Marcel Aymé - art

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Marcel Aymé - art
Marcel Aymé - Le passe-muraille
Jadis, lorsque j'habitais à Paris ce merveilleux quartier de Montmartre, j'ai connu
Un drôle d'homme qui pouvait, s'il le désirait, traverser les murs sans problèmes.
Je m'en souviens bien, il portait de petites lunettes posées sur le bord de son nez
Et allant parfaitement avec sa petite barbiche noire d'employé du ministère des impôts,
Au service des enregistrements. L'hiver, je pouvais le rencontrer dans l'autobus
Où nous causions parfois ensemble, et l'été, je le croisais dans la rue
Le menant à son bureau, car il ne prenait aucun moyen de transport dès que le temps
Le lui permettait. C'est à quarante-trois ans qu'il se rendit compte de cette particularité
Lui donnant, le cas échéant, un pouvoir hors du commun. La première fois,
Car il y a toujours une première fois pour toute chose, il s'en rendit compte lorsqu'un soir
Il y eut une panne d'électricité chez lui, dans son petit logement de célibataire.
Dans le noir, il tâtonna dans les ténèbres et, le courant revenu, se trouva sur le palier,
Sans être passé par la porte. D'ailleurs, elle était fermée à clef à double tour
Comme il se doit, afin d'être en règle vis-à-vis de l'assurance. Et lui, se trouvait là,
Comme un idiot en pyjama presque nu, surpris de ce qu'il lui arrivait.
Il hésita beaucoup à regarder en face cette situation, car normalement ces choses-là
N'adviennent jamais au commun des mortels, mais qu'importe, il fallait trouver
Une solution pour retrouver son appartement sans casser la porte. Alors,
Il se décida à rentrer chez lui comme il en était sorti, en passant à travers le mur.
Jamais dans la vie, il n'avait rêvé d'une telle chose, même enfant lorsqu'il voyait
Le feuilleton " L'homme invisible ", jamais il n'avait imaginé devenir un clone
Ou quelque chose de semblable à ce bel acteur qui passait tous les samedis soirs
À la télé. Ceci étant, m'avoua-t-il un jour dans l'autobus, cette étrange faculté
Le contrariait un peu. Il décida d'aller trouver un médecin pour lui expliquer son cas.
Par bonheur, il était bien tombé, cet homme comprit tout de suite de quoi il en retournait
Et donna à notre ami les raisons précises de son mal, mais en des termes si compliqués,
Qu'il ne chercha pas à comprendre. Il prit l'ordonnance et se présenta à la pharmacie
La plus proche pour en acquérir les médicaments prescrits. Deux cachets par an,
Pas difficile à avaler, alors il les prit et rangea le tout dans un tiroir et n'y pensa plus.
Le docteur lui avait dit d'éviter tout surmenage, car dans ce cas, les choses pouvaient
S'aggraver... Mais dans quel sens fallait-il entendre cet avertissement ?
Il n'en savait rien, puis de toute façon à son bureau la vie était des plus calmes,
Ses heures de loisir, il les passait à lire paisiblement son journal
Ou s'occupait de sa collection de timbres. Pendant un an, il évitait de passer les murs,
Sauf s'il ne pouvait faire autrement. Même pour entrer chez lui, ou pour en sortir,
Il faisait comme tout le monde, il utilisait sa clef. Tout se passait donc très bien
Pour cet homme comme pour l'ensemble des gens qui l'entouraient,
Lorsqu'un jour un événement extraordinaire survint et bouleversa son existence.
À son bureau, son sous-chef avec qui il avait d'excellentes relations,
Se trouva détaché ailleurs et remplacé par un autre fonctionnaire plutôt sec
Et doté d'une moustache. Seulement notre homme n'aimait pas les moustaches,
Ça le hérissait terriblement. Quant à l'autre, le nouveau, il n'aimait pas les binocles
Et la barbiche de cet employé, sous ses ordres et à sa merci.
Il ne se priva pas dès le premier jour
À le traiter comme une vieille chose, pire, comme une vieille poubelle...
Le nouveau sous-chef voulut tout réformer dans notre service,
Trop tranquille à ses yeux, et ce depuis la nuit des temps, mais surtout il voulait
Mettre des bâtons dans les roues à cet employé ayant pris ses aises depuis vingt ans.
