La mort vivante ou le corps intercesseur (société maure

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La mort vivante ou le corps intercesseur (société maure
Corinne Fortier*
La mort vivante ou le corps intercesseur
(société maure-islam malékite)
Abstract. The living Death or the Body as an intercessor
In this article, images and practices related to death are examined through a reading of Islamic
scriptural sources as well as through their inscription in a specific society, the Moorish society
of Mauritania. In moving from the field to the texts, a detailed analysis of funerary rites and of
the status given to the dead allows us to interrogate the Islamic sources on the same subjects.
And in an inverse movement, drawing connections between local practices and the foundational
texts of Islam will reveal the subtle and multi-faceted negotiation carried out between a Muslim
society and its scriptural references. Through this analysis, the majority of funerary practices
will be shown to have a salvational effect for the deceased, but also for those who carry out
these rites. It appears, therefore, despite some rejection of intercessory practices in Islam, that
the dead in this religion are considered to be mediators between men and God. In addition,
the living continue even long after the funeral to seek the salvation of their relations souls and,
more generally, those of all Muslims. This shows that the living can also influence the destiny
of the dead, ultimately decided by God.
Résumé. Dans cet article, les représentations et les pratiques liées à la mort sont étudiées à
travers les références scripturaires islamiques mais aussi à partir de leur inscription dans une
société particulière, la société maure de Mauritanie. Dans un premier mouvement allant du
terrain aux textes, l’analyse détaillée des rites funéraires et du statut accordé au mort nous
permet d’interroger sur de tels sujets les sources musulmanes. Et dans un mouvement inverse,
la mise en relation des pratiques locales avec les textes fondateurs de l’islam révèlera le jeu
subtil et pluriel qu’une société musulmane entretient avec ses référents scripturaires. Après
* CNRS, Laboratoire d’Anthropologie Sociale, Paris.
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analyse, la plupart des pratiques liées aux funérailles se révèlent avoir un effet salvateur sur
le défunt mais aussi sur celui qui les accomplit. Il apparaît donc, malgré un certain déni de
l’islam à l’égard des pratiques d’intercession, que les morts dans cette religion sont considérés
comme des médiateurs entre les hommes et Dieu. D’autre part, les vivants continuent après
les funérailles à rechercher le salut de l’âme de leur proche et plus généralement de tous les
musulmans, ce qui témoigne qu’ils peuvent avoir une influence sur la destinée des morts décidée
en dernière instance par Dieu.
Dans cet article, les représentations et les pratiques liées à la mort (mawt)
seront étudiées à travers les références scripturaires islamiques mais aussi à partir
de leur inscription dans une société particulière, la société maure de Mauritanie1.
Dans un premier mouvement allant du terrain aux textes, l’analyse détaillée des
rites funéraires et du statut accordé au mort nous permettra d’interroger sur
de tels sujets les sources musulmanes. Et dans un mouvement inverse, la mise
en relation des pratiques locales avec les textes fondateurs de l’islam révèlera
le jeu subtil et pluriel qu’une société musulmane entretient avec ses référents
scripturaires2.
Au service d’un corps pur
À la mort d’une personne, le corps n’est plus sujet mais objet d’intentions
et d’attentions de la part de sa communauté sociale et religieuse. En lavant le
corps du défunt et en bouchant l’ensemble de ses orifices, le rituel musulman
de la toilette funéraire vise à protéger le mort de toute impureté extérieure
afin de préparer son entrée dans l’au-delà. Cette hypothèse rend intelligible
la recommandation du droit malékite selon laquelle aucune personne en état
d’impureté ne doit approcher le corps du défunt (Qayrawânî, s.d. : 105). Il
est par ailleurs demandé à celui qui le soulève de faire ses ablutions mineures
(Khalîl, 1995 : 112). Ainsi, à la différence d’autres sociétés et d’autres religions3,
en islam, le mort représente moins une source d’impureté pour les vivants que
ceux-ci ne le sont pour lui.
1. La société maure, comme la plupart des sociétés d’Afrique du Nord, est islamisée selon le rite malékite
d’obédience sunnite depuis très longtemps, à l’origine par les Almoravides au XIe siècle. On peut distinguer
trois régions en Mauritanie qui connaissent des petites variations culturelles, l’Adrar au nord-ouest, le
Trarza au sud-ouest, et le Hawdh à l’est. Les Maures, qui parlent un dialecte arabe, le Ìassâniyya, restent
culturellement des bédouins même s’ils ne nomadisent plus guère. La société maure est fortement hiérarchisée ; au sommet, on trouve les tribus maraboutiques, les plus lettrées, ainsi que les tribus guerrières
qui comprennent chacune en leur sein des anciens tributaires, des anciens esclaves, des forgerons et
quelquefois des griots.
2. Afin que notre démarche soit cohérente, nous nous limitons aux textes les plus connus dans la société
maure, qui ont éventuellement pu influencer les pratiques funéraires locales. Pour connaître plus précisément le corpus des textes enseigné en Mauritanie, notamment en droit malékite, on pourra se reporter à
l’un de nos précédents articles (1997 : 89-91).
3. En revanche, dans le judaïsme, le mort, par son contact ou sa simple présence, représente une des
principales sources d’impureté (Wigoder, 1996 : 834), de même que le cimetière dans son ensemble.
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Dans la société maure, la toilette du mort n’est pas réservée à une catégorie
sociale particulière, elle peut être effectuée par tout individu qui connaît les
prescriptions musulmanes nécessaires. Le droit malékite (Qayrawânî, s.d. : 107
et Khalîl 1995 : 106) a néanmoins déterminé le type de personne pouvant l’accomplir selon des critères liés au sexe et au lien de parenté avec le défunt ; il est
recommandé en premier lieu que ce soit le conjoint, en second lieu un proche
parent, et en troisième lieu un individu de même sexe. Cette dernière possibilité
est la plus suivie dans la société maure, les codes de pudeur locaux entre conjoints et entre proches parents de sexe opposé empêchant de privilégier les deux
premières catégories de personne prescrites juridiquement. À défaut des personnes recommandées, la toilette mortuaire peut exceptionnellement être réalisée,
selon le droit malékite, par un individu de sexe opposé qui doit nécessairement
être un parent prohibé (mÌaram). Ainsi, un homme peut-il effectuer la toilette
mortuaire de sa nourrice (Khalîl, 1995 : 111) compte tenu de la parenté de lait
qui les lie (Fortier, 2001).
