Remise de diplômes à la Faculté de droit de l`Université de Strasbourg

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Remise de diplômes à la Faculté de droit de l`Université de Strasbourg
Remise des prix à la Faculté de droit de l’Université de Strasbourg
*****
Le Conseil d’Etat, une cour suprême administrative
*****
Strasbourg
Mardi 9 décembre 2014
*****
Intervention de Jean-Marc Sauvé 1
vice-président du Conseil d’Etat
Monsieur le président de l’Université de Strasbourg,
Monsieur le Doyen,
Mesdames et Messieurs les professeurs,
Mesdames et Messieurs,
Chers étudiants,
Je suis heureux d’être présent aujourd’hui parmi vous à l’occasion de cette remise des
prix aux meilleurs étudiants de licence et de master ainsi qu’aux meilleures thèses soutenues
au sein de la Faculté de droit de l’Université de Strasbourg. Le Conseil d’Etat attache, vous le
savez, une attention toute particulière aux liens scientifiques et humains qui l’unissent de
longue date à l’Université. Il y trouve une source d’échanges féconds, un facteur de retour sur
sa propre jurisprudence, un gage de vitalité et d’ouverture pour les développements qui y
seront apportés. Il voit aussi dans ces liens une marque de sérieux et d’objectivité dans son
analyse critique des orientations contemporaines du droit. Le Conseil d’Etat et la doctrine
constituent ainsi, pour citer l’expression de Jean Rivero, « un chœur à deux voix » 2 expression que je croyais heureuse jusqu’à ce que le professeur Wachsmann, dont l’éducation
musicale est très supérieure à la mienne et même à celle de Jean Rivero, ne démontre avec la
finesse et l’humour que nous lui connaissons que cette métaphore n’est pas musicalement
pertinente. Quoi qu’il en soit, je souhaite vous faire part et soumettre à votre sagacité
quelques réflexions sur les missions du Conseil d’Etat, en tant que juridiction administrative
suprême, et sur les défis auxquels il est aujourd’hui confronté, à son échelle et à celle de
l’Europe.
*
*
*
1
Texte écrit en collaboration avec Stéphane Eustache, conseiller de tribunal administratif et de cour
administrative d’appel, chargé de mission auprès du vice-président du Conseil d’État.
2
J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », EDCE, 1955, p. 29.
1
I. Le Conseil d’Etat, une cour suprême « à la française ».
A. Dans l’exercice de sa mission contentieuse, le Conseil d’Etat s’est affirmé comme
une cour suprême, avant même d’être placé à la tête d’un ordre juridictionnel. Il n’existe ainsi
pas de lien nécessaire entre la fonction de régulation d’un tel ordre et l’exercice d’une
fonction suprême de juger, comme en atteste aujourd’hui le Conseil constitutionnel. Avant
même que ne soient créés les tribunaux administratifs et, a fortiori, les cours administratives
d’appel, l’article 9 de la loi du 24 mai 1872 disposait en effet que « le Conseil d’Etat statue
souverainement sur les recours en matière contentieuse administrative ». Si l’ordonnance du
31 juillet 1945 portant sur le Conseil d’Etat ne mentionnait plus explicitement cette fonction
suprême, l’article L. 111-1 du code de justice administrative, issu de l’ordonnance du 4 mai
2000 3 , dispose aujourd’hui que « le Conseil d'Etat est la juridiction administrative suprême. Il
statue souverainement sur les recours en cassation dirigés contre les décisions rendues en
dernier ressort par les diverses juridictions administratives ainsi que sur ceux dont il est saisi
en qualité de juge de premier ressort ou de juge d'appel. ».
Par l’exercice de son contrôle de cassation, le Conseil d’Etat veille à la régularité et à
la cohérence des décisions rendues par les juridictions administratives de droit commun 4 ou
spécialisées, comme la Cour des comptes ou la Cour nationale du droit d’asile. Il dispose, à
cet égard, d’une compétence exclusive, ainsi que le souligne l’article L. 331-1 du code de
justice administrative. Cette fonction régulatrice n’a cessé de se renforcer avec la création
d’un ordre juridictionnel autonome et la réduction des compétences de premier et dernier
ressort 5 du Conseil. En 2013, les pourvois en cassation représentaient ainsi 69% des affaires
enregistrées. Ce faisant, le Conseil d’Etat a endossé les habits d’une cour suprême « à la
française » : comme le relève en effet le professeur Halpérin 6 , le « modèle français » de la
cour suprême est indissociable de la spécificité du recours en cassation ; c’est ainsi qu’il a
rayonné et qu’il a été adopté au XIXème siècle dans une grande partie de l’Europe.