Prenons un exemple, il commençait toujours ses lettres par une formule fort classique,
Mais l'autre ne l'entendait pas de cette oreille, il voulait la remplacer par une autre
Plus américanisée... Rien n'y fit, l'ancienne formule revenait spontanément
Et il n'était pas question pour l'ancien de faire un effort,
Ce qui valut l'inimitié grandissante du sous-chef à l'égard de son inférieur,
Qui trouvait l'atmosphère du ministère pesante au point que le matin, il se rendait
À son bureau avec appréhension et le soir avait du mal à trouver le sommeil.
La volonté du nouveau était ferme, il ne voulait lâcher prise en aucune façon
Et sur rien, alors il mit l'ancien au placard, comme souvent on procède
Devant les récalcitrants. Peut-être pas un placard, mais un p'tit réduit de rien du tout.
Pour y accéder, dans le couloir, il y avait une petite porte
Avec l'inscription suivante: débarras. Notre héros avait accepté cette humiliante
Situation sans précédent dans toute l'histoire de l'administration, et pour se calmer
Tous les jours il lisait le journal, la rubrique des faits divers plus précisément,
À chaque crime, il voyait son sous-chef en victime...
Transfert, dirait Freud ou Lacan, mais laissons la psychanalyse tranquille pour l'instant,
Et continuons cette histoire qui a l'air de vous captiver.
Un jour, le chef fit irruption dans ce cagibi et se mit à beugler, à traiter l'employé
De cancrelat routinier pour avoir formulé ses lettres administratives
Comme à l'accoutumée et lui jeta son travail froissé à la figure.
À ces mots, l'autre se retint, eut chaud, très chaud,
Mais se décida à préparer une vengeance exceptionnelle et bien méritée.
Comme vous le savez, notre homme avait un pouvoir, il pouvait traverser les murs
Sans que personne ne s'en rende compte. Ce qu'il fit en entrant la tête la première
Dans le bureau de son persécuteur assis à sa table de travail corrigeant comme
Un vulgaire professeur, les virgules mal placées et les fautes d'orthographe
De ses sous-fifres, lorsqu'il entendit tousser dans son bureau,
Levant les yeux, il découvrit la tête de son subordonné collé au mur,
Et cette tête était vivante et lui jetait un air mauvais, un air de haine.
Pire, elle se mit à parler. - Monsieur, dit-elle, vous êtes un voyou, un salaud.
Qui peut imaginer qu'une telle chose puisse arriver dans la vie réelle ?
Et bien cela fut, là, dans ce bureau du sous-chef de notre ami Dutilleux.
Béant d'horreur, M. Lécuyer ne pouvait détacher les yeux de cette apparition.
Fou de rage, il alla dans le réduit du coupable et vérifia que tout cela
N'était qu'un cauchemarv pour calmer son angoisse. Il vit alors l'employé,
Paisiblement installé à sa table, un porte-plume à la main en train de travailler.
Déçu, il regagna son bureau, mais à peine assis, la tête réapparut sur le mur et
Se remit à vociférer ces mots : - Monsieur, vous êtes un voyou, un salaud.
Au cours de cette seule journée, la tête redoutée apparut vingt-trois fois et,
Les jours suivants, à la même cadence.
Mon sous-chef était maintenant démoli par mes apparitions répétées au travers
Du mur de son bureau, et surtout accompagnés de mes invectives
Les plus démoniaques. Je me devais de lui faire encore plus peur,
Et de l'instruire de la terreur éprouvée au quotidien lorsqu'on est sous l'autorité
D'une instance supérieure méchante, aussi méchante qu'il a été à mon endroit.
Petit à petit, il maigrit, puis ses actions devenaient en discordance avec lui-même :
S'il voulait aller à droite il dirigeait ses pas à gauche, et s'il voulait aller à gauche,
C'est à droite qu'il allait... Tout le monde a connu dans sa vie
Ce genre de dérèglement, alors, n'insistons pas, seulement,
Un soir, très mal en point, les urgences vinrent le prendre à son domicile
Et le placèrent dans un lieu plus sûr pour sa tranquillité physique et mentale.
Quant à moi, je retrouvais mon indépendance au bureau et reprenais
Mes anciennes habitudes qu'il voulait dérégler, le salaud.
