Travailler n`est pas seulement produire
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Travailler n`est pas seulement produire
phar-48:phar-48 16/03/09 18:21 Page 12 INTERVIEW Travailler n’est pas seulement produire organisation actuelle du travail à l’hôpital peut-elle expliquer le malaise hospitalier ? Le psychiatre et psychanalyste français, Christophe Dejours, professeur titulaire de la chaire de psychanalyse-santé-travail au CNAM, décrypte le combat entre travail réel et approche gestionnaire du travail. Un diagnostic implacable. L’ 12 PHAR : Vous vous êtes intéressé à l'histoire de la santé des travailleurs, notamment au XIXe siècle avec le développement du capitalisme industriel, puis, plus près de nous, avec la taylorisation des méthodes de production. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur l'organisation du travail à l'hôpital ? opposer des arguments de gestion aux arguments « métier » des soignants, fondés notamment sur la qualité. Cette opposition aboutit à la casse des métiers et a permis de disqualifier les médecins au nom de la gestion. Christophe Dejours : L’hôpital est l’une des dernières victimes caricaturales du tournant gestionnaire pris par le travail. Dans les années 1980, beaucoup considéraient qu’il serait un jour possible de remplacer totalement le travail vivant humain par des robots et des systèmes. Selon les adeptes de cette théorie, s’il y avait des profits à réaliser, cela ne se ferait plus par le travail mais par le biais de la gestion. Cette idée a survécu et a modifié dramatiquement la conception même du travail. Elle consiste aujourd’hui à dire que la gestion des stocks et de la main d’œuvre est la source fondamentale de la richesse. Dans les universités, certains enseignent même que la gestion produit de l’argent ! La crise économique et financière actuelle permettra peut-être de sortir de cette philosophie… Christophe Dejours : La volonté de se débarrasser des PHAR : Cette opposition entre gestionnaires et soignants est-elle encore d’actualité ? gens de métier dans le but d’y substituer des gestionnaires est toujours bien réelle. Un exemple très simple : ma fille suit des études de médecine. Le professeur de sciences humaines – qui enseigne en vérité l’économie de la santé – demande aux étudiants de ne pas employer dans leur copie le mot « médecin ». Il faut lui préférer, sous peine de pénalité, le terme de « producteur de soins ». Tout est dit. PHAR : D’où vient cette idée que le travail est mesurable ? Christophe Dejours : Elle est plus ou moins tirée de la production industrielle. Puisque les choses produites sont matérialisées et qu’elles peuvent être comptées, le PHAR : Quels ont été les effets de cette conceptravail serait lui aussi mesurable. À l’hôpital, il est certes tion sur l’hôpital ? possible de compter le nombre de malades traités ou la durée des séjours, mais cela ne dit pas quel travail est réelChristophe Dejours : Cela a abouti à l’idée que tout y est lement réalisé. En s’appuyant quantifiable. Pour un gestionsur les sciences du travail, il est naire, le fait de pouvoir mesurer facile de démontrer que le travail le travail doit permettre de mieux gérer. Gérer le temps de travail, À l’hôpital, il est certes possible de n’est pas mesurable. Pour l’essentiel, le travail la répartition des tâches, le percompter le nombre de malades consiste à gérer le décalage sonnel… Et comme toute chose entre ce qui est prescrit et ce mesurable est échangeable, il traités ou la durée des séjours, serait alors devenu possible de mais cela ne dit pas quel travail qu’il faut faire pour que cela fonctionne. Vous avez la tâche – tout maîtriser et d’éviter les est réellement réalisé. le but assigné – et le mode opétemps inutiles. La pause-café, par ratoire pour y parvenir. Depuis exemple, est pour un gestion50 ans, il est démontré que pernaire un temps inutile. Beaucoup sonne ne fait jamais exactement ont protesté en affirmant qu’il ce qui est prescrit. Les gens n’opèrent jamais dans l’orn’était