B. En second lieu, le Conseil d’Etat est appelé, en tant que juge suprême, à assurer
l’unité et la cohérence de la jurisprudence, à trancher toute question de principe et à adapter
ses solutions jurisprudentielles aux transformations du contexte qui les a fait naître.
3
Ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000 relative à la partie Législative du code de justice administrative.
Art. L. 311-1 du code de justice administrative : « Les tribunaux administratifs sont, en premier ressort, juges
de droit commun du contentieux administratif, sous réserve des compétences que l'objet du litige ou l'intérêt
d'une bonne administration de la justice conduisent à attribuer à une autre juridiction administrative. ». Art. L.
321-1 du code de justice administrative : « Les cours administratives d'appel connaissent des jugements rendus
en premier ressort par les tribunaux administratifs, sous réserve des compétences que l'intérêt d'une bonne
administration de la justice conduit à attribuer au Conseil d'Etat et de celles définies aux articles L. 552-1 et L.
552-2. »
5
Article 1er du décret n° 2010-164 du 22 février 2010 relatif aux compétences et au fonctionnement des
juridictions administratives ; ont notamment été supprimées les compétences en premier et dernier ressort du
Conseil d’Etat pour connaître des litiges nés hors des territoires soumis à la juridiction d’un tribunal administratif
- a ainsi été attribué au tribunal administratif de Nantes la compétence pour connaître du contentieux des visas et
des naturalisations, voir art. R. 312-18 du code de justice administrative – ainsi que pour connaître des recours
contre les actes administratifs dont le champ d’application s’étend au-delà du ressort d’un seul tribunal
administratif. Désormais, « les litiges qui ne relèvent de la compétence d'aucun tribunal administratif par
application des dispositions des articles R. 312-1 et R. 312-6 à R. 312-18 sont attribués au tribunal administratif
de Paris » (art. R. 312-19 du code de justice administrative).
6
Voir, J.-L. Halpérin, « Cours suprêmes », in Dictionnaire de la culture juridique, éd. PUF, 2003, p. 313.
4
2
Saisi d’un litige, dont le périmètre est fixé par les parties, le Conseil d’Etat interprète
les silences et pallie les obscurités et les imperfections de la loi. En l’absence de loi et dans le
respect des normes supérieures - constitutionnelles et conventionnelles -, il précise le régime
contentieux dans le cadre duquel l’administration doit agir, en fixant, par exemple, les
conditions d’engagement de sa responsabilité sans faute 7 ou les conditions de retrait 8 et
d’abrogation 9 des décisions individuelles explicites et créatrices de droit. Il fixe aussi les
règles de l’office du juge de l’excès de pouvoir, lorsqu’il substitue une base légale 10 ,
neutralise un vice de procédure 11 ou encore module les effets rétroactifs de ses décisions 12 .
De même, il élabore les règles de son office de plein contentieux, notamment dans le domaine
contractuel, en diversifiant la palette de ses pouvoirs selon la gravité du vice dont est entaché
un contrat administratif 13 .
Le Conseil d’Etat assure, en outre, sa fonction d’adaptation du droit par des décisions
non juridictionnelles prises dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice. Une
procédure d’avis contentieux, créée en même temps que les cours administratives d’appel,
permet en effet à toute juridiction administrative de le saisir pour avis, lorsqu’une question de
droit nouvelle présente « une difficulté sérieuse ou se posant dans de nombreux litiges » 14 .
Une procédure similaire existe aussi au bénéfice de la Cour nationale du droit d’asile 15 . Grâce
à ces procédures, dont a été ensuite dotée la Cour de cassation 16 , le Conseil d’Etat assure très
en amont, la régulation de son ordre juridictionnel face à un besoin d’adaptation ou de
clarification. Examinant avec un certain libéralisme la recevabilité des demandes dont il est
saisi, les procédures d’avis se sont désormais banalisées : entre 2000 et 2014, 235 avis ont été
rendus, soit en moyenne 17 avis par an ; en 2013, le nombre record de 40 avis a même été
atteint. Si ces « mesures d’administration de la justice » 17 ne sont pas revêtues de l’autorité de
la chose jugée, elles sont cependant, comme le souligne le président Chabanol 18 , « plus
qu’une simple consultation juridique ». Elles annoncent, en effet, le plus souvent « la position
qu’adoptera le juge suprême s’il est saisi, au contentieux, de la question ». Dans de nombreux
contentieux, notamment ceux des contrats ou des étrangers, ces avis ont permis d’éclairer
rapidement, dans un délai de trois mois, qui est impératif 19 , les juridictions du fond.
C. Le Conseil d’Etat s’acquitte d’une manière singulière de ces fonctions de régulation
et d’adaptation du droit.
