à la fois
Un enfant sans couleur, sans regard et sans voix;
Si débile qu'il fut, ainsi qu'une chimère,
Abandonné de tous, excepté de sa mère,
Et que son cou ployé comme un frêle roseau
Fit faire en même temps sa bière et son berceau.
Cet enfant que la vie effaçait de son livre,
Et qui n'avait pas même un lendemain à vivre,
C'est moi.
Je vous dirai peut-être quelque jour
Quel lait pur, que de soins, que de voeux, que d'amour,
Prodigués pour ma vie en naissant condamnée,
M'ont fait deux fois l'enfant de ma mère obstinée,
Ange qui sur trois fils attachés à ses pas
Épandait son amour et ne mesurait pas!
Ô l'amour d'une mère! amour que nul n'oublie!
Pain merveilleux qu'un dieu partage et multiplie!
Table toujours servie au paternel foyer!
Chacun en a sa part et tous l'ont tout entier!
Je pourrai dire un jour, lorsque la nuit douteuse
Fera parler les soirs ma vieillesse conteuse,
Comment ce haut destin de gloire et de terreur
Qui remuait le monde aux pas de l'empereur,
Dans son souffle orageux m'emportant sans défense
À tous les vents de l'air fit flotter mon enfance.
Car, lorsque l'aquilon bat ses flots palpitants,
L'océan convulsif tourmente en même temps
Le navire à trois ponts qui tonne avec l'orage,
Et la feuille échappée aux arbres du rivage!
Maintenant, jeune encore et souvent éprouvé,
J'ai plus d'un souvenir profondément gravé,
Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées.
Certes, plus d'un vieillard sans flamme et sans cheveux,
Tombé de lassitude au bout de tous ses voeux,
Pâlirait s'il voyait, comme un gouffre dans l'onde,
Mon âme où ma pensée habite, comme un monde,
Tout ce que j'ai souffert, tout ce que j'ai tenté,
Tout ce qui m'a menti comme un fruit avorté,
Mon plus beau temps passé sans espoir qu'il renaisse,
Les amours, les travaux, les deuils de ma jeunesse,
Et quoiqu'encore à l'âge où l'avenir sourit,
Le livre de mon coeur à toute page écrit!
Si parfois de mon sein s'envolent mes pensées,
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées;
S'il me plaît de cacher l'amour et la douleur
Dans le coin d'un roman ironique et railleur;
Si j'ébranle la scène avec ma fantaisie,
Si j'entrechoque aux yeux d'une foule choisie
D'autres hommes co mme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix;
Si ma tête, fournaise où mon esprit s'allume,
Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rythme profond, moule mystérieux
D'où sort la strophe ouvrant ses ailes dans les cieux;
C'est que l'amour, la tombe, et la gloire, et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon, ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon âme de cristal,
Mon âme aux mille voix, que le Dieu que j'adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore!
D'ailleurs j'ai purement passé les jours mauvais,
Et je sais d'où je viens, si j'ignore où je vais.
L'orage des partis avec son vent de flamme
Sans en altérer l'onde a remué mon âme.
Rien d'immonde en mon coeur, pas de limon impur
Qui n'attendît qu'un vent pour en troubler l'azur!
Après avoir chanté, j'écoute et je contemple,
À l'empereur tombé dressant dans l'ombre un temple,
Aimant la liberté pour ses fruits, pour ses fleurs,
Le trône pour son droit, le roi pour ses malheurs;
Fidèle enfin au sang qu'ont versé dans ma veine
Mon père vieux soldat, ma mère vendéenne!
Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les chants du crépuscule, 1835)
Puisque mai to ut en fleurs dans les prés nous réclame
Puisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclame,
Viens ! ne te lasse pas de mêler à ton âme
La campagne, les bois, les ombrages charmants,
Les larges clairs de lune au bord des flots dormants,
Le sentier qui finit où le chemin commence,
Et l'air et le printemps et l'horizon immense,
L'horizon que ce monde attache humble et joyeux
Comme une lèvre au bas de la robe des cieux !
Viens ! et que le regard des pudiques étoiles
Qui tombe sur la terre à travers tant de voiles,
Que l'arbre pénétré de parfums et de chants,
Que le souffle embrasé de midi dans les champs,
Et l'ombre et le soleil et l'onde et la verdure,
Et le rayonnement de toute la nature
Fassent épanouir, comme une double fleur,
La beauté sur ton front et l'amour dans ton coeur !
Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les rayons et les ombres, 1840)
- Fonction du Poëte
I
Pourquoi t'exiler, ô poète,
Dans la foule où nous te voyons?
Que sont pour ton âme inquiète
Les partis, chaos sans rayons?
Dans leur atmosphère souillée
Meurt ta poésie effeuillée;
Leur souffle égare ton encens.
Ton coeur, dans leurs luttes serviles,
Est comme ces gazons des villes
Rongés par les pieds des passants.
Sors de nos tempêtes, ô sage!
Que pour toi l'empire en travail,
Qui fait son périlleux passage
Sans boussole et sans gouvernail,
Soit comme un vaisseau qu'en décembre
Le pêcheur, du fond de sa chambre
Où pendent les filets séchés,
Entend la nuit passer dans l'ombre
Avec un bruit sinistre et sombre
De mâts frissonnants et penchés!
Dans les brumeuses capitales
N'entends-tu pas avec effroi,
Comme deux puissances fatales,
Se heurter le peuple et le roi?
De ces haines que tout réveille
À quoi bon emplir ton oreille,
Ô Poète, ô maître, ô semeur?
Tout entier au Dieu que tu nommes,
Ne te mêle pas à ces hommes
Qui vivent dans une rumeur!
II
Va résonner, âme épurée,
Dans le pacifique concert!
Va t'épanouir, fleur sacrée,
Sous les larges cieux du désert!
Ô rêveur, cherche les retraites,
Les abris, les grottes discrètes,
Et l'oubli pour trouver l'amour,
Et le silence, afin d'entendre
La voix d'en haut, sévère et tendre,
Et l'ombre, afin de voir le jour!
Va dans les bois! va sur les plages!
Compose tes chants inspirés
Avec la chanson des feuillages
Et l'hymne des flots azurés!
Dieu t'attend dans les solitudes;
Dieu n'est pas dans les multitudes;
L'homme est petit, ingrat et vain.
Dans les champs tout vibre et soupire.
La nature est la grande lyre,
Le poète est l'archet divin!
Hélas! hélas! dit le poète,
J'ai l'amour des eaux et des bois;
Ma meilleure pensée est faite
De ce que murmure leur voix.
La création est sans haine.
Là, point d'obstacle et point de chaîne.
Les prés, les monts, sont bienfaisants;
Les soleils m'expliquent les roses;
Dans la sérénité des choses
Mon âme rayonne en tous sens.
Je vous aime, ô sainte nature!
Je voudrais m'absorber en vous;
Mais, dans ce siècle d'aventure,
Chacun, hélas! se doit à tous.
Toute pensée est une force.
Dieu fit la sève pour l'écorce,
Pour l'oiseau les rameaux fleuris,
Le ruisseau pour l'herbe des plaines,
Pour les bouches, les coupes pleines,
Et le penseur pour les esprits!
Dieu le veut, dans les temps contraires,
Chacun travaille et chacun sert.
Malheur à qui dit à ses frères:
Je retourne dans le désert!
Malheur à qui prend des sandales
Quand les haines et les scandales
Tourmentent le peuple agité;
Honte au penseur qui se mutile,
Et s'en va, chanteur inutile,
Par la porte de la cité!
Le poète en des jours impies
Vient préparer des jours meilleurs.
Il est l'homme des utopies;
Les pieds ici, les yeux ailleurs.
C'est lui qui sur toutes les têtes,
En tout t emps, pareil aux prophètes,
Dans sa main, où tout peut tenir,
Doit, qu'on l'insulte ou qu'on le loue,
Comme une torche qu'il secoue,
Faire flamboyer l'avenir!
Il voit, quand les peuples végètent!
Ses rêves, toujours pleins d'amour,
Sont faits des ombres que lui jettent
Les choses qui seront un jour.
On le raille. Qu'importe? il pense.
Plus d'une âme inscrit en silence
Ce que la foule n'entend pas.
Il plaint ses contempteurs frivoles;
Et maint faux sage à ses paroles
Rit tout haut et songe tout bas!
Foule qui répands sur nos rêves
Le doute et l'ironie à flots,
Comme l'océan sur les grèves
Répand son râle et ses sanglots,
L'idée auguste qui t'égaie
À cette heure encore bégaie;
Mais de la vie elle a le sceau!
Ève contient la race humaine,
Un oeuf l'aiglon, un gland le chêne!
Une utopie est un berceau!
