Lire les textes d`Erwin Jans, Sigrid Bousset et Elke Janssens sur la

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Lire les textes d`Erwin Jans, Sigrid Bousset et Elke Janssens sur la
SAD FACE | HAPPY FACE
TROIS HISTOIRES SUR LA CONDITION
HUMAINE
par Erwin Jans, essayiste et dramaturge
Dans une chambre d’hôtel parisienne, entourée
d’objets ethnologiques et anthropologiques, une
vieille
femme aveugle, presque aussi vieille que le vingtième
siècle, se souvient sans la moindre amertume ni
tristesse d’une histoire pleine d’horreurs et d’une
vie remplie de mensonges et de séparations.
Un professeur en génétique ne parvient pas à
surmonter la mort de son fils et de sa femme et
se suicide, au moment même où sa création, le
premier clone humain, met le feu aux banlieues
en compagnie d’une bande de jeunes nihilistes et
sème la mort et la destruction. Les membres d’une
entreprise familiale spécialisée dans l’élevage de
cerfs – dont les bois sont un aphrodisiaque pour les
marchés chinois et coréen – sont douloureusement
confrontés aux conséquences de la guerre civile
yougoslave lorsqu’un photographe de guerre
est contraint à exécuter leur fille. Voilà, de façon
très résumée, les lignes narratives respectives de
La Chambre d’Isabella, du Bazar du homard
et de La Maison des cerfs, les trois pièces qui
composent ensemble la trilogie Sad Face | Happy
Face. Jan Lauwers semble détenir le monopole
de ces histoires passablement surréalistes, voire
même parfois absurdes, qui se déploient en fables
modernes. Il s’agit de fables conscientes, des fables
qui savent qu’elles sont racontées et qui par là
même acquièrent une certaine forme d’humilité.
Et c’est dans cette humilité qu’elles deviennent
à nouveau très généreuses. Elles sont écrites sur
les nerfs anxieux de notre époque. Lauwers est en
train de créer une mythologie bien à lui, loin de
tout réalisme : un univers dans lequel les catégories
du temps et de l’espace perdent leur délimitation,
où la culture populaire se mélange aux références
littéraires, et où le récit se décompose en moments
dramatiques, épiques et lyriques, un univers dans
lequel des pensées profondes aboutissent à de
banales disputes et vice versa, où les cris deviennent
chants, et où les va-et-vient chaotiques sont
chorégraphiés en mouvements poétiques.
du vingtième siècle et d’aujourd’hui, et même à
travers les cauchemars de demain. La Chambre
d’Isabella se penche sur le passé ténébreux, Le
Bazar du homard sur un avenir qui dérape, et La
Maison des cerfs tente de se maintenir dans un
présent bancal et fragile. Que dire de positif, en
effet, lorsqu’on regarde autour de soi ? Ce regard
sur le monde a toujours été pour Lauwers une
obsession. C’est dans ce regard que le créateur de
théâtre et le plasticien se rejoignent et, en même
temps, veulent emprunter des chemins différents.
Lorsqu’il travaillait sur la Snakesong Trilogy, il y a
plus de dix ans, Lauwers posait explicitement la
question : « Que peut-on encore faire de plus que
simplement regarder sans tenter de comprendre,
observer sans rire ni pleurer, lorsque le désir a
disparu, et avec lui la nécessité ? » Les trois pièces
de la Snakesong Trilogy étaient placées sous le
signe d’un sombre et fatal cocktail de pouvoir, de
désir et de voyeurisme. Le pessimisme de Lauwers
était notamment inspiré par la conscience que
l’existence de l’homme, depuis la nuit des temps,
ne tourne qu’autour du sexe, de la violence et de
la mort. Ce que nous appelons civilisation n’est
qu’une fine couche de vernis et n’a rien changé
de fondamental à l’instinct humain, à l’agressivité
humaine, ni à l’angoisse humaine. À ce malaise
dans la culture, Lauwers opposait à l’époque une
attitude d’ « indifférence », d’ « observation sans
rire ni pleurer ». Ce sont précisément ces deux
émotions qui se retrouvent aujourd’hui au coeur
de la trilogie Sad Face | Happy Face. Dix ans plus
tard, le regard de Lauwers sur les gens s’est modifié.
Il voit toujours leur chaos, leur impuissance, leur
lutte désespérée avec le désir et la mort, mais dans
des nuances moins sombres. Il regarde les gens
avec moins de cynisme et plus de compassion, de
façon moins ironique et plus empathique. Dans La
Maison des cerfs, il les qualifie de « Small people with
a big heart ». Jan Lauwers ne se tient plus en marge
de l’existence comme un observateur voyeuriste,
mais avec Sad Face | Happy Face, il s’aventure au
beau milieu de la tempête émotionnelle qui a
C’est ainsi qu’avec une insoutenable légèreté, Sad nom l’homme. Ce n’est pas étonnant que dans
Face | Happy Face cherche son chemin à travers une La Chambre d’Isabella, il monte lui-même sur les
forêt de malheurs, à travers les horreurs des guerres planches, parmi les comédiens, et qu’il chante et
fasse de la musique avec eux.
Il s’agit là sans aucun doute d’une forme
d’exhibitionnisme théâtral. Lauwers aime bien
explorer ces limites-là. Mais cela a peut-être aussi
un rapport avec le sous-titre qu’il a donné à sa
trilogie : trois histoires sur la condition humaine.
La condition humaine n’est pas à proprement
parler un sujet fréquemment abordé dans l’art
moderne. Elle évoque une connotation mièvre,
sentimentale, naïve, romantique. Elle est tout ce
que l’art moderne, avec son décalage ironique, ne
veut pas être. L’historien Eric Hobsbawm a dit
que le vingtième siècle était celui des extrêmes. Au
milieu des tous ces extrêmes, l’homme a atteint
sa fin, et son humanité a été effacée comme un
dessin dans le sable est effacé par les vagues.
L’homme a connu sa fin parce que le vingtième
siècle fut par excellence le siècle de « l’homme
nouveau ». Heureusement, l’art moderne n’a pas
cru, ou si peu, à cet homme nouveau. Mais il en
a payé le prix. Dans l’art moderne, l’homme s’est
fait déshabiller jusqu’à l’os, au propre comme
au figuré. L’homme a été retourné comme une
chaussette par l’art moderne. Ses facettes les plus
sombres ont été mises en lumière. Sa solitude, son
désespoir, son impuissance, sa folie, sa violence.
Quelques années après les horreurs de la Seconde
Guerre mondiale, au milieu du vingtième siècle,
le poète Lucebert a écrit dans un poème que la
beauté s’était brûlé le visage. L’art a sacrifié son
avoir le plus précieux, la beauté, afin de montrer
la part d’ombre de l’homme. Mais que faire des
catastrophes du futur, maintenant que les médias
nous confrontent quotidiennement à des visages
brûlés, à l’inhumanité de l’homme, à l’impasse de
la vie ? Sur quel pied l’art doit-il danser à présent ?
« Si l’art veut vraiment être nouveau et inédit,
il ne pourra le faire nulle part mieux que dans
l’affirmation que la vie, contre toutes les apparences,
est bonne à vivre, » écrit le philosophe Ger Groot :
« C’est ainsi que l’art retrouve le sens dans le choc
du beau. » Voilà des paroles inhabituelles lorsqu’il
s’agit d’art moderne.