pas possible de mesurer le travail d’un médecin ou dre prévu, et cela, même sur les chaînes de montage d’un infirmier. Mais l’idée est tenace. À l’école des direccar, en réalité, le travail n’est jamais entièrement teurs de Rennes, les élèves apprennent, par exemple, à phar-48:phar-48 16/03/09 18:21 Page 13 INTERVIEW plus faciles à prendre en charge, ses résultats seront forcément supérieurs à ceux de son confrère qui se consacre aux cas difficiles. Il est pourtant possible d’évaluer le travail réel, mais il faut utiliser des critères de métier fondés sur le qualitatif et non pas des critères de gestion fondés sur le quantitatif. CRÉDIT : ISTOCKPHOTO - RONNIE SAMPSON PHAR : Quelles sont les incidences de l’évaluation des performances sur les individus ? prédictible. Il y a toujours des incidents qui viennent le perturber ; c’est le travail réel. L’autre moyen d’être confronté au travail réel est de se retrouver en position d’échec. Dans cette situation, il faut inventer des solutions qui ne sont pas prévues par le mode opératoire. Le travail vivant est ce qu’il faut ajouter au mode opératoire décrit pour que cela fonctionne. Il est ce qu’il faut mettre en œuvre – son intelligence – pour faire face au réel. Cela n’est pas mesurable. Christophe Dejours : Le premier sentiment est l’injustice. Le quantitatif est un critère objectif utilisé pour des raisons de justice. Mais, en réalité, le résultat inverse est obtenu. L’évaluation individuelle de la performance aboutit à monter les gens les uns contre les autres, favorise la concurrence déloyale, fait disparaître la confiance et naître la méfiance entre les individus. La peur prend le dessus, le vivre ensemble se détériore, la prévenance et le respect vis-à-vis de l’autre disparaissent. À la fin, les solidarités s’effondrent et, finalement, tout le monde est seul. Après l’injustice, vient le temps de la solitude. L’évaluation individuelle des performances détruit toutes les solidarités dans le travail, et face à cette injustice, quand vous réalisez que vos collègues ne lèveront pas le petit doigt pour vous défendre, vous tombez malade. Toutes les stratégies de défense contre les effets pathogènes du travail, mis en évidence par la psychodynamique du travail, sont alors détruites. PHAR : L'introduction de la tarification à l'activité à l'hôpital ne devrait donc pas améliorer les choses… Christophe Dejours : Elle ne peut que les aggraver. L’évaluation ne tient pas compte du travail réel. Elle joue contre la coopération au sein d’une même équipe. Les gens n’ont plus de plaisir à être ensemble. Si vous voulez aider les gens à mieux travailler ensemble, il faut renoncer à la T2A, PHAR : Vous dénoncez aussi renoncer à l’évaluation individuelle les mésusages de l'évaluades performances et inventer d’aution individuelle dans le Il faut renoncer à la T2A et tres formes d’évaluation qui metmonde du travail. Pour queltent en avant la question de la les raisons ? inventer d’autres formes coopération au travail. Travailler d’évaluation qui mettent en n’est pas seulement produire, il s’aChristophe Dejours : Un autre avant la question de la git d’abord de se transformer soiaspect de la conception gestionmême pour acquérir des compénaire du travail réside dans coopération au travail. tences nouvelles. Mais le travail est la généralisation de l’évaluation aussi vivre ensemble. Il est l’occaindividualisée des performances. sion d’apprendre le respect de l’auCe type d’évaluation objective tre, la prévenance, la solidarité, mais ne peut évaluer que le visible, aussi apprendre à parler, à écouter et à confronter ses c'est-à-dire le résultat du travail. Mais comme le travail est points de vue. Cet apprentissage de parole et d’écoute peut fondamentalement subjectif, il n’est pas mesurable. Les faire du travail un apprentissage des réquisits de la démorésultats évalués n’ont aucune proportionnalité avec le cratie. Ce n’est pas rien. travail réel. Si un médecin sélectionne les patients les 13 phar-48:phar-48 