7
CE, Ass., 14 janvier 1936, Société anonyme des produits laitiers « la Fleurette », Rec. 25, GAJA, n°49, 19e éd.,
2013, p. 313.
8
CE, Ass., 26 octobre 2001, Ternon, Rec. 497, GAJA, n°105, 19e éd., 2013, p. 807.
9
CE, Sect., 6 mars 2009, Coulibaly, Rec. 7.
10
CE, Sect., 3 décembre 2003, Préfet de la Seine-Maritime contre El Bahi, Rec. 479.
11
CE, Ass., 23 décembre 2011, M. Claude Danthony et autres, n°335033. Voir, sur ce point : X. Domino et A.
Bretonneau, « Jurisprudence Danthony : bilan après 18 mois », AJDA, 2013, p. 1733
12
CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres, Rec. 197, GAJA, n°110, 19e éd., 2013, p. 860.
13
CE, Ass., 28 décembre 2009, Commune de Béziers, Rec. 509 et CE, Sect., 21 mars 2011, Commune de
Béziers, Rec. 117, GAJA, n°116, 19e éd., 2013, p. 939 ; CE, Ass. , 4 avril 2014, Département de Tarn-etGaronne, n°358994.
14
Art. L. 113-1 du code de justice administrative.
15
Art. L. 733-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile ; voir, not. CE, avis, 20
novembre 2013, Fall, n°368676.
16
Art. L. 151-1 et L. 151-3 du code de l’organisation judicaire.
17
CE 6 juillet 2000, Clinique chirurgicale de Coubon, n°199324.
18
D. Chabanol, Code de justice administrative commenté, éd. Le Moniteur, 6e éd., 2014, p. 48.
19
Art. L. 113-1 du code de justice administratif : « Il est sursis à toute décision au fond jusqu’à un avis du
Conseil d’Etat ou, à défaut, jusqu’à l’expiration du délai ».
3
Il rend en effet chaque année environ 10 000 décisions. Si l’on écarte les ordonnances
prises en dehors de la procédure des référés par le président de la section du contentieux et par
les présidents des sous-sections, c’est-à-dire des chambres, le Conseil d’Etat juge chaque
année entre 5 000 et 6 000 affaires (5 704 en 2013), dont près de 4 000 (3 958 en 2013) par
les sous-sections jugeant seules, c’est-à-dire par des formations de groupement de trois juges ;
autrement dit, sa fonction d’innovation et de régulation du droit se concentre pour l’essentiel
dans les 1 300 à 1 500 affaires par an (1 463 en 2013) jugées par l’Assemblée du contentieux
(18 affaires), la section du contentieux (26 affaires) et par les sous-sections réunies (1 419
affaires), respectivement composées de 17, 15 et 9 juges. Son activité apparaît ainsi
quantitativement plus intense que celle des institutions homologues dans les pays
comparables à la France. Le même constat peut d’ailleurs être fait s’agissant de la Cour de
cassation, qui juge près de 30 000 affaires civiles et pénales par an (28 207 en 2013), hors
questions prioritaires de constitutionnalité. Une récente étude de droit comparé 20 montre à
l’opposé que la chambre administrative du Tribunal suprême espagnol a tranché en 2013
moins de 4 000 affaires et que le nombre de pourvois formés en matières civile et pénale
devant la Cour fédérale de justice allemande est inférieur à 7 000 en 2012. Si on élargit la
comparaison aux cours suprêmes constitutionnelles, le constat est encore plus frappant : en
2012, il est vrai après filtrage, la Cour constitutionnelle fédérale d’Allemagne a jugé 154
recours individuels, la Cour suprême britannique a rendu 77 jugements et le Tribunal
constitutionnel d’Espagne n’a déclaré recevables que 128 recours d’« Amparo ». Comme le
souligne cette étude, la France, avec l’Italie, « laisse[nt] [leurs] Cours suprêmes faire face à
d’énormes masses contentieuses », à la différence des autres démocraties occidentales.
Le Conseil d’Etat incarne ainsi, par son histoire et ses pratiques, un « modèle »
français de cour suprême. Il n’est certes pas une cour suprême polyvalente, car il exerce son
office « à l’intérieur de l’ordre administratif » 21 , tout en restant ouvert à un dialogue avec les
autres cours suprêmes françaises, qui n’a pas cessé de s’intensifier et de s’assouplir 22 . Mais, il
n’est pas non plus qu’une juridiction administrative suprême car, depuis l’an VIII et bien
avant, il est le conseiller du Gouvernement et, depuis 2008, il est aussi celui du Parlement.