Malgré tout, j'éprouvais encore le désir de passer au travers des murs,
C'était devenu pour moi un passe-temps, une seconde nature, un passage obligé,
Et le le faisais bien sûr chez moi, mais cela ne me suffit pas, il me fallait explorer
Tous les possibles de ce truc dont j'étais le seul à profiter, et pourquoi pas
En tirer profit, peut-être même un revenu, un peu de gloire et enfin,
Passer à la télé comme tout le monde.
De toute façon je n'avais pas d'autres choix, je me sentais poussé par une force
Intérieure alimentée par un ancien sentiment d'infériorité entretenu
Par moult échecs, allant de ma naissance à ce bureau, de l'école désastreuse
De notre République à mes relations à autrui dont je vous parlerai plus tard.
Voulant changer le monde, je cherchais partout comment faire et par
Quel moyen y arriver. Je me documentais beaucoup à la bibliothèque de ma ville,
Mais ni la politique, ni le monde du spectacle ne pouvaient être de bons supports
À mes investigations honnêtes et sérieuses. Seule la rubrique "faits divers"
M'apparut convenir à mon projet et c'est bien là où je pourrai à loisir
Épandre mes talents de traverseur de mur.
Poussé par je ne sais quelle force, je me mis à envisager un cambriolage,
Et pour ce premier essai, il me fallait trouver un lieu donnant sens à mon action,
Un sens moral je précise. Alors, évidemment, comme vous l'auriez fait à ma place,
J'ai pensé tout de suite à une banque, une banque de crédit,
Car j'ai horreur des banques et des crédits. Pour la première fois
Depuis le début de ma nouvelle vie, j'éprouvais une réelle jouissance
À ce nouveau métier me permettant de fréquenter la nuit,
Dans la plus grande discrétion, des coffres-forts pleins à craquer de billets et d'or,
Que je pouvais toucher, palper et choisir pour enrichir mon porte-feuilles,
J'en mettais partout, et une fois les poches pleines,
Je signais à la craie rouge, pour les faire marner ces cons,
Je signais "Garou-Garou" dans une calligraphie des plus originales. Le lendemain,
Dans tous les journaux du pays, j'eus droit à un article valorisant mes actes...
Tout le monde n'avait plus que ce mot-là à la bouche : Garou-Garou,
Tant il était à la une de tous les journaux. Ainsi je devins une célébrité
Pour avoir volé ces millions cachés dans des coffres forts et dont j'avais pu
Faire sauter tous les verrous avec ce don majestueux de passer les murs,
Tous les murs. De toute part, mes larcins avaient eu l'assentiment du peuple,
Voyant en moi un nouveau Zorro faisant un pied de nez aux autorités supérieures
Les aliénant tous impunément. Petit à petit j'entrai dans les banques, les bijouteries
Et parfois même chez des particuliers lorsqu'ils étaient anormalement riches.
Par ces actes peu honorables, j'étais arrivé à entretenir ma renommée
Et curieusement toutes les femmes qui jadis ne me voyaient pas,
Aujourd'hui fantasmaient sur ma personne et ne pensaient qu'à m'aimer.
Un jour, devant un fabuleux diamant je ne pus résister, je le pris et le fis mien
Avec, pour l'accompagner, l'ensemble des biens dont "ma tante",
Le Crédit municipal, avait la garde. L'enthousiasme de la foule fut à son comble,
L'état mit à la porte ses ministres incapables de venir à bout de ce Garou-Garou.
Evidemment avec ces trésors je devins l'homme le plus riche de Paris,
Mais afin de ne pas éveiller des soupçons inutiles, j'avais gardé mon poste
Au ministère et restais ponctuel malgré ma vie mouvementée, surtout la nuit, car
Comme vous pouvez vous l'imaginer, on ne devient pas riche comme Crésus
Sans un minimum effort. Au bureau, j'aimai écouter ce qu'on disait
De mes actes de la veille, j'étais devenu pour tous mes collègues l'homme
Le plus respectueux de la terre, un surhomme, un génie.
Après ça, comment ne pas aimer l'humanité tout entière et se sentir tellement
À l'aise avec tous ces admirateurs, il y eut un moment où ce ne fut plus possible
De garder plus longtemps ce secret et lors d'un pot prit entre nous autour du journal
Relatant mes faits et gestes de la veille, je leur dis simplement ces mots :
" Vous savez, Garou-Garou, c'est moi ". Ils se mirent à rire et se moquèrent de moi
Depuis ce jour-là, la vie me parut moins belle, moins satisfaisante.
