81 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête

Transcription

81 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
LA DIDACTISATION DU TEXTE LITTÉRAIRE DU PATRIMOINE :
LIRE LA BÊTE HUMAINE EN CLASSE DE SECONDE.
COMPTE RENDU D’ATELIER
Magali JEANNIN-CORBIN
PIUFM, Docteur en littérature
Résumé : Le texte littéraire patrimonial est souvent appréhendé par l’institution et par les élèves comme
un document normé et modélisant, nécessitant une lecture experte et distanciée. Une approche différente peut être envisagée : celle de la lecture subjective. Le texte patrimonial devient alors support
d’investissement individuel d’un lecteur singulier, ouvrant de nouveaux enjeux didactiques. Le choix
de proposer des œuvres adaptées facilite en outre cette implication et son réinvestissement dans les
exercices scolaires, comme en témoigne l’expérimentation autour de La Bête humaine présentée dans
l’atelier.
Mots-clés : littérature, patrimoine, adaptation, lecture subjective.
La littérature du patrimoine est envisagée
littéraire du patrimoine », mené dans le cadre
par les textes officiels , et partant, par nombre
de la journée transdisciplinaire « Document »3,
d’enseignants et d’élèves, comme un document-
s’est donné pour but de proposer une autre ap-
support au questionnaire de lecture et à l’ana-
proche du texte littéraire patrimonial : une dé-
lyse littéraire, la confinant dans une littératie
marche dialectique, au croisement de la lecture
spécifique et strictement scolaire : le texte lit-
analytique – examen d’un texte-modèle – et de
téraire apparait dès lors comme un document
la lecture empathique – implication individuelle
modélisant, et par conséquent se trouve sou-
du lecteur4. Il s’est ainsi agi d’envisager le texte
1
vent exclu des pratiques de lecture effective
des élèves2. L’atelier « didactisation du texte
(1999), Et pourtant ils lisent…, Paris, Seuil.
Cette journée s’est tenue le 3 avril 2013 à l’IUFM de
3
1
BO spécial n°9 du 30 septembre 2010. Programmes
Basse-Normandie - centre de Caen.
de l’enseignement commun de français en classe de se-
4
conde générale et technologique. On peut ainsi citer ce
vaux de Jean-Louis Dufays, Brigitte Louichon et Annie
passage relatif aux « Exercices » recommandés dans le
Rouxel. Voir Jean-Louis Dufays (Ed.) (2007), « Ensei-
cadre de la préparation à l’EAF : « La pratique de l’en-
gner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi
semble des activités, écrites et orales, favorise l’acqui-
faire ? Sens, utilité, évaluation.», Louvain, UCL ; Gérard
sition des compétences nécessaires à la réussite des
Langlade, Annie Rouxel (2006), « Le Sujet lecteur. lec-
exercices codifiés, auxquels on initie progressivement
ture subjective et enseignement de la littérature. »,
les élèves dès la seconde, en vue des épreuves antici-
Presses universitaires de Rennes ; Brigitte Louichon
pées de français ». C’est moi qui souligne.
(2009), « La Littérature après-coup », Presses universi-
Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez
2
Notre démarche s’appuie notamment sur les tra-
taires de Rennes.
81
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
du patrimoine comme document-support d’une
à-vis du texte littéraire, conduit la lecture scolaire
lecture favorisant les processus d’identification,
à n’être plus qu’« pratique sans croyance7 ». Une
à partir de l’exemple de La Bête humaine d’Émile
autre approche est possible, nourrie par les ana-
Zola, dans sa version adaptée par Boris Moissard
lyses de certains théoriciens de la réception, no-
pour l’École des Loisirs. Le cadre de travail a été
tamment Hans Robert Jauss8, Wolfgang Iser9, et
celui d’une expérimentation menée à l’automne
surtout Michel Picard10, relu par Vincent Jouve11.
2012 dans deux classes de seconde générale à
À la lecture-modèle se superpose ainsi la lecture
Lisieux (14). La didactisation du texte littéraire
impliquée, sans pour autant s’y substituer : le pari
du patrimoine s’est alors structurée au carrefour
est que l’implication dans la lecture, en transfor-
de deux questions essentielles : celle de l’adap-
mant le rapport du lecteur au texte, va permettre
tation et celle de la lecture subjective.
de reconsidérer son approche, et de nourrir les
réflexions du lecteur modèle de celles du lecteur
impliqué. Il s’agit ainsi, pour reprendre le titre
1) Adaptation et lecture subjective
d’un ouvrage de Brigitte Louichon, d’articuler corpus scolaire et bibliothèque intérieure12.
