La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel
Transcription
La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel
ENTRETIENS La fonction symbolique créatrice de lien. Questions à Daniel Bougnoux et Michel Maffesoli Claudine Batazzi & Céline Masoni Lacroix * Université de Nice–Sophia-Antipolis & Laboratoire I3M (« Information, milieux, médias, médiations », ÉA3820) Pour interroger les approches du symbolique, un philosophe et un sociologue discutent. Daniel Bougnoux, professeur émérite, formule une pensée historique et critique de la crise, de l’effondrement de la culture, et il établit ici une distinction entre symbolique et symbolisme. Michel Maffesoli, professeur de sociologie, posant le retour de l’immatériel, du symbolique, expose un mouvement de désenchantement–réenchantement. Daniel Bougnoux : « Nous ne sommes pas inconditionnellement des animaux symboliques. » Claudine Batazzi et Céline Masoni Lacroix. — Nous nous intéressons à l’opérativité du symbole, à la fonction symbolique créatrice de lien… entre le représentant sensible et le représenté intelligible, entre les hommes et les dieux, entre les hommes… En guise d’introduction, pouvez-vous éclairer le ou les sens du symbole, du symbolique, du symbolisme ? Daniel Bougnoux. — Je commencerai par dire qu’il y a un problème avec ce vieux concept de symbole ! Dans nos disciplines, autant en philo- * [email protected] et [email protected] 7 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 sophie qu’en sciences sociales, on peut quasiment constater un « tête-àqueue » dans l’utilisation de ce mot, qui désigne des choses très contradictoires. Chez Freud, et de manière claire, le monde symbolique est celui des pensées équivoques. Le rêve est symbolique parce qu’il n’accède pas au logos ; il existe donc plusieurs significations dans un même signifiant. Il peut être question de symbolique ou de la symbolique ou de symbolisme, chez Freud, mais déjà chez Hegel. Dans son Esthétique notamment, Hegel nous montre, par exemple, que le Sphinx des Égyptiens est le symbole du symbolisme lui-même ; en ce sens où le Sphinx est une tête d’homme qui émerge d’un corps de bête. On voit l’intellectualité humaine planer sur la bestialité. Mais elle ne fait qu’en émerger en y restant captive. Ainsi, la pensée logique, ou logicolangagière, la pensée humaine est encore emprisonnée dans le corps bestial, dans le corps sensible. Notez la beauté de cette parole hégélienne : « symbole du symbolisme même » ; cela signifie que les Égyptiens ont figuré, par le Sphinx, leur impuissance à traverser les figures en direction des concepts. Quand Œdipe, héros grec, renverse la sphinge égyptienne qui parle par énigmes, c’est la Grèce qui renverse l’Égypte ; c’est le logos qui dit la vérité des symboles. Ce que les Égyptiens cherchaient à tâtons dans leurs images mal dégrossies, les Grecs le formulent enfin clairement, logiquement. Hegel voit là une espèce de marche triomphale de l’esprit. Le soleil progresse d’est en ouest ; il commence par illuminer les Égyptiens puis se dirige vers la Grèce. C’est en Grèce que la Pensée se rencontre dans sa pureté, alors qu’en Égypte, elle était encore captive de significations confuses. Chaque fois que, dans le rêve ou dans l’art – puisque l’art est un rêve dans le contexte hégélien et freudien – nous avons des représentations, celles-ci ne se laissent pas traverser, fixer, ou éclairer par une pensée d’ordre conceptuel, c’est-à-dire décidable. Le propre du monde symbolique, pour Freud et Hegel, est d’être voué à des associations indéfinies. Ces ressources poétiques ou esthétiques ne relèvent ni de l’ordre du langage, ni de la pensée juste. Cette acception du symbolique désigne par ce mot la signification qui a plusieurs significations, empaquetées dans la même forme, le même signifiant, la même image… Ces significations sont vraisemblablement 8 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix indénombrables ; ce qui signifie aussi que la pensée n’est pas fixée par le symbolisme, qu’elle y demeure errante. Les poètes ou les écrivains peuvent être condamnés au nom de la science, ou au nom de la philosophie, qui énoncent toutes deux une pensée claire. Les poètes, quant à eux tâtonnent à travers des métaphores, des images, des approximations, des symboles… Tout ce qu’on peut dire de l’art, de la littérature, de la poésie, peut être répété indéfiniment ; ce qui s’énonce par symbole ne s’énonce pas clairement. Cette première acception fait du symbolique une pensée confuse. En revanche, dans l’usage proposé par Peirce et, au fond, repris par Lacan et bon nombre de psychanalystes, l’accès au symbolique veut dire l’accès au langage. L’ordre symbolique, chez Lévi-Strauss, est l’ordre des chaînes discursives, l’ordre logico-langagier. L’accès au symbolique (expression presque antagoniste d’un « accès au symbolisme ») est toujours accès à l’ordre du logos. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Tandis que vous nous dévoilez la deuxième acception du mot symbole, pouvez-nous préciser en quel sens le symbole peut être un outil des sciences de l’information et de la communication ? Quels processus communicationnels le fonctionnement symbolique peut-il, si ce n’est expliquer, illustrer en partie ? Daniel Bougnoux. — Chez Peirce, l’ordre symbolique est l’ordre des mots, et au-delà, peut-être, du numérique, c’est-à-dire de tous les signes qui fonctionnent par opposition, voire sur le mode binaire. Les mots sont secrètement articulés en eux (phonologiquement) comme entre eux, lexicalement, de façon binaire. Plus encore, il existe plusieurs mots pour découper une notion, selon que le paradigme notionnel est défini en tant que trésor du dictionnaire, à travers lequel une notion peut prendre telle ou telle nuance, telle acception, ou selon que l’on choisit tel paradigme plutôt que tel autre. Le propre du symbolique étant d’être inconscient, la langue fonctionne en nous, sans nous, nous la parlons sans en connaître convenablement les règles, pourtant nous les connaissons, puisque nous les appliquons en parlant. Le symbolisme signifie donc, avec cette deuxième acception, un effet, ou un ordre machinal. Le symbole est de l’ordre de la machine, souligne Lacan ; un effet machinal par lequel nous sommes structurés, à la fois socialement et mentalement. 9 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Accéder au symbolique, en psychanalyse, est passer de représentations confuses, comme les phobies, les désirs, les rêves, à une représentation, si ce n’est logique, pour le moins langagière. Accéder au symbolique est accéder au logos, accéder à la parole, et cela clarifie, dénoue, analyse, au sens étymologique de « analyse » qui veut dire délier. Délier les sens les uns des autres qui sont comme des grumeaux, des paquets, les sens fondus en nous, dans le symbolisme au sens hégélien et freudien. Il faut les délier, les faire accéder à une conscience claire. C’est ainsi que fonctionne l’ordre symbolique, au sens de Peirce ou de Lacan. « Tête-à-queue » étrange ; d’un côté le symbolisme veut dire pensée peutêtre irrémédiablement confuse. Il n’est, par exemple, nullement question de dire en clair, ce que la religion nous dit confusément, de la même façon en art… Alors que l’accès au symbolique chez Lacan ou Pierce, est l’accès à la pensée claire, linéaire. Le modèle du symbolique est alors la chaîne, la chaîne des réseaux, la chaîne des raisons logico-langagières, la chaîne des nombres éventuellement. Le numérique, évidemment, sera le paradigme même de l’ordre symbolique, avec la décomposition analytique des signes en les signaux les plus clairs, les plus distincts, c’est-à-dire les bits, l’information en 0 et 1. Le comble de la réduction symbolique du monde se niche dans les chaînes numériques. Toutes nos machines à communiquer, ordinateurs, télévisions, appareils téléphoniques, sont des machines symboliques au sens technique ou lacano-peircien du terme, c’est-à-dire des machines à décomposer les signaux en longues chaînes de 0 et de 1. Aucune représentation ne résiste à la mise en ligne de ces longues chaînes de 0 et de 1, qui analysent des textes, des images, des sons, des sensations tactiles… C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Dans ce conflit du sens du symbolique, où vous situez-vous ? Daniel Bougnoux. — Si le symbolique possède une double acception, j’ai choisi l’acception lacano-peircienne. Accéder au symbolique est une formule intéressante pour exprimer que l’on tend vers un ordre qui à la fois nous domine et nous socialise, parce que rien n’est plus social que le langage. Entrer dans le symbolique, c’est quitter l’autisme, quitter la folie qu’on enferme, c’est quitter la solitude qui désespère, c’est entrer dans une relation basée sur l’ordre logico-langagier. 10 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix Je tiens à préciser qu’il existe un troisième sens du mot symbole : la pièce d’argile que l’on casse en deux et dont les deux tessères s’emboîtent… Il s’agit de reconnaître qu’un contrat a été passé entre deux parties, deux amis ayant fait un jour le geste fraternel de rompre et de garder chacun la moitié qui s’emboîte dans l’autre pour illustrer leur union, leur relation. Étymologiquement, le symbole est ce qui met ensemble. Symballein, c’est jeter ensemble dans le même objet, le même moule. Inversement, dans diabolique, on retrouve la racine ballein, mais dans le sens où le diable, est celui qui divise. Diabolique est ce qui jette à part, en inversant le symbolique. Dans le symbolique, le sens de base est de mettre ensemble. Mais il y a bien des façons de mettre ensemble. Selon la confusion onirique, artistique, ou religieuse : mettre les sens ensemble dans une même image, ou représentation ; c’est le symbolisme au sens freudien, ou bien c’est relier dans une longue chaîne de réseau sous l’autorité de la logique et du langage. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Face à la crise de la représentation, pour reprendre le titre de votre ouvrage, face aux « effondrements symboliques », une persistance du symbole peut-elle être dévoilée ? Daniel Bougnoux. — On appellera « effondrement symbolique » le fait de ne pas accéder à cet ordre logico-langagier qui possède à la fois des effets négatifs et des effets très positifs. Au fond, la langue est un dressage et on ne peut s’y tenir très longtemps. Si on parle plusieurs heures, on commence à être fatigué comme locuteur, et comme auditeur, qui fait le même travail de mise en chaîne de l’attention que le locuteur de mise en chaîne de ses paroles. Nous dormons un tiers de notre vie, et dormir est régresser à un niveau absolument asymbolique de la pensée. Asymbolique au sens logicolangagier. Le rêve ne forme pas d’idées opposables, d’idées claires et distinctes, peut-être forme-t-il des symboles ? Mais non des chaînes symboliques au sens logico-langagier. L’exemple du rêve, qu’il faut toujours avoir en tête lorsqu’on pense à la communication, montre à quel point « le symbolique » a un coût psychique. Il