L’affirmation que, contre toutes les apparences,
il est bon de vivre, n’est présente nulle part de
façon aussi forte et émouvante que dans le chant
choral des acteurs. Il y a peu de spectacles qui
communiquent aussi généreusement avec leur
public que ceux de Needcompany. Le chant est le
vecteur le plus intense de cette générosité. Dans
le chant choral, la voix individuelle ne disparaît
pas, mais elle recherche une possible relation avec
les autres voix : « Je veux que le rituel du théâtre
devienne quelque chose où des gens se réunissent
pour chanter » déclare Lauwers. La troupe porte
en elle le désir du groupe jusque dans son nom.
C’est sa marque la plus profonde. Peut-être est-ce
également là l’enjeu ultime de l’oeuvre théâtrale
de Lauwers : chercher ce que cela signifie que
d’être un groupe, une compagnie, une famille
de proches. Ce n’est rien moins qu’un art. « We
love each other and it’s a real art/To build the
deer house so strong/That it doesn’t fall apart »
chantent les acteurs en choeur à la fin de La
Maison des cerfs. Chaque représentation est une
nouvelle tentative de bâtir, avec le public, cette
« maison des cerfs ». Lauwers raconte ses fables sur
les défaillances humaines avec plus d’amour, plus
de maturité, plus de sagesse peut-être, que par le
passé. Les personnages de la pièce élèvent les cerfs
pour leurs bois et les livrent aux chasseurs une fois
par an. Les cerfs sont leur investissement lourd,
leur commerce. Mais ils n’ont pas oublié pour
autant une autre vérité, une vérité dans laquelle la
condition humaine a trouvé son dernier refuge :
« Les cerfs sont les gardiens de l’avenir. »
LA CHAMBRE
D’ISABELLA
LAUGH AND BE GENTLE TO THE UNKOWN
par Erwin Jans
La chambre d’Isabella renferme un secret. Elle est
le lieu d’un mensonge. Elle est le lieu du mensonge
qui domine la vie d’Isabella. Ce mensonge est une
image. Une image exotique. L’image d’un prince
du désert. Isabella est la fille d’un prince du désert
qui a disparu lors d’une expédition. C’est ce que lui
ont raconté ses parents adoptifs, Arthur et Anna.
Ils vivent ensemble dans un phare, sur une île, où
Arthur est gardien de phare. Tout comme l’île, le
phare est un lieu intermédiaire : quelque part entre
terre et mer, entre solide et liquide, entre intérieur
et extérieur. Le phare est bâti sur la terre, mais son
désir est la mer. Le désir d’Isabella, c’est le désert,
le prince du désert, l’Afrique.
C’est ainsi que commence le récit de la vie d’Isabella,
qui est vieille et aveugle. Rapidement, pourtant, il
s’avère que derrière l’histoire du prince du désert
se cache une vérité terrible, indicible. Anna et
Arthur sont incapables d’affronter leurs secrets et
se réfugient dans l’alcool. Anna meurt, et Arthur
se jette à la mer. La quête d’Isabella pour retrouver
son père, le prince du désert, la mène non pas en
Afrique, mais dans une chambre à Paris, remplie
d’objets anthropologiques et ethnologiques.
Lorsque Isabella passe sa vie en revue, elle est
vieille et aveugle. Elle vit dans sa petite chambre
à Paris, entourée de ces milliers d’objets exotiques
de l’Egypte ancienne et d’Afrique noire. Ils
appartenaient au père de Jan Lauwers, qui les a
laissés, après sa mort, à sa femme et ses enfants.
Ce sont des objets qui ont été arrachés à leur
contexte culturel par un regard d’un autre temps –
un regard colonial et exotisant. Ce sont des objets
dans lesquels un monde – l’Afrique – s’est arrêté,
pétrifié, mis de côté, muséifié et fétichisé.
La vie d’Isabella s’étend presque sur l’entièreté
du vingtième siècle : de la Première et la Seconde
Guerre mondiale, Hiroshima, le colonialisme,
en passant par le développement de l’art
contemporain, avec Joyce, Picasso et Huelsenbeck,
les voyages sur la lune, Ziggy Stardust de David
Bowie, jusqu’à la famine en Afrique et au Vlaams
Blok [un parti politique d’extrême-droite] à
Anvers. Alexander, l’amant d’Isabella, est fait
prisonnier par les Japonais pendant la Seconde
Guerre mondiale. Il survit à la bombe atomique
sur Hiroshima (« C’était comme si le soleil avait
explosé et que ses cendres s’étaient répandues sur
la terre »), mais après la guerre, il devient fou petit
à petit : « J’aimais être auprès d’Isabella. Elle aimait
réellement le monde et moi je le haïssais. Je haïssais
le monde parce que plus rien ne tournait rond. On
faisait n’importe quoi et je ne ressentais que de
l’exaspération et Isabella était la seule qui pouvait
me faire oublier. Sa passion pour la vie était d’une
beauté pure, insupportable… La seule arme contre
la dictature du mensonge. »
« Face à l’extrême » : c’est le titre d’un livre du
penseur français Tzvetan Todorov sur les camps
de concentration pendant la Seconde Guerre
mondiale. Mais en même temps, ce titre désigne
la position de toute personne vivant de façon
consciente au vingt-et-unième siècle. Chaque jour,
nous nous retrouvons face à face avec l’extrême.
Il nous regarde avec sa tête de méduse et nous
semblons nous pétrifier : dans l’indifférence
émotionnelle, dans l’apathie politique, dans
l’isolement social, dans une surenchère de
production et de consommation économiques.
En même temps, nous sommes fascinés par les
visions apocalyptiques et les scénarios de fin du
monde écologique que les médias nous proposent
quotidiennement.
Pour le sociologue français Jean Baudrillard, nous
avons déjà dépassé la réalité et l’histoire. Les choses
ont déjà dépassé leur fin. Elles ne sont plus capables
de finir. Elles s’enlisent dans une crise sans fin. En
d’autres mots, notre temps se caractérise non pas
par la fin de l’histoire, mais par l’impossibilité d’en
finir avec l’histoire. Nous vivons au-delà de la fin.
C’est là que réside l’apocalypse de notre temps :
l’impossibilité de la fin. Ou plutôt : la vie au-delà
de la fin. Que se passe-t-il donc au-delà de la
fin ? Quels sont les événements qui se déroulent
au-delà de la fin ? Baudrillard les qualifie de
« phénomènes extrêmes ». Il s’en réfère à la racine
latine, « ex-terminus » : au-delà de la fin. L’extase
et l’exponentiation sont les caractéristiques de
ces « phénomènes extrêmes ». L’extase du social :
les masses (plus social que le social). L’extase
du corps : la corpulence (plus obèse qu’obèse).
L’extase de l’information : la simulation (plus
vrai que vrai). L’extase du temps : le temps réel,
l’instantané (plus présent que le présent). L’extase
du réel : l’hyperréel (plus réel que le réel). L’extase
du sexe : la pornographie (plus sexuel que le sexe).
L’extase de la violence : la terreur (plus violent que
la violence).
