Toujours Usbek - Eighteenth

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Toujours Usbek - Eighteenth
Toujours Usbek
Philip Stewart
D
epuis une trentaine d' annees les Lettres persanes 'ont ete beaucoup
et bien lues et commentees, au point de n'en laisser, sembleraitil, plus rien a dire. Certains aspects qui furent debattus autrefois, par
exemple Ie statut romanesque de 1'reuvre, font a peu pres 1'unanimite
maintenant. Toutefois, comme il peut arriver lorsqu'un consensus est en
train de se former, certaines affirmations qui sont acceptees tres tot ne sont
plus, par la suite, assujetties a aucun examen serieux; et c'est sur 1'un de
ces lieux-communs de la critique qu'il s'agit de porter un nouveau regard
ici. L' erreur devenue evidence resulte Ie plus souvent, comme dans Ie cas
qu' on va evoquer, d'une combinaison de lectures trop litterales (mais trop
selectives) d'un cote, et insuffisamment attentives de 1'autre.
Quelle que soit 1'interpretation globale pretee en premier lieu aux Lettres
persanes, a son centre on trouvera toujours 1'etrange paradoxe d'Usbek.
Observateur perspicace et philosophique des mceurs et institutions occidentales, il n'aurajamais su appliquer a son monde d'origine ni les le90ns
qu'il tire de ses sept ans en France ni meme les principes fondamentaux dont il s'est servi tout au long du livre. Quelque fin analyste qu'il
soit de l' occident, Ie seraillui reste «un monde clos, parfaitement protege
contre toute atteinte, harmonieusement regIe grace a l'interdependance
de 1'eunuque et des femmes».! Des qu'il s'agit de la Perse, toute son
experience semble lui echapper; sa prevention est telle que <<les nouvelles
de plus en plus alarmantes que lui communiquent les eunuques, ne recusent
pas encore 1'image a priori, anterieure au voyage, d'un serail rassurant et
soumis».2 Incapable de sortir de sa mentalite orientale lorsque sa propre
I Pierre Testud, «Les Lew'es Persanes roman epistolaire», RHLF (1966), 644.
2 Roger Kempf, «Les Lettres persanes ou Ie corps absenb>, Tel Quel22 (1965), 82.
EIGHTEENTH-CENTUR Y FICTION, Volume 11, Number 2, January 1999
142 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
autorite est mise en question au serail, Usbek neglige de repondre aux
nombreux signes de detresse qui en proviennent, puis precipite sa propre
tragedie en s' empetrant de plus en plus dans son role de tyran oriental:
Ironiquement, Ie rejet par Usbek du Paris de Rica Ie fait se cramponner a toutes
les valeurs despotiques dont son propre voyage devait etre la negation, car ce
rejet, aussi bien que son eloignement de son compatriote Rica, constitue une
reconnaissance invertie de la menace qui pese sur les valeurs qu'il represente. 3
L'inexplicable aveuglement d'Usbek, universellement constate et deplore,
compromet bizarrement Ie relativisme qui sans lui constituerait la sagesse
triomphante de cette grande ceuvre.
Ces commentaires qui sont representatifs resultent d'une tendance tres
repandue aprendre les mots du texte au pied de la lettre, alire les missives
comme de fiables declarations d'etats de fait. Ainsi, les lettres d'amour de
trois femmes d'Usbek au debut du roman (lettres 3, 4 et 7 4) sont... eh bien,
tout simplement des lettres d'amour, des «aveux de passion»5 issues de
femmes qui en depit de leur plaintes «laissent au lecteur l'impression tres
nette qu'elles aiment sincerement» leur maitre. 6 11 est vrai que ces lettres
sont energiques, mais il faut bien qu'on se demande ce que Ie lecteur peut
savoir quant ala «passion» ou la «sincerite» de leurs auteurs, vu la situation
de contrainte (que les memes critiques n'en relevent pas moins) ou vivent
leurs auteurs, et vu, partant, Ie role qu'elles doivent jouer integralement
dans la structure meme du monde despotique. La lettre 7 de Fatmesa seule apparition dans tout Ie roman-prend laforme d'une expression
presque delirante et desesperee de passion; mais comment parviendraiton a evaluer ce qui en fait Ie fond? Comme on n'a pas de «contrOle», il
serait aberrant de pretendre que des phrases comme «je donnerais l' empire
du monde pour un seul de tes baisers» sont necessairement translucides;
ce serait supposer que dans ces lettres il est inapproprie de tenir compte
d'effets volontairement perlocutoires, comme si l'identite du destinataire
3 Suzanne Gearhart, «Montesquieu: The Cultural Boundaries of History», The Open Boundmy of
History and Fiction: A Critical Approach to the French Enlightenment (Princeton University Press,
1984), p. 119.
4 Montesquieu, LettJ'es persanes, ed. Laurent Versini (Paris: GF-Flammarion, 1995). Les references
renvoient a cette edition.
5 Suzanne Pucci, «Letters from the Harem: Veiled Figures of Writing in Montesquieu's Lettres
Persanes», Writing the Female Voice, ed. Elizabeth C. Goldsmith (Boston: Northeastern University
Press, 1989), p. 119.
6 Clifton Cherpack, «Montesquieu's Usbek: Paper Persian or Anti-hero?», Kentucky Romance
Quarterly 18 (1971), 104.