Sans se dénaturer, ce modèle de cour suprême s’est cependant adapté et devra encore se
transformer pour faire face à de nouveaux défis.
II. Le Conseil d’Etat, une cour suprême confrontée à de nouveaux défis.
A. Le premier de ces défis consiste à faire face de manière efficace et sereine à une
augmentation soutenue et régulière du contentieux administratif. Il faut en effet bien mesurer
que celui-ci augmente sur l’ensemble du territoire en moyenne de 6 % par an depuis 40 ans et
que cette hausse se prolonge au niveau de l’appel et la cassation. Le nombre de requêtes
enregistrées au Conseil d’Etat, compris entre 9 000 et 10 000 par an (9 235 affaires
enregistrées en 2013), a atteint le seuil qui avait conduit en 1987 à la création des cours
administratives d’appel.
20
La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014.
P. Delvolvé, « Le Conseil d’Etat, cour suprême de l’ordre administratif », Pouvoirs, n°123, 2007.
22
Voir, en ce qui concerne le nouveau régime des questions préjudicielles entre juges administratifs et
judiciaires : TC 17 octobre 2011, SCEA du Chéneau, n°3828 et 3829 ; voir, pour une application de ce régime :
TC 12 décembre 2011, Sté Green Yellow, n°3841 ; CE 23 mars 2012, Fédération Sud Santé Sociaux, n°331805 ;
Cour de cassation 24 avril 2013, n°12-18.180, AJDA, 2013, p. 887 ; voir J.-L. Dreyfus, « L’application par le
juge judiciaire de la « jurisprudence établie » du juge administratif », AJDA, 2013, p. 1630.
21
4
Les instruments de filtrage des pourvois, créés en 1987 puis perfectionnés en 1997 23 ,
ont jusque là fait la preuve de leur efficacité. Comme en dispose l’article L. 822-1 du code de
justice administrative, chaque pourvoi fait l’objet d’un traitement préalable et systématique de
filtrage, qui est réalisé, depuis le 1er janvier 1998, par chaque sous-section 24 sous la houlette
de son président, et non plus par une commission spéciale. Selon cette procédure, ne sont pas
admis et sont donc rejetés les pourvois irrecevables – par exemple en raison d’un défaut de
ministère d’avocat - ou qui ne sont fondés « sur aucun moyen sérieux » 25 , qu’ils soient euxmêmes irrecevables, qu’ils ne soient pas assortis des précisions nécessaires pour en apprécier
leur bien-fondé, qu’ils ne contiennent que des moyens inopérants ou échappant au contrôle du
juge de cassation, qu’ils reposent sur une argumentation insuffisamment étayée pour emporter
la conviction du juge ou qu’ils se heurtent à une jurisprudence établi du Conseil d’Etat 26 . Cet
examen préalable est mené au regard du seul pourvoi et sans que ce dernier ne soit
communiqué aux défendeurs. Cette organisation ne méconnaît pas le principe du débat
contradictoire, dès lors qu’à ce stade, seule une décision de non-admission peut être
prononcée 27 . Le cas échéant, si cette décision doit, comme toute décision juridictionnelle, être
motivée, sa motivation peut être laconique, ainsi que l’a admis la Cour européenne des droits
de l’Homme 28 .
En 2013, le taux d’admission des pourvois en cassation s’élevait à 27,4% - ce qui est
proche de la moyenne décennale (29%) – et le nombre des pourvois admis représentait ainsi
1 758 affaires. Si plus des 2/3 des affaires enregistrées sont ainsi rejetées dès le stade de la
procédure que nous nommons la "non-admission", le nombre des dossiers jugés sans recours
aux ordonnances reste élevé par rapport à nos homologues. Plus de 2 500 pourvois (2 676 en
2013) font en effet chaque année l’objet d’une décision de non-admission prononcée par une
sous-section jugeant seule. Il reste qu’environ 3 000 affaires sont chaque année jugées par le
Conseil d’Etat, sans avoir été écartées de son prétoire par une procédure d’irrecevabilité ou de
filtrage. Les grandes juridictions homologues ont, de leur côté, entrepris d’assez longue date
de limiter le nombre d’affaires qu’elles jugent, afin de se concentrer sur leurs missions
suprêmes de régulation et d’innovation. La Cour Suprême des Etats-Unis d’Amérique, qui est
la première à avoir ouvert la voie à la sélection des demandes de Writs of certiorari, en écarte
ainsi dès l’entrée plus de 99% pour n’en traiter qu’environ 70 par an sur 7500 pétitions
reçues. D’une manière générale, les critères de sélection des affaires par les juridictions
suprêmes ont été durcis au cours des deux dernières décennies.
