81 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête
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81 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête
La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin LA DIDACTISATION DU TEXTE LITTÉRAIRE DU PATRIMOINE : LIRE LA BÊTE HUMAINE EN CLASSE DE SECONDE. COMPTE RENDU D’ATELIER Magali JEANNIN-CORBIN PIUFM, Docteur en littérature Résumé : Le texte littéraire patrimonial est souvent appréhendé par l’institution et par les élèves comme un document normé et modélisant, nécessitant une lecture experte et distanciée. Une approche différente peut être envisagée : celle de la lecture subjective. Le texte patrimonial devient alors support d’investissement individuel d’un lecteur singulier, ouvrant de nouveaux enjeux didactiques. Le choix de proposer des œuvres adaptées facilite en outre cette implication et son réinvestissement dans les exercices scolaires, comme en témoigne l’expérimentation autour de La Bête humaine présentée dans l’atelier. Mots-clés : littérature, patrimoine, adaptation, lecture subjective. La littérature du patrimoine est envisagée littéraire du patrimoine », mené dans le cadre par les textes officiels , et partant, par nombre de la journée transdisciplinaire « Document »3, d’enseignants et d’élèves, comme un document- s’est donné pour but de proposer une autre ap- support au questionnaire de lecture et à l’ana- proche du texte littéraire patrimonial : une dé- lyse littéraire, la confinant dans une littératie marche dialectique, au croisement de la lecture spécifique et strictement scolaire : le texte lit- analytique – examen d’un texte-modèle – et de téraire apparait dès lors comme un document la lecture empathique – implication individuelle modélisant, et par conséquent se trouve sou- du lecteur4. Il s’est ainsi agi d’envisager le texte 1 vent exclu des pratiques de lecture effective des élèves2. L’atelier « didactisation du texte (1999), Et pourtant ils lisent…, Paris, Seuil. Cette journée s’est tenue le 3 avril 2013 à l’IUFM de 3 1 BO spécial n°9 du 30 septembre 2010. Programmes Basse-Normandie - centre de Caen. de l’enseignement commun de français en classe de se- 4 conde générale et technologique. On peut ainsi citer ce vaux de Jean-Louis Dufays, Brigitte Louichon et Annie passage relatif aux « Exercices » recommandés dans le Rouxel. Voir Jean-Louis Dufays (Ed.) (2007), « Ensei- cadre de la préparation à l’EAF : « La pratique de l’en- gner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi semble des activités, écrites et orales, favorise l’acqui- faire ? Sens, utilité, évaluation.», Louvain, UCL ; Gérard sition des compétences nécessaires à la réussite des Langlade, Annie Rouxel (2006), « Le Sujet lecteur. lec- exercices codifiés, auxquels on initie progressivement ture subjective et enseignement de la littérature. », les élèves dès la seconde, en vue des épreuves antici- Presses universitaires de Rennes ; Brigitte Louichon pées de français ». C’est moi qui souligne. (2009), « La Littérature après-coup », Presses universi- Christian Baudelot, Marie Cartier et Christine Détrez 2 Notre démarche s’appuie notamment sur les tra- taires de Rennes. 81 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin du patrimoine comme document-support d’une à-vis du texte littéraire, conduit la lecture scolaire lecture favorisant les processus d’identification, à n’être plus qu’« pratique sans croyance7 ». Une à partir de l’exemple de La Bête humaine d’Émile autre approche est possible, nourrie par les ana- Zola, dans sa version adaptée par Boris Moissard lyses de certains théoriciens de la réception, no- pour l’École des Loisirs. Le cadre de travail a été tamment Hans Robert Jauss8, Wolfgang Iser9, et celui d’une expérimentation menée à l’automne surtout Michel Picard10, relu par Vincent Jouve11. 