Il est méritoire, pour le croyant qui en connaît les règles, d’accomplir la toilette funéraire ainsi que le montre, entre autres, ce hadith : « Dieu pardonnera
quarante fois à quiconque lave un mort et scelle son état » (Nawawy, 1991 : 258).
Dans la société maure, une personne qui n’a aucun rapport de parenté avec le
défunt mais plutôt une relation fondée sur le respect peut demander à le laver.
C’est l’ultime hommage qu’un individu puisse rendre à la personne décédée,
puisqu’il sera le dernier à la voir avant qu’un linceul ne la recouvre pour toujours.
Aussi, n’est-il pas rare qu’un notable, par considération pour la personne du
mort, souhaite effectuer sa dernière toilette ; la famille du défunt lui en sera
alors reconnaissante. Cette pratique confirme que la toilette mortuaire, quoi
qu’elle mette celui qui l’accomplit en contact avec un cadavre en putréfaction,
est assimilée dans la société maure, et plus généralement en islam malékite, à une
pratique pieuse qui honore religieusement et socialement celui qui s’y soumet,
ce qui constitue déjà un indice de la « sacralité » de ce corps4.
Prier le corps
Le mort doit être inhumé le plus rapidement possible, conformément à
la parole prophétique : « Enterrez-le dans la nuit même ! » (Bukhârî, 1977,
t. 1 : 404). Dans les villes anciennes ou dans les campements de Mauritanie, le
Aussi ceux qui s’y rendent doivent-ils se purifier lorsqu’ils le quittent (ibid. : 223). Marc Gaborieau, qui a
travaillé en milieu hindouiste et musulman, note également que l’islam a limité au minimum l’impureté
liée à la mort (1993 : 178). Dans l’hindouisme le mort est porteur d’une telle souillure que les funérailles
insistent sur la destruction totale du corps par le feu (Goody, 2003 : 109).
4. Dans le christianisme, c’est le caractère sacré attaché à une personne qui fait que certaines parties de
son corps sont vénérées comme des reliques alors qu’elle seraient regardées avec dégoût si elles provenaient
d’un simple cadavre (Goody 2003 : 103).
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corps du défunt est conduit au cimetière sur une civière que les hommes présents aux funérailles veulent tour à tour porter car c’est là une œuvre méritoire
(’âjr) sur le plan religieux, fait que l’on retrouve dans d’autres pays musulmans,
notamment en Égypte (Galal, 1937 : 179, note 2) et dans le constantinois
algérien (Breteau et Zagnoli, 1979 : 305)5. Quant aux femmes, elles suivent un
peu en arrière le convoi funèbre, ainsi que le conseille le droit malékite (Khalîl,
1995 : 110) :
« Que la vieille ou la jeune fille dont on ne craint pas la tentation sortent pour
accompagner le convoi funèbre d’un parent, tel que le père, la mère, le fils, la fille,
le frère, la sœur et l’époux ».
En islam, le fait de dénigrer une personne décédée est considéré comme particulièrement sacrilège, aussi le silence est-il requis au moment où l’on amène le
mort vers sa nouvelle demeure : « Celui qui accompagne le défunt vers sa tombe
doit s’abstenir de parler » (wajaba al-imsaku idhâ sara fî qabri).
La fosse, d’une profondeur équivalente à la taille d’un homme, est constituée
de deux niveaux et c’est au niveau le plus bas (la‘ad) que l’on recueille le corps
de la personne défunte. La position du mort, selon les prescriptions musulmanes, consiste à être allongé sur le côté droit, les pieds dirigés vers le nord, la
tête tournée vers le sud, et les yeux orientés vers la Mecque (qibla) (Qayrawânî,
s.d. : 111).
Le corps est d’abord déposé au bord de la fosse creusée pour la circonstance,
le temps d’accomplir la prière des funérailles (Òalat al-janâ’iz ou Òalat al-mayyit)
qui nécessite que le cadavre se trouve à même le sol (Khalîl, 1995 : 107). Cette
prière, qui a la particularité de ne pas comporter d’inclination, demande un
imam pour la diriger car elle obéit à des règles déterminées6. Les proches parents
du défunt le choisissent généralement parmi les marabouts les plus savants du
lieu, conformément au principe musulman qui veut que, dans les domaines
juridico-religieux, les habitants d’une localité se réfèrent à la personne la plus
compétente.
Celui qui connaît la prière des funérailles a l’obligation religieuse de l’accomplir, et peut même, selon certains juristes, recevoir une rétribution en contrepartie (Ould Bah, 1981 : 105). Prononcer cette prière fait en outre partie des
obligations solidaires (far∂ al-kifâya) en droit malékite (Qayrawânî, s.d. : 291),
à la différence de la prière rituelle qui ressort des obligations individuelles (far∂
al-‘ayn) ; aussi, théoriquement, dès que deux musulmans l’accomplissent, les
autres en sont dispensés, mais la négliger pouvant entraîner une punition divine
(Qayrawânî, s.d. : 109), la plupart s’y prêtent volontairement.
5. Ces auteurs remarquent par ailleurs (1979 : 308, note 19) qu’il en est de même pour le portage des
statues de saints en Calabre. Cela témoigne que le statut sacré qui est attaché au corps de certains saints
ou à leur représentation imagée dans les sociétés chrétiennes s’étend de façon diffuse en islam aux morts
en général, ce qui n’exclut pas que certains en soient les dépositaires privilégiés.