Le texte littéraire, pour nombre d’élèves,
apparait comme un document quasi muséal : un
(1999), p. 199.
donné social intouchable, d’autant plus que le
8
modèle valorisé par les textes officiels est bien
réception, Gallimard, coll. « Tel ».
celui de la posture d’extériorité d’un lecteur
9
« idéal », capable de saisir les effets voulus par
l’effet esthétique, trad. Évelyne Sznycer, Mardaga,
l’auteur, de comprendre l’usage que ce dernier
Bruxelles.
fait des stéréotypes5 et même de le reproduire
10
dans le cadre de l’écrit dit « d’invention », exer-
tions de Minuit. Selon Picard tout lecteur est triple : le
cice-type de l’EAF6. Néanmoins cette approche,
liseur reste en lien avec la réalité ; le lu s’abandonne
qui réclame une position de totale extériorité vis-
aux émotions jusqu’aux limites de ses fantasmes ; le
Au sens que leur donne notamment Jean-Louis
82
Nous empruntons ce terme à Christian Baudelot
7
Hans Robert Jauss (1978), Pour une esthétique de la
Wolfgang Iser (1985), L’acte de lecture. Théorie de
Michel Picard (1986), La lecture comme jeu, Paris, Édi-
5
lectant est l’instance critique.
Dufays (1994), Stéréotype et lecture. Essai sur la récep-
11
tion littéraire, Bruxelles, Mardaga.
roman, Paris, PUF. Vincent Jouve pose le concept de
Vincent Jouve (1992), L’effet-personnage dans le
6
Voir notamment Brigitte Louichon (2007), « Du dis-
liseur comme peu opératoire. Au niveau « participatif »,
cours didactique au texte institutionnel : de la nécessaire
il opère une partition : il ajoute au lu, passif, le lisant,
tension à la difficile synthèse », in Le Français aujourd’hui,
actif (instance active et volontaire de l’identification).
1, n°156, p. 15-23. Voir également Brigitte Louichon
Jouve propose une application directe à la didactique
(2011), « La lecture littéraire est-elle un concept didac-
de la lecture de ces concepts : « La lecture comme re-
tique ? », in Bertrand Daunay, Yves Reuter, et Bernard
tour sur soi : de l’intérêt pédagogique des lectures sub-
Schneuwly (Ed.) (2011), Les concepts et les méthodes en
jectives », in Gérard Langlade, Annie Rouxel (2006).
didactique du français, Presses universitaires de Namur/
12
AIRDF, p. 195-216.
bliothèque intérieure, Presses universitaires de Rennes.
Brigitte Louichon (2010), Du corpus scolaire à la bi-
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
Tout en gardant présentes à l’esprit les
réserves que l’on peut émettre sur certains choix
2 ) La Bête Humaine en version adaptée :
favoriser la lecture impliquée des élèves
d’adaptation13, la collection « classiques abrégés »
de l’École des Loisirs a retenu notre attention.
La comparaison de la version abrégée avec
Il s’agit d’ailleurs d’un abrègement, et non d’une
la version originale (ici le meurtre de Séverine15),
réécriture (sauf dans le cas d’œuvres du Moyen
fait apparaitre une conservation des enjeux es-
Âge), pour favoriser l’identification et l’accès à
sentiels que la réduction du texte rend plus im-
des textes ainsi rendus vivants et plus proches
médiatement accessibles : la folie homicide irré-
de leurs lecteurs potentiels14. Le choix de La Bête
pressible, le lien indissoluble entre le désir sexuel
humaine, outre son adéquation aux programmes
et le désir de meurtre, le meurtre initial, celui de
de seconde, a été conditionné par le potentiel
Grandmorin, comme élément déclencheur, et la
d’implication des thèmes zoliens : l’hérédité, la
présence obsédante du train, hautement symbo-
folie homicide, les passions, et fondamentale-
lique dans l’œuvre.