1. Certains Etats ont instauré des critères financiers : en Espagne, en dehors de certains
contentieux, seuls les litiges dont le montant atteint 150 000 euros sont admis ; depuis une
réforme de 2011, ce seuil a même été porté à 600 000 euros 29 . En Allemagne, si le seuil
financier de 60 000 DM (30 000 euros) a été supprimé en 2002 pour l’admission des pourvois
23
Décret n°97-1177 du 24 décembre 1997 relatif à la procédure d'admission des pourvois en cassation devant le
Conseil d'Etat et modifiant le décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement du
Conseil d'Etat.
24
Décret n°97-1177 du 24 décembre 1997 relatif à la procédure d'admission des pourvois en cassation devant le
Conseil d'Etat et modifiant le décret n° 63-766 du 30 juillet 1963 relatif à l'organisation et au fonctionnement du
Conseil d'Etat ; voir art. R. 822-1 du code de justice administrative.
25
Art. L. 822-1 du code de justice administrative.
26
Voir, sur ce point, J.-H. Stahl, « La procédure d’instruction des pourvois – admission », Jurisclass. Justice
administrative, Fasc. 80-22.
27
CE 1er avril 1996, Maury, n°168715.
28
CEDH 9 mars 1999, SA Immeuble Groupe Kosser contre France, n°38748/97 et CEDH 28 janvier 2003, Burg
contre France, n°34763/02.
29
La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014,
p. 60.
5
devant la Cour fédérale de justice en matière civile, il a cependant été maintenu à titre
provisoire pour les litiges patrimoniaux s’élevant à moins de 20 000 euros jusqu’au 31
décembre 2006, avant d’être prolongé jusqu’au 31 décembre 2011 puis à nouveau jusqu’au 31
décembre 2014 30 . En France, un tel critère financier n’existe pas pour le filtrage des pourvois,
mais seulement pour le filtrage des appels. En effet, comme en dispose le 8° de l’article R.
811-1 du code de justice administrative, le tribunal administratif statue en premier et dernier
ressort, hors les contentieux pour lesquels la voie de l’appel est exclue, sur toute action
indemnitaire dont le montant est inférieur à 10 000 euros.
En complément ou en l’absence de ces critères financiers, sont aussi mis en œuvre des
critères portant sur l’intérêt objectif de la question posée. En Allemagne, l’autorisation de se
pourvoir en cassation en matière civile devant la Cour fédérale de justice est délivrée, lorsque
l’affaire soulève une « question de principe » ou lorsque « l’évolution du droit » ou « la
garantie d’une jurisprudence unitaire » requièrent une prise de position de la Cour – ce dernier
cas étant le plus fréquent 31 . Au Royaume-Uni, un comité de trois juges de la Cour d’appel
examine, après un premier filtrage opéré par le greffe ou un juge unique, les demandes de
permission to appeal devant la Cour suprême au regard de l’existence ou non d’un « point de
droit d’importance publique générale » 32 . Si les cours suprêmes en Europe disposent de
marges d’appréciation importantes dans la mise en œuvre de ces critères, notamment au
Royaume-Uni, elles s’efforcent cependant, pour des motifs de sécurité juridique, de les rendre
publics, clairs et prévisibles. En France, ce type de critère tenant au sérieux de la question
posée ne mentionne pas explicitement l’intérêt objectif qu’elle revêt pour le Conseil d’Etat, en
tant que cour suprême, et donc pour la communauté juridique et la société tout entière. Pour
autant, en pratique, l’analyse du caractère sérieux d’un pourvoi est effectuée au regard,
notamment, du respect de la jurisprudence en vigueur (fonction de régulation) et de
l’opportunité d’un révisement de jurisprudence (fonction d’innovation).
2. Si les critères de filtrage ont été renforcés, leurs modalités de mise en œuvre ont été
différemment fixées. Certaines cours suprêmes réalisent elles-mêmes le filtrage des pourvois,
d’autres confient cette tâche aux juridictions d’appel, mais contrôlent cependant leurs
décisions de non-admission. En Allemagne, le requérant dont le pourvoi n’a pas été admis par
la juridiction d’appel peut contester cette décision devant la Cour fédérale de justice. Au
Royaume-Uni, le refus de la Cour d’appel de délivrer une « permission de faire appel » peut
être contesté devant la Cour suprême. En France, cette organisation n’a pas été retenue : le
Conseil d’Etat, comme la Cour de cassation, opèrent eux-mêmes le filtrage des pourvois. Si la
croissance des contentieux atteignait au Conseil d’Etat un niveau insoutenable et mettait en
péril l’exercice de ses fonctions suprêmes, l’hypothèse d’un redéploiement vers les cours
administratives d’appel des capacités de traitement de l’admission des pourvois pourrait être
envisagée. A ce stade, tel n’est pas le cas.