6. Lors de cette prière, l’imam dit à quatre reprises que « Dieu est grand » (Allâh akbar) (Qayrawânî, s.d. :
111), mais dès la prononciation du premier takbîr, les prieurs demandent à Dieu sa protection contre
Satan le lapidé (ta‘awudh) et récitent la première sourate du Coran dite fâtiÌa (Nawawy, 1991 : 260). Après
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Dans le cas où de nombreuses personnes participent à la prière des funérailles,
il est nécessaire qu’il y ait au minimum trois rangs (Òufûf) – quinze fidèles, par
exemple, formeront trois rangées de cinq personnes –, car multiplier les rangs
à l’occasion de cette prière favorise son exaucement ainsi que le montre ce
hadith :
« Marthad b. Abdallâh al-Yazanî rapporte que Mâlik b. Îubayra, lorsqu’il dirigeait
une prière funéraire où il estimait que l’assistance était trop peu nombreuse, séparait
les fidèles en trois groupes puis il s’adressait à eux ainsi : « L’envoyé de Dieu » a dit :
« Celui qui aura réuni à son enterrement trois rangs de fidèles mérite le paradis »
(Nawawy, 1991 : 259).
Invoquer les corps
La prière des funérailles se clôt par la sollicitation de la miséricorde divine :
« Que Dieu lui fasse miséricorde ! Qu’Il lui pardonne ! Qu’Il lui accorde sa
clémence et son indulgence ! ». La clémence de Dieu est parfois invoquée en
faveur du défunt comme en faveur de l’ensemble des morts et des vivants ainsi
que le montre cette autre invocation :
« Ô mon Seigneur ! Pardonne à nos vivants, à nos morts, à ceux présents avec nous,
aux absents, aux petits et aux grands parmi nous, à nos hommes et à nos femmes.
Allâh, fais que celui que Tu gardes en vie parmi nous vive en croyant sincèrement
en l’Islam, et fais que celui parmi nous à qui Tu donnes la mort meure avec la foi.
Ô Allâh ! Ne nous prive pas de sa récompense et ne nous éprouve pas après lui. Et
pardonne-nous et pardonne-lui. »
Plus le nombre de personnes accomplissant ce type d’invocation est important, plus elle a des chances de porter ses fruits ; comme le déclare un hadith :
« Quand une communauté de musulmans, au nombre de cent, accomplit la Òalat
pour un musulman, et que tous prient pour le pardon des péchés, cette prière est
sûrement exaucée » (Muslim, Janâ’iz, Wensinck et Gardet, 1998 : 183).
Enfin, quand le corps est introduit dans la fosse, une invocation religieuse est
prononcée par celui qui pratique l’inhumation ; l’invocation est la suivante :
« Ô mon Dieu, notre compagnon est devenu ton hôte, il a laissé derrière lui ce
bas monde et il a besoin de ta miséricorde. Ô mon Dieu, raffermis son langage,
lors de l’interrogatoire. Ne lui inflige pas dans son tombeau une épreuve qu’il ne
pourrait supporter. Fais le rejoindre son Prophète MuÌammad, qu’Allâh répande
sur lui ses grâces et lui accorde le salut ! » (Qayrawânî, s.d. : 107).
le second takbîr a lieu « la prière d’Abraham » dont les paroles sont les suivantes : « Mon Dieu, prie sur
MuÌammad et sur la famille de MuÌammad comme Tu as prié sur Abraham et sur la famille d’Abraham
et bénis MuÌammad et la famille de MuÌammad comme Tu as béni Abraham et sa famille car Tu es le
très Glorieux, le Louangé » (ibid.). La sourate Yâ Sîn (XXXVI) peut également être récitée selon certains
rites mais non selon celui de Mâlik (Qayrawânî, s.d. : 105). À l’écoute des invocations qui suivent cette
prière, les assistants répondent : amen (amin).
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Chaque personne présente prend alors trois poignées de terre ou de sable
qu’elle jette sur le corps du défunt en récitant une section (Ìizb) du Coran pour
le salut de son âme7.
Participer à des funérailles est non seulement salvateur pour le défunt mais
aussi pour sa propre personne, comme le suggère un hadith affirmant que s’il
est méritoire de participer à la prière funéraire, il l’est encore davantage d’assister
à l’inhumation8 :
« Quiconque assiste à un enterrement jusqu’à l’accomplissement de la prière
mortuaire aura un qîrât. Et celui qui y assiste jusqu’à l’ensevelissement du défunt
aura deux qîrâts. Quelqu’un demanda : « Que sont les qîrâts ? L’équivalent de deux
grandes montagnes » lui fut-il répondu » (Nawawy, 1991 : 259).
Le corps coranisé
Après l’enterrement, les hommes présents ainsi que les élèves coraniques de
la localité lisent simultanément les différentes sections (aÌzâb) du Coran pour
le bonheur du défunt dans l’au-delà. Ce chœur sacré est appelé salka dans les
régions de l’Adrar et du Hawdh, et khatma dans la région du Trarza, terme
renvoyant à la clôture de la lecture coranique, qui est aussi utilisé dans ce même
contexte dans d’autres pays, notamment en Égypte (Galal, 1937 : 190).
Au Tiris, région du nord-ouest de la Mauritanie proche de la frontière marocaine, cette cérémonie a lieu dans un délai d’un à trois jours après l’enterrement,
selon l’usage connu également au Maroc. Il n’est pas rare, en effet, que des sociétés musulmanes pratiquent la lecture du Coran dans son entier le jour même de
l’inhumation, comme c’est le cas en Égypte (ibid. : 189), ou plus fréquemment
après, par exemple durant les trois premiers jours qui suivent la mise en terre dans
des villages syriens (Jomier, 1994 : 141) ou encore, le quatrième jour au Népal
(Gaborieau, 1993 : 230). Cet usage, connu de nombreuses sociétés musulmanes,
ne semble avoir aucun fondement scripturaire, il serait même semi-interdit par
le droit malékite (Khalîl, 1995 : 112).