ment, le thème de la fêlure ; le terme, qui apparait pour la première fois dans La Bête humaine,
Extrait du chapitre XI
désigne non seulement l’atavisme héréditaire,
mais aussi ces « cassures », par lesquels le moi
[…] Jacques, sans se retourner, de sa main
échappe au personnage, jusqu’à le conduire
droite, tâtonnante en arrière, avait pris le cou-
à l’irréparable. L’œuvre de Zola porte ainsi un
teau. Et, un instant, il resta ainsi, à le serrer dans
regard singulier sur la notion même d’identité,
son poing. Était-ce sa soif qui était revenue, de
renvoyant le lecteur impliqué aux processus
venger des offenses très anciennes, dont il aurait
complexes par lesquels s’élabore sa propre lec-
perdu l’exacte mémoire, cette rancune amassée
ture subjective.
de mâle en mâle, depuis la première tromperie
au fond des cavernes ? Il fixait sur Séverine ses
yeux fous, il n’avait plus que le besoin de la jeter
morte sur son dos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres. La porte d’épouvante s’ouvrait
13
sur ce gouffre noir du sexe, l’amour jusque dans
misère du patrimoine littéraire », in Hélène Gondrand
la mort, détruire pour posséder davantage.
Brigitte Louichon (2007), « L’adaptation : grandeur et
(Ed.), Adapter des œuvres littéraires pour les enfants.
Enjeux et pratiques scolaires, Les Cahiers de Lire écrire à
15
Émile Zola, La Bête humaine, Chapitre XI. Nous
l’école, CRDP de l’Académie de Grenoble, p. 11-26.
avons choisi ici de superposer les deux versions :
14
Nous renvoyons à l’article dans lequel Boris Mois-
la version abrégée apparait en gras. Émile Zola (2001),
sard défend le principe de l’abrègement et explique
La Bête humaine, préface de Gilles Deleuze, édition
ses choix : Boris Moissard (2005-2006), « Abréger le ro-
d’Henri Mitterand, Paris, Folio classiques, p. 416-
man : l’irrespect par respect », in Défense et illustration
419. / Émile Zola (2007), La Bête humaine, abrégé par
des « Classiques abrégé » de l’École des loisirs, L’École
Boris Moissard, Paris, L’École des loisirs, coll. « Clas-
des Lettres, n°6-7, p. 7-12.
siques abrégés », p. 213-214.
83
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
« Embrasse-moi, embrasse-moi… » Elle
dressés, un casque d’horreur, sombre comme la
renversait son visage soumis, d’une tendresse
nuit. Les yeux de pervenche, élargis démesuré-
suppliante, découvrait son cou nu, à l’attache
ment, questionnaient encore, éperdus, terrifiés
voluptueuse de la gorge. Et lui, voyant cette
du mystère. Pourquoi, pourquoi l’avait-il assassi-
chair blanche, comme dans un éclat d’incen-
née ? Et elle venait d’être broyée, emportée dans
die, leva le poing, armé du couteau. Mais elle
la fatalité du meurtre, en inconsciente que la vie
avait aperçu l’éclair de la lame, elle se rejeta en
avait roulée de la boue dans le sang, tendre et
arrière, béante de surprise et de terreur.
innocente quand même, sans qu’elle eût jamais
« Jacques, Jacques… Moi, mon Dieu !
Pourquoi ? pourquoi ? » Les dents serrées, il ne
disait pas un mot, il la poursuivait.
84
compris.
Mais Jacques s’étonna. Il entendait un reniflement de bête, grognement de sanglier, rugis-
Une courte lutte la ramena près du lit. Elle
sement de lion ; et il se tranquillisa, c’était lui qui
reculait, hagarde, sans défense, la chemise arra-
soufflait. Enfin, enfin ! Il s’était donc contenté,
chée.