s’agit d’un dressage, d’un forçage de notre être anarchique, bestial, pulsionnel. Accéder au symbolique est accéder à la propreté dans tous les sens du mot. La propreté des mots, la propreté du corps, droit, hygiénique, social, un corps qui rencontre d’autres corps sur le mode de la politesse, du langage, de la société. Tout cela constitue un dressage qui s’apprend. Il y a des break-down, des effondrements, des crises inhérentes à ce dressage. Chaque nuit, nous 11 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 refusons cette station droite, cet ordre verbal, cette pensée logique, cette position oppositionnelle. Nous devenons fusionnels, poreux, gazeux, vagabonds, asociaux, autistes, etc., et c’est le sommeil. C’est aussi l’envers du symbolique. L’effondrement symbolique signifie que les mots nous coûtent ; un des plaisirs que peuvent proposer les communications de masse ou les industries culturelles en général est d’échapper momentanément à ce dressage. On observe aujourd’hui des courts-circuits de la forme logico-langagière « exigeante » par des « minis » effondrements symboliques. On assiste à une érosion des formes hautes de la communication au nom d’une démocratie participative de base, c’est-à-dire massifiante. Il y a toute une rhétorique de la moindre performance langagière pour être davantage au contact, pour ne pas paraître supérieur… C’est une rhétorique, un jeu communicationnel, un jeu de bascule, puisqu’il se joue entre deux états possibles de la communication par les gens qui maîtrisent les deux faces. Mais ce jeu se joue au détriment des formes plus articulées, plus logico-langagières de la culture. La démocratie peut avoir pour effet négatif de lisser les formes hautes du débat. De même, si l’on considère l’idée de rapprochement populaire ; il y a, au nom de la relation, une force agglutinante, une force de liaison de base, c’est-à-dire des courts circuits vis-à-vis des formes logico-langagières que l’on peut déplorer. L’effondrement du langage, des formes hautes du langage, se fait au profit de formes immédiates de communication. Lors d’une finale de tennis, par exemple, des millions de personnes font le même geste synchrone avec la tête au même moment. La communication de masse moderne parvient à synchroniser les corps, l’adrénaline, l’émotion, les représentations mentales… à une échelle inaccomplie jusqu’à présent, même si cela ne dure que le temps des grands rassemblements sportifs. La forme est toujours une élaboration secondaire par rapport à la force qui est la pulsion ou la dynamique physique, énergétique ou contagieuse des corps entre eux ou des hommes entre eux qui tendent à faire masse. Le processus symbolique, éducatif, tend à isoler, à individualiser les hommes. Nous sommes constamment polarisés ou tiraillés entre ces deux performances communicationnelles, qui sont la relation forte, énergétique, massifiante, et l’éducation, les gardiens du symbolique qui rappellent à l’individu son destin d’Homo Erectus Sapiens. Il faut rester debout, il faut parler, il faut penser, il faut s’affirmer comme individu responsable, lucide et critique. La fonction critique suppose des investissements très lourds du côté de l’école, de la culture et même 12 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix psychiquement du côté du langage et de la veille critique. Mais notre esprit périodiquement préfère retomber dans les limbes ou les enfers de l’infra-communication. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — S’il s’agissait de définir un champ des sciences de l’information et de la communication où le symbole aurait autorité, pour le moins où le fonctionnement symbolique serait pertinent en tant que principe d’explication ou d’analyse, nous devinons, à travers vos paroles, qu’il pourrait s’agir du terrain de la culture… Daniel Bougnoux. — Freud a très bien expliqué dans différents textes, notamment dans Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient (1905), le plaisir que la libido trouve à défaire ou à effondrer les chaînes logicolangagières. Le mot d’esprit est une violence du langage, mais une violence féconde et heureuse. Le bonheur du mot d’esprit est une délinéarisation, une contraction, une condensation, une abréviation… Tout le monde ne comprend pas le mot d’esprit, car il échappe à la règle, au déchiffrement ordinaire du langage. Il y a un effet esthétique, ludique et comme une pause, un effondrement dans la culture. La brèche ouverte par Freud pourrait s’élargir, en considérant la culture de masse en général. Les contenus des industries culturelles, musiques d’ambiance, concerts de rock, bandes dessinées, magazines people, stars sur papier glacé, et la majorité de ce que consomment les gens par la presse ou la télévision constituent un pied de nez à la culture logicolangagière, donc un effondrement symbolique. Il faut apercevoir dans notre culture, au sens large du mot, de quelle façon nous sommes tiraillés ou aimantés, soit par le pôle du dressage de la culture, au sens de la grande culture logico-langagière, soit par des instants beaucoup plus ludiques, flous, fous, de relaxation et de relation, de chaleur participative. Le lien social ou la chaleur n’ont pas du tout besoin de passer par le logico-langagier pour être puissants. L’amour peut être très intense et ne passe pas nécessairement par le langage. Il a d’ailleurs du mal à se dire. Des relations se nouent dans un concert de musique, qui est un excellent opérateur de relations puisqu’on danse sur la musique, on