Dans la société maure, les femmes, qui se tiennent à l’extérieur de l’habitation
où a lieu cette récitation, font à ce moment mille tarkîm, c’est-à-dire qu’elles
égrainent dix fois leur chapelet de cent grains en répétant la formule religieuse
suivante : « Que Dieu lui pardonne et lui accorde sa miséricorde » (Allâh raÌmu
wa yaghfarlu). Lorsque la lecture du Coran est terminée, elles se rapprochent des
hommes et invoquent avec eux le salut de l’âme du mort tout en restant cachées à
leur vue derrière la toile de la tente ou derrière les murs de la maison dans laquelle
la récitation coranique a lieu. Un hadith recommande au plus grand nombre de
7. Il s’agit de la section nommée tabarak par référence au premier mot de la sourate citée, qui est en
l’occurrence la sourate de la Royauté (al-Mulk) (LXVII) (trad. Blachère, 1980 : 605).
8. Il en est de même dans le judaïsme et cela à la fois pour le salut du mort et des vivants (Gugenheim,
1978 : 197).
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s’approcher de ceux qui achèvent la récitation intégrale du Coran parce que ce
moment, particulièrement agréable à Dieu, favorise l’exaucement des vœux :
« Il est recommandé d’assister à une séance où l’on achève de lire le Coran, que
l’on soit de ceux qui savent le lire ou de ceux qui ne le savent pas » (Nawawy,
1991 : 131).
Le repos du corps
L’usage local consistant à déposer des branchages sur la tombe – il s’agit surtout de branches d’acacia (Accacia raddiana), de branches de palmier dans les
cités anciennes, ou de simples brindilles encore vertes –, déjà noté en 1795 par
le voyageur Mungo Park (1996 : 54), et qui est également connu d’autres pays
musulmans, notamment en Égypte (Galal, 1937 : 198 et Abu-Zahra, 1997 : 58),
se révèle, après analyse des sources scripturaires musulmanes, inspiré d’un hadith.
En effet, le Prophète, passant près de deux sépultures dont les habitants subissaient des tourments, aurait pris une branche de palmier verte9 et, la cassant par
la moitié, planta chacun des morceaux sur l’une des tombes (Bukhârî, 1977,
t. 1 : 439). À ceux qui l’interrogeaient sur la finalité d’un tel geste, Mahomet
répondit : « Dans l’espoir qu’ils éprouveront quelque soulagement tant que ces
branches ne sont pas desséchées » (id.).
La signification de cette pratique religieuse se retrouve en Mauritanie ; ainsi, la
périphrase faisant référence au décès récent d’un individu : « Il reste des branches
encore vertes » (mazâl zarbu akh∂ar), suggère que tant que le feuillage déposé sur
sa tombe n’est pas desséché, le défunt n’est censé avoir aucun souci. De même,
en Égypte, on croit que tant que les palmes, placées sur le tombeau, sont verdoyantes, elles attirent la miséricorde divine (Galal, 1937 : 198, note 4).
Durant ce laps de temps, Dieu est censé ne pas tenir rigueur des dettes laissées
par le défunt, indulgence significative puisque leur remboursement, aux dires du
Prophète, figure parmi les problèmes majeurs qui peuvent retarder la libération
de l’âme : « L’âme du croyant est retenue prisonnière tant que ses dettes n’ont pas
été réglées » (Nawawy, 1991 : 263) ; aussi, comme le recommande un hadith,
ses héritiers doivent-ils s’en acquitter rapidement : « Il convient de rembourser
les dettes du mort sans tarder » (id.).
Le caractère bénéfique de ce feuillage tient sans doute à son association
implicite avec le paradis musulman qui est représenté de façon particulièrement
luxuriante, le terme même de paradis en arabe désignant littéralement le jardin
(janna). Plus précisément, l’ombre que procure cette protection végétale dans le
temps où elle reste verdoyante semble faire écho à « l’ombre étendue » des arbres
du paradis dont parle le Coran :
« Les compagnons de la Droite seront, parmi des jujubiers sans épines et des acacias
alignés, dans une ombre étendue » (LVI, 27-40).
9. Dans un autre hadith, il est fait référence à un morceau de bois vert (Bukhârî, 1977, t.1 : 445).
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L’image de l’ombre de l’arbre rapportée à l’idée de repos bienheureux, qu’il soit
physique ou spirituel, présente en effet un caractère particulièrement évocateur
pour des hommes du désert vivant sous un soleil ardent, qu’il s’agisse des Maures
ou des bédouins d’Arabie des débuts de l’islam.
Le corps célébré
En Mauritanie, après l’enterrement, un mouton est égorgé par la famille du
défunt pour tous ceux qui sont venus, parfois de fort loin, assister à l’inhumation.
Cette coutume, connue d’autres sociétés du Maghreb, n’est pas tout à fait fidèle
à ce que prescrit un hadith, selon lequel ce sont les étrangers à la famille, ou tout
au moins les plus lointains généalogiquement, qui doivent servir un repas aux
proches parents de la personne décédée. Ainsi, les consanguins du défunt offrentils, en l’honneur des participants aux funérailles, un festin considéré comme une
aumône (Òadaqa), destinée à favoriser le salut de l’âme de leur proche.
Les condoléances (‘azâ’) doivent être présentées à la famille dans un délai
de trois jours. Les expressions de louange qui sont alors prononcées visent à
témoigner devant Dieu du sentiment de respect que l’individu décédé inspire.
La clémence divine est par ailleurs invoquée en ces termes :
« Ce que Dieu reprend et ce qu’Il donne lui appartient, et chaque chose a un terme
prédéterminé auprès de Lui. Endurez avec constance et espérez la récompense
divine ».
La formule de miséricorde la plus usitée au moment des condoléances : « Que
Dieu accueille son âme » (Allah raÌmu), est également utilisée de façon systématique dès qu’il est fait allusion, dans une conversation, à la personne décédée.
Par ailleurs, dans les tribus maraboutiques, de la même manière – et dans
des ordres générationnels inversés – que des poèmes composés à la naissance
font l’éloge des ascendants du nouveau-né et demandent que celui-ci intercède
favorablement pour ses parents, des éloges funèbres versifiés (marthiyya)10 en
l’honneur du défunt, inspirés d’un genre poétique arabe ancien (riÒa), louent ses
qualités et ont un effet propitiatoire pour ses descendants. Nous avons montré
par ailleurs (Fortier, 1998 : 207-209) que les petits enfants étaient considérés
en islam comme des intercesseurs ; il semble qu’il en soit de même des morts,
et ce pour des raisons similaires, liées à leur inconscience, leur incapacité à faire
le mal, ainsi que leur faculté à communiquer avec le monde invisible, et en
particulier avec les anges.
