LE « MAI 68 » TURC - Les Amis du Monde diplomatique

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LE « MAI 68 » TURC - Les Amis du Monde diplomatique
LE « MAI 68 » TURC
Ali Kazancigil*
[texte rédigé début juin 2013, une semaine après le début du mouvement social]
Les manifestations pacifiques qui ont commencé le 29 mai dernier, sur la place Taksim, dans le centre
d’Istanbul, ont rapidement gagné de nombreuses grandes villes turques, à commencer par la capitale,
Ankara, mais aussi celles des autres régions du territoire. L’extrême violence dont la police a fait
preuve au début des évènements et l’indignation que cela a provoquée, ont conforté et élargi le
mouvement de contestation, auquel se sont joints des citoyens de toutes tendances, y compris des
partisans de l’ AKP (Parti de la justice et du développement), au pouvoir. La contestation s’est inscrite
dans la durée. Les réseaux sociaux sur l’Internet sont très largement utilisés.
Une révolte profonde et durable
Comment définir et nommer cette mobilisation massive, sans précédent à cette échelle, de la société
civile turque ? Les médias internationaux l’ont qualifiée de « Printemps turc », mais un tel
rapprochement avec ce qui s’est passé en Tunisie et en Egypte, en 2011, n’est pas pertinente. La place
Taksim, n’est pas la place Tahrir de 2011, malgré la proximité de la consonance. Pas plus qu’elle n’est
la Puerta del Sol, où la jeunesse espagnole manifestait contre les effets de la crise européenne. Etant
donné le côté festif du mouvement,
sa spontanéité, son indépendance par rapport aux partis
politiques, aux idéologies et aux groupes d’intérêt organisés – même si d’importants syndicats ont
rejoint la contestation - une comparaison avec le Mai 1968 français semble être plus pertinente. A
l’instar de la jeunesse française de 1968, qui avait grandi dans le contexte des « trente glorieuses », les
manifestants de Taksim ont vécu, depuis 2002, dans une économie en forte croissance et une société
qui se projette dans l’avenir. De façon remarquable, cette mobilisation transcende les polarisations qui
existent en Turquie et bénéficie de la participation de toutes les classes sociales et des communautés
urbaines (75% de la population totale), qui exigent une démocratie débarrassée de ses scories
autoritaristes : les laïcs,
les musulmans pratiquants, la droite et la gauche, les écologistes, les
adversaires du capitalisme financier qui se réclament du mouvement « Occupy WallStreet », les
Kurdes, les Alévis (une tendance hétérodoxe et libérale de l’islam chiite, 20% de la population), les
minorités non – musulmanes, les femmes laïques et voilées, les homosexuels, les bourgeois, les
salariés…
Le mouvement ne remet pas en cause le régime parlementaire ou la légitimité du pouvoir en place
démocratiquement réélu, en 2011, avec près de 50% des suffrages. La contestation vise explicitement
le premier ministre Recep Tayyip Erdogan, au pouvoir depuis 2002, dont le style de gouvernement
n’est plus toléré par la société. Il est devenu de plus en plus autoritaire et personnel, décidant de tout
sans aucune concertation, depuis ce projet urbain à Istanbul concernant la place Taksim, qui a été le
point de départ de la mobilisation, jusqu’à des mesures plus générales, qui constituent des intrusions
dans la sphère privée, comme les restrictions imposées au droit à l’avortement et à la consommation
d’alcool. Erdogan s’est lancé dans une entreprise d’ingénierie institutionnelle et sociale, qui risque d’
aboutir à un régime quasi - dictatorial : dans
le premier domaine, il veut imposer un régime
présidentiel, dont il deviendrait le premier président tout puissant, élu au suffrage universel en 2014.
Au plan social, son ingénierie consiste à imposer à la société un ordre moral et un style de vie
islamiques. Afin d’éviter les accusations de porter atteinte à la laïcité il invoque, en populiste habile,
des motifs séculiers comme la santé publique
et la politique démographique pour
justifier ces
intrusions des pouvoirs publics dans la sphère privée, inacceptables dans une démocratie.
Une société civile qui s’est émancipée
La contestation en cours est révélatrice des profonds changements que la société turque a connus au
cours des trois dernières décennies, depuis l’ouverture de l’économie turque au monde, le modèle de
croissance par les exportations remplaçant celui fondé sur la substitution des importations.
Ces
processus de changement se sont accélérés sous le gouvernement de l’AKP, arrivé au pouvoir fin 2002.
Jusqu’ en 2010, ce gouvernement a renforcé et élargi les réformes démocratiques entamées dès 2001,
afin d’obtenir de l’Union européenne l’ouverture des négociations d’adhésion, qui débutèrent en
octobre 2005. La forte croissance économique a multiplié par trois la richesse par habitant (plus de
15.000 dollars), sur la décennie 2002 – 12. Avec une économie nationale pesant 1 milliards deux cent
millions de dollars, la Turquie est devenue la 15 e économie mondiale (6e de l’UE). L’Anatolie où vit la
majorité de la population s’est réveillée, à travers une révolution entrepreuniale, qui a donné naissance
à ce qu’on appelle en Turquie, « la bourgeoisie anatolienne islamique ». Une étude de la fondation
allemande European Stability Initiative (ESI) a qualifié ces élites économiques et sociales anatoliennes
de « Calvinistes islamiques ». Ce groupe social est le pilier socio – économique de l’AKP et fait
concurrence au « grand capital » istanbouliote. Pour la première fois dans l’histoire du pays, les classes
moyennes sont devenues majoritaires ; les inégalités sociales et régionales n’ont pas disparu, mais elles
tendent à se réduire.