communique et on communie. Le groupe entre en fusion dans les concerts de variété, de rock… Ce phénomène de foule, de groupe en fusion montre à quel point le logico-langagier est un conducteur faible, ou vite fatigué, et à quel point il existe des forces et des courants sous-jacents beaucoup plus conducteurs de rassemblement, de fusion, de plaisir, de chaleur participative… 13 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Le symbolique au sens de Lacan est un pôle froid de relation. Il y a en alternance, et parfois en conflit, des pôles beaucoup plus chauds de la relation, de l’ordre ou du désordre social. L’émeute, la manifestation au sens des barricades, la fête, l’orgie, le carnaval ont toujours été perçus comme des moments intenses de convivialité et des moments où la société est à la fois à son meilleur et à son pire, moyennant des ambivalences terribles liées à ces phénomènes de fusion et de massification. Les intellectuels, en particulier, ont toujours souligné l’importance d’accéder au symbolique ou d’y retourner rapidement pour conjurer ces débordements. Nous vivons tous cela quotidiennement, par les sirènes de la communication ordinaire, notamment à travers les écrans. Le calcul et la pensée logique ne détiennent pas le monopole de nos écrans d’ordinateur. Le symbolique est une invitation hautement culturelle, mais au fond fatigante, autoritaire et blessante pour le narcissisme de chacun. Le symbolique entraîne nécessairement une rébellion. Nous ne sommes pas inconditionnellement des animaux symboliques. Le logico-langagier se paye de trop de répressions et de dressages. Le symbolique au sens de Freud, en revanche, apparaît très plaisant ; vivre dans la rêverie est justement ne pas choisir entre ses représentations. Vivre dans l’imaginaire, dans l’amour vague, l’amour flou invite à sortir de cette structure oppositionnelle très dure qui règne dans l’ordre symbolique. Mais quelqu’un qui ne parlerait que par symboles poéticooniriques, si ces symboles ne sont pas acceptés, partagés, reformatés en une langue, ne s’adresserait finalement qu’à lui-même. Il est vrai que certains prophètes, certains poètes ou certains chefs parlent par symboles, et ces symboles ont une puissance de convocation indéniable parce que chacun y projette son propre sens. Un chef n’a pas intérêt à parler de manière claire. Le mot doit être convaincant, certes, mais du même coup très vague. L’humanité a su formuler de grands mots ou de grandes expressions vagues comme liberté, révolution, identité, fraternité, aptes à désigner l’ennemi. Désigner l’ennemi est un extraordinaire opérateur de fusion, où chacun place en l’ennemi ses propres phobies. On comprend à quel point le mot « juif », par exemple, a pu être connoté de multiples façons par les antisémites. Il existait ainsi des mots extrêmement dangereux, d’une symbolique noire qui fermentait et travaillait le corps social. La fosse où l’on projetait tous les phantasmes à expulser. On voyait de façon très négative la fonction symbolique dans l’expulsion des mauvais sujets, des mauvais corps, des mauvaises pensées, des mauvaises humeurs, de tous les dangers et poisons du peuple alle- 14 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix mand. Il y a des mécanismes et des ressources redoutables dans le maniement de certains symboles connotés négativement. Un symbole positif est toujours la face lumineuse d’un symbole négatif. Je pense aux grandes idées libératrices, comme la révolution. Or, qui dit révolution dit nécessairement épuration, guillotine, fusillade. Il y a toujours une face cachée. Les ressources de la fonction symbolique, au sens projectif et politique, c’est-à-dire plusieurs sens empaquetés en un mot, s’avèrent inépuisables concernant le maniement des hommes, de leurs désirs, de leurs phantasmes, de leurs représentations… Il faut du symbolisme pour diriger les hommes. Il faut canaliser leurs désirs, leurs phobies, leurs peurs et leurs haines. Il faut nommer leurs passions et leurs objets. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Au niveau des pratiques sociales, quelle influence du symbolique sur les représentations des différents acteurs peut-elle être identifiée ? Daniel Bougnoux. — On remarque des accommodations étranges du regard à travers la fonction symbolique. En effet, la vie sociale est un jeu de miroirs et un jeu de dupes, puisque chacun ne voit dans l’autre qu’un substitut, une fonction symbolique ou un miroir de ses propres projections. La magie, la sorcellerie du social tient à cette substitution que chacun fait, transformant ses perceptions en symboles. La vie sociale fourmille de symboles. On ne peut extirper la fonction symbolique de la relation sociale. Nous sommes des animaux symboliques, au sens où nous ne cessons de rêver. Le vécu de chacun offre les meilleures comme les pires ressources. Nous enchantons le monde par nos projections positives, comme l’amour, la fraternité, l’identité… Et le monde a besoin d’être enchanté et rassuré par ces bonnes projections. En même temps, quantité de projections négatives, de mauvais objets doivent être évacués, projetés sur les autres. Ce sont les fonctions sacrificielles, les guerres, les bûchers, les inquisitions… Tout ce qui se déchaîne autour des mauvais objets, qui ne sont pas là pour eux-mêmes, comme par exemple les sorcières que l’on brûle, les ennemis que l’on emprisonne au nom de la sécurité de l’État, de la pureté de la race… Tous ceux qu’on persécute payent toujours pour une mauvaise cause. La fonction