Le corps et la tombe
Une pierre fichée dans le sol au niveau de la tête sert à indiquer l’emplacement de la tombe, une plus petite peut également être déposée au niveau des
10. On trouve le même type d’éloge funèbre dans le judaïsme (Wigoder, 1996 : 310).
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pieds. Il est par ailleurs interdit par l’islam de construire un édifice au-dessus ou
autour de la sépulture (Khalîl, 1995 : 113), signe que les différences sociales et
économiques ne sont plus pertinentes dans l’autre monde.
Les Maures, essentiellement bédouins, n’ont guère de mal à se conformer à
cette prescription, à la différence de leurs voisins sédentaires du Maghreb qui
ont coutume de construire des mausolées (qubba) aux « très proches de Dieu »
(‘awliyâ’)11. Dans les campements maures, il arrive même que les sépultures ne
comportent pas de pierre distinctive. Plusieurs ulémas que nous avons interrogés sur ce fait répondent que le Prophète aurait conseillé cet usage en disant :
« Qu’Allâh fasse de moi un déterré plutôt qu’Il ne me donne une stèle gravée »
(Allâhu maj‘ali manbûshan lâ taj‘ali manqûshan)12 ; ce hadith est peut-être à la
source du principe wahhabite selon lequel la meilleure sépulture est celle dont
on n’aperçoit pas de traces.
En Mauritanie, bien que certaines tombes ne présentent aucune inscription,
conformément à ce hadith cité localement et à la recommandation du droit
malékite (Khalîl, 1995 : 113), d’autres présentent le nom de l’homme enterré
ainsi que celui de son père, réunis dans l’épitaphe : « Ici repose un tel, fils d’un
tel » (hadha qabru fulân ibn fulân) ou dans cette autre : « Que Dieu accorde sa
miséricorde à un tel fils d’un tel » (raÌima Allâhu fulân ibn fulân).
Diverses formules invoquant la clémence divine sont aussi utilisées, comme
« Confié à la bienveillance de Dieu » (raÌmatu Allah) ou encore « Ô Dieu pardonne, accorde ta miséricorde et accepte tel qu’il est ton serviteur » (Allâhuma
‘aghfir wa raÌam wa tajâwaz ‘an mâ ta‘lam min ‘abdika). Mention est parfois
faite non seulement du père mais aussi de la mère qui bénéficient ainsi de la
grâce que Dieu décide éventuellement d’accorder à leur enfant :
« Que Dieu pardonne et accorde sa miséricorde à l’esclave de Dieu nommé un tel,
ainsi qu’à son père et à sa mère » (Allâhuma ‘aghfir wa raÌam wa tajâwaz ‘an mâ
ta‘lam min ‘abdika fulân wa abîhi wa ummihi).
Les pierres sont gravées par un des hommes de la localité dont la calligraphie est la plus soignée ; celui-ci ajoute quelquefois son nom à côté de celui du
défunt dans le but que ses fautes lui soient également pardonnées. Ces stèles ne
comportent la plupart du temps aucune date, cependant, le nom du graveur,
qui figure sur plusieurs d’entre elles, permet d’identifier les sépultures d’une
11. C’est ainsi que nous nommons les ‘awliyâ’ (sg : walî) qui se sont distingués des autres croyants par
leur prodiges et leur religiosité. Certains de ces saints personnages refusent que des mausolées leur soient
dédiés après leur mort, mais la dévotion dont ils font l’objet est si grande que leur volonté n’est pas respectée, jusqu’à ce qu’un prodige n’intervienne en leur faveur. C’est par exemple le cas en Algérie de Sidî
AÌmad al-Kabîr, fondateur de Blida, et de son père, Sidî Balqâsam, comme le raconte É. Dermenghem
(1954 : 39) : « Les deux saints en effet n’ont pas voulu de qoubba. Quand ils moururent, des maçons
andalous furent engagés pour édifier l’habituelle coupole ; mais à peine terminé, l’édifice, un beau matin,
fut trouvé à terre. Les fils du saint se mirent eux-mêmes à l’œuvre, mais la coupole s’écroula encore sans
raison apparente. On comprit qu’il ne fallait pas insister… »
12. Nous n’avons pu retrouver ce hadith dans les Concordances et indices de la Tradition musulmane d’A.J.
Wensinck et de J.P. Mensing, 7 ts., de 1936 à 1969.
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même époque13. L’usage consistant à enterrer un individu dans le lieu même où
il est mort est conforme aux hadiths, le Prophète ayant, entre autres, déclaré à
ce propos (Wensinck et Mensing, 1943, t. 2 : 138) : « Si j’avais été présent au
moment de ton décès, tu aurais été enterré là où tu es mort » (law Ìa∂artuka
mâ dufinta illa Ìaytu mîta). Ainsi, dans la société maure, lorsqu’un individu
meurt loin de son campement ou de sa ville, il est inhumé dans l’endroit où il
est décédé. Dans ce cas, il possède deux tombes, l’une se trouve dans la zone où
sa mort est survenue, et l’autre, dans le cimetière où ses ancêtres sont enterrés.
Cette dernière tombe, qui comporte en général une stèle, permet à ses proches
de perpétuer sa mémoire, se recueillant non pas sur son corps mais sur son nom,
ce qui témoigne, en outre, d’un lien véritable unissant le nom et l’identité de
la personne.
De façon exceptionnelle, à Chinguetti, pour des raisons de prestige social et
religieux, une personne peut là aussi s’être vue conférer deux tombes, l’une, dans
la cour de la grande mosquée, et l’autre, dans le cimetière où elle a été inhumée.
En Mauritanie, le cimetière est généralement situé à l’écart des habitations, à
l’est de celles-ci, soit du côté de l’espace considéré comme sacré d’un point de
vue musulman.