17/03/09 10:25 Page 14 INTERVIEW PHAR : Le projet de loi « Hôpital, Patients, Santé, Territoires » veut faire du directeur de l'établissement le seul « patron » de l'hôpital. Que vous inspire cette vision des choses ? Il ne faut pas promouvoir le « travailler plus pour gagner plus », mais simplement le travailler mieux, non pas au sens d’une quelconque excellence gestionnaire, mais au sens de travailler dans les règles de l’art. Faire du travail de qualité – et pas seulement du contrôle d’application de recettes gestionnaires – doit permettre aux individus d’apporter leur contribution à l’évolution, à la culture et à la civilisation. Christophe Dejours : C’est le grand dogme inventé aux États-Unis par les gestionnaires américains. Un dogme qui, par mimétisme, est passé en France, grâce notamment à la direction des hôpitaux. Il introduit l’idéologie de la gestion à l’hôpital. Cela fait 25 ans que cela dure… Et maintenant, il faudrait un patron à l’hôpital. La même chose est affirmée pour les universités avec le succès que l’on connaît. Il s’agit d’un contresens de plus. Il faut revenir à la question du travail et comprendre ce qui fait obstacle à sa bonne réalisation. Les gens n’aiment pas mal travailler. Quand ils le font, c’est qu’ils ne peuvent pas faire autrement. PHAR : Le projet de loi H PST veut donner la possibilité aux hôpitaux de recruter davantage de médecins avec des statuts et des rémunérations différents. Comment la cohabitation au sein des établissements peut-elle, selon vous, s’opérer ? Propos recueillis par Alexandre DHORDAIN QU'EST-CE QUE LA PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL ? Christophe Dejours est le fondateur de la psychodynamique du travail. Une discipline née en France dans les Christophe Dejours : Cela posera un certain nombre de problèmes et de conflits entre les individus. Mais je ne crois pas que cela soit fondamentalement une pomme de discorde, facteur de désorganisation. Les inégalités dans le travail existent. Le salaire n’est pas le seul aspect. Il y a, par exemple, des postes agréables et d’autres moins. Des statuts ou des salaires différents risquent de créer des difficultés, mais la diversité n’est pas en soi une mauvaise chose. PHAR : Une autre idée est de pouvoir mieux rémunérer les médecins qui s'impliquent dans la vie de l'hôpital. Un tel dispositif de récompense a-t-il des effets positifs sur le travail ? années 1980 qui plonge ses racines dans l’analyse des psychopathologies du travail. « Pendant longtemps, les psychiatres ont tenté de démontrer l’existence de maladies mentales spécifiques au travail, comme il en existe pour les maladies du corps. Sans succès. Il n’existe pas de maladies mentales du travail. Si le travail peut jouer un rôle dans la maladie mentale, c’est celui d’élément déclenchant », explique le Dr Dejours. Et pour le psychiatre, si la grande majorité des individus restent dans la normalité en dépit des contraintes souvent délétères ou pathogènes du travail (travail à la chaîne, sous contrainte de temps…), c’est parce qu’ils développent des straté- Christophe Dejours : Si l’objectif est d’aug- 14 menter le nombre de patients soignés ou le nombre d’actes médicaux, sans aucun doute. Mais cela aura-t-il un effet positif sur la qualité du travail ? Non. Aujourd’hui, l’hôpital souffre d’une désaffection car le travail y est devenu très difficile. Le tissu social, la solidarité et la convivialité sont déstructurés et la vie délabrée. En jouant sur les primes, il n’est pas évident que la situation s’améliore. Il sera toujours possible de trouver des mercenaires… Mais est-ce que le travail sera bien fait ? Rien n’est moins sûr. gies de défense. La psychodynamique du travail est donc l’analyse dynamique de ces processus psychiques mobilisés par la confrontation du sujet à la réalité du travail. « Il s’agit d’un champ plus large qui étudie aussi bien les processus en cause dans la souffrance au travail, mais aussi les processus qui vont conduire au plaisir dans le travail. »