il avait tué ! Oui, il avait fait ça. Une joie effré« Pourquoi ? mon Dieu ! pourquoi ? » Et il
née, une jouissance énorme le soulevait, dans
abattit le poing, et le couteau lui cloua la ques-
la pleine satisfaction de l’éternel désir. Il en
tion dans la gorge. En frappant, il avait retourné
éprouvait une surprise d’orgueil, un grandis-
l’arme, par un effroyable besoin de la main qui se
sement de sa souveraineté de mâle. La femme,
contenait : le même coup que pour le président
il l’avait tuée, il la possédait, comme il désirait
Grandmorin, à la même place, avec la même
depuis si longtemps la posséder, tout entière,
rage. Avait-elle crié ? il ne le sut jamais. À cette
jusqu’à l’anéantir. Elle n’était plus, elle ne serait
seconde, passait l’express de Paris, si violent, si
jamais plus à personne. Et un souvenir aigu lui
rapide, que le plancher en trembla ; et elle était
revenait, celui de l’autre assassiné, le cadavre
morte, comme foudroyée dans cette tempête.
du président Grandmorin, qu’il avait vu, par la
Immobile, Jacques maintenant la regar-
nuit terrible, à cinq cents mètres de là. Ce corps
dait, allongée à ses pieds, devant le lit. Le train
délicat, si blanc, rayé de rouge, c’était la même
se perdait au loin, il la regardait dans le lourd si-
loque humaine, le pantin cassé, la chiffe molle,
lence de la chambre rouge. Au milieu de ces ten-
qu’un coup de couteau fait d’une créature. Oui,
tures rouges, de ces rideaux rouges, par terre,
c’était ça. Il avait tué, et il y avait ça par terre.
elle saignait beaucoup, d’un flot rouge qui ruis-
Comme l’autre, elle venait de culbuter, mais sur
selait entre les seins, s’épandait sur le ventre,
le dos, les jambes écartées, le bras gauche re-
jusqu’à une cuisse, d’où il retombait en grosses
plié sous le flanc, le droit tordu, à demi arraché
gouttes sur le parquet. La chemise, à moitié
de l’épaule. N’était-ce pas cette nuit-là que, le
fendue, en était trempée. Jamais il n’aurait cru
cœur battant à grands coups, il s’était juré d’oser
qu’elle avait tant de sang. Et ce qui le retenait,
à son tour, dans un prurit de meurtre qui s’exas-
hanté, c’était le masque d’abominable terreur
pérait comme une concupiscence, au spectacle
que prenait, dans la mort, cette face de femme
de l’homme égorgé ? Ah ! N’être pas lâche, se sa-
jolie, douce, si docile. Les cheveux noirs s’étaient
tisfaire, enfoncer le couteau ! Obscurément, cela
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
avait germé, avait grandi en lui ; pas une heure,
Ainsi la didactisation de l’extrait proposé
depuis un an, sans qu’il eût marché vers l’inévi-
va s’appuyer sur ces entrées, pour amener les
table ; même au cou de cette femme, sous ses
élèves à engager une lecture impliquée. Des
baisers, le sourd travail s’achevait ; et les deux
questions leur sont posées, dont les réponses
meurtres s’étaient rejoints, l’un n’était-il pas la
sont consignées dans un carnet de lecture et
logique de l’autre ?
ont un statut d’écrits intermédiaires17. Il s’agit
de se situer dans un premier temps dans une
Boris Moissard élimine ce qui pourrait
perspective non modélisante, c’est-à-dire hors
émotionnellement prendre une place trop im-
du cadre de l’analyse littéraire. Cependant ces
portante et occulter l’essentiel : notamment la
questions, bien qu’elles ne ressortissent pas à la
description de la course-poursuite et du corps
posture d’extériorité du commentaire de texte,
assassiné de Séverine, la référence à une dimen-
ont pour but d’amener par la suite l’élève-lecteur
sion anthropologique de la lutte des sexes, qui
à devenir élève-commentateur, en passant de
n’est pas structurante de la fêlure de Jacques.
l’analyse de son activité de lecteur à l’analyse de
Par ailleurs, la portion de texte conservé reste
l’activité de scripteur de Zola. Les questions doi-
support de lecture subjective, dans la mesure
vent ainsi s’affranchir de la simple sollicitation
où le lecteur, notamment, doit imaginer le point
d’une opinion (j’aime/ je n’aime pas), pour susci-
de vue de Séverine, auquel le narrateur ne nous
ter l’émergence d’images mentales en lien avec
donne pas accès. S’ouvre alors une béance du
ce qui est effectivement ressenti par le lecteur.