Notre époque est l’époque de l’obscénité: toutes
nos structures enflent et absorbent tout dans leur
expansion. Chaque structure pénètre les autres,
elles s’entre-submergent. Depuis longtemps, nous
ne connaissons plus les limites entre le politique
et l’économique, entre le privé et le public, entre
l’intime et le pornographique. Les protagonistes de
cette implosion sont les médias et le multimédia :
par la surenchère d’information, nous avons
perdu l’accès à la vraie information et aux vrais
événements historiques. C’est ainsi que Donald
Rumsfeld, le ministre américain de la défense, a
pu déclarer, peu après la publication mondiale des
photos des tortures : « I don’t read the newspapers
anymore. » Alexander : « Lorsqu’ils sont venus
nous annoncer la fin de la guerre, je savais que
c’était un mensonge. C’en était un. Et le pire de ce
mensonge, c’est que tout le monde l’a cru. »
Existe-t-il un « théâtre extrême » ? Et si oui, qu’estce que cela signifierait ? « Plus théâtre que le
théâtre », pour reprendre la formule de Baudrillard ?
Un théâtre qui se positionne « face à l’extrême », le
regard fixé sur la tête de méduse de l’insoutenable
réalité, et conscient du risque de se pétrifier ? Un
théâtre aux thèmes et intentions politiques et
sociales explicites ? Un théâtre avec des sans-abri
et des sans-papiers ? Un théâtre qui descend dans
la rue et dans les quartiers ? Un théâtre au nom
des valeurs démocratiques ? En bref : un théâtre
qui « s’engage », un théâtre qui « intervient », qui
interpelle directement son public ?
Isabella raconte l’histoire de sa vie, mais elle ne la
raconte pas toute seule. Tous ceux qui ont compté
pour elle la racontent avec elle, les nombreux morts
de sa vie : Anna et Arthur, ses amants Alexander et
Frank. Et ensemble, non seulement ils racontent
l’histoire d’Isabella, mais ils la chantent également.
Ce n’est pas la première fois qu’il y a de la musique
live et que les comédiens chantent, dans un
spectacle de Jan Lauwers, mais cela ne s’était jamais
fait d’une façon aussi ouverte et invitante qu’ici.
Contrairement aux autres cultures, la culture
occidentale s’est éloignée du chant de groupe :
chez nous, le chant de groupe n’existe plus que
dans un cadre professionnel. Le chant fait toujours
référence à une dimension rituelle. Par rapport à la
parole, il est une autre forme d’échange d’énergie,
et il crée une autre communication avec le public.
Il relève de la fête et de la célébration. Dans les
spectacles de Lauwers, le langage a toujours été un
moyen de communication problématique, lié au
pouvoir et au désir. Le langage était à la fois un
manque et un excès : on parlait plusieurs langues,
on traduisait d’une langue à l’autre, tout le monde
parlait à la fois, criait, souvent… Le langage se
heurtait toujours à ses propres limites. Cet aspect
n’a pas tout à fait disparu, mais à travers le chant,
le langage de La Chambre d’Isabella est transporté
au delà de ces limites.
Lauwers : « Chanter ensemble, c’est l’une des plus
belles choses que l’on puisse faire. C’était un de mes
rêves de porter cela sur la scène. Et curieusement,
cela a fonctionné très rapidement. Nous avons
opté pour une présence très fugace du chant et
de la musique. La musique semble présente « par
la bande », mais en fait, elle domine tout. Les
émotions sont déterminées par ce que l’on entend.
Je veux que tout le monde chante en direction du
public en souriant autant que possible. Moi-même,
je me trouve sur scène pour relativiser tout cela
encore davantage. Je m’assieds tout simplement
près d’eux, je chante un peu avec eux, je donne
quelques explications au public. Aussi détendu
que possible. Aucune sacralité. J’aimerais que le
rituel du théâtre, ça devienne cela : des gens qui
se rassemblent pour chanter. En écrivant le texte,
j’ai pensé à la façon dont Marquez, dans Cent
ans de solitude, essaye de transmettre des récits
populaires à un public aussi large que possible,
plutôt qu’à la complexité de Finnegans Wake de
James Joyce. Aujourd’hui, lorsque je réfléchis à
la communication avec le public, je pense plutôt
à Marquez, alors qu’auparavant, mon modèle,
c’était James Joyce.»
Tout comme la construction bancale en verre
qu’érige Carlotta Sagna dans Le désir, la troisième
partie de The Snakesong Trilogy, après avoir joué
« Regarder sans intervenir », voilà comment un extrait de Salomé, de Wilde, dans lequel elle a
Lauwers décrivait son approche à l’époque du fait décapiter l’homme dont le regard refusait de la
Voyeur (1994). « Pour moi, le voyeurisme actuel a désirer ? Mais contrairement à la buveuse de thé,
deux faces : d’une part, il s’agit du fait de regarder à Salomé et à Ulrike dans No Comment, Isabella
ce que fait l’humanité, d’y participer – contraint n’est pas une femme castratrice. « Elle avait connu
et forcé – et d’adopter une position d’indifférence 73 amants dans sa vie. Des expériences fabuleuses,
afin de survivre ; d’autre part, il y a le voyeurisme chacune à sa façon. Et elle en parlait toujours avec
à caractère sexuel : c’est le sida, la maladie au respect et tendresse. »
confluent de la mort et de l’érotisme. Isabella n’est
pas une voyeuse, et certainement pas en matière En 1993, Jan Lauwers déclarait : « Dans Need to
de sexualité. Avec ses soixante-quatorze amants, know, le premier spectacle de Needcompany, on
elle glorifie la sexualité : « Je suis convaincue que le voit une femme qui pleure très fort, et on entend
sexe a un pouvoir de guérison. Ou à tout le moins, un lamento de Mozart. Aujourd’hui, je pourrais
que cela donne de l’énergie. » A soixante-neuf ans, utiliser la même musique, mais on n’entend plus
elle entame une histoire d’amour avec un jeune pleurer la femme. Les larmes se sont taries. La
homme de seize ans. Avec Isabella, Lauwers extrait femme essaye encore de pleurer, mais ce sont des
le sexe de la trame du voyeurisme et de la violence, sanglots secs. Même si elle ressent un profond
de la maladie et de la mort, de la culpabilité et de la chagrin, elle n’est plus capable de pleurer. L’ennui,
perversion, comme c’était le cas dans The Snakesong c’est que ce profond chagrin n’a pas disparu. »
Trilogy ou dans le monologue de Salomé dans No L’image de la femme incapable de pleurer vient de
Comment. Isabella est comme la Molly Bloom de la première scène du Voyeur, la première partie de
James Joyce dans Ulysse, un texte que Jan Lauwers The Snakesong Trilogy.
