Travailler n`est pas seulement produire

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Travailler n`est pas seulement produire
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INTERVIEW
Travailler n’est pas seulement produire
organisation actuelle du travail à l’hôpital peut-elle expliquer le malaise hospitalier ?
Le psychiatre et psychanalyste français, Christophe Dejours, professeur titulaire de la
chaire de psychanalyse-santé-travail au CNAM, décrypte le combat entre travail réel et
approche gestionnaire du travail. Un diagnostic implacable.
L’
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PHAR : Vous vous êtes intéressé à l'histoire de la
santé des travailleurs, notamment au XIXe siècle
avec le développement du capitalisme industriel,
puis, plus près de nous, avec la taylorisation des
méthodes de production. Quel regard portez-vous
aujourd'hui sur l'organisation du travail à
l'hôpital ?
opposer des arguments de gestion aux arguments
« métier » des soignants, fondés notamment sur la qualité. Cette opposition aboutit à la casse des métiers et a
permis de disqualifier les médecins au nom de la gestion.
Christophe Dejours : L’hôpital est l’une des dernières victimes caricaturales du tournant gestionnaire pris par le travail. Dans les années 1980, beaucoup considéraient qu’il
serait un jour possible de remplacer totalement le travail
vivant humain par des robots et des systèmes. Selon les
adeptes de cette théorie, s’il y avait des profits à réaliser,
cela ne se ferait plus par le travail mais par le biais de la
gestion. Cette idée a survécu et a modifié dramatiquement
la conception même du travail. Elle consiste aujourd’hui
à dire que la gestion des stocks et de la main d’œuvre est
la source fondamentale de la richesse. Dans les universités, certains enseignent même que la gestion produit de
l’argent ! La crise économique et financière actuelle permettra peut-être de sortir de cette philosophie…
Christophe Dejours : La volonté de se débarrasser des
PHAR : Cette opposition entre gestionnaires et soignants est-elle encore d’actualité ?
gens de métier dans le but d’y substituer des gestionnaires est toujours bien réelle. Un exemple très simple : ma
fille suit des études de médecine. Le professeur de sciences humaines – qui enseigne en vérité l’économie de la
santé – demande aux étudiants de ne pas employer dans
leur copie le mot « médecin ». Il faut lui préférer, sous peine
de pénalité, le terme de « producteur de soins ».
Tout est dit.
PHAR : D’où vient cette idée que le travail est
mesurable ?
Christophe Dejours : Elle est plus ou moins tirée de la
production industrielle. Puisque les choses produites
sont matérialisées et qu’elles peuvent être comptées, le
PHAR : Quels ont été les effets de cette conceptravail serait lui aussi mesurable. À l’hôpital, il est certes
tion sur l’hôpital ?
possible de compter le nombre de malades traités ou la
durée des séjours, mais cela ne dit pas quel travail est réelChristophe Dejours : Cela a abouti à l’idée que tout y est
lement réalisé. En s’appuyant
quantifiable. Pour un gestionsur les sciences du travail, il est
naire, le fait de pouvoir mesurer
facile de démontrer que le travail
le travail doit permettre de mieux
gérer. Gérer le temps de travail, À l’hôpital, il est certes possible de n’est pas mesurable.
Pour l’essentiel, le travail
la répartition des tâches, le percompter le nombre de malades
consiste à gérer le décalage
sonnel… Et comme toute chose
entre ce qui est prescrit et ce
mesurable est échangeable, il
traités ou la durée des séjours,
serait alors devenu possible de
mais cela ne dit pas quel travail qu’il faut faire pour que cela
fonctionne. Vous avez la tâche –
tout maîtriser et d’éviter les
est réellement réalisé.
le but assigné – et le mode opétemps inutiles. La pause-café, par
ratoire pour y parvenir. Depuis
exemple, est pour un gestion50 ans, il est démontré que pernaire un temps inutile. Beaucoup
sonne ne fait jamais exactement
ont protesté en affirmant qu’il
ce qui est prescrit. Les gens n’opèrent jamais dans l’orn’était pas possible de mesurer le travail d’un médecin ou
dre prévu, et cela, même sur les chaînes de montage
d’un infirmier. Mais l’idée est tenace. À l’école des direccar, en réalité, le travail n’est jamais entièrement
teurs de Rennes, les élèves apprennent, par exemple, à
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plus faciles à prendre en charge, ses résultats seront forcément supérieurs à ceux de son confrère qui se consacre aux cas difficiles. Il est pourtant possible d’évaluer le
travail réel, mais il faut utiliser des critères de métier fondés sur le qualitatif et non pas des critères de gestion fondés sur le quantitatif.