2012 dans deux classes de seconde générale à À la lecture-modèle se superpose ainsi la lecture Lisieux (14). La didactisation du texte littéraire impliquée, sans pour autant s’y substituer : le pari du patrimoine s’est alors structurée au carrefour est que l’implication dans la lecture, en transfor- de deux questions essentielles : celle de l’adap- mant le rapport du lecteur au texte, va permettre tation et celle de la lecture subjective. de reconsidérer son approche, et de nourrir les réflexions du lecteur modèle de celles du lecteur impliqué. Il s’agit ainsi, pour reprendre le titre 1) Adaptation et lecture subjective d’un ouvrage de Brigitte Louichon, d’articuler corpus scolaire et bibliothèque intérieure12. Le texte littéraire, pour nombre d’élèves, apparait comme un document quasi muséal : un (1999), p. 199. donné social intouchable, d’autant plus que le 8 modèle valorisé par les textes officiels est bien réception, Gallimard, coll. « Tel ». celui de la posture d’extériorité d’un lecteur 9 « idéal », capable de saisir les effets voulus par l’effet esthétique, trad. Évelyne Sznycer, Mardaga, l’auteur, de comprendre l’usage que ce dernier Bruxelles. fait des stéréotypes5 et même de le reproduire 10 dans le cadre de l’écrit dit « d’invention », exer- tions de Minuit. Selon Picard tout lecteur est triple : le cice-type de l’EAF6. Néanmoins cette approche, liseur reste en lien avec la réalité ; le lu s’abandonne qui réclame une position de totale extériorité vis- aux émotions jusqu’aux limites de ses fantasmes ; le Au sens que leur donne notamment Jean-Louis 82 Nous empruntons ce terme à Christian Baudelot 7 Hans Robert Jauss (1978), Pour une esthétique de la Wolfgang Iser (1985), L’acte de lecture. Théorie de Michel Picard (1986), La lecture comme jeu, Paris, Édi- 5 lectant est l’instance critique. Dufays (1994), Stéréotype et lecture. Essai sur la récep- 11 tion littéraire, Bruxelles, Mardaga. roman, Paris, PUF. Vincent Jouve pose le concept de Vincent Jouve (1992), L’effet-personnage dans le 6 Voir notamment Brigitte Louichon (2007), « Du dis- liseur comme peu opératoire. Au niveau « participatif », cours didactique au texte institutionnel : de la nécessaire il opère une partition : il ajoute au lu, passif, le lisant, tension à la difficile synthèse », in Le Français aujourd’hui, actif (instance active et volontaire de l’identification). 1, n°156, p. 15-23. Voir également Brigitte Louichon Jouve propose une application directe à la didactique (2011), « La lecture littéraire est-elle un concept didac- de la lecture de ces concepts : « La lecture comme re- tique ? », in Bertrand Daunay, Yves Reuter, et Bernard tour sur soi : de l’intérêt pédagogique des lectures sub- Schneuwly (Ed.) (2011), Les concepts et les méthodes en jectives », in Gérard Langlade, Annie Rouxel (2006). didactique du français, Presses universitaires de Namur/ 12 AIRDF, p. 195-216. bliothèque intérieure, Presses universitaires de Rennes. Brigitte Louichon (2010), Du corpus scolaire à la bi- La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin Tout en gardant présentes à l’esprit les réserves que l’on peut émettre sur certains choix 2 ) La Bête Humaine en version adaptée : favoriser la lecture impliquée des élèves d’adaptation13, la collection « classiques abrégés » de l’École des Loisirs a retenu notre attention. La comparaison de la version abrégée avec Il s’agit d’ailleurs d’un abrègement, et non d’une la version originale (ici le meurtre de Séverine15), réécriture (sauf dans le cas d’œuvres du Moyen fait apparaitre une conservation des enjeux es- Âge), pour favoriser l’identification et l’accès à sentiels que la réduction du texte rend plus im- des textes ainsi rendus vivants et plus proches médiatement accessibles : la folie homicide irré- de leurs lecteurs potentiels14. Le choix de La Bête pressible, le lien indissoluble entre le désir sexuel humaine, outre son adéquation aux programmes et le désir de meurtre, le meurtre initial, celui de de seconde, a été conditionné par le potentiel Grandmorin, comme élément déclencheur, et la d’implication des thèmes zoliens : l’hérédité, la