a adapté en monologue avec Viviane De Muynck : Isabella ne pleure pas, mais son profond chagrin
fondamentalement, ces deux femmes disent « Yes ». à elle a disparu. Elle perd ses amants, mais elle ne
ressent aucun vide, aucun chagrin, aucune rage :
Est-ce un hasard si Isabella est aveugle ? Le « Pas de grands états d’âme. Pas de coquetterie des
regard – dans sa dimension voyeuriste (et donc émotions. » A travers les personnages féminins de
masculine) – et la frustration/castration de ce son oeuvre, Lauwers éprouve sa philosophie de la
regard constituent le coeur de la dialectique de vie. Dans ses portraits de femmes successifs, qui
l’oeuvre théâtrale de Lauwers. Il met en scène le occupent une place de plus en plus importante dans
point mort dans le regard masculin – un point ses spectacles, se dessine une profonde réflexion
dans lequel Le voyeur, Le pouvoir et Le désir (les existentielle. Isabella signifie-t-elle un nouveau pas,
trois titres de la Snakesong Trilogy) se retournent une nouvelle idée, une nouvelle philosophie ? Chez
contre eux-mêmes et implosent. La femme, c’est elle, « l’indifférence » semble vaincue. Lauwers
l’enjeu, l’objet du regard, le désir et le pouvoir a baptisé cela « Budhanton », contraction de
des hommes. C’est autour de son corps que se Bouddha et d’Antoine, de la contemplation et de
forme le regard masculin (esthétisant, voyeuriste, la maîtrise passionnée. Comme le dit Isabella : « Le
pornographique). Mais n’est-elle pas en même cercle paisible de Bouddha et l’intégrité d’Antoine,
temps le point aveugle dans le regard de l’homme, le général romain qui un jour, dans la déchéance
le point mort vers lequel revient tout regard, vers totale et le froid glacial des Alpes, pouvait boire sa
lequel il doit revenir lorsqu’il a démasqué son propre propre urine et faire l’amour un autre jour dans un
désir ? Et ce retour ne crée-t-il pas la possibilité lit de pourpre et d’or avec la plus belle femme du
d’un autre regard, très provisoire et très fragile ? monde. Et qui n’avait jamais honte de ses actes. »
C’est la voie de Lauwers pour échapper à la morale
chrétienne de la culpabilité et de la pénitence, qui
a perdu sa légitimité ultime après la mort de Dieu.
Budhanton : mélange d’une religion sans dieu et
d’une conscience préchrétienne.
Isabella est aveugle : c’est la fin du regard. Mais
elle participe à une expérience scientifique au
cours de laquelle une caméra projette des images
directement dans son cerveau. En fin de compte,
elle se séparera également de ces images-là –
les objets dans sa chambre – dans un éclair de
compréhension ultime.
Isabella : « Tiens, la photo de l’homme barbu.
L’homme qui est né d’un mensonge : mon prince
du désert. Il sera toujours là. Anna, Arthur,
Alexander et Frank, par contre : partis. Pour
toujours. Il est le seul qui existe encore, mon
prince du désert. Même sans ma caméra, je le vois
encore très nettement : Félix. F.E.L.I.X. Et ça veut
dire « bonheur » dans une langue morte. Chimères
et illusions. »
C’est à partir de ce mensonge inlassablement répété
que Lauwers construit ses spectacles : le mensonge
de l’imagination comme réponse au mensonge de
la réalité, comprenant en définitive que le bonheur
ne peut s’écrire qu’avec les lettres d’une langue
morte.
LE BAZAR DU HOMARD
par Sigrid Bousset, auteure
et Elke Janssens, assistante à la mise en scène,
membre de la Needcompany
Le Bazar du homard relate l’histoire d’Axel et
Theresa. Leur fils Jef a perdu la vie sur la plage, à
la suite d’un incident stupide. Le chagrin d’Axel et
de Theresa les ronge et lorsqu’aucune thérapie ne
s’avère apporter de soulagement, Axel décide un
jour de s’enfoncer dans la mer. Il enfile son plus
beau complet et va manger une dernière fois dans
son restaurant préféré, Le Bazar du homard. Mais le
garçon qui le sert trébuche et le homard à la sauce
armoricaine atterrit sur le costume blanc d’Axel.
Dans la fraction de seconde pendant laquelle Axel
voit arriver la sauce sur son pantalon blanc, tout le
rituel qu’il a soigneusement élaboré s’effondre et sa
vie semble lui exploser au visage. Dans ce qui suit,
nous pénétrons le cerveau halluciné d’Axel, dans
lequel les histoires se suivent à un train d’enfer, à
mi-chemin entre le délire et la réalité, la comédie
et la tragédie, le grotesque et les considérations
philosophiques.
La tragédie personnelle d’un homme brisé par
le chagrin est d’emblée campée, en traits incisifs,
devant la toile de fond d’un monde en ébullition.
Un monde de réfugiés, de criminels, de clandestins
aux frontières de la civilisation et de discussions
sur l’homme nouveau. Certaines trames narratives
s’en dégagent, dans lesquelles les personnages
se débattent ou jonglent avec ludisme avec les
évolutions rapides dont ils sont témoins : la
technologique de la génétique, les courants de
migration, le choc des religions, la violence. Dans
un tourbillon de dialogues nerveux et de réflexions
souvent absurdes, le XXIe siècle est présenté
comme une époque-charnière en flammes, en
désagrégation et en putréfaction, un biotope dont
se nourrissent l’angoisse irrationnelle et l’ennui
perpétuel et où les actes désespérés prolifèrent.
Mais l’humour, la danse et la musique forment un
contrepoids au fardeau des problèmes de société,
de la perte d’identité, de l’angoisse mortelle et du
chagrin personnel.
Axel est professeur en génétique et a fait fureur
grâce à la création de deux clones, l’ours Sir John
Ernest Saint James et Salman, le premier clone
humain. Salman a beau être son plus grand succès
au niveau scientifique, sur le plan humain, il est son
plus grand échec. Car avec Salman, il a essayé en
vain de remplir le vide insondable dans lequel sa vie
est plongée depuis la mort de son fils Jef. Quand
il en arrive à la conclusion qu’aucun clone ne peut
remplacer le fils tant aimé, il essaie désespérément
de détruire l’oeuvre de sa vie, Salman.
L’histoire d’Axel, le fourvoyé, et de Theresa,
sa femme aimante mais tout aussi désespérée,
est racontée à travers le regard de Catherine,
la psychiatre d’Axel. Malgré son implication
dans l’histoire du couple, elle essaie de démêler
l’hallucination meurtrière dans lequel Axel
s’empêtre.
Le Bazar du homard se joue dans la rue de
Flandre. Des magasins, un restaurant Le Bazar du
homard, des maisons et un jardin : celui d’Axel et
Theresa, qui essaient de renouer le fil de leur vie
en organisant un barbecue. Mais la vie normale ne
paraît avoir aucune chance de reprendre son cours.
L’aliénation de la réalité, après ces événements
dramatiques, est trop grande. Les flammes
du barbecue se transforment en un incendie
apocalyptique qui ne cesse de se propager : « La
maison d’Axel et de Theresa n’était pas la seule à
brûler, des banlieues entières périssaient dans les
flammes. […] Ce que cette violence avait d’inédit,
c’est qu’elle était parfaitement arbitraire et jamais
ciblée. Elle était dénuée de tout systématisme. »
Le clone Salman, encouragé par Nasty – une jeune
fille que la vie a abîmée mais dotée d’une beauté
éphémère – devient le meneur de l’insurrection.
La perfection insipide d’un monde futur cloné le
pénètre d’une tristesse infinie. La vue des homards
dans le vivier du Bazar du homard le fait s’identifier
à la situation sans issue de ces animaux aux pinces
ligotées, n’attendant plus rien. Il se qualifie luimême d’homme-homard et sous la devise « Je ne
suis pas », incite les gens à incendier des voitures et
à piller des magasins. Dans le cocon de sa condition
humaine, à son corps défendant, Salman cherche
en vain qui il est.
Le Bazar du homard est une réflexion sur l’identité.