De ce berceau, quand viendra l'heure,
Vous verrez sortir, éblouis,
Une société meilleure
Pour des coeurs mieux épanouis,
Le devoir que le droit enfante,
L'ordre saint, la foi triomphante,
Et les moeurs, ce groupe mouvant
Qui toujours, joyeux ou morose,
Sur ses pas sème quelque chose
Que la loi récolte en rêvant!
Mais, pour couver ces puissants germes,
Il faut tous les coeurs inspirés,
Tous les coeurs purs, tous les coeurs
fermes,
De rayons divins pénétrés.
Sans matelots la nef chavire;
Et, comme aux deux flancs d'un navire,
Il faut que Dieu, de tous compris,
Pour fendre la foule insensée,
Aux deux côtés de sa pensée
Fasse ramer de grands esprits!
Loin de vous, saintes théories,
Codes promis à l'avenir,
Ce rhéteur aux lèvres flétries,
Sans espoir et sans souvenir,
Qui jadis suivait votre étoile,
Mais qui, depuis, jetant le voile
Où s'abrite l'illusion,
A laissé violer son âme
Par tout ce qu'ont de plus infâme
L'avarice et l'ambition!
Géant d'orgueil à l'âme naine,
Dissipateur du vrai trésor,
Qui, repu de science humaine,
A voulu se repaître d'or,
Et, portant des valets au maître
Son faux sourire d'ancien prêtre
Qui vendit sa divinité,
S'enivre, à l'heure où d'autres pensent,
Dans cette orgie impure où dansent
Les abus au rire effronté!
Loin ces scribes au coeur sordide,
Qui dans l'ombre ont dit sans effroi
À la corruption splendide:
Courtisane, caresse-moi!
Et qui parfois, dans leur ivresse,
Du temple où rêva leur jeunesse
Osent reprendre les chemins,
Et, leurs faces encor fardées,
Approcher les chastes idées,
L'odeur de la débauche aux mains!
Loin ces docteurs dont se défie
Le sage, sévère à regret!
Qui font de la philosophie
Une échoppe à leur intérêt!
Marchands vils qu'une église abrite!
Qu'on voit, noire engeance hypocrite,
De sacs d'or gonfler leur manteau,
Troubler le prêtre qui contemple,
Et sur les colonnes du temple
Clouer leur immonde écriteau!
Loin de vous ces jeunes infâmes
Dont les jours, comptés par la nuit,
Se passent à flétrir des femmes
Que la faim aux antres conduit!
Lâches à qui, dans leur délire,
Une voix secrète doit dire:
Cette femme que l'or salit,
Que souille l'orgie où tu tombes,
N'eut qu'à choisir entre deux tombes:
La morgue hideuse ou ton lit!
Loin de vous les vaines colères
Qui s'agitent au carrefour!
Loin de vous ces chats populaires
Qui seront tigres quelque jour!
Les flatteurs du peuple ou du trône!
L'égoïste qui de sa zone
Se fait le centre et le milieu!
Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N'ont pas dans leur poitrine une âme,
Et n'ont pas dans leur âme un Dieu!
Si nous n'avions que de tels hommes,
Juste Dieu! comme avec douleur
Le poète au siècle où nous sommes
Irait criant: Malheur! malheur!
On le verrait voiler sa face;
Et, pleurant le jour qui s'efface,
Debout au seuil de sa maison,
Devant la nuit prête à descendre,
Sinistre, jeter de la cendre
Aux quatre points de l'horizon!
Tels que l'autour dans les nuées,
On entendrait rire, vainqueurs,
Les noirs poètes des huées,
Les Aristophanes moqueurs.
Pour flétrir nos hontes sans nombre,
Pétrone, réveillé dans l'ombre,
Saisirait son stylet romain.
Autour de notre infâme époque
L'iambe boiteux d'Archiloque
Bondirait, le fouet à la main!
Mais Dieu jamais ne se retire.
Non! jamais, par les monts caché,
Ce soleil, vers qui tout aspire,
Ne s'est complètement couché!
Toujours, pour les mornes vallées,
Pour les âmes d'ombre aveuglées,
Pour les coeurs que l'orgueil corrompt,
Il laisse au-dessus de l'abîme,
Quelques rayons sur une cime,
Quelques vérités sur un front!
Courage donc! esprit, pensées,
Cerveaux d'anxiétés rongés,
Coeurs malades, âmes blessées,
Vous qui priez, vous qui songez!
Ô générations! courage!
Vous qui venez comme à regret,
Avec le bruit que fait l'orage
Dans les arbres de la forêt!