présence obsédante du train, hautement symbo- folie homicide, les passions, et fondamentale- lique dans l’œuvre. ment, le thème de la fêlure ; le terme, qui apparait pour la première fois dans La Bête humaine, Extrait du chapitre XI désigne non seulement l’atavisme héréditaire, mais aussi ces « cassures », par lesquels le moi […] Jacques, sans se retourner, de sa main échappe au personnage, jusqu’à le conduire droite, tâtonnante en arrière, avait pris le cou- à l’irréparable. L’œuvre de Zola porte ainsi un teau. Et, un instant, il resta ainsi, à le serrer dans regard singulier sur la notion même d’identité, son poing. Était-ce sa soif qui était revenue, de renvoyant le lecteur impliqué aux processus venger des offenses très anciennes, dont il aurait complexes par lesquels s’élabore sa propre lec- perdu l’exacte mémoire, cette rancune amassée ture subjective. de mâle en mâle, depuis la première tromperie au fond des cavernes ? Il fixait sur Séverine ses yeux fous, il n’avait plus que le besoin de la jeter morte sur son dos, ainsi qu’une proie qu’on arrache aux autres. La porte d’épouvante s’ouvrait 13 sur ce gouffre noir du sexe, l’amour jusque dans misère du patrimoine littéraire », in Hélène Gondrand la mort, détruire pour posséder davantage. Brigitte Louichon (2007), « L’adaptation : grandeur et (Ed.), Adapter des œuvres littéraires pour les enfants. Enjeux et pratiques scolaires, Les Cahiers de Lire écrire à 15 Émile Zola, La Bête humaine, Chapitre XI. Nous l’école, CRDP de l’Académie de Grenoble, p. 11-26. avons choisi ici de superposer les deux versions : 14 Nous renvoyons à l’article dans lequel Boris Mois- la version abrégée apparait en gras. Émile Zola (2001), sard défend le principe de l’abrègement et explique La Bête humaine, préface de Gilles Deleuze, édition ses choix : Boris Moissard (2005-2006), « Abréger le ro- d’Henri Mitterand, Paris, Folio classiques, p. 416- man : l’irrespect par respect », in Défense et illustration 419. / Émile Zola (2007), La Bête humaine, abrégé par des « Classiques abrégé » de l’École des loisirs, L’École Boris Moissard, Paris, L’École des loisirs, coll. « Clas- des Lettres, n°6-7, p. 7-12. siques abrégés », p. 213-214. 83 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin « Embrasse-moi, embrasse-moi… » Elle dressés, un casque d’horreur, sombre comme la renversait son visage soumis, d’une tendresse nuit. Les yeux de pervenche, élargis démesuré- suppliante, découvrait son cou nu, à l’attache ment, questionnaient encore, éperdus, terrifiés voluptueuse de la gorge. Et lui, voyant cette du mystère. Pourquoi, pourquoi l’avait-il assassi- chair blanche, comme dans un éclat d’incen- née ? Et elle venait d’être broyée, emportée dans die, leva le poing, armé du couteau. Mais elle la fatalité du meurtre, en inconsciente que la vie avait aperçu l’éclair de la lame, elle se rejeta en avait roulée de la boue dans le sang, tendre et arrière, béante de surprise et de terreur. innocente quand même, sans qu’elle eût jamais « Jacques, Jacques… Moi, mon Dieu ! Pourquoi ? pourquoi ? » Les dents serrées, il ne disait pas un mot, il la poursuivait. 84 compris. Mais Jacques s’étonna. Il entendait un reniflement de bête, grognement de sanglier, rugis- Une courte lutte la ramena près du lit. Elle sement de lion ; et il se tranquillisa, c’était lui qui reculait, hagarde, sans défense, la chemise arra- soufflait. Enfin, enfin ! Il s’était donc contenté, chée. il avait tué ! Oui, il avait fait ça. Une joie effré« Pourquoi ? mon Dieu ! pourquoi ? » Et il née, une jouissance énorme le soulevait, dans abattit le poing, et le couteau lui cloua la ques- la pleine satisfaction de l’éternel désir. Il en tion dans la gorge. En frappant, il avait retourné éprouvait une surprise d’orgueil, un grandis- l’arme, par un effroyable besoin de la main qui se sement de sa souveraineté de mâle. La femme, contenait : le même coup que pour le président il l’avait tuée, il la possédait, comme il désirait Grandmorin, à