C’est une histoire sur l’imperfection et les désirs,
contre toute logique. Les personnages qui
entourent Axel et Theresa vivent eux aussi dans un
état d’agitation permanente et tentent de se définir
eux-mêmes et leur position. Ils sont tous à la
recherche de la liberté, d’une conjoncture vivable
entre les lois, la religion, les frontières et leur
douleur personnelle. Un concours de circonstances
insensées les réunit dans la rue de Flandre, juste
devant Le Bazar du homard, le lieu de l’action, du
trouble, de coïnc dences grotesques. Jan Lauwers
illumine pour nous les zones d’ombre de ces
personnages, là où se terrent le chagrin et le doute.
Mais la plage et dans son prolongement, la mer,
sont le lieu de rencontres inattendues. Plutôt
que le terrain de l’action, elles sont l’endroit du
recueillement, un sanctuaire. La mer en tant que
rite de passage, de désir de mort mais aussi de
source de tout ce qui vit.
Au sujet de l’obsession qu’il porte à l’homme
nouveau, Theresa dit à Axel : « La monotonie,
voilà le problème. Tu voulais la perfection. Mais
la perfection est tellement prévisible. Pas de
souffrance, mais pas de joie non plus. Ton homme
nouveau, il crève d’ennui. »
C’est par la tragédie d’Axel que Jan Lauwers pose
la question de l’humanité et de la déshumanisation.
Face au désir incessant d’améliorer l’homme,
il répond par un plaidoyer pour la beauté de
l’imperfection et de l’inattendu, la beauté du monde
intérieur dont le désir demeure envers et contre
tout le moteur le plus puissant. La thématique
souvent mélancolique est traitée avec exubérance et
énergie. La joie de vivre. Lust for life. La vitalité au
fil du rasoir. Par pure nécessité. En contrepoids. La
vitalité en tant qu’acte politique. Dans la dernière
en date des productions de Lauwers, La Chambre
d’Isabella, les acteurs concluaient en chantant :
« We go on ». Maintenant, ils insistent, avec plus
de conviction que jamais : « We have to go on ».
Jan Lauwers : «Ce texte a été écrit dans la solitude
de chambres d’hôtel, avec la télévision toujours
branchée. Le réalisme cynique et la sentimentalité
romantique qui teintent presque toutes les
conversations tenues à l’époque actuelle, y sont
inéluctablement présents. Je m’y suis vautré avec
plaisir et j’espère de tout coeur que la fin de
l’humanité se fera quelque peu attendre. »
Le Bazar du homard est un cauchemar dans
lequel on peut se perdre. C’est une métaphore du
désespoir et du chagrin profondément humains et
ravageurs, mais aussi de la beauté de l’homme. Une
hallucination qui fuit la réalité, une recherche de la
sécurité humaine, une quête de l’objet du désir.
Une image mélancolique, qui essaie de perdurer
dans toute sa beauté.
LA MAISON DES CERFS
ses photos susciteront quelque chose. Rendront
la réalité plus supportable. Voilà ce que fait un
BENEATH US THE WORLD ANS DARKNESS photographe. » Un créateur de théâtre n’est pas un
ABOVE
photographe de guerre. Le monde n’est pas devant
son objectif. Non, le créateur de théâtre est un lutin.
WE ARE FULL OF LOVE
Mais lui non plus, il ne veut pas accepter la réalité.
Par Erwin Jans
Il espère que ses contes de fées susciteront quelque
chose. Rendront quelque chose plus supportable.
Watch out, the world is not behind you. Un graffiti. Quoi que ce quelque chose puisse être. « Les cerfs
Tagué sur un mur, quelque part dans le monde. savent qu’ils vont mourir. Alors je dois leur masser
En guise d’avertissement. Il s’agit d’une phrase le coeur, » dit Grace. Peut-être est-ce cela que veut
de la chanson Sunday Morning (1966) du Velvet le lutin. Peut-être que raconter un conte de fée,
Underground. Dans la scène d’ouverture de La c’est en quelque sorte un massage du coeur ? Pour
Maison des cerfs, il y a une brève discussion entre enlever la peur et retarder encore un peu la mort.
Hans Petter, Maarten et Misha. La phrase exacte
n’est-elle pas : Watch out, the world is behind you ? « Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant,
Oui, où se trouve le monde exactement ? La c’est ma guerre, » dit le photographe de guerre dans
question n’est pas anodine pour qui fait du théâtre un journal de bord abandonné. Depuis le début
et qui voudrait dire des choses sur l’être avec les des années quatre-vingt-dix du siècle dernier – les
moyens du paraître. Où se trouve le monde, pour guerres yougoslaves, la première Guerre du Golfe
une compagnie de théâtre qui, comme l’énumère – on parle d’un « retour » de la guerre. Il ne s’agit
Benoît au début du spectacle, a voyagé en un an pas du retour de la réalité des opérations militaires
pendant 146 jours pour donner des représentations (il y en a toujours eu), mais du retour de la guerre
dans 16 pays différents ? Où finit l’être et où en tant que figure de notre univers symbolique. Un
commence le paraître, et inversement ? Qu’est- élément crucial de cette nouvelle configuration est
ce qui détermine cette limite ? Qui surveille, ou la relation particulière entre la guerre et les médias
qu’est-ce qui surveille, ce passage ? Dans quelle (ou la médiatisation). Une relation symbiotique
mesure retrouve-t-on le monde dans le théâtre ? s’est développée entre ces deux-là : pas de guerre
Pour ceux qui passent plus de la moitié de leur ou de conflit international sans télévision, et
temps au théâtre, le théâtre devient une partie du inversement, pas d’infos sans images de violence.
monde. La vie commune de la compagnie, le fait Dans son journal de bord, le photographe de
de jouer ensemble et de voyager ensemble finissent guerre décrit les photos qu’il a prises : « Photo SR
par filtrer dans le spectacle. Pourtant, la question 123-92 : 17h. La jeune femme gît sur une chèvre.
subsiste : jusqu’où le théâtre peut-il supporter Toutes deux le visage dans une flaque. Au moment
l’irruption du monde ? Devant l’entrée d’un où je prends la photo, la chèvre n’est pas encore
théâtre à Rio de Janeiro gisait un enfant mort. morte. Trois soldats arrachent la femme de la
Benoît a filmé l’enfant mort, raconte-t-il, mais une chèvre. Elle tombe de tout son long dans la boue.
femme l’a fait arrêter et lui a demandé de l’argent Le vent relève sa jupe. Elle ne porte pas de souspour continuer à filmer. Pendant ce temps, Benoît vêtements. Les lèvres de son sexe ont un aspect
et les autres comédiens se changent lentement et luisant et frais. On attache la chèvre à un camion
mettent des costumes de lutins ou d’elfes. Si le par une corde. Elle bêle et regarde la femme d’un
théâtre est un conte de fées, alors où est le monde ? air stupide. Elle est ravissante et morte.Certains
Prenons le cas d’un photographe de guerre. Il morts sont plus morts que d’autres. » L’abondance
photographie le monde. Il sait exactement où sur Internet de photos violentes et de films en
se trouve le monde : devant l’objectif de son provenance de zones de guerre a créé un war gaze.