Le corps béni
Lorsque la tombe du défunt se trouve à proximité du lieu d’habitation des
membres de sa famille proche, ceux-ci s’y rendent en général chaque semaine.
Ces visites régulières concernent en particulier les cimetières des cités anciennes
ou des villes nouvelles14 situées à l’écart du centre où les sédentaires peuvent
se rendre facilement. En revanche, les nomades n’ont bien souvent l’occasion
de visiter les tombes de leurs défunts que s’ils passent à proximité lors de leur
parcours de nomadisation. Aujourd’hui, les habitants de Nouakchott dont les
défunts parents sont enterrés dans l’intérieur du pays s’y rendent une fois chaque
trimestre environ.
Les visites au cimetière sont censées être salutaires pour les morts comme
pour les vivants. Une expression locale de « distinction », faisant référence aux
Juifs ou aux infidèles, témoigne en creux que cette coutume est fondamentale
pour les musulmans : « Plus pauvre qu’un cimetière de Juifs ou d’infidèles ; il
n’est pas visité et on ne lui fait aucune aumône » (afqar min maqbarat al-yahûd
ou al-kâfar, mâ tanzâr wa lâ yuÒaddaq ‘alîha). Le jour choisi pour la visite au
cimetière est le vendredi, jour béni, ou encore le lundi, car le Prophète s’y serait
rendu ce jour, et le moment de la journée est préférentiellement celui qui précède
le déclin du soleil.
13. À Chinguetti, les disciples de la confrérie hamaliste, qui veulent se distinguer des autres musulmans,
ont la particularité de faire graver sur leur stèle le signe propre de leur confrérie.
14. À Nouakchott, les membres des tribus importantes de Chinguetti (Laghlâl, Idaw‘ali et Takna) n’enterrent pas leurs morts dans le cimetière commun mais ont leur propre cimetière.
La mort vivante ou le corps intercesseur (société maure-islam malékite) / 239
Les visites au cimetière s’accompagnent de pratiques d’intercession, les morts
étant considérés comme plus proches de Dieu que les vivants15. Cette conception
se retrouve dans les sources islamiques, et plus particulièrement dans les hadiths
où le terme qui désigne les morts, ÒâliÌîn, renvoie à l’idée de piété, sinon de
« sainteté ». La visite sur les tombes est en outre désignée par un terme spécifique,
ziyâra, qui se réfère à la recherche de bénédiction (tabarruk). Celle-ci, quoique
moins connue et moins étudiée que celle effectuée plus spécialement auprès des
tombes des « très proches de Dieu »16, procède néanmoins de la même manière,
par un geste de contact avec la terre17 des sépultures. En outre, lorsqu’un individu
vient chercher la « bénédiction des morts » (barakat ÒâliÌîn) non pour lui-même
mais pour un malade ou une accouchée18, il emporte avec lui un peu de cette
terre qui sera plus tard répandue sur la tête de la personne à laquelle elle est
destinée. Si la tête est le plus souvent privilégiée par un tel contact, le corps tout
entier peut également subir ce type d’application. Comme la « bénédiction du
mort », la bénédiction d’un « très proche de Dieu » de son vivant met en jeu le
corps puisqu’elle est faite de sa main et concerne aussi le corps de celui qui reçoit
la bénédiction, notamment sa tête19.
Ce type de bénédiction, qui se retrouve dans bien d’autres sociétés musulmanes, ne semble pas s’expliquer par la valeur sacrée que l’islam accorderait en
particulier à la terre d’une sépulture. Ainsi, dans certains pays comme l’Égypte
où la tombe du défunt ne se réduit pas à une simple stèle mais s’apparente à un
tombeau, d’autres éléments peuvent aussi être conservés, par exemple un petit
bout de tissu ou de bois (Galal, 1937 : 199). C’est donc moins la terre en ellemême qui véhicule la baraka du mort que tout élément contigu à la sépulture,
ou plus précisément, au corps qu’elle contient. En effet, la tombe, dans la mesure
où elle prolonge le corps qui s’y trouve, n’est qu’un des réceptacles parmi d’autres
de l’aura sacrée du défunt au même titre par exemple que sa monture, porteuse
dans la société maure de baraka.
Aussi, il nous semble que la notion de « relique », connue dans l’Antiquité
tardive par les chrétiens de l’Afrique du Nord et de la Méditerranée orientale
(Brown, 1984 : 13), n’est pas étrangère au monde musulman en tant qu’elle
concerne non pas les fragments du corps d’un « très proche de Dieu »20 mais ce
15. Semblablement, la conception selon laquelle les défunts, en particulier ceux qui sont au purgatoire,
peuvent intercéder auprès de Dieu pour les vivants, s’est imposée dans le christianisme à la fin du Moyen
Âge (Le Goff, 1999 : 813).
16. Les juifs d’Afrique du Nord se rendent aussi en pèlerinage sur la tombe d’une personne qu’ils considèrent comme « très proche de Dieu » afin que celle-ci intercède en leur faveur (Wigoder, 1996 : 224).
17. Il peut aussi s’agir de sable, selon le lieu.
18. En fait, l’accouchée, dans la société maure comme dans le droit malékite, est considérée comme un
malade (Fortier, 2001 : 111).
19. L’imposition des mains est par ailleurs bien connue dans le christianisme, elle a été pratiquée, entre
autres, par les apôtres.
20. Dans le christianisme, c’est en effet non seulement ce qui a été contact avec le corps du saint, figure chrétienne
du « très proche de Dieu », qui peut être considéré comme une relique mais aussi des fragments de son corps.
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240 / Corinne Fortier
qui, ayant été en contact avec son corps, est doté d’un pouvoir sacré et sert à ce
titre, comme dans le monde chrétien, de « support matériel à l’intercession ».
Nous employons donc cette expression pour souligner le caractère physique et
tactile de cette forme d’intercession qui s’effectue par contact de corps à corps
au moyen d’un objet transitionnel conçu lui-même comme substitut du corps
absent.