CRÉDIT : ISTOCKPHOTO - RONNIE SAMPSON
PHAR : Quelles sont les incidences de l’évaluation
des performances sur les individus ?
prédictible. Il y a toujours des incidents qui viennent le perturber ; c’est le travail réel. L’autre moyen d’être confronté
au travail réel est de se retrouver en position d’échec. Dans
cette situation, il faut inventer des solutions qui ne sont
pas prévues par le mode opératoire. Le travail vivant est
ce qu’il faut ajouter au mode opératoire décrit pour que
cela fonctionne. Il est ce qu’il faut mettre en œuvre – son
intelligence – pour faire face au réel. Cela n’est pas mesurable.
Christophe Dejours : Le premier sentiment est l’injustice.
Le quantitatif est un critère objectif utilisé pour des raisons
de justice. Mais, en réalité, le résultat inverse est obtenu.
L’évaluation individuelle de la performance aboutit à monter les gens les uns contre les autres, favorise la concurrence déloyale, fait disparaître la confiance et naître la
méfiance entre les individus. La peur prend le dessus, le
vivre ensemble se détériore, la prévenance et le respect
vis-à-vis de l’autre disparaissent. À la fin, les solidarités s’effondrent et, finalement, tout le monde est seul. Après l’injustice, vient le temps de la solitude. L’évaluation individuelle des performances détruit toutes les solidarités
dans le travail, et face à cette injustice, quand vous réalisez que vos collègues ne lèveront pas le petit doigt pour
vous défendre, vous tombez malade. Toutes les stratégies
de défense contre les effets pathogènes du travail, mis en
évidence par la psychodynamique du travail, sont alors
détruites.
PHAR : L'introduction de la tarification à l'activité
à l'hôpital ne devrait donc pas améliorer les
choses…
Christophe Dejours : Elle ne peut que les aggraver.
L’évaluation ne tient pas compte du travail réel. Elle joue
contre la coopération au sein d’une même équipe. Les
gens n’ont plus de plaisir à être ensemble. Si vous voulez aider les gens à mieux travailler
ensemble, il faut renoncer à la T2A,
PHAR : Vous dénoncez aussi
renoncer à l’évaluation individuelle
les mésusages de l'évaluades performances et inventer d’aution individuelle dans le
Il faut renoncer à la T2A et
tres formes d’évaluation qui metmonde du travail. Pour queltent en avant la question de la
les raisons ?
inventer d’autres formes
coopération au travail. Travailler
d’évaluation qui mettent en
n’est pas seulement produire, il s’aChristophe Dejours : Un autre
avant la question de la
git d’abord de se transformer soiaspect de la conception gestionmême pour acquérir des compénaire du travail réside dans
coopération au travail.
tences nouvelles. Mais le travail est
la généralisation de l’évaluation
aussi vivre ensemble. Il est l’occaindividualisée des performances.
sion d’apprendre le respect de l’auCe type d’évaluation objective
tre, la prévenance, la solidarité, mais
ne peut évaluer que le visible,
aussi apprendre à parler, à écouter et à confronter ses
c'est-à-dire le résultat du travail. Mais comme le travail est
points de vue. Cet apprentissage de parole et d’écoute peut
fondamentalement subjectif, il n’est pas mesurable. Les
faire du travail un apprentissage des réquisits de la démorésultats évalués n’ont aucune proportionnalité avec le
cratie. Ce n’est pas rien.
travail réel. Si un médecin sélectionne les patients les
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PHAR : Le projet de loi « Hôpital, Patients, Santé,
Territoires » veut faire du directeur de l'établissement le seul « patron » de l'hôpital. Que vous
inspire cette vision des choses ?