appareil. Le monde devant l’objectif est le seul qui Un regard qui se perd dans les images de violence
compte. « Si on met son imagination au pouvoir, et de destruction. Il y a des parallèles frappants
on ne survit pas à une guerre. » Le photographe entre le fait de regarder de la pornographie et le
de guerre ne se perd pas dans un monde de rêve. fait de regarder des horreurs de guerre. Les corps
Impitoyablement, il fige ce qu’il voit, ce qui arrive féminins littéralement exhibés à l’oeil du regard
– aussi atroce que ce soit. « Mais en même temps, voyeuriste masculin dans l’iconographie porno
il ne veut pas accepter la réalité. Il espère que ses présentent une similitude frappante avec les
photos changeront quelque chose. Il espère que corps de guerre déchiquetés, mutilés et éventrés
qui sont proposés quotidiennement sur certains
sites. Ici, le war gaze se confond avec le regard
pornographique. La seule alternative à cette
relation pornographique à la violence – un regard
voyeuriste dont le seul désir est de consommer
toujours plus d’une violence toujours plus
extrême – est le regard du war witness, le regard
du témoin qui s’intéresse à la misère humaine
qu’entraîne la guerre et qui affirme l’humanité
des victimes. Dans le for intérieur du photographe
de guerre lui-même, un combat sans fin fait rage
entre le pornographe et le témoin, entre le désir
voyeuriste et la compassion authentique. Est-ce
pour cette raison qu’il décrit ses photos dans son
journal, qu’il leur donne une nouvelle forme
par le biais du langage, à distance de la scène de
violence ? « Je ne participe pas à cette guerre. Et
pourtant, c’est ma guerre. » Le témoin ne tient
plus le pornographe à distance. A un moment
donné, il photographie une exécution de femmes
et d’enfants en ex-Yougoslavie. Il pense encore
qu’il ne participe pas à cette guerre. Il fait des
interviews et prend des photos. Il observe et
note. Il ne prend pas parti. Jusqu’à ce qu’on
le force à participer. Il est sommé de faire un
choix. L’une des deux aura la vie sauve : la mère
ou l’enfant. On lui met un fusil entre les mains.
Cette fois, lorsqu’il presse sur la détente, il ne
fige pas une victime, il en fait une. C’est à lui de
choisir. Il est obligé de choisir. Il tue la mère.
C’est devenu sa guerre. Pour toujours.
Le monde, c’est ce qui vient de l’extérieur et
qui perturbe l’ordre existant. Ainsi, vers le
début du spectacle, apparaît soudain Yumiko,
une jeune fille. Les comédiens la trouvent
dans les coulisses. Immédiatement, au sein du
groupe, se met en marche tout le mécanisme des
préjugés : tous les Orientaux se ressemblent, les
Japonais sont peu poilus,…Mais aussi : est-ce
une réfugiée, est-elle sans-papiers, que faisaitelle dans les vestiaires, comment se fait-il qu’elle
connaisse les noms de tout le monde, peut-être
a-t-elle volé quelque chose…? Tout de suite,
la compagnie se divise en deux groupes, dont
l’un veut fouiller le sac de Yumiko pour voir si
elle n’a rien volé, et l’autre prend sa défense. Ce
n’est qu’un des nombreux conflits qui divisent le
groupe. Plus tard, à la fin du spectacle, Yumiko
se fera encore repousser de sa chaise. On met du
temps à devenir membre d’une communauté,
aussi généreuse soit-elle. Mais il n’y a pas que
Yumiko qui vient de l’extérieur, Tijen aussi fait
entrer une part de monde. Elle vient de rentrer
de Pristina en ruines, où elle est allée identifier
le corps de son frère, un photographe de guerre.
Elle a trouvé une valise pleine d’appareils photo
et un journal de bord dans lequel sont décrites
des photos de guerre.
Le spectacle est une tentative d’élucider ce qui
est arrivé au photographe de guerre. On le voit
ramener la femme qu’il a tuée à sa famille à la
maison des cerfs, où il se fait tuer à son tour
par l’époux désespéré de la femme exécutée.
Finalement, la petite fille qu’il avait sauvée se
suicide elle aussi.
Le récit se fraie un chemin à travers une forêt
de catastrophes. La dernière partie de la pièce
en tire, sous forme d’hypothèse, la conséquence
ultime : imaginez qu’une bombe tombe sur la
maison des cerfs et que tout le monde meure.
Qu’arriverait-il dans ce cas ? Quelle histoire
pourrait-on encore raconter ? « L’histoire a été
soufflée. La guerre possède cette puissance. La
guerre peut anéantir et produire des histoires.
Procédons à une reconstitution. Imaginez que
nous ayons la possibilité de reconstituer cette
histoire, ou plutôt, la toile de fond de cette
histoire. » L’histoire vient toujours après la
catastrophe. Le récit est un cadeau du malheur,
de la souffrance et de la mort. C’est dans
l’adversité, dans la mort, que le récit trouve
sa source inépuisable. Le récit s’abreuve de la
possibilité de la souffrance et de la mort. Avec
la catastrophe, les histoires se fragmentent. Les
gens racontent des histoires pour écarter la
catastrophe. La mort est la fin d’une histoire,
mais en même temps, les histoires retardent
la mort. Tant que nous racontons, nous ne
mourons pas. L’espace d’un instant, l’histoire,
le récit, peuvent suspendre le vol de la flèche du
temps. Cet « espace d’un instant », dans lequel
la mort est retardée et écartée, c’est ce qu’on
appelle la littérature. « Les dieux envoient les
malheurs aux mortels pour qu’ils les racontent
; mais les mortels mes racontent pour que ces
malheurs jamais n’arrivent à leur fin, et que leur
accomplissement soit dérobé dans le lointain
des morts, là où ils cesseront enfin, eux qui ne
veulent pas se taire. Le malheur innombrable,
don bruyant des dieux, marque le point où
commence le langage ; mais la limite de la mort
ouvre devant le langage, ou plutôt en lui, un
espace infini ; devant l’imminence de la mort, il
se poursuit dans une hâte extrême, mais aussi il
recommence, se raconte lui-même, découvre le
récit du récit et cet emboîtement qui pourrait
bien ne s’achever jamais. Le langage, sur la ligne
de la mort, se réfléchit : il y rencontre comme un
miroir ; et pour arrêter cette mort qui va l’arrêter,
il n’y a qu’un pouvoir : celui de faire naître en luimême sa propre image dans un jeu de glaces qui,
lui, n’a pas de limites. » écrit Michel Foucault.
Les spectacles de Jan Lauwers ont toujours une
forte conscience d’eux-mêmes. Ils se regardent
dans un miroir, mais depuis quelques années avec
moins de narcissisme et moins de cynisme. Les
histoires se voient elles-mêmes et voient aussi leur
propre finitude. Viviane n’a aucun recours contre
le suicide de sa petite-fille : « Maintenant elle gît là
sans visage. Ses yeux ne peuvent pas m’envoyer de
regards de reproche. Je devrais être morte. Elle est
devenue mon histoire. Il ne fallait pas. Maintenant
je ne suis plus une histoire. Maintenant j’ai besoin
d’une histoire. Pauvres gens qui ont besoin d’une
histoire. »
le choeur et espace pour le public) un vestige de la
division en trois parties d’une cérémonie funéraire :
la tombe, entourée d’un cercle de pleureuses,
et d’un deuxième cercle des parents et amis du
défunt. Ce qui est aujourd’hui la scène était jadis la
tombe ouverte dans laquelle on déposait le mort.