B. Mais le défi qui se présente au Conseil d’État n’est pas seulement quantitatif. Une
cour suprême n’est pas uniquement une juridiction qui écarte ou qui trie les affaires mineures,
celles qui ne conduisent pas à trancher entre différentes interprétations du droit, à se
prononcer sur des questions de principe, ni à garantir l’unité et la cohérence de la
30
La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014,
p. 28.
31
La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014,
p. 27.
32
La régulation des contentieux devant les cours suprêmes, rapport établi par le Club des juristes, octobre 2014,
p. 146.
6
jurisprudence. C’est aussi une juridiction qui se donne les moyens de trancher avec une
certaine solennité, avec la plus grande profondeur de champ et le maximum de pédagogie, les
affaires qui relèvent de son prétoire.
A cet égard, le Conseil d’État a su diversifier et approfondir ses méthodes
d’instruction, en recourant par exemple à des enquêtes à la barre33 , à des avis techniques 34 ou
à des consultations d’amicus curiae 35 , ou encore en confiant l’instruction de certaines
affaires particulièrement complexes à la section du contentieux, c’est-à-dire aux 14 des juges
les plus expérimentés du Conseil et au rapporteur. Au cours de l’instance, l’audience publique
a pris une place nouvelle et revêt désormais un maximum de visibilité : les représentants des
parties, informés avant l’audience du sens des conclusions du rapporteur public, parfois à
l’occasion de réunions permettant à ce juge d’exposer de manière plus circonstanciée son
opinion, peuvent prendre la parole avant et après le prononcé 36 de ces conclusions ; elles
n’hésitent pas à présenter après celles-ci des observations denses et utiles au débat. Les
plaidoiries se sont aussi faites plus coutumières et plus importantes devant le juge des référés.
Enfin, pour que le débat juridictionnel soit plus intelligible pour les parties mais aussi pour la
communauté juridique et le grand public, le Conseil d’Etat veille à la qualité, la complétude et
la pédagogie de la motivation de ses décisions.
Cette ambition s’inscrit dans le projet de réforme de la rédaction de ses décisions. Un
soin particulier est en effet apporté à l’exposition et à la justification de l’interprétation de la
loi, à l’examen de l’opérance des moyens, à l’analyse des faits et à leur qualification
juridique. Les motivations, sans être inutilement volubiles ou bavardes, deviennent beaucoup
plus longues et didactiques, comme on a pu le voir dans les affaires Canal Plus 37 , commune
de Béziers 1 38 et 2 39 , département de Tarn-et-Garonne 40 et Lambert 41 . Le "considérant de
principe", aussi longtemps que les arrêts seront écrits en style indirect, devient de plus en plus
notre marque de fabrique et cette pratique se poursuivra, le cas échéant, sous une autre forme,
en style direct. Par là, le Conseil d’Etat assume l’un des aspects importants de la
responsabilité qui lui incombe. Dans le cadre constitutionnel qui est le sien, un juge suprême
est en effet un juge qui assume pleinement le pouvoir normatif de sa jurisprudence et qui, par
conséquent, ne se borne pas à trancher un litige, mais veut aussi tracer des lignes directrices
pour les juridictions, la communauté juridique et le public. S’il ne saurait rendre des arrêts de
règlement, comme le prohibe l’article 5 du code civil, il s’abstient pour autant de recourir à de
pures motivations d’espèce et pratique de moins en moins l’économie de moyens. Pour y
parvenir, il s’attache particulièrement à « rendre compte » de ses choix qui doivent être clairs,
explicites et justifiés, de telle sorte que son approche et la perspective dans laquelle elle
33
Art. R. 623-1 du code de justice administrative ; le président D. Chabanol relève « un recours accru du Conseil
d’Etat à cette formule d’instruction », op. cit., p. 739.
34
Art. R. 625-2 du code de justice administrative. Voir, pour une première application par le Conseil d’Etat : CE
28 mars 2012, Société Direct Energie, n°330548.
35
Art. R. 625-3 du code de justice administrative. Une première utilisation de cette procédure a été faite par le
Conseil d’Etat en 2011 (CE, Ass., 23 décembre 2011, Kandyrine de Brito Paiva, n°303678), une seconde en
2014 à l’occasion de l’affaire Lambert (CE, Ass., 14 février 2014, Lambert, n°375081).
36
Selon l’art. R. 733-1 du code de justice administrative, les avocats au Conseil d’Etat peuvent présenter leurs
observations orales avant le prononcé des conclusions du rapporteur public et de « brèves » observations orales
après le prononcé de ces conclusions.
