2012.02.26 - l`art d`avoir toujours raison

Transcription

2012.02.26 - l`art d`avoir toujours raison
L’art d’avoir toujours raison (A. Schopenhauer)
La dialectique éristique selon Schopenhauer est l'art d’avoir raison. Le philosophe allemand
livre une panoplie de ruses afin d'imposer un développement verbal et d'amener l'interlocuteur
à en reconnaitre la justesse... même s'il est faux !
Ce qui ressort de la lecture de L'Art d'avoir
toujours raison (parfois titré La dialectique
éristique) est que le plus important n'est pas
de mettre en évidence des vérités mais, tout
simplement,
d'avoir
raison.
Sémantiquement, la dialectique éristique
repose sur deux concepts : la dialectique,
ou art du raisonnement, et l'éristique
qu'Aristote définit comme l'art de la dispute
ou de la controverse. Le constat est
clairement posé, ce qui domine dans le
dialogue est la volonté de s'affirmer voire de
s'imposer. De façon souvent sarcastique
mais toujours de façon pragmatique,
Schopenhauer décline donc l'art de la
dialectique éristique en neuf techniques qui reposent elles-mêmes sur trente-huit stratagèmes afin
d'imposer son point de vue lors d'une prise de parole. La stratégie éristique développée par
Schopenhauer s'apparente à une stratégie militaire en ce sens que son objectif unique est de vaincre
l'autre en le désarmant totalement de ses arguments. Il s'agit d'abord de distinguer la vérité objective
d'une proposition et la valeur réelle de cette proposition que Schopenhauer nomme vérité subjective,
ce sont deux concepts totalement différents. L'être humain n'est pas fondamentalement honnête, s'il
l'était son unique préoccupation serait de faire jaillir la vérité sans se soucier de savoir si cette vérité
conforte sa position ou celle de son opposant. Aujourd'hui, plus que jamais, conforter sa position
prévaut sur la vérité, l'être humain n'est pas honnête, que ce soit par vanité, par manque de réflexion,
par obstination dans l'erreur... Dans un débat, lorsque l'orateur est confronté à une affirmation fausse,
la perversité humaine prend le dessus et il ne veut pas admettre la fausseté de l'affirmation, il cherche
même à la faire admettre comme vraie. Dès lors, pour garder la maitrise du débat et s'imposer dans la
controverse per fas et per nefas, Arthur Schopenhauer décline la dialectique éristique - l'art d'avoir
toujours raison - en 38 ruses (stratagèmes) dont l'objectif est que le vrai paraisse faux et que le faux
semble vrai. Au début de la joute verbale, l'orateur est persuadé de la justesse de son propos ou il a
une motivation pour tenir un propos qu'il sait erroné sans quoi il ne le tiendrait pas. Mais,
l'argumentation adverse peut ébranler la justesse du propos où la certitude de l'orateur.
Schopenhauer conseille alors de ne pas renoncer à défendre sa position car il existe toujours un
argument qui renforce la thèse de départ même si celle-ci est bancale. L'orateur attaque alors la thèse
de son adversaire et nait, dès cet instant, la controverse, le débat dans lequel on ne cherche pas à
imposer la vérité mais bien son propos de départ. Dès lors, il arrive un moment où il est impossible de
dire de quel côté se trouve la vérité. A l'image de Machiavel dans Le Prince(1), Arthur Schopenhauer
estime qu'il faut alors profiter de chaque instant de faiblesse de son adversaire pour l'attaquer...
La controverse nait de l'opposition de deux (voire plus) thèses qui s'opposent. A et B sont l'orateur et
l'adversaire, ils peuvent chacun être l'un ou l’autre, et défendent une thèse. Soit chacun est persuadé
que sa thèse est la bonne et va chercher à l'imposer, soit l'un des deux sait qu'il à tort mais il veut,
néanmoins, imposer son point de vue. Au départ de la controverse il y a donc une vérité objective
(une thèse) et une vérité subjective (une antithèse), chacun des intervenants pouvant détenir l'une ou
l'autre. L'objectif de la dialectique selon Schopenhauer est de réfuter la thèse adverse soit par
réfutation directe (réfutation des fondements de la thèse) soit par réfutation indirecte (réfutation par
des conséquences fausses ou des cas contraires).