Le théâtre a toujours, dans une de ses strates les
plus profondes, un lien avec la souffrance, le deuil
et la relation avec la mort et les défunts. Le théâtre
est le jeu du retour (im)possible des morts. Les
« contes de fées » que Lauwers raconte à travers
ses pièces parlent des morts qui ne sont jamais
tout à fait morts et qui ne cessent de revenir. La
scène est le lieu par excellence où errent les morts
et où ils continuent de hanter les vivants. C’est
pour cela que dans les spectacles de Lauwers, les
morts ne se taisent pas. Les morts ne sont jamais
tout à fait morts. La Chambre d’Isabella est dédié
à Felix Lauwers, le père défunt de Jan Lauwers.
Les nombreux objets ethnologiques originaires
d’Afrique qui sont exposés sur la scène et qui
appartenaient au défunt sont les doubles témoins
du passé, de leur propre passé et de celui du père
de Lauwers. Ils portent deux fois la mort en eux.
La Maison des cerfs cultive le souvenir du frère
mort de l’une des actrices – Tijen Lawton – qui
a été tué en 2001 alors qu’il était journaliste en
Yougoslavie.
Au milieu de la scène se trouve une plate-forme
légèrement surélevée. Elle fait office de table,
autour de laquelle tout le monde est assis, mais
également de socle pour la « sculpture d’amour »
compliquée que forment les acteurs et actrices avec
leurs corps. Mais la plate-forme surélevée est aussi
la tombe dans laquelle gisent quatre cadavres à la
fin de la pièce. Les lieux de la communauté, du
désir et de la mort sont un seul et même lieu. Être
ensemble, aimer et mourir : tout cela imbriqué dans
un même noeud inextricable qui a nom l’existence.
Le théâtre est né jadis sur une tombe, affirme
l’écrivain albanais Ismaïl Kadaré dans un essai sur
le tragédien grec Eschyle. Toute représentation
théâtrale porte encore les marques (devenues
illisibles) de ce rituel funéraire. Kadaré voit dans
l’architecture du théâtre grec (estrade, espace pour
En 1937, Picasso a peint sa Weeping Woman. Le 26
avril de la même année, la petite ville de Guernica
fut bombardée par des avions nazis et fascistes.
Picasso immortalisa la détresse humaine causée
par les horreurs de la guerre dans son tableau
Guernica, qu’il peignit presque immédiatement
après le bombardement. Ensuite, pendant des
mois encore, Picasso peignit des variations sur
l’un des personnages de Guernica : la femme en
pleurs qui porte un enfant mort dans les bras,
sur la gauche du tableau. Weeping Woman est le
dernier tableau de cette série, et le plus abouti. Les
traits de la femme en pleurs sont basés sur ceux de
la compagne de Picasso, Dora Maar. Le chagrin
universel a toujours un visage personnel. Ce n’est
sans doute pas un hasard si Picasso a continué de
travailler sur le thème de la mère en larmes avec
l’enfant mort. La représentation de la pietà – une
Marie endeuillée tenant dans ses bras son fils, le
Christ mort – appartient en effet à l’iconographie
canonisée de l’art pictural européen. L’art du
chagrin sculpté.
Avec La Maison des cerfs, Jan Lauwers poursuit
cette tradition à sa façon. Dans la scène centrale
de la pièce, une mère (Viviane) essaye d’habiller
sa fille défunte (Inge). Son corps lui a été apporté
par un photographe de guerre qui affirme avoir
été forcé à l’exécuter. La scène de l’habillage est
longue, trop longue. L’habillage échoue. Le corps
de la jeune fille morte est trop rigide, et de surcroît
congelé par le froid. Les vêtements ne sont pas à
sa taille. Il y a trop de tristesse. La pietà n’aboutit
pas. Le chagrin ne peut être sculpté. Existe-t-il une
manière juste d’aborder le chagrin ? Existe-t-il une
forme adéquate pour le chagrin et le deuil ? Ou le
chagrin n’a-t-il pas de forme ? Est-ce une émotion
qui laisse derrière elle tout formalisme ? Comme
le visage de la femme en pleurs sur le tableau
de Picasso. Le chagrin lui déchire le visage. Les
courbes de sa figure ont disparu. Son visage est
devenu un collage d’angles aigus. La douleur lui
fait littéralement perdre la face. Un visage crispé
par le chagrin n’est pas un beau visage. Ce n’est pas
un visage. Il se soustrait aux catégories esthétiques
du beau et du laid. Tout comme le visage en extase
suprême : les visages en transe érotique ou mystique
brisent eux aussi toutes les formes. C’est comme
si les visages qui souffrent ne pouvaient plus se
supporter eux-mêmes, comme s’ils ne pouvaient
plus porter leur propre poids. Ils constituent un
excès pour leurs propres os, leur propre peau et
leurs propres muscles. Sur le tableau de Picasso,
le visage semble avoir été touché de l’intérieur par
une grenade, et il montre les fragments de son
chagrin.
Toute tragédie est familiale. Même les Grecs le
savaient déjà. La mythologie grecque est une série
télévisée de l’Antiquité. « Les bonnes histoires
sont noires. Tragiques. Avec beaucoup d’incestes
et de meurtres,» déclare Hans Petter. Les liens
familiaux et les relations intimes ont toujours été
le sujet des spectacles de Jan Lauwers. Son sujet
d’étude préféré, ce sont les tensions au sein d’une
communauté réduite. Sa Snakesong Trilogy (19941998) était placée sous le signe d’un sombre
cocktail de pouvoir, de désir et de voyeurisme.
Dix ans plus tard, avec les trois spectacles qui
constituent ensemble la trilogie Sad Face | Happy
Face, Jan Lauwers porte un regard nouveau
sur les gens. Avec moins de cynisme et plus de
compassion, moins d’ironie et plus d’empathie. Il
y a également un lien avec la pensée de Lauwers
au sujet du développement de l’art moderne. Il
renvoie dos à dos Marcel Duchamp et Walt Disney.
Tous deux sont des géants de la culture de l’image
du vingtième siècle. Disney n’appartient pas, il
est vrai, à l’histoire de l’art au sens strict, mais
son impact – y compris sur d’autres artistes – est
plus important que celui de Duchamp. Le geste
fondamental de Duchamp, c’est la destruction,
l’iconoclasme, le saccage de l’ordre établi, alors que
le geste fondamental de Disney, c’est la création
d’une nouvelle mythologie et d’une nouvelle
iconographie. Le glissement de la Snakesong
Trilogy vers Sad Face | Happy Face équivaut-il
à un glissement de Duchamp vers Disney, de
l’iconoclasme moderniste vers une mythologie
postmoderniste, même morcelée et hybride ? Estce un hasard si le serpent a été remplacé par un
cerf ? Le cerf est également l’emblème du site web
de Needcompany. Tout comme le serpent évoque
tout un éventail d’association « négatives », le cerf
évoque un éventail tout aussi large d’associations
« positives ». Tandis que le serpent est associé
à la séduction, à la fourberie, à la froideur, à la
sournoiserie – dans le récit biblique, le serpent est
la cause de l’éviction de l’homme du paradis – le
cerf représente la grâce, la beauté, la vulnérabilité,
et même une certaine puissance mystique. Le
serpent amène la discorde.