Douteurs errants sans but ni trêve,
Qui croyez, étendant la main,
Voir les formes de votre rêve
Dans les ténèbres du chemin!
Philosophes dont l'esprit souffre,
Et qui, pleins d'un effroi divin,
Vous cramponnez au bord du gouffre,
Pendus aux ronces du ravin!
Naufragés de tous les systèmes,
Qui de ce flot triste et vainqueur
Sortez tremblants et de vous-mêmes
N'avez sauvé que votre coeur!
Sages qui voyez l'aube éclore
Tous les matins parmi les fleurs,
Et qui revenez de l'aurore,
Trempés de célestes lueurs!
Lutteurs qui pour laver vos membres
Avant le jour êtes debout!
Rêveurs qui rêvez dans vos chambres,
L'oeil perdu dans l'ombre de tout!
Vous, hommes de persévérance,
Qui voulez toujours le bonheur,
Et tenez encor l'espérance,
Ce pan du manteau du Seigneur!
Chercheurs qu'une lampe accompagne!
Pasteurs armés de l'aiguillon!
Courage à tous sur la montagne!
Courage à tous dans le vallon!
Pourvu que chacun de vous suive
Un sentier ou bien un sillon;
Que, flot sombre, il ait Dieu pour rive,
Et, nuage, pour aquilon;
Pourvu qu'il ait sa foi qu'il garde,
Et qu'en sa joie ou sa douleur
Parfois doucement il regarde
Un enfant, un astre, une fleur;
Pourvu qu'il sente, esclave ou libre,
Tenant à tout par un côté,
Vibrer en lui par quelque fibre
L'universelle humanité;
Courage! - Dans l'ombre et l'écume
Le but apparaîtra bientôt!
Le genre humain dans une brume,
C'est l'énigme et non pas le mot!
Assez de nuit et de tempête
A passé sur vos fronts penchés.
Levez les yeux! levez la tête!
La lumière est là-haut! marchez!
Peuples! écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé.
Des temps futurs perçants les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots.
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir,
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.
Peuples! écoutez le poète!
Écoutez le rêveur sacré!
Dans votre nuit, sans lui complète,
Lui seul a le front éclairé!
Des temps futurs perçant les ombres,
Lui seul distingue en leurs flancs sombres
Le germe qui n'est pas éclos.
Homme, il est doux comme une femme.
Dieu parle à voix basse à son âme
Comme aux forêts et comme aux flots!
C'est lui qui, malgré les épines,
L'envie et la dérision,
Marche, courbé dans vos ruines,
Ramassant la tradition.
De la tradition féconde
Sort tout ce qui couvre le monde,
Tout ce que le ciel peut bénir.
Toute idée, humaine ou divine,
Qui prend le passé pour racine
A pour feuillage l'avenir.
Il rayonne! il jette sa flamme
Sur l'éternelle vérité!
Il la fait resplendir pour l'âme
D'une merveilleuse clarté.
Il inonde de sa lumière
Ville et désert, Louvre et chaumière,
Et les plaines et les hauteurs;
À tous d'en haut il la dévoile;
Car la poésie est l'étoile
Qui mène à Dieu rois et pasteurs!
Victor HUGO (1802-1885)
(Recueil : Les contemplations, 1857)
Il faut que le poète, épris d'ombre et d'azur,
Esprit doux et splendide, au rayonnement pur,
Qui marche devant tous, éclairant ceux qui doutent,
Chanteur mystérieux qu'en tressaillant écoutent
Les femmes, les songeurs, les sages, les amants,
Devienne formidable à de certains moments.
Parfois, lorsqu'on se met à rêver sur son livre,
Où tout berce, éblouit, calme, caresse, enivre,
Où l'âme à chaque pas trouve à faire son miel,
Où les coins les plus noirs ont des lueurs du ciel,
Au milieu de cette humble et haute poésie,
Dans cette paix sacrée où croit la fleur choisie,
Où l'on entend couler les sources et les pleurs,
Où les strophes, oiseaux peints de mille couleurs,
Volent chantant l'amour, l'espérance et la joie,
Il faut que par instants on frissonne, et qu'on voie
Tout à coup, sombre, grave et terrible au passant,
Un vers fauve sortir de l'ombre en rugissant !
Il faut que le poète aux semences fécondes
Soit comme ces forêts vertes, fraîches, profondes,
Pleines de chants, amour du vent et du rayon,
Charmantes, où soudain l'on rencontre un lion.