Il ne faut pas promouvoir le « travailler plus pour gagner
plus », mais simplement le travailler mieux, non pas au
sens d’une quelconque excellence gestionnaire, mais
au sens de travailler dans les règles de l’art. Faire du
travail de qualité – et pas seulement du contrôle d’application de recettes gestionnaires – doit permettre aux
individus d’apporter leur contribution à l’évolution, à la
culture et à la civilisation.
Christophe Dejours : C’est le grand dogme inventé aux
États-Unis par les gestionnaires américains. Un dogme qui,
par mimétisme, est passé en France, grâce notamment à la
direction des hôpitaux. Il introduit l’idéologie de la gestion
à l’hôpital. Cela fait 25 ans que cela dure… Et maintenant,
il faudrait un patron à l’hôpital. La même chose est affirmée
pour les universités avec le succès que l’on connaît. Il s’agit d’un contresens de plus. Il faut revenir à la question du
travail et comprendre ce qui fait obstacle à sa bonne réalisation. Les gens n’aiment pas mal travailler. Quand ils le font,
c’est qu’ils ne peuvent pas faire autrement.
PHAR : Le projet de loi H PST veut
donner la possibilité aux hôpitaux de
recruter davantage de médecins avec
des statuts et des rémunérations différents. Comment la cohabitation au sein
des établissements peut-elle, selon vous,
s’opérer ?
Propos recueillis par Alexandre DHORDAIN
QU'EST-CE QUE LA
PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL
?
Christophe Dejours est le fondateur de la psychodynamique du travail. Une discipline née en France dans les
Christophe Dejours : Cela posera un certain
nombre de problèmes et de conflits entre les
individus. Mais je ne crois pas que cela soit
fondamentalement une pomme de discorde,
facteur de désorganisation. Les inégalités dans
le travail existent. Le salaire n’est pas le seul
aspect. Il y a, par exemple, des postes agréables
et d’autres moins. Des statuts ou des salaires différents risquent de créer des difficultés, mais la
diversité n’est pas en soi une mauvaise chose.
PHAR : Une autre idée est de pouvoir
mieux rémunérer les médecins qui s'impliquent dans la vie de l'hôpital. Un tel
dispositif de récompense a-t-il des effets
positifs sur le travail ?
années 1980 qui plonge ses racines dans l’analyse des
psychopathologies du travail. « Pendant longtemps, les
psychiatres ont tenté de démontrer l’existence de maladies mentales spécifiques au travail, comme il en existe
pour les maladies du corps. Sans succès. Il n’existe pas
de maladies mentales du travail. Si le travail peut jouer
un rôle dans la maladie mentale, c’est celui d’élément
déclenchant », explique le Dr Dejours. Et pour le psychiatre, si la grande majorité des individus restent dans la
normalité en dépit des contraintes souvent délétères ou
pathogènes du travail (travail à la chaîne, sous contrainte de temps…), c’est parce qu’ils développent des straté-
Christophe Dejours : Si l’objectif est d’aug-
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menter le nombre de patients soignés ou le
nombre d’actes médicaux, sans aucun doute.
Mais cela aura-t-il un effet positif sur la qualité
du travail ? Non. Aujourd’hui, l’hôpital souffre
d’une désaffection car le travail y est devenu très
difficile. Le tissu social, la solidarité et la convivialité sont déstructurés et la vie délabrée. En
jouant sur les primes, il n’est pas évident que la
situation s’améliore. Il sera toujours possible
de trouver des mercenaires… Mais est-ce que
le travail sera bien fait ? Rien n’est moins sûr.
gies de défense. La psychodynamique du travail est donc
l’analyse dynamique de ces processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail.
« Il s’agit d’un champ plus large qui étudie aussi bien les
processus en cause dans la souffrance au travail, mais
aussi les processus qui vont conduire au plaisir dans le
travail. »