La Maison des cerfs maintient un lien entre un
groupe de personnes. Mais c’est un lien fragile. La
gardienne des cerfs, la mère des cerfs, c’est Grace, la
fille « demeurée » de Viviane. Même si Grace a avec
les gens une relation difficile et incontrôlée sur le
plan émotionnel, elle jouit d’une communication
directe avec les cerfs. Involontairement, elle est
responsable de la mort d’un enfant. Mais malgré
le fait que la mort et la dévastation projettent
une ombre noire sur la maison des cerfs, celleci reste dans le désir de ses habitants un lieu
mythique de sécurité. « We love each other and
it’s a real art/To build the deer house so strong/
That it doesn’t fall apart, » chantent-ils. Peutêtre est-ce là le glissement le plus significatif dans
l’oeuvre théâtrale de Lauwers : tandis que dans ses
spectacles antérieurs, le groupe ou la communauté
n’a pas de centre et finit par se morceler, dans Sad
Face | Happy Face, le groupe semble se renforcer,
justement dans la conscience de sa finitude. Car
c’est autour du souvenir des morts que se forme
le groupe. Anneke dit : « L’enterrement est le seul
événement social dont le rituel est immuablement
fixé et respecté dans toutes les cultures. Peut-être
que le véritable sentiment qui domine lors d’un
enterrement est le seul qui rassemble toutes les
cultures : le chagrin. Pas le bonheur. » Est-ce le
vide ou l’absence, bien plus que la plénitude ou
la présence, qui soudent un groupe ? Comment
éviter que ce vide ne dégénère en nihilisme et en
cynisme ? Comment éviter que le vide se remplisse,
par peur, d’un désir désespéré de sens et de
cohésion (sous forme de nationalisme, d’ethnicité,
d’intégrisme religieux, etc.) ? Combien de vide et
de chagrin l’homme peut-il supporter ?
La Maison des cerfs oscille entre conte de fées et
tragédie, entre récit naïf et douleur indicible. Au fil
des ans, Lauwers a atteint dans son écriture et dans
ses mises en scène une « insoutenable légèreté» : la
légèreté d’évoquer l’insoutenable. Il a créé, pour
lui-même et pour ses comédiens, les moyens de
capturer la pesanteur de l’existence dans l’éphémère
d’un moment théâtral. Son écriture est un mélange
remarquable de profondeur et de banalité, de
petites besognes humaines dans une perspective
mythique, d’anecdotisme (auto)biographique et
de réflexion sur le jeu, de proximité émotionnelle
et de distance intellectuelle, de conflits intimes et
d’événements universels. Ses textes évoluent sur
les nerfs de notre époque, tendus et crispés par le
doute et l’incertitude. Notre existence est écartelée
entre deux extrêmes : le désir utopique de tout
contrôler et maîtriser, et la peur tacite qu’il soit
définitivement trop tard pour cela, que nous soyons
à nouveau livrés au sort qui prend aujourd’hui
les formes de catastrophes écologiques, d’un
terrorisme aveugle, de crises économiques, d’une
technologie incontrôlable,… Hollywood alimente
cette imagination apocalyptique. La modernité est
la révolte de l’homme contre sa passivité initiale,
contre sa soumission au sort. L’histoire de l’homme
moderne est un projet émancipatoire et actif. Dans
la modernité, la pensée tragique est activement
vaincue : l’homme décide lui-même de son destin,
il écrit lui-même son histoire. L’homme est le sujet
de chaque phrase qu’il écrit – au sens grammatical
et au sens existentiel. Le projet moderne est une
utopie cinétique, affirme Peter Sloterdijk. Mais
l’époque moderne s’est retrouvée ensevelie sous
une couche « postmoderne » : « Peut-être l’époque
postmoderne se caractérise-t-elle le mieux ainsi :
elle transforme les fières phrases actives de l’époque
moderne en phrases passives ou en tournures
impersonnelles. Cela trahit un engagement non
seulement grammatical, mais aussi ontologique –
il s’agit ni plus ni moins de la possibilité d’inclure
dans le sens contemporain de « l’être », à côté
des actes, des productions et des conventions
également la souffrance, les événements et les
processus. L’époque moderne nous a gavés de
théories de l’action – sur la souffrance, tout ce
qu’elle avait à dire était qu’elle peut être « utilisée »
comme moteur de l’action. Mais qu’est-ce que
cela signifierait si dans les nombreuses ébauches
culturelles de postmodernismes, s’annonçait à
présent la nécessité de développer une conscience
passionnée de la finitude humaine, une conscience
de deuxième passivité, qui ne peut être formée
qu’au verso du projet d’époque moderne ? Que
signifie le monde mû par l’histoire à l’aune d’une
deuxième passivité ? »
Une conscience passionnée de la finitude humaine.
On ne pourrait décrire l’oeuvre de Lauwers avec
plus de justesse et de prégnance.
La politique, c’est l’art du dicible. Le deuil, c’est
la confrontation avec l’indicible de la souffrance.
La politique, c’est la discussion et le dialogue. Le
deuil, c’est un monologue sans fin, un dialogue
avec les dieux qui ne répondent pas. Ce que la
politique veut (faire) oublier, le deuil le ramène à la
mémoire. Le deuil est une forme d’antipolitique,
même s’il peut toujours être récupéré et mobilisé
dans les grands monuments et les commémorations
publiques. La polis grecque considérait le grand
deuil comme un excès qu’il convenait de repousser,
tant du lieu de sépulture officiel que de l’agora
politique. Le deuil était soumis à des règles strictes
afin d’éviter le désordre. Une ville remplie de
citoyens en pleurs déstabiliserait l’ordre politique.
Le deuil trouva un refuge dans le théâtre et dans la
tragédie, qui en arbore à la fois la grandeur et les
extrêmes. Si la politique est du genre masculin, le
deuil est féminin. Les larmes comme les femmes
étaient tenues à l’écart du débat politique. Sur
la scène, cependant, ce qui était refoulé ailleurs
émergeait dans le chagrin forcené et dévastateur de
Médée, d’Antigone, de Clytemnestre, d’Électre,
de Cassandre,… Ce qu’elles expriment est
« excessif » et ne peut pas être saisi dans le discours
politique du citoyen : « Les spectateurs de la
tragédie grecque étaient, me semble-t-il, sollicités
individuellement ou collectivement moins comme
membres de la collectivité politique que comme
appartenant à cette collectivité nullement politique
qu’est le genre humain, ou pour lui donner son
nom tragique, la «race des mortels ». (Nicole
Loraux) Entre la parole qui veut tout exprimer
et les pleurs qui sont muets, Lauwers a développé
le chant. Le chant choral que Lauwers utilise
maintenant depuis un certain nombre de spectacles
est sans doute plus proche du choeur grec que du
choeur brechtien. Il ne s’agit pas d’une prise de
distance didactique, mais bien davantage de la
communication d’une émotion collective. « We
are small people with a big heart, » chantent-ils
tous à la fin de la représentation. Ce grand coeur
symbolise la réceptivité, réceptivité à l’autre. Mais
il symbolise également la réceptivité à notre propre
finitude. « Nous sommes des êtres métaphysiques
pour autant que le tragique perce, dans la mesure
où nous savons que notre être est un être qui se
perd lui-même, qui ne trouve plus le chemin. Nous
savons que notre état d’être est inévitablement un
état de perte. L’être-perdu est une dimension qui
détermine plus profondément l’être-humain que
nous ne pourrions initialement le penser, » écrit le
philosophe William Desmond. Ou pour l’exprimer
avec les paroles du Song of The Melting Man :
« There I was and then I was gone/It could have
been better/What went so wrong ? » Il n’existe pas
de réponse à cette question. Nous ne pouvons que
partager cette question tous ensemble, et essayer
de construire la maison des cerfs aussi solide que
possible. Voilà tout l’art.

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