En Mauritanie, de nombreux récits de prodiges concernent les tombes des
« très proches de Dieu ». Parmi ces récits, celui relatif à la sépulture de Sîdî wuld
Rawth, de la tribu maraboutique des Laghlâl, témoigne de l’importance de l’organisation spatiale des corps dans le cimetière, organisation qui suit généralement
celle des liens de parenté. Lorsque la tombe de Sîdî wuld Rawth fut creusée derrière celle de son père, selon l’usage qui respecte les codes de comportement entre
générations, la terre venait sans cesse combler la fosse alors même que, devant la
sépulture paternelle, le sol s’entrouvrait miraculeusement. Un tel prodige, qui
indiquait la place où enterrer cet homme, montrait que celui-ci était supérieur
à son père d’un point de vue religieux.
La position du défunt dans le cimetière est par ailleurs déterminante pour
son salut ainsi que le signale ce hadith21 :
« Enterrez vos morts au milieu d’un groupe d’hommes pieux car le mort est lésé
par le voisinage du mal comme l’est le vivant » (âdfinû mawtâkum was†a qawmîn
ÒâliÌîna fa’inna al-mayyita yatâ’adha kamâ yatâ’adha al-Ìayyu).
La notion de bon voisinage chez les vivants comme chez les morts s’avère
donc essentielle en islam.
Le corps « tout ouïe »
Selon certaines représentations musulmanes, les perceptions sensorielles du
défunt ne cessent pas après la mort, en particulier celles liées à l’audition. AlGhazâlî (1974 : 9)22 affirme explicitement que la perte de la vue précède celle
de l’ouïe :
« La dernière chose qui se perde chez le mourant, c’est l’ouïe, car la vue se perd au
moment où l’esprit se sépare tout à fait du cœur. Mais l’ouïe se conserve jusqu’à
ce que l’âme ait été enlevée ».
L’ouïe est non seulement le dernier sens restant en éveil au-delà de la mort
mais aussi le premier apparaissant chez l’enfant (Fortier, 1998 : 207), ce qui semble confirmer l’hypothèse que nous avons avancée et étayée par ailleurs (1997 :
104), à savoir qu’elle est un des sens les plus fondamentaux en islam.
21. Nous n’avons pu retrouver ce hadith, qui nous a été cité oralement, dans les Concordances et indices de
la Tradition musulmane d’A.J. Wensinck et de J.P. Mensing, 7 ts., de 1936 à 1969.
22. Al-Ghazâlî (1058-1111), écrivit, entre autres, un ouvrage important sur la mort et l’au-delà, intitulé La
Perle précieuse pour dévoiler la connaissance du monde à venir (ad-durra al-fâkira fî kashf ‘ulûm al-âkhira).
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La conception selon laquelle les morts entendent est sans doute induite du
comportement du Prophète qui, lorsqu’il vit les cadavres de ses compagnons
morts à la bataille de Badr, leur parla en ces termes :
« Avez vous trouvé vrai ce que votre Seigneur vous a promis ? ». On lui demanda :
« Adresses-tu les paroles à des morts ? ». Il répondit : « Vous n’entendez pas mieux
qu’eux, mais ils ne peuvent répondre » (Bukhârî, 1993 : 270, par. 689).
Les morts, en islam, ne peuvent en effet s’adresser directement aux vivants,
sauf par le médium du rêve. D’autre part, Al-Ghazâlî (1974 : 27) rapporte que
MuÌammad aurait déclaré :
« Les morts entendent le bruit de vos pas, et s’ils entendent le bruit des pas, à plus
forte raison doivent-ils entendre toute autre chose ».
Dans la société maure, la représentation musulmane selon laquelle les morts
« écoutent » explique nombre de comportements lors des visites aux tombes.
Lorsqu’un individu vient se recueillir sur une tombe, il se place au niveau de
la pierre où est censée reposer la tête du mort et récite onze fois à voix basse la
sourate initiale du Coran (fâtiÌa) ; dans les cimetières, des traces sont souvent
visibles sur le sable où une série de points formant des carrés y sont dessinés dans
le but mnémotechnique de compter ces récitations. Celles-ci s’adressent aux âmes
des défunts comme le montre l’expression locale employée : « Il récite la fâtiÌa sur
les âmes des morts » (aqra al-fâtiÌa ‘ala arwâh al-mawta). Suit « une invocation
sur le mort » (du‘â’ ‘alâ al-mayyit) dans laquelle le prieur demande à Dieu qu’il
pardonne à celui-ci ses fautes et qu’il le reçoive au paradis ; elle peut être de ce
type : « Que Dieu te donne la paix » (Allah y⑆îk al-‘âfya) ou encore de cette autre
sorte : « Que Dieu te donne un vaste paradis » (Allah y⑆îk janna wâs‘a).
Celui qui vient rendre visite à un défunt a l’habitude de s’adresser plus largement à tous les morts du cimetière. Cette pratique, qui se retrouve dans d’autres
sociétés musulmanes23, s’avère, d’après nos recherches dans les textes fondateurs
islamiques, d’origine prophétique. MuÌammad aurait en effet lui-même imploré
le pardon divin au nom de tous les « habitants » du cimetière24 :
« L’envoyé de Dieu passa devant les tombeaux à Médine : il se dirigea vers eux en
leur faisant face et dit : “La paix soit sur vous, habitants des tombeaux, que Dieu
vous pardonne ainsi qu’à nous. Vous êtes nos prédécesseurs et nous sommes sur
vos traces” » (Nawawy, 1991 : 167).
L’intercession (shafâ‘a) des morts effectuée par le Prophète est par ailleurs
confirmée par le récit de son épouse ‘Â’iysha : elle déclara qu’il se rendait la
nuit au cimetière pour demander à Dieu de pardonner les fautes de ceux qui s’y
trouvaient (Muslim, Janâ’iz, cité par Wensinck et Gardet, 1998 : 183).
23. C’est par exemple le cas dans les campagnes de la Tunisie du Nord où l’on implore ainsi « les habitants des tombes » : « Le salut sur vous, ô habitants des tombes. Vous nous avez devancés et nous vous
rejoindrons… » (Dermenghem 1954 : 125, note 1, citant Dornier).
