SAD FACE| HAPPY FACE

Transcription

SAD FACE| HAPPY FACE
SAD FACE| HAPPY FACE
TROIS HISTOIRES SUR
LA CONDITION HUMAINE
Par Erwin Jans
Dans une chambre d’hôtel parisienne, entourée d’objets ethnologiques et anthropologiques, une vieille
femme aveugle, presque aussi vieille que le vingtième
siècle, se souvient sans la moindre amertume ni tristesse
d’une histoire pleine d’horreurs et d’une vie remplie de
mensonges et de séparations. Un professeur en génétique ne parvient pas à surmonter la mort de son fils et
de sa femme et se suicide, au moment même où sa création, le premier clone humain, met le feu aux banlieues
en compagnie d’une bande de jeunes nihilistes et sème
la mort et la destruction. Les membres d’une entreprise
familiale spécialisée dans l’élevage de cerfs – dont les
bois sont un aphrodisiaque pour les marchés chinois
et coréen – sont douloureusement confrontés aux
conséquences de la guerre civile yougoslave lorsqu’un
photographe de guerre est contraint à exécuter leur
fille. Voilà, de façon très résumée, les lignes narratives
respectives de La Chambre d’Isabella, du Bazar du homard et de La Maison des cerfs, les trois pièces qui composent ensemble la trilogie Sad Face | Happy Face. Jan
Lauwers semble détenir le monopole de ces histoires
passablement surréalistes, voire même parfois absurdes,
qui se déploient en fables modernes. Il s’agit de fables
conscientes, des fables qui savent qu’elles sont racontées et qui par là même acquièrent une certaine forme
d’humilité. Et c’est dans cette humilité qu’elles deviennent à nouveau très généreuses. Elles sont écrites sur les
nerfs anxieux de notre époque. Lauwers est en train de
créer une mythologie bien à lui, loin de tout réalisme
: un univers dans lequel les catégories du temps et de
l’espace perdent leur délimitation, où la culture populaire se mélange aux références littéraires, et où le récit
se décompose en moments dramatiques, épiques et lyriques, un univers dans lequel des pensées profondes
aboutissent à de banales disputes et vice versa, où les
cris deviennent chants, et où les va-et-vient chaotiques
sont chorégraphiés en mouvements poétiques.
C’est ainsi qu’avec une insoutenable légèreté, Sad
Face | Happy Face cherche son chemin à travers une forêt de malheurs, à travers les horreurs des guerres du
vingtième siècle et d’aujourd’hui, et même à travers
les cauchemars de demain. La Chambre d’Isabella se
penche sur le passé ténébreux, Le Bazar du homard sur
un avenir qui dérape, et La Maison des cerfs tente de se
maintenir dans un présent bancal et fragile. Que dire
de positif, en effet, lorsqu’on regarde autour de soi ?
Ce regard sur le monde a toujours été pour Lauwers
une obsession. C’est dans ce regard que le créateur de
théâtre et le plasticien se rejoignent et, en même temps,
veulent emprunter des chemins différents. Lorsqu’il
travaillait sur la Snakesong Trilogy, il y a plus de dix
ans, Lauwers posait explicitement la question : « Que
peut-on encore faire de plus que simplement regarder
sans tenter de comprendre, observer sans rire ni pleurer, lorsque le désir a disparu, et avec lui la nécessité ? »
Les trois pièces de la Snakesong Trilogy étaient placées
sous le signe d’un sombre et fatal cocktail de pouvoir,
de désir et de voyeurisme. Le pessimisme de Lauwers
était notamment inspiré par la conscience que l’existence de l’homme, depuis la nuit des temps, ne tourne
qu’autour du sexe, de la violence et de la mort. Ce que
nous appelons civilisation n’est qu’une fine couche de
vernis et n’a rien changé de fondamental à l’instinct
humain, à l’agressivité humaine, ni à l’angoisse humaine. À ce malaise dans la culture, Lauwers opposait
à l’époque une attitude d’ « indifférence », d’ « observation sans rire ni pleurer ». Ce sont précisément ces
deux émotions qui se retrouvent aujourd’hui au coeur
de la trilogie Sad Face | Happy Face. Dix ans plus tard, le
regard de Lauwers sur les gens s’est modifié. Il voit toujours leur chaos, leur impuissance, leur lutte désespérée
avec le désir et la mort, mais dans des nuances moins
sombres. Il regarde les gens avec moins de cynisme et
plus de compassion, de façon moins ironique et plus
empathique. Dans La Maison des cerfs, il les qualifie de
« Small people with a big heart ». Jan Lauwers ne se
tient plus en marge de l’existence comme un observateur voyeuriste, mais avec Sad Face | Happy Face, il
s’aventure au beau milieu de la tempête émotionnelle
qui a nom l’homme. Ce n’est pas étonnant que dans La
Chambre d’Isabella, il monte lui-même sur les planches,
parmi les comédiens, et qu’il chante et fasse de la musique avec eux.
Il s’agit là sans aucun doute d’une forme d’exhibitionnisme théâtral. Lauwers aime bien explorer ces
limites-là. Mais cela a peut-être aussi un rapport avec le
sous-titre qu’il a donné à sa trilogie : trois histoires sur
la condition humaine. La condition humaine n’est pas
à proprement parler un sujet fréquemment abordé dans
l’art moderne. Elle évoque une connotation mièvre,
sentimentale, naïve, romantique. Elle est tout ce que
l’art moderne, avec son décalage ironique, ne veut pas
être. L’historien Eric Hobsbawm a dit que le vingtième
siècle était celui des extrêmes. Au milieu des tous ces
extrêmes, l’homme a atteint sa fin, et son humanité a
été effacée comme un dessin dans le sable est effacé par
les vagues. L’homme a connu sa fin parce que le vingtième siècle fut par excellence le siècle de « l’homme
nouveau ». Heureusement, l’art moderne n’a pas cru,
ou si peu, à cet homme nouveau. Mais il en a payé le
prix. Dans l’art moderne, l’homme s’est fait déshabiller
jusqu’à l’os, au propre comme au figuré. L’homme a
été retourné comme une chaussette par l’art moderne.
Ses facettes les plus sombres ont été mises en lumière.
