La Ligne générale

Transcription

La Ligne générale
teledoc
le petit guide télé pour la classe
2006
2007
La Ligne générale
En 1929, après le succès du Cuirassé Potemkine et d’Octobre,
Un film
Sergueï Eisenstein chante une fois de plus l’édification du
soviétique muet de
Sergueï M. Eisenstein (1929),
scénario de Sergueï M. Eisenstein
socialisme en célébrant avec une démesure lyrique l’héroïsme
quotidien d’humbles paysans qui, opposés à des koulaks
et Gregory Alexandrov,
contre-révolutionnaires, décident de construire leur propre
avec Marfa Lapkina (Marfa),
kolkhoze. Appelé également L’Ancien et le Nouveau, ce film
M. Ivanin (son fils), Vassia
est, en dépit de son manichéisme, une œuvre à la beauté
Bouzenkov (le secrétaire de
la coopérative).
53 min
primitive et un formidable témoignage sur la puissance du
cinéma soviétique.
ARTE
LA NUIT DU VENDREDI 30 AU SAMEDI 31 MARS, 0h20
L’héroïsme des humbles
Histoire et éducation au cinéma, troisième-lycée
Marfa est une paysanne qui
vit dans un village réduit à
la misère sous le coup de la
parcellisation des terres, des
vieilles coutumes, de la
superstition et de la
domination exercée par des
koulaks aussi riches que
sans scrupules. Elle milite
peu à peu pour
l'implantation d’une
coopérative agricole. L’achat
d’une écrémeuse puis d’un
taureau commencent à
prouver aux villageois
l’intérêt de la
modernisation, mais Marfa
doit toujours lutter contre
les vieilles idées paysannes,
le sabotage des koulaks et
l’inertie des bureaucrates.
L’acquisition d’un tracteur
par la coopérative constitue
la dernière étape de la
modernisation de
l’agriculture dans le village :
après bien des déboires, la
collectivisation des terres et
l’industrialisation de
l’agriculture sont en marche.
Rédaction Benjamin Delmotte, avec la
collaboration de Loïc Joffredo (CNDP)
Crédit photo D.R.
Édition Émilie Nicot et Anne Peeters
Maquette Annik Guéry
Ce dossier est en ligne sur le site
de Télédoc.
www..cndp.fr/tice/teledoc/
La propagande et ses valeurs
> Quels sont les messages et les valeurs véhiculés
par le film ?
L’enjeu propagandiste du film est nettement
affirmé : il s’agit de convaincre une population
agricole souvent réticente des bienfaits de la collectivisation. Dans ce but, Eisenstein suit une
double orientation : il met d’abord en évidence
l’absurdité de la propriété privée en montrant les
conséquences ruineuses de la parcellisation des
terres ; il exalte ensuite l’intérêt de la collectivisation, facteur d’amélioration des conditions de
vie et de travail.
Cette apologie de la collectivisation implique un
certain nombre de valeurs sous-jacentes : l’opposition de l’ancien et du moderne et une idéologie
de la rupture et du progrès technique, qui s’allient paradoxalement avec un certain nombre de
thèmes beaucoup plus traditionalistes.
L’opposition de l’ancien et du nouveau recouvre
souvent celle entre la croyance ou la superstition d’un côté et la raison de l’autre : aux paysans qui versent dans les passions tristes (l’appât
du gain et la violence dès les premiers profits
permis par l’écrémeuse), les croyances occultes
(le crapaud que l’on passe devant la tête du taureau empoisonné) ou la superstition religieuse
(la procession pour obtenir la pluie), le film
oppose le bon sens et l’obstination de Marfa, qui
sait voir à long terme, se rend à la ville, harcèle
les bureaucrates et visite une ferme moderne
modèle.
L’opposition de l’ancien et du nouveau a également une dimension morale : l’ancien est inique,
obscur, violent (cf. le comportement des riches
koulaks et même celui des paysans qui semblent
englués dans les croyances passées) ; le nouveau
est déterminé, droit et franc (cf. le comportement de Marfa et des jeunes communistes).
Le nouveau est également assimilé au rêve. Cette
assimilation permet de légitimer les orientations
de la politique agricole d’une double façon: d’une
part parce que l’on affirme ainsi sa correspondance avec les vœux de la population agricole
(l’État réalise le rêve de l’individu) et d’autre part
parce que l’assimilation magnifie cette politique
et ses réalisations effectives (on montre que le
rêve est déjà réalité dans certains sovkhozes). La
ferme modèle où Marfa achète le veau est ainsi
une sorte d’utopie réalisée dont le film affirme à
la fois la réalité et le caractère extraordinaire : la
productivité, la propreté, la technicité et même la
scientificité contrastent fortement avec la misère
vécue par Marfa dans son village. Même l’architecture du lieu, inspirée par les nouveautés de
l’architecture moderne, se distingue de la tradition, en inscrivant cette ferme dans l’expérimentation sinon la science-fiction (cf. les ouvriers
agricoles en blouse blanche, comme des scientifiques dans un laboratoire).