37
CE, Ass., 21 décembre 2012, Société Groupe Canal Plus et autres, n°362347.
38
CE, Ass. , 28 décembre 2009, Commune de Béziers, n°304802.
39
CE, Sect., 21 mars 2011, Commune de Béziers, n°304806.
40
CE, Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994.
41
CE, Ass., 14 février et 24 juin 2014, Lambert, n°375081.
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s’inscrit puissent être pleinement comprises par les juristes et, au-delà, le corps social et faire
l’objet, en dernier lieu, de leur adhésion.
L’approfondissement et la clarté de la motivation des décisions de justice constituent
aussi un enjeu essentiel dans le dialogue des juges et pour le rayonnement international d’un
système juridique. Tous les juges – et, en particulier, les juges suprêmes – sont confrontés aux
mêmes questions et aux mêmes débats. Il est pour eux de la plus haute importance de
connaître ce que font leur pairs dans d’autres pays sur les mêmes sujets. En pareil cas, ce qui
intéresse est autant que le dispositif des décisions de justice, la teneur et la qualité de leur
motivation : quels sont les éléments qui ont emporté la conviction des juges dont on consulte
les décisions ? Quelle est leur force ou leur pertinence ? De cela dépendent l’autorité de ces
décisions et leur aptitude à se diffuser internationalement. Dans le dialogue et l’émulation
internationale des juges, la motivation des décisions de justice pèse ainsi de tout son poids.
Car il ne suffit pas d’être, de par la loi, juridiction suprême dans un Etat pour être crédible au
plan international. Il ne suffit pas non plus qu’un Etat représente une tradition juridique
respectée au niveau international. Le Conseil d’Etat est très attentif à cette dimension.
C. A l’ère du pluralisme juridique, le troisième défi auquel le Conseil d’Etat et
l’ensemble des cours suprêmes doivent collectivement faire face consiste à garantir une
articulation claire, concertée et cohérente entre les systèmes juridiques nationaux et les ordres
juridiques européens – celui de l’Union européenne et celui de la Convention européenne des
droits de l’Homme.
S’agissant, en premier lieu, du droit de l’Union européenne, le Conseil d’Etat s’est
engagé avec la Cour de justice dans un dialogue constructif : lorsqu’un litige pose devant lui
une question relative au droit de l’Union, le juge national n’est pas tenu de saisir la Cour de
Justice, sur le fondement de l’article 267 TFUE, lorsque cette question a déjà fait l’objet
d’une interprétation de la Cour ou, selon la « théorie de l’acte clair » 42 , lorsque l’application
correcte du droit de l’Union s’impose « avec une évidence telle qu’elle ne laisse place à aucun
doute raisonnable » 43 . Lorsque la Cour de justice est saisie à titre préjudiciel, ses arrêts
s’imposent cependant au Conseil d’Etat, conformément aux Traités, même s’ils excédent le
périmètre de la seule question posée 44 . Dans une affaire récente, il a ainsi été rappelé que le
rejet par la Cour de justice d’une demande tendant à la modulation des effets de son arrêt
« fait obstacle à ce que le Conseil d’Etat accueille des conclusions de même nature, tendant à
la limitation dans le temps des effets [d’une] annulation » 45 .
S’agissant, en second lieu, des droits garantis par la convention européenne des droits
de l’Homme, le Conseil d’Etat s’est engagé avec la Cour de Strasbourg dans un dialogue
persuasif et informel, en l’absence de mécanisme de question préjudicielle, même s’il pourra à
l’avenir être fait usage de la procédure de demande d’avis consultatif, prévue par le protocole
n°16 46 . En effet, l’exécution des arrêts de cette Cour ne saurait, compte tenu de leur nature
42
CE, Ass., 19 juin 1964, Société des pétroles Shell-Berre et autres, Rec. 344.
CJCE 6 octobre 1982, Srl CILFIT, C-283/81, pt 21.
44
CE, Ass., 11 décembre 2006, Société De Groot En Slot, n°234560.
45
CE 28 mai 2014, Association Vent de colère !, n°324852.