Sa solitude, son désespoir, son impuissance, sa folie,
sa violence. Quelques années après les horreurs de la
Seconde Guerre mondiale, au milieu du vingtième
siècle, le poète Lucebert a écrit dans un poème que la
beauté s’était brûlé le visage. L’art a sacrifié son avoir
le plus précieux, la beauté, afin de montrer la part
d’ombre de l’homme. Mais que faire des catastrophes
du futur, maintenant que les médias nous confrontent
quotidiennement à des visages brûlés, à l’inhumanité
de l’homme, à l’impasse de la vie ? Sur quel pied l’art
doit-il danser à présent ? « Si l’art veut vraiment être
nouveau et inédit, il ne pourra le faire nulle part mieux
que dans l’affirmation que la vie, contre toutes les apparences, est bonne à vivre, » écrit le philosophe Ger
Groot : « C’est ainsi que l’art retrouve le sens dans le
choc du beau. » Voilà des paroles inhabituelles lorsqu’il
s’agit d’art moderne.
L’affirmation que, contre toutes les apparences, il est
bon de vivre, n’est présente nulle part de façon aussi
forte et émouvante que dans le chant choral des acteurs. Il y a peu de spectacles qui communiquent aussi
généreusement avec leur public que ceux de Needcompany. Le chant est le vecteur le plus intense de cette
générosité. Dans le chant choral, la voix individuelle ne
disparaît pas, mais elle recherche une possible relation
avec les autres voix : « Je veux que le rituel du théâtre
devienne quelque chose où des gens se réunissent pour
chanter » déclare Lauwers. La troupe porte en elle le
désir du groupe jusque dans son nom. C’est sa marque
la plus profonde. Peut-être est-ce également là l’enjeu
ultime de l’oeuvre théâtrale de Lauwers : chercher ce
que cela signifie que d’être un groupe, une compagnie,
une famille de proches. Ce n’est rien moins qu’un art.
« We love each other and it’s a real art/To build the
deer house so strong/That it doesn’t fall apart » chantent les acteurs en choeur à la fin de La Maison des cerfs.
Chaque représentation est une nouvelle tentative de
bâtir, avec le public, cette ‘maison des cerfs’. Lauwers
raconte ses fables sur les défaillances humaines avec plus
d’amour, plus de maturité, plus de sagesse peut-être,
que par le passé. Les personnages de la pièce élèvent les
cerfs pour leurs bois et les livrent aux chasseurs une fois
par an. Les cerfs sont leur investissement lourd, leur
commerce. Mais ils n’ont pas oublié pour autant une
autre vérité, une vérité dans laquelle la condition humaine a trouvé son dernier refuge : « Les cerfs sont les
gardiens de l’avenir. »
LA CHAMBRE
D’ISABELLA
LAUGH AND BE GENTLE TO THE UNKOWN
Par Erwin Jans
La chambre d’Isabella renferme un secret. Elle est le
lieu d’un mensonge. Elle est le lieu du mensonge qui
domine la vie d’Isabella. Ce mensonge est une image.
Une image exotique. L’image d’un prince du désert.
Isabella est la fille d’un prince du désert qui a disparu
lors d’une expédition. C’est ce que lui ont raconté ses
parents adoptifs, Arthur et Anna. Ils vivent ensemble
dans un phare, sur une île, où Arthur est gardien de
phare. Tout comme l’île, le phare est un lieu intermédiaire : quelque part entre terre et mer, entre solide et
liquide, entre intérieur et extérieur. Le phare est bâti
sur la terre, mais son désir est la mer. Le désir d’Isabella, c’est le désert, le prince du désert, l’Afrique.
C’est ainsi que commence le récit de la vie d’Isabella, qui est vieille et aveugle. Rapidement, pourtant, il
s’avère que derrière l’histoire du prince du désert se
cache une vérité terrible, indicible. Anna et Arthur
sont incapables d’affronter leurs secrets et se réfugient
dans l’alcool. Anna meurt, et Arthur se jette à la mer.
La quête d’Isabella pour retrouver son père, le prince
du désert, la mène non pas en Afrique, mais dans une
chambre à Paris, remplie d’objets anthropologiques et
ethnologiques.
Lorsque Isabella passe sa vie en revue, elle est vieille et
aveugle. Elle vit dans sa petite chambre à Paris, entourée de ces milliers d’objets exotiques de l’Egypte ancienne et d’Afrique noire. Ils appartenaient au père de
Jan Lauwers, qui les a laissés, après sa mort, à sa femme
et ses enfants. Ce sont des objets qui ont été arrachés à
leur contexte culturel par un regard d’un autre temps –
un regard colonial et exotisant. Ce sont des objets dans
lesquels un monde – l’Afrique – s’est arrêté, pétrifié,
mis de côté, muséifié et fétichisé.
La vie d’Isabella s’étend presque sur l’entièreté du
vingtième siècle : de la Première et la Seconde Guerre
mondiale, Hiroshima, le colonialisme, en passant par
le développement de l’art contemporain, avec Joyce,
Picasso et Huelsenbeck, les voyages sur la lune, Ziggy
Stardust de David Bowie, jusqu’à la famine en Afrique
et au Vlaams Blok [un parti politique d’extrêmedroite] à Anvers. Alexander, l’amant d’Isabella, est fait
prisonnier par les Japonais pendant la Seconde Guerre
mondiale. Il survit à la bombe atomique sur Hiroshima (« C’était comme si le soleil avait explosé et que ses
cendres s’étaient répandues sur la terre »), mais après
la guerre, il devient fou petit à petit : « J’aimais être
auprès d’Isabella. Elle aimait réellement le monde et
moi je le haïssais. Je haïssais le monde parce que plus
rien ne tournait rond. On faisait n’importe quoi et je
ne ressentais que de l’exaspération et Isabella était la
seule qui pouvait me faire oublier. Sa passion pour la vie
était d’une beauté pure, insupportable… La seule arme
contre la dictature du mensonge. »
« Face à l’extrême » : c’est le titre d’un livre du penseur
français Tzvetan Todorov sur les camps de concentration pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais en
même temps, ce titre désigne la position de toute personne vivant de façon consciente au vingt-et-unième
siècle. Chaque jour, nous nous retrouvons face à face
avec l’extrême. Il nous regarde avec sa tête de méduse
et nous semblons nous pétrifier : dans l’indifférence
émotionnelle, dans l’apathie politique, dans l’isolement social, dans une surenchère de production et de
consommation économiques. En même temps, nous
sommes fascinés par les visions apocalyptiques et les
scénarios de fin du monde écologique que les médias
nous proposent quotidiennement.