L’exaltation de la technique et de ses progrès sert
le même but : la machine est l’un des symboles
de cette nouveauté voulue et elle est ici filmée de
manière à en révéler à la fois la beauté et l’efficacité. Le tracteur fait preuve d’une force motrice
exceptionnelle en tractant toutes les charrettes
des paysans sur une colline. L’ancien et le nouveau
opposent ainsi une agriculture misérable, où
l’homme est réduit au rôle de bétail et tire luimême la charrue, à une agriculture productive,
alliée à l’industrie et à la technique, qui ne fait
appel à l’homme que pour ses qualifications et
ses compétences.
Le film appelle donc indéniablement à la rupture
dans le processus productif ; en même temps, il
faut nuancer cette affirmation et remarquer que
malgré l’opposition de l’ancien et du nouveau,
La Ligne générale est sous-tendue par un certain
nombre de thèmes et de valeurs traditionnels : le
rêve idyllique et immémorial de profusion agricole et l’imagerie bucolique (les prés, les vaches
fleuries) sont tout juste révisés par l’injonction
industrielle et technique: la scène de l’écrémeuse
prend ainsi une dimension de fête ancestrale
paillarde et jouissive, tandis que la ferme modèle
associe l’hypermodernité de l’architecture et de
l’organisation du travail à un cadre naturel idyllique (cf. la façon dont les cadres intègrent branches d’arbres, plans d’eau…). Cette récupération
des valeurs traditionnelles se lit encore, malgré la
condamnation de la religion comme superstition,
dans la caractérisation quasi christique de la figure
de Marfa: elle est courageuse, désintéressée, prête
au sacrifice, et son trajet ressemble souvent à un
chemin de croix.
Un film édifiant
> Étudier l’utilisation de l’emphase et du
pathétique pour appuyer le propos.
Le caractère édifiant du propos se ressent d’abord
dans la construction des personnages, tous très
typés et s’opposant de façon souvent manichéenne.
Les riches Koulaks apparaissent d’emblée comme
des allégories de la paresse, de la gourmandise, de
la luxure et de l’égoïsme lorsque Marfa vient quémander l’utilisation d’un cheval. Plus tard, lorsqu’il
s’agira de saboter la coopérative naissante en tuant
le taureau, ils sont montrés à travers une imagerie
quasi diabolique qui met en évidence une action
lâche et sournoise (cf. la succession de gros plans
sur les visages, les effets de silhouette à contrejour…). À cette méchanceté campagnarde incarnée répondent la paresse, le désengagement et la
nonchalance des bureaucrates qui retardent sans
vergogne les démarches de Marfa et de l’ingénieur
en leur opposant des tracasseries administratives
sans fin. Tous ces personnages s’opposent en effet
à la droiture et à la détermination de Marfa et des
jeunes communistes : Marfa prend ainsi souvent
des allures de «femme courage», le visage franc,
souvent filmé dans une contre-plongée édifiante, le
regard éclairé et perdu vers le lointain.
L’édification passe aussi par un certain nombre de
paraboles chargées de faire passer messages et
contenus idéologiques tout au long du récit : la
façon dont le conducteur de tracteur passe ainsi
d’une allure citadine, fière et apprêtée à une allure
totalement libre et débraillée met en évidence
l’aspect superficiel des apparences et exalte la
valeur de celui qui n’hésite pas à «mouiller sa chemise» – et même en l’occurrence à la déchirer –,
pour accomplir son devoir et retrouver ainsi une
«vérité campagnarde» célébrée par la réalisation.
Enfin, le film égrène les images chocs pour mieux
appuyer son message : l’absurdité de l’individualisme et de la parcellisation des terres «saute aux
yeux» avec les images de la maison sciée en deux
et des terres recouvertes de multiples clôtures. À
l’inverse, le jaillissement et la profusion filmés dans
la séquence de l’écrémeuse mettent clairement
en évidence l’abondance promise par la collectivisation.
L’esthétique du film
> Montrer en quoi l’esthétique du film sert, et
parfois déborde, le contenu idéologique.
D’abord, on peut remarquer qu’Eisenstein ne cesse
de jouer sur les valeurs de gris et le passage du
noir au blanc. Les codes « couleurs » sont ici utilisés de façon très classique (contrairement à ce
qu’Eisenstein fera dans Alexandre Nevski): le blanc
domine chaque fois que l’on est du côté du «bon»,
du « nouveau », du progrès technique rendu possible par la collectivisation et l’alliance avec l’industrie. Les blancheurs laiteuses et chatoyantes
envahissent ainsi l’écran lors des séquences de
l’écrémeuse et du rêve de Marfa ; la blancheur des
bâtiments et des blouses domine encore l’image
dans celle de la ferme modèle. À cette blancheur
s’opposent la grisaille de la misère (les nuages qui
obscurcissent les champs au début du film) et l’obscurité de l’« ancien » que représentent les vieilles
traditions paysannes et la fourberie des koulaks.