symbolique est à l’œuvre à chaque fois que l’on se trompe sur une personne et que l’on s’en prend à des images. La vie sociale est faite de cette guerre des images, de cette multiplication d’idoles autour de chacun. Nous vivons dans des forêts de symboles, disait Baudelaire, nous traversons la vie dans des forêts d’idoles. De 15 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 grandes figures tutélaires nous surplombent. À partir de là, les jeux de pouvoir deviennent très repérables. Le propre du social est le besoin d’idoles, d’effigies, d’icônes, d’autorité, de grands personnages, de personnalités, de titres, etc. Tout cela représente l’ordre social que nous imposons à nos relations pour nous y retrouver. Il y a une prégnance des rôles, des fonctions et des titres, que l’on retrouve dans les entreprises, les universités, l’armée, les gouvernements… Le symbole comme hiérarchie, comme jeu de place, jeu de pouvoir, jeu d’autorité, de titres, d’institution, d’infériorité ou de supériorité est omniprésent. Cette fonction symbolique de hiérarchisation et de mise en effigie des uns et des autres est universelle. Le monde dans lequel nous vivons ne connaît pas d’horizontalité. On n’a de cesse de le hiérarchiser, de l’enchanter avec de grandes figures tutélaires ou de très basses figures de rejet, ou incarnant le mauvais objet. À titre d’exemple, la littérature, et la poésie en particulier, constituent un champ formidable pour qui s’intéresse à la formation du sens. La question du symbolisme est la question de la construction du sens et de ses composantes, soit enchevêtrées et inanalysables, soit, a contrario, dans des chaînes de raison, numériques ou logico-langagières. Le passage de la poésie à la prose, la mise en scène au théâtre, la mise en voix, la mise en corps… constituent des effets que l’on retrouve constamment dans la vie sociale. Le théâtre est partout présent dans la vie sociale. Il s’agit d’une entrée merveilleuse pour comprendre la vie symbolique des hommes. Symbolique, au sens où ils se donnent des rôles dans la société, et personne n’échappe à cette mise en rôle de sa propre vie. Nous sommes enrôlés, au sens théâtral du terme, par les mille circonstances de notre vie. La littérature, le théâtre, la poésie demeurent des réservoirs, des modèles, des clés d’intelligence… C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Antinomique, résistant, voire omniprésent : peut-on dire que « tout est symbole », dans le sens où l’on a pu dire que « tout est communication » ? Daniel Bougnoux. — Certes non ! Il faut que le symbole garde sa place et sa fonction. Démultipliée, la notion perd toute vertu ; elle n’est plus opératoire. Le symbole doit avoir une fonction de liaison non matérielle, de liaison d’ordre cognitif et imaginaire. Le monde symbolique est le monde que nous plaquons, que nous ajoutons à la nature. Le monde symbolique est le monde de la culture que nous ajoutons à la nature. 16 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix Une fois que nous avons accédé à la culture, il devient impossible de vivre dans la nature. Une organisation, une entreprise ou une association, vivent nécessairement sur des symboles ; les forces naturelles n’étant pas agrégatives de social. Il faut du contrat, de la mémoire, du passé, du futur… Il faut beaucoup de signes au concours de cette alchimie du lien pour que la « mayonnaise sociale » prenne. Notez que l’économie n’a pas en elle-même sa propre fin. On s’attarde beaucoup aujourd’hui sur les limites du monde économique. Est-ce que l’homo œconomicus n’est pas en train de dévorer l’homo symbolicus ? La réussite économique passe d’ailleurs par des ressorts autres que les seuls ressorts économiques. Un bon chef d’entreprise n’est pas seulement calculateur. Il possède d’autres ressources. Le propre du monde économique est de profiter de paramètres forgés hors de lui et qu’il n’a pas créés, comme le courage, l’honnêteté, la discipline ou l’abnégation qui font de bons travailleurs au service de l’entreprise. Ce n’est pas le monde économique en tant que tel qui rend honnête, courageux, brave et droit… Aujourd’hui, on ressent un conflit sociétal très fort entre l’arrogance de l’ordre économique, du marché, de l’argent, des puissances financières et des personnes qui défendent des formes de culture nées en dehors de cette sphère et qui peinent à persister. Il y a une frontière à tracer, au nom de la vie des symboles et de la culture en général, entre l’expansion économique et ce qui ne doit pas en relever ou s’y résumer. L’interrogation sur le symbolique est cruciale. Elle permet de tracer la frontière, très floue aujourd’hui, de ce qui échappe à l’argent, de ce qui résiste. Par exemple, la notion de valeur ; la valeur est ce qui vaut sur un marché, mais c’est aussi ce qui échappe à toute évaluation marchande, d’un point de vue moral, esthétique, humain en général. Ainsi le don échappe-t-il à l’échange marchand. Nos propres vies dépendent du don. Le don que l’on nous fait de la vie, que nos parents nous font de l’éducation. Il n’est nullement question d’achat. Sur ces valeurs de base, se greffent des symboles très forts. L’école nous ouvre à la culture, à la lecture, au monde des signes, qui nous ouvrent à d’autres mondes qui ne sont pas dans la nature, mais sont ceux que nous habitons de préférence ; les mondes de la culture, de l’imaginaire, les mondes forgés à coup de symboles. 