Pour le sociologue français Jean Baudrillard, nous
avons déjà dépassé la réalité et l’histoire. Les choses ont
déjà dépassé leur fin. Elles ne sont plus capables de finir. Elles s’enlisent dans une crise sans fin. En d’autres
mots, notre temps se caractérise non pas par la fin de
l’histoire, mais par l’impossibilité d’en finir avec l’histoire. Nous vivons au-delà de la fin. C’est là que réside
l’apocalypse de notre temps : l’impossibilité de la fin.
Ou plutôt : la vie au-delà de la fin. Que se passe-t-il
donc au-delà de la fin ? Quels sont les événements qui
se déroulent au-delà de la fin ? Baudrillard les qualifie
de « phénomènes extrêmes ». Il s’en réfère à la racine latine, « ex-terminus » : au-delà de la fin. L’extase et l’exponentiation sont les caractéristiques de ces « phénomènes extrêmes ». L’extase du social : les masses (plus
social que le social). L’extase du corps : la corpulence
(plus obèse qu’obèse). L’extase de l’information : la
simulation (plus vrai que vrai). L’extase du temps : le
temps réel, l’instantané (plus présent que le présent).
L’extase du réel : l’hyperréel (plus réel que le réel).
L’extase du sexe : la pornographie (plus sexuel que le
sexe). L’extase de la violence : la terreur (plus violent
que la violence).
Notre époque est l’époque de l’obscénité: toutes nos
structures enflent et absorbent tout dans leur expansion. Chaque structure pénètre les autres, elles s’entresubmergent. Depuis longtemps, nous ne connaissons
plus les limites entre le politique et l’économique,
entre le privé et le public, entre l’intime et le pornographique. Les protagonistes de cette implosion sont les
médias et le multimédia : par la surenchère d’information, nous avons perdu l’accès à la vraie information et
aux vrais événements historiques. C’est ainsi que Donald Rumsfeld, le ministre américain de la défense, a pu
déclarer, peu après la publication mondiale des photos
des tortures : « I don’t read the newspapers anymore. »
Alexander : « Lorsqu’ils sont venus nous annoncer la fin
de la guerre, je savais que c’était un mensonge. C’en
était un. Et le pire de ce mensonge, c’est que tout le
monde l’a cru. »
Existe-t-il un « théâtre extrême » ? Et si oui, qu’est-ce
que cela signifierait ? « Plus théâtre que le théâtre »,
pour reprendre la formule de Baudrillard ? Un théâtre
qui se positionne « face à l’extrême », le regard fixé sur
la tête de méduse de l’insoutenable réalité, et conscient
du risque de se pétrifier ? Un théâtre aux thèmes et intentions politiques et sociales explicites ? Un théâtre
avec des sans-abri et des sans-papiers ? Un théâtre qui
descend dans la rue et dans les quartiers ? Un théâtre au
nom des valeurs démocratiques ? En bref : un théâtre
qui « s’engage », un théâtre qui « intervient », qui interpelle directement son public?
Isabella raconte l’histoire de sa vie, mais elle ne la raconte pas toute seule. Tous ceux qui ont compté pour
elle la racontent avec elle, les nombreux morts de sa
vie : Anna et Arthur, ses amants Alexander et Frank. Et
ensemble, non seulement ils racontent l’histoire d’Isabella, mais ils la chantent également. Ce n’est pas la
première fois qu’il y a de la musique live et que les comédiens chantent, dans un spectacle de Jan Lauwers,
mais cela ne s’était jamais fait d’une façon aussi ouverte
et invitante qu’ici. Contrairement aux autres cultures,
la culture occidentale s’est éloignée du chant de groupe
: chez nous, le chant de groupe n’existe plus que dans
un cadre professionnel. Le chant fait toujours référence
à une dimension rituelle. Par rapport à la parole, il est
une autre forme d’échange d’énergie, et il crée une
autre communication avec le public. Il relève de la fête
et de la célébration. Dans les spectacles de Lauwers, le
langage a toujours été un moyen de communication
problématique, lié au pouvoir et au désir. Le langage
était à la fois un manque et un excès : on parlait plusieurs langues, on traduisait d’une langue à l’autre, tout
le monde parlait à la fois, criait, souvent… Le langage
se heurtait toujours à ses propres limites. Cet aspect n’a
pas tout à fait disparu, mais à travers le chant, le langage
de La Chambre d’Isabella est transporté au delà de ces
limites.
Lauwers : « Chanter ensemble, c’est l’une des plus
belles choses que l’on puisse faire. C’était un de mes
rêves de porter cela sur la scène. Et curieusement, cela
a fonctionné très rapidement. Nous avons opté pour
une présence très fugace du chant et de la musique.
La musique semble présente « par la bande », mais en
fait, elle domine tout. Les émotions sont déterminées
par ce que l’on entend. Je veux que tout le monde
chante en direction du public en souriant autant que
possible. Moi-même, je me trouve sur scène pour relativiser tout cela encore davantage. Je m’assieds tout
simplement près d’eux, je chante un peu avec eux, je
donne quelques explications au public. Aussi détendu
que possible. Aucune sacralité. J’aimerais que le rituel
du théâtre, ça devienne cela : des gens qui se rassemblent pour chanter. En écrivant le texte, j’ai pensé à la
façon dont Marquez, dans Cent ans de solitude, essaye
de transmettre des récits populaires à un public aussi
large que possible, plutôt qu’à la complexité de Finnegans Wake de James Joyce. Aujourd’hui, lorsque je
réfléchis à la communication avec le public, je pense
plutôt à Marquez, alors qu’auparavant, mon modèle,
c’était James Joyce.»
« Regarder sans intervenir », voilà comment Lauwers
décrivait son approche à l’époque du Voyeur (1994).
« Pour moi, le voyeurisme actuel a deux faces : d’une
part, il s’agit du fait de regarder ce que fait l’humanité,
d’y participer – contraint et forcé – et d’adopter une
position d’indifférence afin de survivre ; d’autre part, il
y a le voyeurisme à caractère sexuel : c’est le sida, la maladie au confluent de la mort et de l’érotisme. Isabella
n’est pas une voyeuse, et certainement pas en matière
de sexualité. Avec ses soixante-quatorze amants, elle
glorifie la sexualité : « Je suis convaincue que le sexe a
un pouvoir de guérison. Ou à tout le moins, que cela
donne de l’énergie. » A soixante-neuf ans, elle entame
une histoire d’amour avec un jeune homme de seize
ans. Avec Isabella, Lauwers extrait le sexe de la trame
du voyeurisme et de la violence, de la maladie et de la
mort, de la culpabilité et de la perversion, comme c’était
le cas dans The Snakesong Trilogy ou dans le monologue
de Salomé dans No Comment. Isabella est comme la
Molly Bloom de James Joyce dans Ulysse, un texte que
Jan Lauwers a adapté en monologue avec Viviane De
Muynck : fondamentalement, ces deux femmes disent
« Yes ».