la même place, avec la même depuis si longtemps la posséder, tout entière, rage. Avait-elle crié ? il ne le sut jamais. À cette jusqu’à l’anéantir. Elle n’était plus, elle ne serait seconde, passait l’express de Paris, si violent, si jamais plus à personne. Et un souvenir aigu lui rapide, que le plancher en trembla ; et elle était revenait, celui de l’autre assassiné, le cadavre morte, comme foudroyée dans cette tempête. du président Grandmorin, qu’il avait vu, par la Immobile, Jacques maintenant la regar- nuit terrible, à cinq cents mètres de là. Ce corps dait, allongée à ses pieds, devant le lit. Le train délicat, si blanc, rayé de rouge, c’était la même se perdait au loin, il la regardait dans le lourd si- loque humaine, le pantin cassé, la chiffe molle, lence de la chambre rouge. Au milieu de ces ten- qu’un coup de couteau fait d’une créature. Oui, tures rouges, de ces rideaux rouges, par terre, c’était ça. Il avait tué, et il y avait ça par terre. elle saignait beaucoup, d’un flot rouge qui ruis- Comme l’autre, elle venait de culbuter, mais sur selait entre les seins, s’épandait sur le ventre, le dos, les jambes écartées, le bras gauche re- jusqu’à une cuisse, d’où il retombait en grosses plié sous le flanc, le droit tordu, à demi arraché gouttes sur le parquet. La chemise, à moitié de l’épaule. N’était-ce pas cette nuit-là que, le fendue, en était trempée. Jamais il n’aurait cru cœur battant à grands coups, il s’était juré d’oser qu’elle avait tant de sang. Et ce qui le retenait, à son tour, dans un prurit de meurtre qui s’exas- hanté, c’était le masque d’abominable terreur pérait comme une concupiscence, au spectacle que prenait, dans la mort, cette face de femme de l’homme égorgé ? Ah ! N’être pas lâche, se sa- jolie, douce, si docile. Les cheveux noirs s’étaient tisfaire, enfoncer le couteau ! Obscurément, cela La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin avait germé, avait grandi en lui ; pas une heure, Ainsi la didactisation de l’extrait proposé depuis un an, sans qu’il eût marché vers l’inévi- va s’appuyer sur ces entrées, pour amener les table ; même au cou de cette femme, sous ses élèves à engager une lecture impliquée. Des baisers, le sourd travail s’achevait ; et les deux questions leur sont posées, dont les réponses meurtres s’étaient rejoints, l’un n’était-il pas la sont consignées dans un carnet de lecture et logique de l’autre ? ont un statut d’écrits intermédiaires17. Il s’agit de se situer dans un premier temps dans une Boris Moissard élimine ce qui pourrait perspective non modélisante, c’est-à-dire hors émotionnellement prendre une place trop im- du cadre de l’analyse littéraire. Cependant ces portante et occulter l’essentiel : notamment la questions, bien qu’elles ne ressortissent pas à la description de la course-poursuite et du corps posture d’extériorité du commentaire de texte, assassiné de Séverine, la référence à une dimen- ont pour but d’amener par la suite l’élève-lecteur sion anthropologique de la lutte des sexes, qui à devenir élève-commentateur, en passant de n’est pas structurante de la fêlure de Jacques. l’analyse de son activité de lecteur à l’analyse de Par ailleurs, la portion de texte conservé reste l’activité de scripteur de Zola. Les questions doi- support de lecture subjective, dans la mesure vent ainsi s’affranchir de la simple sollicitation où le lecteur, notamment, doit imaginer le point d’une opinion (j’aime/ je n’aime pas), pour susci- de vue de Séverine, auquel le narrateur ne nous ter l’émergence d’images mentales en lien avec donne pas accès. S’ouvre alors une béance du ce qui est effectivement ressenti par le lecteur. texte, appelant l’investissement du lecteur, la Nous nous situons bien dans le cadre d’une théo- recomposition de l’absence, selon des modali- rie de l’effet, selon Wolgang Iser : l’effet produit tés qui ont été théorisées par Nathalie Lacelle et par l’œuvre est effectivement programmé par Gérard Langlade : l’auteur, mais s’y greffent tous