Ce travail sur le contraste et les valeurs de gris est
relayé par celui du montage: la séquence de l’écrémeuse montre ainsi un passage du noir au blanc
dans la dominante, de l’ancien (les paysans qui
doutent de la machine) au nouveau (l’ivresse de
la profusion rendue possible par la technique).
De manière générale d’ailleurs, le montage cherche
à associer les dimensions rythmiques, esthétiques
et intellectuelles : le montage parallèle permet
ainsi d’opposer le travail du labour pour qui est
propriétaire d’un cheval et qui ne l’est pas. Dans la
séquence de la procession, un montage parallèle
obsédant joue sur les effets de symétrie et d’association entre des motifs parfois hétérogènes : la
cire qui coule de la bougie qui fond, la bave qui
coule de la bouche des moutons et les prières et
imprécations des paysans finissent par ne faire
plus qu’un pour le spectateur, qui associe ainsi les
paysans à du bétail crédule.
L’esthétique filmique est donc au service de l’expression de significations simples, souvent édifiantes, mais parfois plus complexes et plus
étranges. Dans les effets de montage, une ligne
consiste ainsi souvent à suivre en très gros plans
des parties mobiles des machines. Cette esthétisation de la machine s’inscrit bien sûr dans le propos général, mais son expression est si forte qu’elle
le déborde presque en acquérant une dimension
autonome: la machine n’est plus simplement fonctionnelle, elle devient un objet de contemplation
où se lit la fascination pour le mouvement, la
vitesse et la lumière. Les implications sexuelles
propres à certaines séquences sont encore plus
remarquables : c’est évidemment le cas dans la
séquence de l’écrémeuse, filmée comme un rapport érotique et dont le suspense même s’assimile
à l’attente de la jouissance. L’encouragement à la
collectivisation n’est plus seulement présentée
comme un rêve ici, mais prend une forme paroxystique en devenant promesse de jouissance.
■
Pour en savoir plus
• Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein à la croisée des arts.
CNDP, coll. « Baccalauréat Histoire des arts », 2005.
http://www.cndp.fr/Produits/DetailSimp.asp?ID=67611
Le titre du film fait
référence à « la ligne
générale » arrêtée par les
congrès du parti
communiste de 1925 et
1927 et qui entend assurer
l’alliance des paysans et
des ouvriers à travers la
collaboration des villes et
des campagnes. Eisenstein
entame dès 1926 les
préparatifs d’un film sur
l’agriculture qu’il doit
bientôt interrompre pour
tourner Octobre, qui
commémore les dix ans de
la révolution. Eisenstein et
Alexandrov reprennent
La Ligne Générale en 1928
et le film sort en 1929 sous
le titre L’Ancien et le
Nouveau. Staline lui-même
demande aux auteurs de
modifier la fin du film et
suggère un épilogue sur
l’alliance des paysans et
des ouvriers à travers la
mise en avant des
machines agricoles. Les
retrouvailles des deux
personnages, à la toute fin
du film, s’inspirent par
ailleurs de l’épilogue de
L’Opinion publique de
Chaplin, qui avait eu
beaucoup de succès en
URSS.
L’image du chef
Fiche de travail
À partir de l’observation d’une séquence de
La Ligne générale dans
laquelle on tente de
convaincre les paysans
des bienfaits d’une
coopérative (21e min
sq), on travaillera avec
les élèves sur les
mécanismes de la
propagande cinématographique pour en
comprendre les enjeux
discursifs, politiques,
économiques et esthétiques.
Questions
1. Deux mondes qui s’opposent.
Distinguez les différents personnages que vous voyez dans cette séquence et classezles en trois groupes en justifiant vos choix.
À l'intérieur du tableau suivant, mettez en évidence à l'aide de flèches ceux qui s'opposent et ceux qui se ressemblent. Précisez les moyens par lesquels le réalisateur oppose ces
personnages entre eux (décors, costumes, angles de vue, cadres, lumières).
...................
..................
...................
2. Le chef, un exemple.
À quels moments apparaît le personnage de l'ingénieur? Complétez le tableau dans lequel
vous préciserez la manière dont le réalisateur montre ce chef.
Ce que je vois
Ce que cela représente
Les vêtements
Le décor
Le jeu de l’acteur
Le cadre de l’image
Les rapports du
personnage aux paysans
3. Le cinéma au service du pouvoir.
À partir des réponses apportées à ces exercice, définissez l'image du chef telle qu'il apparaît ici et précisez le sens que le réalisateur a voulu donner à cette séquence. En quoi
Eisenstein se met-il ici au service du pouvoir soviétique ?
Cet exercice est fondé sur un travail mené en 1999 par des enseignants de l’académie de Créteil sous la
responsabilité de Stéphane Fraioli, et dont la totalité (y compris le corrigé des exercices) est disponible sur
le site académique d’histoire et géographique de l’Académie de Créteil.
http://ww3.ac-creteil.fr/hgc/spip/rubrique.php3?id_rubrique=50

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