Est-ce un hasard si Isabella est aveugle ? Le regard –
dans sa dimension voyeuriste (et donc masculine) – et la
frustration/castration de ce regard constituent le coeur
de la dialectique de l’oeuvre théâtrale de Lauwers. Il
met en scène le point mort dans le regard masculin – un
point dans lequel Le voyeur, Le pouvoir et Le désir (les
trois titres de la Snakesong Trilogy) se retournent contre
eux-mêmes et implosent. La femme, c’est l’enjeu, l’objet du regard, le désir et le pouvoir des hommes. C’est
autour de son corps que se forme le regard masculin
(esthétisant, voyeuriste, pornographique). Mais n’estelle pas en même temps le point aveugle dans le regard
de l’homme, le point mort vers lequel revient tout regard, vers lequel il doit revenir lorsqu’il a démasqué
son propre désir ? Et ce retour ne crée-t-il pas la possibilité d’un autre regard, très provisoire et très fragile ?
Tout comme la construction bancale en verre qu’érige
Carlotta Sagna dans Le désir, la troisième partie de The
Snakesong Trilogy, après avoir joué un extrait de Salomé,
de Wilde, dans lequel elle a fait décapiter l’homme dont
le regard refusait de la désirer ? Mais contrairement à
la buveuse de thé, à Salomé et à Ulrike dans No Comment, Isabella n’est pas une femme castratrice. « Elle
avait connu 73 amants dans sa vie. Des expériences fabuleuses, chacune à sa façon. Et elle en parlait toujours
avec respect et tendresse. »
En 1993, Jan Lauwers déclarait : « Dans Need to know,
le premier spectacle de Needcompany, on voit une
femme qui pleure très fort, et on entend un lamento
de Mozart. Aujourd’hui, je pourrais utiliser la même
musique, mais on n’entend plus pleurer la femme. Les
larmes se sont taries. La femme essaye encore de pleurer, mais ce sont des sanglots secs. Même si elle ressent
un profond chagrin, elle n’est plus capable de pleurer.
L’ennui, c’est que ce profond chagrin n’a pas disparu. »
L’image de la femme incapable de pleurer vient de la
première scène du Voyeur, la première partie de The
Snakesong Trilogy.
Isabella ne pleure pas, mais son profond chagrin à elle a
disparu. Elle perd ses amants, mais elle ne ressent aucun
vide, aucun chagrin, aucune rage : « Pas de grands états
d’âme. Pas de coquetterie des émotions. » A travers les
personnages féminins de son oeuvre, Lauwers éprouve
sa philosophie de la vie. Dans ses portraits de femmes
successifs, qui occupent une place de plus en plus importante dans ses spectacles, se dessine une profonde
réflexion existentielle. Isabella signifie-t-elle un nouveau pas, une nouvelle idée, une nouvelle philosophie ?
Chez elle, « l’indifférence » semble vaincue. Lauwers a
baptisé cela « Budhanton », contraction de Bouddha et
d’Antoine, de la contemplation et de la maîtrise passionnée. Comme le dit Isabella : « Le cercle paisible de
Bouddha et l’intégrité d’Antoine, le général romain qui
un jour, dans la déchéance totale et le froid glacial des
Alpes, pouvait boire sa propre urine et faire l’amour un
autre jour dans un lit de pourpre et d’or avec la plus
belle femme du monde. Et qui n’avait jamais honte de
ses actes. »
C’est la voie de Lauwers pour échapper à la morale chrétienne de la culpabilité et de la pénitence, qui a perdu
sa légitimité ultime après la mort de Dieu. Budhanton :
mélange d’une religion sans dieu et d’une conscience
préchrétienne.
Isabella est aveugle : c’est la fin du regard. Mais elle participe à une expérience scientifique au cours de laquelle
une caméra projette des images directement dans son
cerveau. En fin de compte, elle se séparera également
de ces images-là – les objets dans sa chambre – dans un
éclair de compréhension ultime.
Isabella : « Tiens, la photo de l’homme barbu. L’homme
qui est né d’un mensonge : mon prince du désert. Il
sera toujours là. Anna, Arthur, Alexander et Frank, par
contre : partis. Pour toujours. Il est le seul qui existe
encore, mon prince du désert. Même sans ma caméra,
je le vois encore très nettement : Félix. F.E.L.I.X. Et ça
veut dire « bonheur » dans une langue morte. Chimères
et illusions. »
C’est à partir de ce mensonge inlassablement répété
que Lauwers construit ses spectacles : le mensonge de
l’imagination comme réponse au mensonge de la réalité, comprenant en définitive que le bonheur ne peut
s’écrire qu’avec les lettres d’une langue morte.
LA MAISON
DES CERFS
BENEATH US THE WORLD ANS
DARKNESS ABOVE
WE ARE FULL OF LOVE
Par Erwin Jans
Watch out, the world is not behind you. Un graffiti. Tagué sur un mur, quelque part dans le monde. En guise
d’avertissement. Il s’agit d’une phrase de la chanson
Sunday Morning(1966) du Velvet Underground. Dans
la scène d’ouverture de La Maison des cerfs, il y a une
brève discussion entre Hans Petter, Maarten et Misha.
La phrase exacte n’est-elle pas : Watch out, the world is
behind you ? Oui, où se trouve le monde exactement ?
La question n’est pas anodine pour qui fait du théâtre
et qui voudrait dire des choses sur l’être avec les moyens
du paraître. Où se trouve le monde, pour une compagnie de théâtre qui, comme l’énumère Benoît au début
du spectacle, a voyagé en un an pendant 146 jours pour
donner des représentations dans 16 pays différents? Où
finit l’être et où commence le paraître, et inversement ?