les effets et ac- -- Le contenu fictionnel de l’œuvre est en effet tou- tualisations propres à chaque lecteur singulier18. jours investi, transformé, singularisé par l’activité Nous ne donnons ici que quelques exemples des fictionnalisante du lecteur qui produit des images questions qui ont été posées aux élèves : et des sons en « complément » de l’œuvre (concrétisation imageante ou auditive), réagit à ses carac- 17 téristiques formelles (impact esthétique), établit (2002), « L’activité réflexive dans les écrits intermé- des liens de causalité entre les événements ou les diaires : quels indicateurs ? », in Parler et écrire pour actions des personnages (cohérence mimétique), penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexif, (re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de Paris, PUF, p. 26. son propre imaginaire (activité fantasmatique), 18 porte des jugements sur l’action et la motivation passif d’acceptation mais bien une réponse productive des personnages (réaction axiologique)16. à une différence vécue ». Wofgang Iser (1985), p. 241. Jean-Charles Chabanne, Dominique Bucheton « La compréhension du texte, n’est pas un processus 16 Gérard Lacelle, Nathalie Langlade, « Former des C’est ce qu’Iser nomme « l’effet consommé » de la lec- lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des ture ; le texte n’étant autre chose qu’« un potentiel œuvres », in Jean-Louis Dufays (2007), p. 55. d’action que le procès de la lecture actualise » (p. 13). 85 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin 1. À quoi pense Séverine au moment où Reste à articuler ces premiers écrits « im- Jacques la tue ? (activité fantasmatique) pliqués » à l’écrit plus normé que constitue l’ana- 2. Quelles émotions as-tu ressenties à la lyse littéraire, et à réinvestir les images mentales lecture de ce passage ? Pourquoi ? (activité et émotions ressenties pour en créer soi-même, fantasmatique) dans le cadre de l’écriture d’invention : l’atelier 3. Pensais-tu que Jacques allait finir par tuer s’est ainsi achevé sur quelques observations Séverine ? Pourquoi ? (cohérence mimétique concernant les écrits réalisés par les élèves, et réaction axiologique) cette fois dans le cadre de la préparation à l’EAF. 4. Penses-tu que Zola a eu raison de « tuer » Dans nombre de cas, les écrits intermédiaires Séverine ? Pourquoi ? (impact esthétique) sollicitant la lecture subjective apparaissent 5. Pourquoi Zola ne nous dit-il pas à quoi bien comme des passerelles vers l’écrit normé pense Séverine lorsque Jacques la tue ? (im- (type EAF). Globalement, on peut distinguer pact esthétique) deux types d’attitudes qui témoignent de l’instauration ou non d’un nouveau rapport au texte Les réponses des élèves témoignent, de littéraire. D’une part, certains élèves peinent à manière générale, d’une implication réelle ; on s’affranchir du texte patrimonial comme docu- peut citer un élève se déclarant « satisfait » que ment-modèle et répondent aux questions d’ana- Jacques ait tué Séverine car « le personnage est lyse et d’invention en recopiant des passages du allé jusqu’au bout de sa logique » ; une élève se dit texte. D’autre part, on peut noter chez d’autres « triste » car elle pensait que « l’amour allait l’em- un véritable réinvestissement des images men- porter, mais c’est la folie qui a gagné » ; un autre tales ou émotions ressenties à l’occasion, notam- se dit « surpris » pour la même raison. À la ques- ment, d’une écriture d’invention demandant de tion 5, plusieurs élèves ont répondu que c’est rédiger le monologue intérieur de Jacques après pour rendre la scène plus rapide, ne pas ennuyer la tentative d’assassinat de Philomène. On note le lecteur car l’essentiel c’est qu’elle meure ; un alors des prises de risques, des essais (création autre qu’elle n’a pas le temps de penser ; un de métaphores notamment), qui témoignent du autre que Zola veut conserver le mystère. Toutes nouveau statut conféré au texte littéraire : lieu ces réponses sont permises par le texte. Le texte d’investissement et de braconnage, pour para- intégral a ensuite été proposé aux élèves, et les phraser Michel de Certeau. choix de l’adaptateur discutés. Beaucoup ont regretté la disparition de la description du cadavre de Séverine, dont l’aspect horrifique correspond aux attentes de certains jeunes lecteurs dans leurs lectures extra-scolaires. 