texte, appelant l’investissement du lecteur, la
Nous nous situons bien dans le cadre d’une théo-
recomposition de l’absence, selon des modali-
rie de l’effet, selon Wolgang Iser : l’effet produit
tés qui ont été théorisées par Nathalie Lacelle et
par l’œuvre est effectivement programmé par
Gérard Langlade :
l’auteur, mais s’y greffent tous les effets et ac-
-- Le contenu fictionnel de l’œuvre est en effet tou-
tualisations propres à chaque lecteur singulier18.
jours investi, transformé, singularisé par l’activité
Nous ne donnons ici que quelques exemples des
fictionnalisante du lecteur qui produit des images
questions qui ont été posées aux élèves :
et des sons en « complément » de l’œuvre (concrétisation imageante ou auditive), réagit à ses carac-
17
téristiques formelles (impact esthétique), établit
(2002), « L’activité réflexive dans les écrits intermé-
des liens de causalité entre les événements ou les
diaires : quels indicateurs ? », in Parler et écrire pour
actions des personnages (cohérence mimétique),
penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexif,
(re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de
Paris, PUF, p. 26.
son propre imaginaire (activité fantasmatique),
18
porte des jugements sur l’action et la motivation
passif d’acceptation mais bien une réponse productive
des personnages (réaction axiologique)16.
à une différence vécue ». Wofgang Iser (1985), p. 241.
Jean-Charles
Chabanne,
Dominique
Bucheton
« La compréhension du texte, n’est pas un processus
16
Gérard Lacelle, Nathalie Langlade, « Former des
C’est ce qu’Iser nomme « l’effet consommé » de la lec-
lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des
ture ; le texte n’étant autre chose qu’« un potentiel
œuvres », in Jean-Louis Dufays (2007), p. 55.
d’action que le procès de la lecture actualise » (p. 13).
85
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
1. À quoi pense Séverine au moment où
Reste à articuler ces premiers écrits « im-
Jacques la tue ? (activité fantasmatique)
pliqués » à l’écrit plus normé que constitue l’ana-
2. Quelles émotions as-tu ressenties à la
lyse littéraire, et à réinvestir les images mentales
lecture de ce passage ? Pourquoi ? (activité
et émotions ressenties pour en créer soi-même,
fantasmatique)
dans le cadre de l’écriture d’invention : l’atelier
3. Pensais-tu que Jacques allait finir par tuer
s’est ainsi achevé sur quelques observations
Séverine ? Pourquoi ? (cohérence mimétique
concernant les écrits réalisés par les élèves,
et réaction axiologique)
cette fois dans le cadre de la préparation à l’EAF.
4. Penses-tu que Zola a eu raison de « tuer »
Dans nombre de cas, les écrits intermédiaires
Séverine ? Pourquoi ? (impact esthétique)
sollicitant la lecture subjective apparaissent
5. Pourquoi Zola ne nous dit-il pas à quoi
bien comme des passerelles vers l’écrit normé
pense Séverine lorsque Jacques la tue ? (im-
(type EAF). Globalement, on peut distinguer
pact esthétique)
deux types d’attitudes qui témoignent de l’instauration ou non d’un nouveau rapport au texte
Les réponses des élèves témoignent, de
littéraire. D’une part, certains élèves peinent à
manière générale, d’une implication réelle ; on
s’affranchir du texte patrimonial comme docu-
peut citer un élève se déclarant « satisfait » que
ment-modèle et répondent aux questions d’ana-
Jacques ait tué Séverine car « le personnage est
lyse et d’invention en recopiant des passages du
allé jusqu’au bout de sa logique » ; une élève se dit
texte. D’autre part, on peut noter chez d’autres
« triste » car elle pensait que « l’amour allait l’em-
un véritable réinvestissement des images men-
porter, mais c’est la folie qui a gagné » ; un autre
tales ou émotions ressenties à l’occasion, notam-
se dit « surpris » pour la même raison. À la ques-
ment, d’une écriture d’invention demandant de
tion 5, plusieurs élèves ont répondu que c’est
rédiger le monologue intérieur de Jacques après
pour rendre la scène plus rapide, ne pas ennuyer
la tentative d’assassinat de Philomène. On note
le lecteur car l’essentiel c’est qu’elle meure ; un
alors des prises de risques, des essais (création
autre qu’elle n’a pas le temps de penser ; un
de métaphores notamment), qui témoignent du
autre que Zola veut conserver le mystère. Toutes
nouveau statut conféré au texte littéraire : lieu
ces réponses sont permises par le texte. Le texte
d’investissement et de braconnage, pour para-
intégral a ensuite été proposé aux élèves, et les
phraser Michel de Certeau.
choix de l’adaptateur discutés. Beaucoup ont
regretté la disparition de la description du cadavre de Séverine, dont l’aspect horrifique correspond aux attentes de certains jeunes lecteurs
dans leurs lectures extra-scolaires.