46
Art. 1 du protocole n°16 : « 1 Les plus hautes juridictions d’une Haute Partie contractante, telles que
désignées conformément à l’article 10, peuvent adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des
questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention
ou ses protocoles. / 2 La juridiction qui procède à la demande ne peut solliciter un avis consultatif que dans le
cadre d’une affaire pendante devant elle. / 3 La juridiction qui procède à la demande motive sa demande d’avis
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essentiellement déclaratoire, avoir pour effet de priver les « décisions juridictionnelles
[nationales] de leur caractère exécutoire »47 . Pour autant, la jurisprudence du Conseil d’Etat
converge, à son initiative, avec celle de la Cour dans de très nombreux domaines, notamment
dans celui des droits reconnus aux détenus ou aux ressortissants étrangers et, plus largement,
sur l’application des articles 2, 3, 6 et 8 de la Convention ainsi que sur l’article 1er du
protocole n° 1, qui sont le plus fréquemment invoqués devant lui. En outre, si les autorités
administratives ne sont pas tenues de réexaminer des sanctions administratives, devenues
définitives, qui violeraient les exigences de la convention, il leur incombe, lorsqu’elles sont
saisies d’une demande en ce sens, de mettre fin, en tout ou en partie, à cette violation, « eu
égard aux intérêts dont elle[s] [ont] la charge, aux motifs de la sanction et à la gravité de ses
effets ainsi qu’à la nature et à la gravité des manquements constatés par la Cour » 48 .
Cet esprit de coopération loyale doit être préservé et entretenu, à l’heure où
apparaissent des tensions accrues entre les ordres juridiques – et mes regards se portent
notamment au-delà de nos frontières naturelles, au-delà de la Manche et des rives du Rhin.
Ces tensions se concentrent pour l’essentiel sur le respect des identités constitutionnelles
nationales, sur l’étendue et la portée exactes des transferts de souveraineté consentis par les
Etats, sur les offices respectifs des juges, qu’ils soient nationaux ou européens, et enfin sur les
questions d’interprétation et de conciliation entre certains droits fondamentaux. Sur ce dernier
point, alors qu’est entrée en vigueur en décembre 2009 la Charte des droits fondamentaux de
l’Union européenne et que les premiers arrêts de principe de la Cour de justice ont été rendus,
les risques de divergences sérieuses entre juridictions européennes et nationales, qui existent
depuis les origines de la construction européenne, n’ont pas diminué et il est même à redouter
qu’ils n’augmentent à l’avenir.
Quoi qu’il en soit, des arrêts Solange 49 et Bosphorus 50 des Cours de Karlsruhe et de
Strasbourg, aux arrêts Arcelor 51 et Conseil national des Barreaux 52 du Conseil d’Etat ou
Melki et Abdeli 53 de la Cour de justice de l’Union, un long chemin a été parcouru dans la voie
du dialogue et de la concertation entre juges. Ces derniers ont veillé et devront encore veiller à
la cohérence de l’interprétation qu’ils donnent de droits consacrés dans différents ordres
juridiques, sans les opposer les uns aux autres, sans réduire la protection acquise et sans
perdre de vue la primauté du droit de l’Union. Pour y parvenir, ils font prévaloir entre eux une
coopération sincère et loyale qui est l’un des principes cardinaux de l’organisation des
pouvoirs publics en Europe. Ce principe implique un dialogue, horizontal et vertical, des
juges et des cours elles-mêmes, l’écoute et la pédagogie réciproque des jurisprudences,
l’anticipation et la prévention des divergences, mais aussi le respect des solutions
définitivement adoptées par les formations solennelles des cours européennes.
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et produit les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante. » ; art. 5 dudit protocole :
« Les avis consultatifs ne sont pas contraignants ».
47
CE, Sect., 4 octobre 2012, M. Baumet, n°328502.
48
CE, Ass., 30 juillet 2014, M. Vernes, n°358564.
49
Arrêts Solange I (29 mai 1974), Solange II (22 octobre 1986) et Solange III (7 juin 2000) de la Cour
constitutionnelle fédérale d’Allemagne.
50
CEDH, Gr.ch., 30 juin 2005, Bosphorus c. Irlande, n° 45036/98.
51
CE, Ass., 8 février 2007, Société Arcelor Atlantique et Lorraine, n°287110.
52
CE, Sect., 10 avril 2008, Conseil national des barreaux, n° 296845.
53
CJUE, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, aff. jointes C-188/10 et C-189/10.
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Vous le voyez, les défis que nous avons à appréhender et à surmonter collectivement
sont considérables. S’ils s’adressent au premier chef aux juges nationaux et européens, ils
appellent aussi l’expertise, l’expérience et l’engagement de toutes les professions du droit –
professeurs, juges, avocats -, dont vous êtes les meilleurs représentants à venir et dont vous
figurez l’avant-garde. Je forme le vœu que, par le concours de nos initiatives, chacun dans son
domaine d’activité et avec sa responsabilité propre, nous puissions nous éclairer
réciproquement et contribuer, par différents canaux, à l’adaptation de notre droit et, pour ce
qui nous concerne, parce que c’est notre mission et notre devoir, à l’exercice plein et entier,
non pas solitaire mais concerté, de notre fonction de juridiction suprême.
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