Qu’est-ce qui détermine cette limite ? Qui surveille, ou
qu’est-ce qui surveille, ce passage ? Dans quelle mesure
retrouve-t-on le monde dans le théâtre ? Pour ceux qui
passent plus de la moitié de leur temps au théâtre, le
théâtre devient une partie du monde. La vie commune
de la compagnie, le fait de jouer ensemble et de voyager
ensemble finissent par filtrer dans le spectacle. Pourtant, la question subsiste : jusqu’où le théâtre peut-il
supporter l’irruption du monde ? Devant l’entrée d’un
théâtre à Rio de Janeiro gisait un enfant mort. Benoît a
filmé l’enfant mort, raconte-t-il, mais une femme l’a fait
arrêter et lui a demandé de l’argent pour continuer à filmer. Pendant ce temps, Benoît et les autres comédiens
se changent lentement et mettent des costumes de lutins ou d’elfes. Si le théâtre est un conte de fées, alors
où est le monde ? Prenons le cas d’un photographe de
guerre. Il photographie le monde. Il sait exactement où
se trouve le monde : devant l’objectif de son appareil.
Le monde devant l’objectif est le seul qui compte. « Si
on met son imagination au pouvoir, on ne survit pas
à une guerre. » Le photographe de guerre ne se perd
pas dans un monde de rêve. Impitoyablement, il fige
ce qu’il voit, ce qui arrive – aussi atroce que ce soit.
« Mais en même temps, il ne veut pas accepter la réalité.
Il espère que ses photos changeront quelque chose. Il
espère que ses photos susciteront quelque chose. Rendront la réalité plus supportable. Voilà ce que fait un
photographe. » Un créateur de théâtre n’est pas un
photographe de guerre. Le monde n’est pas devant son
objectif. Non, le créateur de théâtre est un lutin. Mais
lui non plus, il ne veut pas accepter la réalité. Il espère que ses contes de fées susciteront quelque chose.
Rendront quelque chose plus supportable. Quoi que
ce quelque chose puisse être. « Les cerfs savent qu’ils
vont mourir. Alors je dois leur masser le coeur, » dit
Grace. Peut-être est-ce cela que veut le lutin. Peut-être
que raconter un conte de fée, c’est en quelque sorte
un massage du coeur ? Pour enlever la peur et retarder
encore un peu la mort.
« Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est
ma guerre, » dit le photographe de guerre dans un journal de bord abandonné. Depuis le début des années
quatre-vingt-dix du siècle dernier – les guerres yougoslaves, la première Guerre du Golfe – on parle d’un
« retour » de la guerre. Il ne s’agit pas du retour de la
réalité des opérations militaires (il y en a toujours eu),
mais du retour de la guerre en tant que figure de notre
univers symbolique. Un élément crucial de cette nouvelle configuration est la relation particulière entre la
guerre et les médias (ou la médiatisation). Une relation
symbiotique s’est développée entre ces deux-là : pas de
guerre ou de conflit international sans télévision, et inversement, pas d’infos sans images de violence. Dans
son journal de bord, le photographe de guerre décrit
les photos qu’il a prises : « Photo SR 123-92 : 17h. La
jeune femme gît sur une chèvre. Toutes deux le visage
dans une flaque. Au moment où je prends la photo, la
chèvre n’est pas encore morte. Trois soldats arrachent
la femme de la chèvre. Elle tombe de tout son long
dans la boue. Le vent relève sa jupe. Elle ne porte pas
de sous-vêtements. Les lèvres de son sexe ont un aspect
luisant et frais. On attache la chèvre à un camion par
une corde. Elle bêle et regarde la femme d’un air stupide. Elle est ravissante et morte.Certains morts sont
plus morts que d’autres. » L’abondance sur Internet de
photos violentes et de films en provenance de zones
de guerre a créé un war gaze. Un regard qui se perd
dans les images de violence et de destruction. Il y a des
parallèles frappants entre le fait de regarder de la pornographie et le fait de regarder des horreurs de guerre.
Les corps féminins littéralement exhibés à l’oeil du regard voyeuriste masculin dans l’iconographie porno
présentent une similitude frappante avec les corps de
guerre déchiquetés, mutilés et éventrés qui sont proposés quotidiennement sur certains sites. Ici, le war gaze
se confond avec le regard pornographique. La seule alternative à cette relation pornographique à la violence
– un regard voyeuriste dont le seul désir est de consommer toujours plus d’une violence toujours plus extrême
– est le regard du war witness, le regard du témoin qui
s’intéresse à la misère humaine qu’entraîne la guerre
et qui affirme l’humanité des victimes. Dans le for intérieur du photographe de guerre lui-même, un combat sans fin fait rage entre le pornographe et le témoin,
entre le désir voyeuriste et la compassion authentique.
Est-ce pour cette raison qu’il décrit ses photos dans
son journal, qu’il leur donne une nouvelle forme par
le biais du langage, à distance de la scène de violence ?
« Je ne participe pas à cette guerre. Et pourtant, c’est
ma guerre. » Le témoin ne tient plus le pornographe
à distance. A un moment donné, il photographie une
exécution de femmes et d’enfants en ex-Yougoslavie.
Il pense encore qu’il ne participe pas à cette guerre. Il
fait des interviews et prend des photos. Il observe et
note. Il ne prend pas parti. Jusqu’à ce qu’on le force
à participer. Il est sommé de faire un choix. L’une des
deux aura la vie sauve : la mère ou l’enfant. On lui met
un fusil entre les mains. Cette fois, lorsqu’il presse sur
la détente, il ne fige pas une victime, il en fait une. C’est
à lui de choisir. Il est obligé de choisir. Il tue la mère.
C’est devenu sa guerre. Pour toujours.
Le monde, c’est ce qui vient de l’extérieur et qui perturbe l’ordre existant. Ainsi, vers le début du spectacle,
apparaît soudain Yumiko, une jeune fille. Les comédiens
la trouvent dans les coulisses. Immédiatement, au sein
du groupe, se met en marche tout le mécanisme des
préjugés : tous les Orientaux se ressemblent, les Japonais sont peu poilus,…Mais aussi : est-ce une réfugiée,
est-elle sans-papiers, que faisait-elle dans les vestiaires,
comment se fait-il qu’elle connaisse les noms de tout le
monde, peut-être a-t-elle volé quelque chose…? Tout
de suite, la compagnie se divise en deux groupes, dont
l’un veut fouiller le sac de Yumiko pour voir si elle n’a
rien volé, et l’autre prend sa défense. Ce n’est qu’un
des nombreux conflits qui divisent le groupe. Plus tard,
à la fin du spectacle, Yumiko se fera encore repousser
de sa chaise. On met du temps à devenir membre d’une
communauté, aussi généreuse soit-elle. Mais il n’y a pas
que Yumiko qui vient de l’extérieur, Tijen aussi fait entrer une part de monde. Elle vient de rentrer de Pristina
en ruines, où elle est allée identifier le corps de son
frère, un photographe de guerre. Elle a trouvé une valise pleine d’appareils photo et un journal de bord dans
lequel sont décrites des photos de guerre.