86 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin Conclusion De document prescriptif, le texte littéraire patrimonial peut ainsi devenir texte-support à une lecture subjective, nourrissant en retour une approche doublement distanciée : distance nécessaire que requiert le processus d’analyse, mais aussi prise de distance avec le modèle qui ne commande plus une stricte imitation. Le travail de l’enseignant consiste alors à didactiser le texte pour permettre ce double mouvement d’implication et de distanciation. De nombreuses pistes restent ainsi à explorer, notamment la question du travail préparatoire et du pré-rédactionnel. Bibliographie Baudelot, C., Cartier, M. et Détrez, C. (1999). Et pourtant ils lisent…, Paris : Seuil. BO spécial n°9 du 30 septembre 2010. Programmes de l’enseignement commun de français en classe de seconde générale et technologique. Chabanne, J.-C., Bucheton, D. (2002). « L’activité réflexive dans les écrits intermédiaires : quels indicateurs ? », in Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexif, Paris, PUF, p. 25-52. Dufays, J.-L. (1994). Stéréotype et lecture. Essai sur la réception littéraire, Bruxelles, Mardaga. Dufays, J.-L. (2007). Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, Louvain, UCL. Iser W. (1985). L’acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique, trad. Évelyne Sznycer, Mardaga, Bruxelles. Jauss ,H.-R. (1978). Pour une esthétique de la réception, Gallimard, coll. «Tel ». Jouve, V. (1992). L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF. Jouve, V. (2006). « La lecture comme retour sur soi : de l’intérêt pédagogique des lectures subjectives », in G. Langlade, A. Rouxel, p. 105-114. 87 La didactisation du texte littéraire du patrimoine : lire La Bête Humaine en classe de seconde. Compte rendu d’atelier. Magali Jeannin-Corbin Langlade, G. et Rouxel, A. (2006). Le Sujet lecteur. Lecture subjective et enseignement de la littérature, Presses universitaires de Rennes. Lacelle, G. et Langlade, N. (2007). « Former des lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des œuvres », in J.-L. Dufays, p. 55-64. Louichon, B. (2007). « L’adaptation : grandeur et misère du patrimoine littéraire », in H. Gondrand (Ed.), Adapter des œuvres littéraires pour les enfants. Enjeux et pratiques scolaires, Les Cahiers de Lire écrire à l’école, CRDP de l’Académie de Grenoble, p. 11-26. Louichon B. (2007). « Du discours didactique au texte institutionnel : de la nécessaire tension à la difficile synthèse », in Le Français aujourd’hui, 1, n° 156, p. 15-23. Louichon, B. (2009). La Littérature après-coup, Presses universitaires de Rennes. Louichon, B. (2010). Du corpus scolaire à la bibliothèque intérieure, Presses universitaires de Rennes. Louichon, B. (2011). « La lecture littéraire est-elle un concept didactique ? », in B. Daunay, Y. Reuter, et B. Schneuwly (Ed.), Les concepts et les méthodes en didactique du français, Presses universitaires de Namur/AIRDF, p. 195-216. Lumbroso, O. (2009). « Entrer dans l’écriture littéraire en Seconde. Pour un développement de la compétence programmatique : écrire de la littérature à partir de la littérature au lycée. Entre normes et initiatives, approches d’un genre, d’un style », in Écrire avec, sur, de la littérature, Repères, n° 40, p. 227-248. Moissard, B. (2006). « Abréger le roman : l’irrespect par respect », in Défense et illustration des « Classiques abrégé » de l’École des loisirs, L’École des Lettres, n° 6-7, p. 7-12. Picard, M. (1986). La lecture comme jeu, Paris, Éditions de Minuit. 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