17 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Michel Maffesoli : « La puissance symbolique… au cœur des technologies de l’information et de la communication » Claudine Batazzi et Céline Masoni Lacroix. — En quel sens le symbole peut-il être un outil des Sciences de l’information et de la communication ? Isoler, décrire puis utiliser le fonctionnement symbolique est-il pertinent en ces sciences ? Michel Maffesoli. — D’une manière générale, en sciences humaines, un outil est pertinent quand il est en phase avec ce qui est vécu, avec l’esprit du temps. On assiste actuellement à un retour du symbole, non pas sous l’appellation de symbole, mais comme une réalité dans la vie sociale. Dans cette perspective, une science de l’information et de la communication a tout intérêt à l’intégrer. On peut avancer que ce qui caractérisait, à juste titre et de manière fort judicieuse, notre XIXe siècle fut un effort constant d’évacuation du symbole, évacuer tout ce qui pouvait le rappeler ; la métaphysique, la poésie, voire la philosophie, toute chose qui, si l’on reprend l’expression d’Auguste Comte, n’était pas positive, n’entrait pas dans la grande perspective scientifique, que l’on peut qualifier de scientiste en ce XIXe siècle. Dès lors, toutes les sciences, de manière générale et les sciences de l’homme en particulier, se refusaient à utiliser cet outil. Cela n’en était pas moins légitime, car en phase avec l’esprit du temps, où prédominait le grand rationalisme, pour reprendre l’idée de Max Weber. Cette rationalisation généralisée de l’existence a entraîné le désenchantement du monde. Sans porter de jugement de valeur, je conserve ma position de sociologue, pour le moins d’observateur, je constate un retour, « pour le meilleur et pour le pire », de formes que l’on avait évacuées, marginalisées ou secondarisées. De ce point de vue, et en tant que principe de réalité, il faut savoir intégrer ce phénomène. Je ne saurais me positionner sur l’utilisation de ces formes oubliées en tant qu’outil. Mais je soutiens cette position épistémologique : il faut savoir intégrer ce qui se trouve dans l’air du temps. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — En référence à votre dernier ouvrage, la question du réenchantement du monde en appelle-t-elle à une réinterprétation de la puissance symbolique ? Une persistance du symbole peut-elle être dévoilée, ou une forme nouvelle émerge-t-elle ou est-elle à créer ? 18 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix Michel Maffesoli. — L’idée du réenchantement du monde était pour moi une hypothèse. Concrètement, on observe le succès du Da Vinci Code, du Seigneur des anneaux, d’Harry Potter. N’importe quelle librairie affiche une profusion de livres ayant trait à des thèmes comme l’initiation, la charge symbolique du monde. Les trois quarts des livres dans les librairies, et plus particulièrement dans les aéroports, s’inscrivent dans cette thématique. Les éditeurs sont conscients des gains que ce type d’ouvrages engendre. Ce qui avait été évacué, revient : désenchantement–réenchantement. Il faut revenir à l’idée de symbole même, dans le sens d’un processus de reconnaissance de l’autre. Plus précisément, on naît à soi-même quand on reconnaît l’autre. On n’existe que si l’on reconnaît l’autre… avec un jeu sur les mots naître et reconnaître ! Réinterpréter la puissance symbolique pourrait consister, de manière ludique, à déceler, au cœur des technologies de l’information et de la communication, les moyens de communication interactifs qui participent de cette charge symbolique. Des études réalisées à Paris-Sorbonne, au sein du CEAQ 1, un centre de recherche sur l’actuel et la technologie, montrent qu’Internet, le téléphone portable, tous les moyens dits de communication interactive, participent de ce réenchantement. Une étude a montré que 70 % du trafic d’Internet s’éloigne du fonctionnel. Il s’agit de forums de discussions à caractère philosophique, religieux, sexuel… Ce sont là des phénomènes que j’ai qualifiés d’archaïques, dans le sens étymologique du terme archè, ce qui est fondamental, ce qui est premier. Comme cette envie de rentrer en contact avec l’autre, de toucher l’autre… Ces phénomènes non-fonctionnels, qui ne se résument pas à du commerce, ou à de la diffusion d’informations rationnelles… se développent. Ainsi observe-t-on, premièrement, de facto un réenchantement, et deuxièmement, que les moyens de communication interactifs redonnent une force évidente à cette puissance symbolique. 1 CEAQ /GRETCH, www.ceaq-sorbonne.org 19 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 La recherche d’un trésor que l’on peut rapprocher de la quête du Graal, a une dimension symbolique. Je pense à une recherche effectuée sur le site de Rennes-le-Château. Il s’agit d’un tout petit village de 600 habitants, dans le sud de la France, près de Carcassonne. À la fin du XIXe siècle, un curé y a découvert un trésor. Depuis, tout le monde recherche ce trésor. C’est cela la quête du Graal ; 600 habitants et 150 000 personnes qui, chaque année, cherchent ce fameux trésor, que personne ne trouve bien évidemment. Aujourd’hui, une vingtaine de sites Internet font circuler des informations sur Rennes-le-Château et son trésor. La question fondamentale se dévoile : « Comment arriver à une complétude de soimême au travers d’une quête, d’une recherche ? ». Cet exemple m’avait amené à une définition de la post-modernité en tant que synergie de l’archaïsme et du développement technologique, avec une démultiplication des effets. À titre d’exemple, une synergie s’engage entre l’archaïsme, de l’archè, de la quête, et le développement technologique, d’Internet. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Au niveau des pratiques sociales, quelle influence du symbolique sur les représentations des acteurs, des institutions… peut-elle être identifiée ? Votre parcours de recherche nous autorise une double articulation de la question. Concernant la structuration sociale et son équilibre : comment « tient » une société ? Quelles puissances symboliques la sous-tendent ? En quel sens parvient-elle à un équilibre organique ? Et en quel sens la « notion » d’organique interroge-t-elle la « notion » d’organisation ? Michel Maffesoli. — Notre modernité avait su mettre l’accent, et fut d’ailleurs performante sur ce point, sur une conception très quantitative du monde. L’importance de l’économie, du chiffre statistique sous ses diverses modulations d’un point de vue scientifique, sont une expression de ce positivisme ambiant, élaboré au XIXe siècle et qui a perduré dans les sciences humaines et sociales jusqu’à ces dernières années. On trouve les racines de cette grande perspective, chez Hegel, et bien évidemment chez Auguste Comte, que l’on peut considérer comme le protagoniste du positivisme. Dans cette même lignée, Durkheim considère les faits sociaux comme des choses. On pourrait multiplier les exemples, qui en tant que tels, ou de manière diffuse, ont joué un rôle non-négligeable dans l’approche de la société. De manière empirique, et c’est aux chercheurs d’en penser scientifiquement l’intégration, nous observons aujourd’hui le retour de l’immatériel, du qualitatif. 20 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix Ce « qualitatif » se donne à voir de diverses manières : une relativisation de l’économie ; chez les jeunes, cela s’exprime dans l’humanitaire, le bénévolat, de nouvelles formes de générosité, de nouvelles formes de solidarité… qui montrent « le prix des choses sans prix ». On voit bien comment de diverses manières, ce prix des choses sans prix – l’immatériel –, va prendre le pas sur une conception purement économiste, comptable, quantitative du monde. La pensée de Durkheim – des « faits sociaux comme des choses » – signifie l’évacuation du subjectif. J’affirme qu’il faut “homéopathiser” le subjectif, d’un point de vue méthodologique. Il faut se rendre compte qu’il y a aussi de l’invisible, qu’il y a, si je reprends une expression de Simmel, un « roi clandestin de l’époque », qu’il y a quelque chose de souterrain. Prenons des images simples : une société n’existe que parce qu’il y a une nappe phréatique. Ça ne se voit pas, mais ça sustente, ça permet faune, flore, vie… Voilà la dimension symbolique. C’est cela qui fait structuration sociale, équilibre. Cela n’existe que parce qu’il y a cette dimension immatérielle, spirituelle. Quelque chose qui fait que, dans le sens simple du terme, on ne peut pas réduire un individu, une société à une dimension rationnelle. Ce qui m’amène à préciser que, nombre de pratiques qui ne sont pas rationnelles, ne sont pas irrationnelles pour autant. J’ai d’ailleurs traité ce sujet dans un livre d’épistémologie intitulé Éloge de la raison sensible ; j’y montre la liaison de la raison et du sensible et donc des sens. En ce qui concerne la notion d’organique, je m’en suis expliqué dans La connaissance ordinaire, j’entends par là, enracinée, réelle. J’ai montré que le XIXe siècle avait été très mécanique, très mécaniste dans le vrai sens du terme, dans cette vision des choses s’engendrant les unes par rapport aux autres. Une conception très causaliste : une cause, un effet, etc. Cette pensée « mécaniciste » a pu permettre à Durkheim d’importer la causalité triomphante des sciences dures vers les sciences humaines. Tous les sociologues, psychologues se sont appuyés sur Claude Bernard, en reconnaissant établir des lois sur la base de la causalité, de la reproductibilité… posées comme les grandes règles de la méthode scientifique. Le retour actuel à l’organicité des choses me paraît intéressant. Il n’y a pas une simple raison ou une simple cause mais un pluri-causalisme. De Max Weber aux travaux contemporains d’Edgar Morin, un fil rouge montre qu’il est impossible de réduire un effet à une seule cause. Weber montrait, de manière imagée, que le mécanicisme avait été essentiellement monothéiste et qu’il y avait un retour à un polythéisme des valeurs, un polythéisme multiforme… 21 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Au sujet de la notion d’organique, je voudrais revenir sur le célèbre : « tout est bon » du grand logicien américain, Paul Feyerabend. Il a montré comment, de manière logique, sont intégrées une multiplicité de causes, et qu’il existe une liaison très intégrative de ces causes, les unes par rapport aux autres. Une petite cause peut avoir un grand effet ; l’effet papillon en est un exemple. On ne peut pas nier l’importance de l’interactivité, de la rétroactivité… C’est cela l’organique, c’est-à-dire une liaison complexe. Notez qu’on le retrouve dans les nouvelles formes de solidarité… En deux mots : modernité, conception très mécaniste du monde d’un point de vue épistémologique, avec pour exemple la structure pyramidale des institutions. Une solidarité mécanique qui vient d’en haut par les grandes institutions, l’État providence. Très rationnellement, on a organisé le monde. À cette verticalité du pouvoir, du savoir, de l’institution, est substituée l’horizontalité ; c’est un changement d’utopie. On passe d’une topique verticale à une topique horizontale. L’organique va