86
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
Conclusion
De document prescriptif, le texte littéraire patrimonial peut ainsi devenir texte-support à une lecture subjective, nourrissant en retour une approche doublement distanciée : distance nécessaire que
requiert le processus d’analyse, mais aussi prise de distance avec le modèle qui ne commande plus une
stricte imitation. Le travail de l’enseignant consiste alors à didactiser le texte pour permettre ce double
mouvement d’implication et de distanciation. De nombreuses pistes restent ainsi à explorer, notamment la question du travail préparatoire et du pré-rédactionnel.
Bibliographie
Baudelot, C., Cartier, M. et Détrez, C. (1999). Et pourtant ils lisent…, Paris : Seuil.
BO spécial n°9 du 30 septembre 2010. Programmes de l’enseignement commun de français en classe de
seconde générale et technologique.
Chabanne, J.-C., Bucheton, D. (2002). « L’activité réflexive dans les écrits intermédiaires : quels indicateurs ? », in Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexif, Paris, PUF,
p. 25-52.
Dufays, J.-L. (1994). Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Mardaga.
Dufays, J.-L. (2007). Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, Louvain, UCL.
Iser W. (1985). L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Évelyne Sznycer, Mardaga, Bruxelles.
Jauss ,H.-R. (1978). Pour une esthétique de la réception, Gallimard, coll. «Tel ».
Jouve, V. (1992). L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF.
Jouve, V. (2006). « La lecture comme retour sur soi : de l’intérêt pédagogique des lectures subjectives »,
in G. Langlade, A. Rouxel, p. 105-114.
87
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde.
Compte rendu d’atelier.
Magali Jeannin-Corbin
Langlade, G. et Rouxel, A. (2006). Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature,
Presses universitaires de Rennes.
Lacelle, G. et Langlade, N. (2007). « Former des lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des
œuvres », in J.-L. Dufays, p. 55-64.
Louichon, B. (2007). « L’adaptation : grandeur et misère du patrimoine littéraire », in H. Gondrand (Ed.),
Adapter des œuvres littéraires pour les enfants. Enjeux et pratiques scolaires, Les Cahiers de Lire écrire à
l’école, CRDP de l’Académie de Grenoble, p. 11-26. Louichon B. (2007). « Du discours didactique au texte institutionnel : de la nécessaire tension à la difficile
synthèse », in Le Français aujourd’hui, 1, n° 156, p. 15-23.
Louichon, B. (2009). La Littérature après-coup, Presses universitaires de Rennes.
Louichon, B. (2010). Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, Presses universitaires de Rennes.
Louichon, B. (2011). « La lecture littéraire est-elle un concept didactique ? », in B. Daunay, Y. Reuter, et
B. Schneuwly (Ed.), Les concepts et les méthodes en didactique du français, Presses universitaires de Namur/AIRDF, p. 195-216.
Lumbroso, O. (2009). « Entrer dans l’écriture littéraire en Seconde. Pour un développement de la compétence programmatique : écrire de la littérature à partir de la littérature au lycée. Entre normes et initiatives, approches d’un genre, d’un style », in Écrire avec, sur, de la littérature, Repères, n° 40, p. 227-248.
Moissard, B. (2006). « Abréger le roman : l’irrespect par respect », in Défense et illustration des « Classiques abrégé » de l’École des loisirs, L’École des Lettres, n° 6-7, p. 7-12.
Picard, M. (1986). La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit.
Zola, É. (2001). La Bête humaine, préface de Gilles Deleuze, édition d’Henri Mitterand, Paris, Folio
classiques.
Zola, É. (2007). La Bête humaine, abrégé par Boris Moissard, Paris, L’École des loisirs, coll. « classiques
abrégés ».
88