Le spectacle est une tentative d’élucider ce qui est arrivé au photographe de guerre. On le voit ramener la
femme qu’il a tuée à sa famille à la maison des cerfs,
où il se fait tuer à son tour par l’époux désespéré de la
femme exécutée. Finalement, la petite fille qu’il avait
sauvée se suicide elle aussi.
Le récit se fraie un chemin à travers une forêt de catastrophes. La dernière partie de la pièce en tire, sous
forme d’hypothèse, la conséquence ultime : imaginez
qu’une bombe tombe sur la maison des cerfs et que
tout le monde meure. Qu’arriverait-il dans ce cas ?
Quelle histoire pourrait-on encore raconter ? « L’histoire a été soufflée. La guerre possède cette puissance.
La guerre peut anéantir et produire des histoires. Procédons à une reconstitution. Imaginez que nous ayons
la possibilité de reconstituer cette histoire, ou plutôt,
la toile de fond de cette histoire. » L’histoire vient toujours après la catastrophe. Le récit est un cadeau du
malheur, de la souffrance et de la mort. C’est dans l’adversité, dans la mort, que le récit trouve sa source inépuisable. Le récit s’abreuve de la possibilité de la souffrance et de la mort. Avec la catastrophe, les histoires
se fragmentent. Les gens racontent des histoires pour
écarter la catastrophe. La mort est la fin d’une histoire,
mais en même temps, les histoires retardent la mort.
Tant que nous racontons, nous ne mourons pas. L’espace d’un instant, l’histoire, le récit, peuvent suspendre
le vol de la flèche du temps. Cet « espace d’un instant », dans lequel la mort est retardée et écartée, c’est
ce qu’on appelle la littérature. « Les dieux envoient les
malheurs aux mortels pour qu’ils les racontent ; mais
les mortels mes racontent pour que ces malheurs jamais
n’arrivent à leur fin, et que leur accomplissement soit
dérobé dans le lointain des morts, là où ils cesseront
enfin, eux qui ne veulent pas se taire. Le malheur innombrable, don bruyant des dieux, marque le point où
commence le langage ; mais la limite de la mort ouvre
devant le langage, ou plutôt en lui, un espace infini ;
devant l’imminence de la mort, il se poursuit dans une
hâte extrême, mais aussi il recommence, se raconte luimême, découvre le récit du récit et cet emboîtement
qui pourrait bien ne s’achever jamais. Le langage, sur
la ligne de la mort, se réfléchit : il y rencontre comme
un miroir ; et pour arrêter cette mort qui va l’arrêter, il
n’y a qu’un pouvoir : celui de faire naître en lui-même
sa propre image dans un jeu de glaces qui, lui, n’a pas
de limites. » écrit Michel Foucault.
Les spectacles de Jan Lauwers ont toujours une forte
conscience d’eux-mêmes. Ils se regardent dans un miroir, mais depuis quelques années avec moins de narcissisme et moins de cynisme. Les histoires se voient ellesmêmes et voient aussi leur propre finitude. Viviane
n’a aucun recours contre le suicide de sa petite-fille :
« Maintenant elle gît là sans visage. Ses yeux ne peuvent
pas m’envoyer de regards de reproche. Je devrais être
morte. Elle est devenue mon histoire. Il ne fallait pas.
Maintenant je ne suis plus une histoire. Maintenant
j’ai besoin d’une histoire. Pauvres gens qui ont besoin
d’une histoire. »
Le théâtre est né jadis sur une tombe, affirme l’écrivain
albanais Ismaïl Kadaré dans un essai sur le tragédien
grec Eschyle. Toute représentation théâtrale porte encore les marques (devenues illisibles) de ce rituel funéraire. Kadaré voit dans l’architecture du théâtre grec
(estrade, espace pour le choeur et espace pour le public) un vestige de la division en trois parties d’une cérémonie funéraire : la tombe, entourée d’un cercle de
pleureuses, et d’un deuxième cercle des parents et amis
du défunt. Ce qui est aujourd’hui la scène était jadis la
tombe ouverte dans laquelle on déposait le mort. Le
théâtre a toujours, dans une de ses strates les plus profondes, un lien avec la souffrance, le deuil et la relation
avec la mort et les défunts. Le théâtre est le jeu du retour (im)possible des morts. Les « contes de fées » que
Lauwers raconte à travers ses pièces parlent des morts
qui ne sont jamais tout à fait morts et qui ne cessent
de revenir. La scène est le lieu par excellence où errent les morts et où ils continuent de hanter les vivants.
C’est pour cela que dans les spectacles de Lauwers, les
morts ne se taisent pas. Les morts ne sont jamais tout
à fait morts. La Chambre d’Isabella est dédié à Felix
Lauwers, le père défunt de Jan Lauwers. Les nombreux
objets ethnologiques originaires d’Afrique qui sont exposés sur la scène et qui appartenaient au défunt sont
les doubles témoins du passé, de leur propre passé et de
celui du père de Lauwers. Ils portent deux fois la mort
en eux. La Maison des cerfs cultive le souvenir du frère
mort de l’une des actrices – Tijen Lawton – qui a été
tué en 2001 alors qu’il était journaliste en Yougoslavie.
Au milieu de la scène se trouve une plate-forme légèrement surélevée. Elle fait office de table, autour de
laquelle tout le monde est assis, mais également de
socle pour la « sculpture d’amour » compliquée que
forment les acteurs et actrices avec leurs corps. Mais la
plate-forme surélevée est aussi la tombe dans laquelle
gisent quatre cadavres à la fin de la pièce. Les lieux de
la communauté, du désir et de la mort sont un seul et
même lieu. Être ensemble, aimer et mourir : tout cela
imbriqué dans un même noeud inextricable qui a nom
l’existence.