Les 9 techniques de la dialectique éristique
1° L'extension (stratagèmes 1-2-3-6-23-32)
Il s'agit d'étendre la théorie de l'adversaire au sens le plus large possible et même de l'exagérer afin
d'étendre, en parallèle, le champ des attaques possibles. On peut amener les propos de l'adversaire
sur un terrain peu apprécié du public ou sur un terrain plus généraliste qui a déjà été maintes fois
réfuté. Ainsi, on le place dans une situation de mal-aimé ou de porteur d'une thèse qui a déjà été
réfutée donc les arguments qu'il défendra auront déjà été réfutés...
2° Le camouflage de sa manière de faire (stratagèmes 4-5-7-9-10-11-12-13-15)
Par de faux arguments, par des questions tous azimuts, des métaphores, des antithèses... si l'orateur
parvient à camoufler sa manière de procéder, l'adversaire ignorera où il veut en arriver. Il ne pourra
donc pas se protéger des attaques puisqu'il ne saura pas d'où elles viendront.
3° La colère de l'adversaire (stratagèmes 8-38)
La colère peut faire perdre ses moyens à un homme, elle voile le jugement et l'objectivité de
l'argumentaire. Schopenhauer propose de distiller des attaques insolentes ou injustes à différents
moments du débat pour provoquer la colère de l'opposant.
4° Le dernier recours (stratagèmes 17-18-19-22-29-31-33-38)
Les huit ruses reprises dans cette catégorie prennent toute leur importance lorsque l'orateur sent la
tournure des événements lui échapper et la victoire de son opposant se profiler. Ainsi, en détournant
le débat, en le refusant, en jouant l'incompréhension, en généralisant à outrance, en emmenant le
débat sur d'autres chemins, il est possible de désarçonner son opposant. Un exemple classique est
de clamer que les propositions adverses sont brillantes en théorie mais qu'elles ne peuvent pas
trouver d'application concrète en pratique... L'attaque personnelle (ou argumentum ad personam)
constitue le stratagème final (38), elle se résume à l'insulte, l'impolitesse ou le coup-bas.
5° L'exploitation des points faibles (stratagème 27-34-37)
Il s'agit de guetter sans cesse la moindre faille dans l'argumentation adverse. Lorsqu'une faille se
présente, il convient de s'engouffrer dedans et de harceler, sans relâche, l'adversaire. Pour faire le
lien avec la troisième technique, la colère est une brèche, lorsqu'elle est ouverte, il faut y entrer et
l'élargir au maximum. La pression doit être mise sur les hésitations de l'adversaire, sur les points qu'il
maitrise moins et si, d'aventure, il a recours à un mensonge pour étayer une vérité, il faut retourner ce
mensonge contre lui...
6° L'utilisation de l'ignorance (stratagèmes 28-36)
Schopenhauer recommande d'utiliser l'ignorance des personnes extérieures au débat pour imposer
ses vues. Par essence, l'adversaire est supposé maitriser son sujet, le public pas forcément, il est
assurément plus aisé de faire avaler une couleuvre à un ignorant qu'à un initié. Par ailleurs,
l'ignorance de l'adversaire peut aussi être utilisée à ses dépens, il s'agit alors d'user d'un argument
non-vérifiable dont, par conséquent, la fausseté ne pourra pas être avancée. Sur le terrain de
l'ignorance, si l'orateur met en avant l'incompétence de son adversaire, parvient à le tourner en
ridicule alors il aura cause gagnée. Cependant, l'utilisation de ces ruses nécessite l'assurance que
l'objection ne soit pas possible où qu'elle ne le soit que par un processus long et épuisant pour le
public et pour l'adversaire de telle sorte que celui-ci ne s'y lancera pas.