24. Dans le judaïsme, c’est le cimetière dans son ensemble qui est considéré comme une demeure (Wigoder, 1996 : 222).
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242 / Corinne Fortier
Dans la société maure, la communauté des habitants du cimetière, comme
celle des habitants d’une localité, comprend un imam. « L’imam du cimetière »
(imâm maqbara), ainsi qu’il est dénommé, sert d’intercesseur privilégié pour les
vivants ; c’est en général un homme qui a fait montre d’une grande piété, sinon
d’actes extraordinaires durant sa vie, soit un « très proche de Dieu ». De même
que l’imam se place devant les autres fidèles pour diriger la prière, l’imam du
cimetière est enterré légèrement devant les autres morts afin de remplir au mieux
son rôle d’intercesseur auprès d’eux25.
Le corps souffrant
Les perceptions sensorielles du mort ne sont pas seulement auditives mais
peuvent aussi consister en des sensations corporelles liées au confort ou à l’inconfort26 ; cette conception se retrouve dans les textes musulmans sunnites, en
particulier chez Al-Nafîs :
« L’âme qui y reste continue de percevoir et de discerner, et en même temps
éprouve le plaisir et la peine ; il y a des plaisirs et des peines dans la tombe
[…] » (Savage Smith, 1995 : 107)27.
Al-Ghazâlî (1974 : 25) rapporte par ailleurs plusieurs récits indiquant que
les morts peuvent connaître des douleurs physiques dans leur tombe. Il cite par
exemple le cas d’un défunt qui, apparu en songe à l’un de ses proches, se plaignait
en ces termes : « Je suis mort et je suis bien, sauf qu’au moment où vous avez
aplani le sol au-dessus de moi, une pierre m’a brisé une côte et j’en souffre ».
Ces croyances trouveraient leur origine dans un hadith : « Le mort souffre dans
son tombeau comme le vivant dans sa maison » (id.).
Aussi, pour assurer le bien-être corporel d’un défunt, sa famille, le jour du
décès, prépare « la boisson des morts » (shrâb al-mawta) ou le « repas des morts »
(‘ashâ al-mawta). Bien que donnée à un pauvre, ou à ceux qui s’y apparentent,
comme l’orphelin ou l’élève coranique étranger (Fortier, 1997 : 96), les morts
sont censés bénéficier (thawâb) de l’aumône réalisée à leur intention28.
Les expressions de « boisson des morts » ou de « repas des morts » se réfèrent à
un collectif, car l’individu qui fait ce type d’aumône la destine particulièrement
à la personne récemment décédée, mais aussi à tous les défunts de sa famille, et
25. Nous n’avons pas trouvé de référence à cette pratique dans les sources scripturaires musulmanes
consultées.
26. En Kabylie, le défunt est censé exprimer ses désirs (Virolle-Souibes, 1960 : 961).
27. Cette citation est traduite de l’anglais.
28. En Égypte, des aumônes aux pauvres sont également données à cette occasion, dont l’une porte un
nom qui atteste explicitement de son effet bénéfique vis-à-vis du mort : « le pain de la miséricorde »
(Abu-Zahra, 1997 : 61). En Mauritanie, on donne aussi aux plus pauvres les vêtements du défunt s’il
est décédé de mort naturelle. Cette relation entre le mort et le pauvre n’est pas propre à l’islam. Dans le
monde chrétien par exemple, il existerait, d’après G. Charuty, une certaine identification entre le défunt
et le mendiant (1997 : 259).
La mort vivante ou le corps intercesseur (société maure-islam malékite) / 243
même, plus généralement, à l’ensemble des morts musulmans. Ceci s’explique
sans doute par le fait que tous attendent le Jugement dernier, hormis le Prophète
et dix de ses compagnons qui, selon un hadith, ont déjà rejoint le paradis.
Cette aumône, visant à infléchir le destin des morts qui n’est pas encore définitivement scellé, peut être renouvelée indéfiniment sur plusieurs générations.
Elle est effectuée chaque veille du vendredi, car en ce jour sacré son effet bénéfique est accru. Cette pratique est considérée par les Maures comme musulmane
ainsi que le montre la référence qu’ils en font dans l’expression proverbiale déjà
citée visant à distinguer la condition des musulmans décédés de celle des juifs,
ainsi que dans cette autre du même type : « Avoir plus soif que les morts des
Juifs » (a‘tash min mawtâ al-yahûd)29.
Par conséquent, si la grâce divine est toute puissante, les vivants continuent
néanmoins pendant les funérailles ainsi que par la suite, durablement, à rechercher le salut de l’âme de leur proche et plus généralement de tous les musulmans,
ce qui témoigne qu’ils peuvent avoir une influence sur la destinée des morts
décidée en dernière instance par Dieu30.
D’autre part, les conduites funéraires décrites ayant non seulement un effet
salvateur sur le défunt mais aussi sur celui qui les accomplit, il apparaît, malgré
un certain déni de l’islam à l’égard des pratiques d’intercession, que les morts,
dans cette religion, sont considérés, au même titre que les petits enfants, comme
des médiateurs entre les hommes et Dieu.
Ce statut d’intercesseur n’est donc pas seulement l’apanage de « figures extraordinaires » remarquables et remarquées – par les croyants comme aussi bien par
les chercheurs –, telles que celles des saints hommes ou des chefs de confrérie,
mais s’avère être également, en milieu musulman, le lot ordinaire et inaperçu
de tout un chacun au début et à la fin de sa vie.
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29. Il est par ailleurs significatif que, dans cette société du désert, les besoins fondamentaux s’expriment
par la référence spécifique au fait d’être assoiffé.
30. Nous avons développé ce thème dans un autre article (Fortier, 2005). Il en est de même dans le christianisme (Le Goff, 1999 : 899) où ceux qui sont châtiés par les flammes du feu purgatoire et qui y restent
jusqu’au jour du Jugement dernier peuvent en échapper plus tôt par les prières, les aumônes, les jeûnes,
et les offrandes de leurs proches ou les messes que ceux-ci font dire à leur intention.
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