En 1937, Picasso a peint sa Weeping Woman. Le 26 avril
de la même année, la petite ville de Guernica fut bombardée par des avions nazis et fascistes. Picasso immortalisa la détresse humaine causée par les horreurs de la
guerre dans son tableau Guernica, qu’il peignit presque
immédiatement après le bombardement. Ensuite, pendant des mois encore, Picasso peignit des variations sur
l’un des personnages de Guernica : la femme en pleurs
qui porte un enfant mort dans les bras, sur la gauche du
tableau. Weeping Woman est le dernier tableau de cette
série, et le plus abouti. Les traits de la femme en pleurs
sont basés sur ceux de la compagne de Picasso, Dora
Maar. Le chagrin universel a toujours un visage personnel. Ce n’est sans doute pas un hasard si Picasso a
continué de travailler sur le thème de la mère en larmes
avec l’enfant mort. La représentation de la pietà – une
Marie endeuillée tenant dans ses bras son fils, le Christ
mort – appartient en effet à l’iconographie canonisée
de l’art pictural européen. L’art du chagrin sculpté.
Avec La Maison des cerfs, Jan Lauwers poursuit cette tradition à sa façon. Dans la scène centrale de la pièce, une
mère (Viviane) essaye d’habiller sa fille défunte (Inge).
Son corps lui a été apporté par un photographe de
guerre qui affirme avoir été forcé à l’exécuter. La scène
de l’habillage est longue, trop longue. L’habillage
échoue. Le corps de la jeune fille morte est trop rigide, et de surcroît congelé par le froid. Les vêtements
ne sont pas à sa taille. Il y a trop de tristesse. La pietà
n’aboutit pas. Le chagrin ne peut être sculpté. Existet-il une manière juste d’aborder le chagrin ? Existe-t-il
une forme adéquate pour le chagrin et le deuil ? Ou
le chagrin n’a-t-il pas de forme ? Est-ce une émotion
qui laisse derrière elle tout formalisme ? Comme le visage de la femme en pleurs sur le tableau de Picasso. Le
chagrin lui déchire le visage. Les courbes de sa figure
ont disparu. Son visage est devenu un collage d’angles
aigus. La douleur lui fait littéralement perdre la face.
Un visage crispé par le chagrin n’est pas un beau visage.
Ce n’est pas un visage. Il se soustrait aux catégories esthétiques du beau et du laid. Tout comme le visage en
extase suprême : les visages en transe érotique ou mystique brisent eux aussi toutes les formes. C’est comme
si les visages qui souffrent ne pouvaient plus se supporter eux-mêmes, comme s’ils ne pouvaient plus porter
leur propre poids. Ils constituent un excès pour leurs
propres os, leur propre peau et leurs propres muscles.
Sur le tableau de Picasso, le visage semble avoir été touché de l’intérieur par une grenade, et il montre les fragments de son chagrin.
Toute tragédie est familiale. Même les Grecs le savaient
déjà. La mythologie grecque est une série télévisée de
l’Antiquité. « Les bonnes histoires sont noires. Tragiques. Avec beaucoup d’incestes et de meurtres,» déclare Hans Petter. Les liens familiaux et les relations
intimes ont toujours été le sujet des spectacles de Jan
Lauwers. Son sujet d’étude préféré, ce sont les tensions
au sein d’une communauté réduite. Sa Snakesong Trilogy (1994-1998) était placée sous le signe d’un sombre
cocktail de pouvoir, de désir et de voyeurisme. Dix ans
plus tard, avec les trois spectacles qui constituent ensemble la trilogie Sad Face | Happy Face, Jan Lauwers
porte un regard nouveau sur les gens. Avec moins de
cynisme et plus de compassion, moins d’ironie et plus
d’empathie. Il y a également un lien avec la pensée de
Lauwers au sujet du développement de l’art moderne.
Il renvoie dos à dos Marcel Duchamp et Walt Disney.
Tous deux sont des géants de la culture de l’image du
vingtième siècle. Disney n’appartient pas, il est vrai, à
l’histoire de l’art au sens strict, mais son impact – y
compris sur d’autres artistes – est plus important que
celui de Duchamp. Le geste fondamental de Duchamp,
c’est la destruction, l’iconoclasme, le saccage de l’ordre
établi, alors que le geste fondamental de Disney, c’est la
création d’une nouvelle mythologie et d’une nouvelle
iconographie. Le glissement de la Snakesong Trilogy
vers Sad Face | Happy Face équivaut-il à un glissement
de Duchamp vers Disney, de l’iconoclasme moderniste
vers une mythologie postmoderniste, même morcelée
et hybride ? Est-ce un hasard si le serpent a été remplacé par un cerf ? Le cerf est également l’emblème
du site web de Needcompany. Tout comme le serpent
évoque tout un éventail d’association « négatives », le
cerf évoque un éventail tout aussi large d’associations
« positives ». Tandis que le serpent est associé à la séduction, à la fourberie, à la froideur, à la sournoiserie – dans le récit biblique, le serpent est la cause de
l’éviction de l’homme du paradis – le cerf représente la
grâce, la beauté, la vulnérabilité, et même une certaine
puissance mystique. Le serpent amène la discorde.
La Maison des cerfs maintient un lien entre un groupe
de personnes. Mais c’est un lien fragile. La gardienne
des cerfs, la mère des cerfs, c’est Grace, la fille « de-
meurée » de Viviane. Même si Grace a avec les gens
une relation difficile et incontrôlée sur le plan émotionnel, elle jouit d’une communication directe avec
les cerfs. Involontairement, elle est responsable de la
mort d’un enfant. Mais malgré le fait que la mort et la
dévastation projettent une ombre noire sur la maison
des cerfs, celle-ci reste dans le désir de ses habitants
un lieu mythique de sécurité. « We love each other and
it’s a real art/To build the deer house so strong/That
it doesn’t fall apart, » chantent-ils. Peut-être est-ce là
le glissement le plus significatif dans l’oeuvre théâtrale
de Lauwers : tandis que dans ses spectacles antérieurs,
le groupe ou la communauté n’a pas de centre et finit
par se morceler, dans Sad Face | Happy Face, le groupe
semble se renforcer, justement dans la conscience de sa
finitude. Car c’est autour du souvenir des morts que
se forme le groupe. Anneke dit : « L’enterrement est le
seul événement social dont le rituel est immuablement
fixé et respecté dans toutes les cultures. Peut-être que le
véritable sentiment qui domine lors d’un enterrement
est le seul qui rassemble toutes les cultures : le chagrin. Pas le bonheur. » Est-ce le vide ou l’absence, bien
plus que la plénitude ou la présence, qui soudent un
groupe ? Comment éviter que ce vide ne dégénère en
nihilisme et en cynismeÓ? Comment éviter que le vide
se remplisse, par peur, d’un désir désespéré de sens et
de cohésion (sous forme de nationalisme, d’ethnicité,
d’intégrisme religieux, etc.) ? Combien de vide et de
chagrin l’homme peut-il supporter ?