7° L'érection en preuve de ce qui n'en n'est pas (stratagèmes 14-20-24-30)
Dans ce cas de figure, il faut utiliser comme juste un argument qui ne l'est pas forcément. L'art de tirer
des fausses conséquences permet également d'arracher à l'adversaire des propositions qui ne sont
pas dans sa thèse de départ et donc qu'il ne maitrise pas. Si l'on peut faire découler de fausses
propositions de la thèse de l'adversaire et les faire éclater au grand jour, il sera facile de réfuter cette
thèse.
8° L'argumentation ad hominem (stratagèmes 16-21-25)
Cela consiste à démontrer qu'un argument de l'adversaire ne s'accorde pas avec la nature des choses
ou avec ses principes, ceux de son appartenance où encore un autre argument préalable. Il s'agit
donc de retourner l'argumentation de l'adversaire contre lui. Si l'opposant se contredit où s'il
argumente contre ses valeurs, il sera facile à démonter. L'argumentation ad hominem peut aussi
reposer sur l'exception, si l'on parvient à trouver des exceptions à l'argumentation de l'adversaire il est
possible de la remettre en question.
9° L'argumentation retournée (stratagèmes 26-35)
Si l'orateur parvient à retourner l'argumentaire de son adversaire contre lui, il gagne ainsi un argument
de son adversaire à sa propre cause. Ainsi dans un exemple qu'il avance, Schopenhauer retourne
l'argument "C'est un enfant, il ne faut pas être trop sévère avec lui" en "C'est justement parce que
c'est un enfant qu'il faut être sévère avec lui, afin de lui faire perdre ses mauvaises habitudes".
Pas uniquement pour imposer un mensonge !
Tout être humain veut que sa thèse paraisse vraie, même si elle ne l'est pas. Pour l'imposer, il est prêt
à puiser dans ses réserves de perversité naturelle. A la lecture de L'Art d'avoir toujours raison, il
convient de distinguer dialectique et logique. La logique ne s'intéresse qu'à la forme des propositions
tandis que la dialectique s'attarde au fond des propositions. A travers la dialectique, l'orateur doit
penser à défendre son point de vue et renverser celui de son adversaire. Il s'agit d'une forme
d'escrime intellectuelle : peu importe qui pense quoi, c'est la fin du débat qui tranche la vérité, la
confirme et désigne le vainqueur. La dialectique éristique n'est cependant pas une logique
d'apparence car cela signifierait qu'elle ne serait utile qu'en présence d'une argumentation fausse.
L'orateur doit également recourir à la dialectique éristique lorsque sa thèse initiale est juste et qu'il est
amené à la défendre (ex. lors d'un débat politique). La dialectique est donc aussi un moyen de
repousser les attaques déloyales, son apprentissage complète celui de la logique et permet de
défendre son point de vue. Pour résumer l'essence de la dialectique éristique, on dira qu’il s'agit de
l'art de défendre ses thèses sans se contredire et de renverser les thèses adverses. Celui qui la
maitrise a aussi la maitrise du débat !
Lorsqu'il rédige L'Art d'avoir toujours raison (publié en 1864 et traduit en français en 1871), Arthur
Schopenhauer se livre à un véritable exercice de style car la dialectique est un domaine encore
vierge de tout écrit. L'auteur s'est donc inspiré de débats entres les hommes et des diverses
techniques utilisées par ceux-ci avant d'en extraire les principes communs et de mettre en exergue
plusieurs stratagèmes qui permettent d'imposer son argumentaire. Schopenhauer précise, dès
l'entame de son ouvrage, que les réflexions qu'il livre doivent être considérées comme une ébauche
car il est délicat d'édicter une règle universelle en la matière. L'Art d'avoir toujours raison reste,
cependant, un ouvrage de référence pour tout orateur qui doit participer à un débat...
L’art d’avoir toujours raison
Arthur Schopenhauer, 1864
Réédition 2003
Editions Mille et Une Nuits
Olivier Moch
© Communication
Février 2012
----(1) Le Prince, traité politique publié par Nicolas Machiavel en 1532, traduit en français en 1571