avoir des effets sur l’organisation. Dans les sciences humaines et sociales, continue à régner une conception très positiviste, assez rationaliste. La sociologie des grandes institutions domine encore, la sociologie de la famille, du travail, des organisations… Ces sociologies ont un champ très fermé, très institutionnel, et par conséquent ont du mal à saisir cette vie sociétale que j’appelle « société au noir ». Là encore, les moyens d’information et de communication sont en avance sur les disciplines académiques, universitaires… C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Concernant l’idée de métaphore, vous avez travaillé sur l’idée de mafia comme métaphore de la société, la régulation et l’ordre organique qui découlent du respect des règles sont-ils le signe d’une organisation ? son émergence ? la normalisation engendre-t-elle un processus organisationnel ? Michel Maffesoli. — Je n’aime pas le mot concept, qui enferme, définit. Il est bien de « faire » du concept, du système, quand les sociétés ont atteint une stabilité. Je préfère le mot notion. Nous sommes dans un moment de labilité. J’ai parlé de nomadisme. Il n’y a plus d’identités sexuelle, idéologique ou professionnelle stables, mais des identifications multiples… Dans cette perspective, un enfermement conceptuel ne serait pas productif. 22 Questions à D. Bougnoux et M. Maffesoli par C. Batazzi et C. Masoni Lacroix Je préfère des termes comme métaphore, analogie, correspondance. Ce sont des termes que l’on a tendance à réserver à la poésie. Mais ils peuvent être aussi des outils opératoires. La métaphore signifie le transport d’une image de quelque chose dans un autre domaine, pour éclairer. Dans les moments de labilité, il est préférable de voir quelque chose qui illustre, qui présente, plutôt que quelque chose qui représente, le concept de représentation renvoyant à une adéquation à la vérité. Le mot « correspondance » est un mot baudelairien. C’est une manière de décrire les processus de réversibilité. L’idée de correspondance se retrouve aussi chez Edgar Morin, dans son « action-rétroaction ». Quant à l’analogie, elle signifie qu’à partir de telle compréhension, analogiquement, je vais comprendre tel (autre) phénomène. À partir d’une organisation comme la mafia, je peux essayer de comprendre la société. À partir d’un « morceau » que je transporte, je vais lire une société. À l’origine, la mafia était une manière de s’organiser, en Sicile, pour se protéger par rapport au seigneur, une organisation de base des paysans, à la fois souple et unifiée. En se transportant aux États-Unis, l’objet mafia a changé. Il est devenu prostitution, drogue, criminalité… Je m’intéressais à ce fonctionnement, de manière analogique. L’objet est devenu criminel, mais le côté « très uni » persiste, comme la protection contre l’ennemi du moment : la police, l’État. On a une homologie structurelle. Le système tribal n’est-il pas la même chose, sinon que son objet n’est pas criminel ? Il y a des formes de solidarité très étroites, des formes de protection contre une instance surplombante : le seigneur, la police, l’État, l’institution… Cela ne nous éclaire-t-il pas sur ce qu’est une nouvelle organisation, que j’appelle une « société au noir » et qui constitue, au-delà ou en deçà des institutions, la « vraie réalité » ? Telle est mon approche méthodologique. C. Batazzi et C. Masoni Lacroix. — Peut-on assimiler une organisation à un système symbolique qui renfermerait en son sein, différents niveaux de symbolisme ? Michel Maffesoli. — Je parlerais d’emboîtements plutôt que de niveaux ; le niveau s’apparentant à la hiérarchie. Je reprends l’idée de tribu, pour préciser que l’on n’est plus simplement dans de l’institutionnel, comme l’avait d’ailleurs bien montré Foucault. J’ai voulu montrer le retour du sentiment d’appartenance, des « affinités électives » pour le dire à la manière goethéenne, et donc de la métaphore tribu. 23 MEI, nº 29 (« Communication, organisation, symboles »), 2008 Or, les ethnologues emploient le mot tribu dans une temporalité longue. C’est le sol, le sang, qui font qu’on est d’une tribu. C’est la notion de personne qui m’importe ; on virevolte d’une tribu à l’autre. Je peux participer à une multitude de tribus. Ne parlons pas de niveaux symboliques, mais envisageons plutôt une participation à une multiplicité de lieux organisationnels. À tel moment, et pour tel goût, je vais dans telle tribu. Pour tel autre de mes goûts, sexuel, religieux, sportif, je me dirige vers tel autre groupe. Le fonds de mon travail, exposé dans le premier chapitre de l’ouvrage Le temps des tribus, énonce qu’il n’y a plus un individu indivisible, mais une personne plurielle. Le propre même de l’organisation, du contrat porte sur cet indivisible de l’individu, qui a son identité sexuelle, idéologique, professionnelle. J’ai pu montrer comment l’idée poétique et prophétique d’Arthur Rimbaud, « je est un autre », s’est “capillarisée”. Telle se comprend la personne. Je suis toujours autre que ce qu’on voudrait que je sois, que j’aimerais être… il y a une multiplicité de persona, en fonction de la situation, des moments… La dernière image que je souhaiterais évoquer est que l’individu est l’unité et la conception des institutions, l’unité fermée en tant que telle. J’avais proposé le vieux terme médiéval d’unicité… L’unité est un cercle fermé, l’unicité, un cercle en pointillé. Il y a de la cohérence, ça tient, mais c’est une cohérence ouverte. Et l’on rejoint l’épistémologie contemporaine… 24