La Maison des cerfs oscille entre conte de fées et tragédie, entre récit naïf et douleur indicible. Au fil des ans,
Lauwers a atteint dans son écriture et dans ses mises en
scène une « insoutenable légèreté»: la légèreté d’évoquer l’insoutenable. Il a créé, pour lui-même et pour
ses comédiens, les moyens de capturer la pesanteur de
l’existence dans l’éphémère d’un moment théâtral. Son
écriture est un mélange remarquable de profondeur et
de banalité, de petites besognes humaines dans une perspective mythique, d’anecdotisme (auto)biographique
et de réflexion sur le jeu, de proximité émotionnelle et
de distance intellectuelle, de conflits intimes et d’événements universels. Ses textes évoluent sur les nerfs de
notre époque, tendus et crispés par le doute et l’incertitude. Notre existence est écartelée entre deux extrêmes
: le désir utopique de tout contrôler et maîtriser, et la
peur tacite qu’il soit définitivement trop tard pour cela,
que nous soyons à nouveau livrés au sort qui prend
aujourd’hui les formes de catastrophes écologiques,
d’un terrorisme aveugle, de crises économiques, d’une
technologie incontrôlable,… Hollywood alimente
cette imagination apocalyptique. La modernité est la
révolte de l’homme contre sa passivité initiale, contre
sa soumission au sort. L’histoire de l’homme moderne
est un projet émancipatoire et actif. Dans la modernité,
la pensée tragique est activement vaincue : l’homme
décide lui-même de son destin, il écrit lui-même son
histoire. L’homme est le sujet de chaque phrase qu’il
écrit – au sens grammatical et au sens existentiel. Le
projet moderne est une utopie cinétique, affirme Peter Sloterdijk. Mais l’époque moderne s’est retrouvée
ensevelie sous une couche « postmoderne »: « Peut-être
l’époque postmoderne se caractérise-t-elle le mieux
ainsi : elle transforme les fières phrases actives de
l’époque moderne en phrases passives ou en tournures
impersonnelles. Cela trahit un engagement non seulement grammatical, mais aussi ontologique – il s’agit ni
plus ni moins de la possibilité d’inclure dans le sens
contemporain de « l’être », à côté des actes, des productions et des conventions également la souffrance, les
événements et les processus. L’époque moderne nous
a gavés de théories de l’action – sur la souffrance, tout
ce qu’elle avait à dire était qu’elle peut être « utilisée »
comme moteur de l’action. Mais qu’est-ce que cela signifierait si dans les nombreuses ébauches culturelles
de postmodernismes, s’annonçait à présent la nécessité
de développer une conscience passionnée de la finitude
humaine, une conscience de deuxième passivité, qui ne
peut être formée qu’au verso du projet d’époque moderne ? Que signifie le monde mû par l’histoire à l’aune
d’une deuxième passivité ? »
Une conscience passionnée de la finitude humaine. On
ne pourrait décrire l’oeuvre de Lauwers avec plus de
justesse et de prégnance.
La politique, c’est l’art du dicible. Le deuil, c’est la
confrontation avec l’indicible de la souffrance. La politique, c’est la discussion et le dialogue. Le deuil, c’est un
monologue sans fin, un dialogue avec les dieux qui ne
répondent pas. Ce que la politique veut (faire) oublier,
le deuil le ramène à la mémoire. Le deuil est une forme
d’antipolitique, même s’il peut toujours être récupéré
et mobilisé dans les grands monuments et les commémorations publiques. La polis grecque considérait
le grand deuil comme un excès qu’il convenait de repousser, tant du lieu de sépulture officiel que de l’agora
politique. Le deuil était soumis à des règles strictes afin
d’éviter le désordre. Une ville remplie de citoyens en
pleurs déstabiliserait l’ordre politique. Le deuil trouva
un refuge dans le théâtre et dans la tragédie, qui en arbore à la fois la grandeur et les extrêmes. Si la politique
est du genre masculin, le deuil est féminin. Les larmes
comme les femmes étaient tenues à l’écart du débat
politique. Sur la scène, cependant, ce qui était refoulé
ailleurs émergeait dans le chagrin forcené et dévastateur
de Médée, d’Antigone, de Clytemnestre, d’Électre, de
Cassandre,… Ce qu’elles expriment est « excessif » et
ne peut pas être saisi dans le discours politique du citoyen : « Les spectateurs de la tragédie grecque étaient,
me semble-t-il, sollicités individuellement ou collectivement moins comme membres de la collectivité
politique que comme appartenant à cette collectivité
nullement politique qu’est le genre humain, ou pour
lui donner son nom tragique, la «race des mortels ».
(Nicole Loraux) Entre la parole qui veut tout exprimer
et les pleurs qui sont muets, Lauwers a développé le
chant. Le chant choral que Lauwers utilise maintenant
depuis un certain nombre de spectacles est sans doute
plus proche du choeur grec que du choeur brechtien.
Il ne s’agit pas d’une prise de distance didactique, mais
bien davantage de la communication d’une émotion
collective. « We are small people with a big heart, »
chantent-ils tous à la fin de la représentation. Ce grand
coeur symbolise la réceptivité, réceptivité à l’autre. Mais
il symbolise également la réceptivité à notre propre finitude. «Nous sommes des êtres métaphysiques pour
autant que le tragique perce, dans la mesure où nous
savons que notre être est un être qui se perd lui-même,
qui ne trouve plus le chemin. Nous savons que notre
état d’être est inévitablement un état de perte. L’êtreperdu est une dimension qui détermine plus profondément l’être-humain que nous ne pourrions initialement
le penser,» écrit le philosophe William Desmond. Ou
pour l’exprimer avec les paroles du Song of The Melting Man : « There I was and then I was gone/It could
have been better/What went so wrong ? » Il n’existe
pas de réponse à cette question. Nous ne pouvons que
partager cette question tous ensemble, et essayer de
construire la maison des cerfs aussi solide que possible.
Voilà tout l’art.

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