La société civile s’est structurée et a acquis une autonomie par rapport à l’Etat et le gouvernement qui
l’avaient toujours étroitement contrôlée. Sécularisée et individualisée, elle accepte le pluralisme
ethnique, religieux et idéologique qui la caractérise. Les laïcs et les musulmans pratiquants ne
constituent plus deux blocs homogènes qui s’affrontent. Il y a des laïques nationalistes/kémalistes et
d’autres qui sont des démocrates ; il y a des musulmans très conservateurs, mais aussi des musulmans
« libéraux », « démocrates » ou « de gauche ». La contestation actuelle est une preuve de cette
émancipation. Celle – ci est confirmée par un autre processus, qui a des dimensions éthique et
symbolique : alors que l’Etat turc continue de nier le génocide des Arméniens ottomans de 1915, la
société civile a commencé un travail de mémoire à ce sujet, depuis 2005. Tous les ans, le 24 avril, il y a
des réunions publiques dans les grandes villes, pour demander au gouvernement la reconnaissance par
la Turquie de ce génocide.
Dans l’AKP il y a des leaders, notamment le président de la république, Abdullah Gül et le vice –
premier ministre Bülent Arinç, qui sont conscients de ces changements ; ils ont présentés leurs
excuses aux manifestant, pour les violences policières et critiqué implicitement M. Erdogan . Un trop
long exercice solitaire du pouvoir a enfermé le premier ministre dans une paranoïa, le dissociant des
réalités. Il est désormais incapable de comprendre cette société émancipée à l’émergence de laquelle il
a pourtant contribué entre 2002 et 2010. Face au mouvement social contestataire, il a réagi en
essayant de dresser ses partisans contre ceux qui rejettent son autoritarisme. Il reste populaire parmi
les couches sociales défavorisées dont il a amélioré les conditions de vie, grâce à ses politiques
économiques et sociales. Mais son avenir politique est plus incertain depuis l’avènement du « mai 68 »
de la société turque. L ’AKP gagnera probablement
les élections municipales, présidentielle et
législatives qui se profilent à l’horizon de 2014 - 15, mais ce sera surtout à cause de la faiblesse de
l’opposition sociale – démocrate (le Parti républicain du peuple – CHP).
En quelques jours, entre fin mai et mi – juin 2013, Erdogan a porté atteinte à ce qu’on a appelé, non
sans exagération, « le modèle turc » et à l’image positive du pays au plan international. L’Union
européenne a eu raison de réagir fortement à son autoritarisme et aux violences disproportionnées
contre les manifestants de la Place Taksim à Istanbul, mais aussi à Ankara, la capitale, et dans d’ autres
grandes villes du pays. La Turquie a besoin de continuer les négociations d’adhésion avec l’UE, non
seulement parce que cette dernière est son principal partenaire économique et pourvoyeur
d’investissements étrangers, mais aussi et surtout pour reprendre ses réformes démocratiques.
Cependant, l’attitude de Bruxelles envers Ankara est plus ambigüe que jamais. Les négociations sont
bloquées depuis 2010 et l’ouverture du chapitre sur les politiques régionales prévue pour fin juin, a été
reportée au mois d’octobre, à la demande de la chancelière Angela Merkel, qui privilégie les élections
législatives allemandes du 22 septembre. Un autre point de discorde qui confirme l’ambiguïté de l’UE :
cette dernière presse Ankara de signer un accord de réadmission des migrants clandestins qui
pénètrent dans l’espace Schengen. Le gouvernement turc accepte de la signer, à condition que l’UE
supprime les visas imposés aux citoyens turcs. La Commission répond : faites – nous confiance, signez
l’accord ; on verra pour la suppression des visas après, tout en laissant entendre que plusieurs Etats
membres pourraient y opposer leur véto. Le résultat est que l’opinion publique turque ne fait plus
confiance à l’UE : aujourd’hui, 17% d’entre –eux croient que l’UE acceptera la Turquie en son sein ; ils
étaient plus de 70% en 2005, au moment où les négociations d’adhésion commençaient. Même si ces
négociations n’aboutissaient jamais, les interrompre maintenant – une toute petite minorité parmi les
28 pays membres, dont l’Allemagne (et la France sous Sarkozy) voudrait négocier un « partenariat
privilégié » ce qui constituerait un casus belli aux yeux des Turcs – serait une faute historique. Pour en
avoir conscience, il faut se donner une vision stratégique à long – terme, ce dont l’UE est décidément
incapable.
* Politologue et universitaire, spécialiste de la Turquie. Ancien correspondant du journal Le Monde en
Turquie, il a dirigé les programmes des sciences sociales de l’Unesco. Il est cofondateur et codirecteur
de la revue de géopolitique Anatolie : De l’Adriatique à la Caspienne (CNRS Editions). Parmi ses
publications : La Turquie : Idées reçues, Paris, Le Cavalier Bleu, 2008 ; Sécularisation et
démocratisation dans les sociétés musulmanes, Bruxelles, Peter Lang, 2008 (avec S. Vaner) ; La
Turquie contemporaine : d’une révolution à l’autre, Paris, Fayard, à paraitre en novembre 2013 (avec
D. Akagul et F. Bilici).