Avenue de la Paix, on me prit la main dans le sac d'une bijouterie. Il est vrai,
J'avais commis une erreur en apposant ma signature sur la moquette,
Ce qui n'était pas l'endroit idéal pour une signature, et de surcroit,
Je me mis à chanter à tue-tête en pleine nuit des chansons terriblement grivoises,
Et cela eut pour conséquence de réveiller tous ces bourgeois du quartier de l'Opéra,
J'en étais même arrivé dans mon délire à briser une vitre
Avec une chaine en or massif. J'aurai pu m'enfuir en traversant le mur
Comme à l'accoutumée, mais dans mon inconscient il se passait des choses dont
Je n'avais pas toutes les clefs, probablement je voulais être arrêté
Pour donner la preuve à mon bureau que ce "Garou-Garou" c'était bien moi, ainsi
Le doute ne serait plus permis, et j'en sortirai la tête haute au niveau de mon honneur.
Moi - Il est trop tôt pour affirmer le génie de votre oncle, car il faut
Tant d'années pour cela, mais tel Racine par exemple avec qui il a en commun
Le mauvais caractère. Vous le dites vous même, il est affreusement méchant
Surtout auprès de toute sa famille, mais à choisir entre deux hommes,
L'un représentant le meilleur exemple pour l'humanité mais n'ayant jamais touché
À ces choses de l'art, et l'autre paraissant à la Une de tous nos journaux
Pour son talent, sa brillance, son génie à rendre jaloux chacun de ses admirateurs.
Lequel, je vous pose la question, lequel de ces deux énergumènes vous plaira le plus,
Lequel choisiriez-vous pour ami en toute sincérité ?
Lui - On a dit du mal et du bien de Racine, mais pour moi, malgré son oeuvre,
Il eut été préférable, pour lui du moins, qu'il fût un homme ordinaire,
Sa vie en aurait été bien meilleure. D'ailleurs, tous ces drames
Dont il nous a donné la quintessence n'étaient probablement qu'à l'aune
De ce qu'il vivait à l'intérieur de lui, une drôle de carcasse que cet homme-là,
Tout le monde l'a encensé, comme à chaque fois il sait le faire devant des barbares, Et cela
depuis la nuit des temps.
Moi - Je partage votre point de vue, pour son confort personnel,
Être un homme comme vous dites "ordinaire" est de loin préférable à être
Sous les projecteurs de la reconnaissance, tarte à la crème, cause de toutes
Les dérives, les malentendus, les aliénations.
Lui - ... Ajoutez-y, monsieur le philosophe, l'aspect financier de la question,
Je ne sais si Andromaque, Britannicus, Phèdre et compagnie,
Lui ont apporté beaucoup d'argent, mais ces gens-là en général meurent de faim
De n'avoir pas voulu un jour être représentant de commerce ou comptable,
Comme tout le monde. Dans ce cas, Racine et les autres auraient vécu
Dans un cadre plus équilibré, Peut-être plus fatigant physiquement,
Mais plus sûr quant à la régularité des revenus et cela, voyez-vous,
La régularité c'est important pour le moral. Puis, quel plaisir y a-t-il
À toujours jouer un rôle au point d'en oublier l'existence de ces pauvres personnes
Comme moi, trop souvent dans le besoin, trop honnêtes pour mentir,
Trop bons pour être méchant. Sans parler du bonheur
Qu'il aurait d'avoir auprès de lui un neveu tel que votre interlocuteur,
Amusant, serviable et toujours près à lui rendre service,
En lui mettant entre les bras une de ces jolies jeunes filles, comédienne ou
Petit rat de l'Opéra, pour changer un peu du corps de sa femme ayant,
Depuis bien longtemps, pris la route de la déconfiture. S'il n'avait été
Ce qu'il est aujourd'hui, nous aurions pu, tous deux, profiter de sa fortune
Puisque je n'ai rien, et tous les soirs nous nous serions rendus dans ces restaurants
Aux tarifs exorbitants mais dont les menus sont si bons, les vins si précieux,
Qu'il en aurait oublié le prix, j'en aurais fait un homme heureux, voyez-vous!
Mais pourquoi donc riez-vous maintenant ?