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ne determinait pas autant Ie contenu de la lettre que celle de l'expediteur
ou de la «verite» referentielle. De nombreux commentateurs ont montre a
quel point Ie serail decrit un systeme despotique complet ou ceux dont la
soumission est obligatoire (eunuques aussi bien que femmes) sont obliges
de souscrire a leur propre soumission, meme la desirer; c'est dire qu'ils
participent sans paraitre y deroger au discours qui soutient Ie despotisme. 7
Les femmes ne font qu'evoquer Ie maitre absent dans leurs fantasmes
comme dans leurs exercices theatraux: c'est du moins ce qu'elles disent.
Pour poser la question plus directement: qU'est-ce qui nous dit qu'une
lettre pleine de passion comme la lettre 3 de Zachi ne vise pas purement et
simplement apersuader aUsbek que c'est elle qu'il doit preferer atoutes ses
autres femmes-d'autant plus qu'elle s'apen;oit peut-etre, comme Usbek
Ie suggere lui-meme a la fin de la lettre 20, qu'il aime autant, sinon plus,
Roxane? Doit-on conclure nalvement que si elle evoque «la difference
qu'il y a de mon amour au leur», c'est uniquement parce que c'est vrai?
Comment se fait-il que des lecteurs assez difficiles pour regarder d'un
reil severe tout autre aspect de ce livre succombent a de si fondamentaux
effets de rhetorique? C'est a supposer que les femmes, qui souffrent parce
qu'elles sont les victimes du systeme, n'etaient en consequence capable
du moindre artifice; alors que la dissimulation et l' artifice sont au contraire
Ie recours normal des victimes d'un systeme, comme la fin des Lettres
persanes Ie prouve.
Ainsi, en suivant toujours cette lecture devenue traditionnelle, nous
pouvons en tant que lecteurs percevoir les erreurs d'Usbek mais nous
n' en «pattageons» pas moins sa «surprise» devant la perfidie enfin revelee
de ses femmes, en particulier celle de la favorite:
Pas plus qu'Usbek nous n' avions soupc,;onne Ia duplicite de Roxane. Dans Ia lettre
xxvi, Usbek evoquait avec nostalgie les «chastes scrupuIes» de sa jeune epouse;
avec lui nous avions cru au «combat de l' amour et de la vertu», et Ie bonheur de
Roxane [...] ne nous semblait pas douteux. Ce n'est que par la derniere lettre que
nous decouvrirons I' erreur d' Usbek, et Ia notre. 8
Ce nous critique suppose a la fois que (1) Usbek lui-meme n'ayant cons;u
Ie moindre soups;on, a autant de confiance en Roxane qu'ille lui dit; et
7 Voir, par exemple, Jean Ehrard, «La Signification politique des LeW'es persanes», Archives des
LeW'es Modemes 116 (1970), 33-50; Alain Grosrichard, La Structure du semi!: [a fiction du despotisme asiatique dans ['Occident classique (Paris: Seuil, 1979); Josue Harari, «The Eunuch's Tale:
Montesquieu's Imaginary of Despotism», Scenarios of the Imaginary (Ithaca: Cornell University
Press, 1987), pp. 67-101.
8 Testud, p. 647.
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que (2) nous, lecteurs d'une lettre destinee a Usbek et redoublant ainsi
donc son acte de lecture, sommes foncierement incapables de detacher nos
perceptions des siennes, qui les determinent. Deux propositions qui sont
egalement contestables.
II importe donc en premier lieu d'etablir Ie scepticisme d'Usbek. Suffisamment politique pour savoir quand sa vie est en danger (il sait d' ailleurs
d'entree de jeu qu'il ne rentrera peut-etre jamais en Perse: autrement pourquoi dirait-il, dans la lettre 2, en parlant de ses femmes, «Ie voudrais les
revoir dans ce lieu charmant qu'elles embellissent»?), il est assez psychologue aussi pour reconna'itre que ses rapports avec elles, comme avec ses
eunuques, ne sont pas de simples affaires de chaleur humaine. L' ambigu'ite
totale de la lettre 4 de zephis est symptomatique: accusee d'une relation indecente ou pour Ie moins suspecte, Zephis repond en accusant
l'accusateur. Or, qui des deux ment? Question oisive, a laquelle Usbek
ne pourra jamais repondre, et c' est ce qui Ie remplit de soupgons et de jalousie. Quand il ecrit a ses subordonnes, tant eunuques que femmes, Ie fait
qu'Usbek entonne les preceptes fondateurs du systeme qui les oppresse
ne l'empeche pas de se rendre compte au fond-sa propre rh6torique Ie
trahit--que la situation incarne une contradiction: ses femmes sont vertueuses dans la mesure OU elles sont forcees de l'etre, ce qui prouve peu. 9
L'Usbek qui refuse a Zachi toute gloire «d'une vertu qui n'est pas libre»
est deja un maitre parfaitement desabuse, au moins par rapport a ellequi d'ailleurs a deja ete trouvee seule avec un eunuque blanc et pris des
«familiarites» avec l'esclave Zelide:
Que feriez-vous encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacre, qui est pour vous
une dure prison, comme il est pour vos compagnes un asile favorable contre les
atteintes du vice, un temple sacre ou votre sexe perd sa faiblesse, et se trouve
invincible, malgre tous les desavantages de la nature? Que feriez-vous, si, laissee
avous-meme, VOllS n' aviez pour vous defendre que votre amour pour moi? (Lettre
20)
Peut-etre ne peut-il encore voir dans Zachi qu'une exception, car il cite
l'exemple contraire de l'amour et la vertu des autres. Si dans la lettre 26
il exprime encore une pleine confiance quant au devouement de Roxane,
rien ne la confirme; Roxane elle-meme ne lui ecrit pas une seule fois
avant la lettre 156, plus de sept ans plus tard. Cependant ce n'est pas un
mari/amant na'if qui ecrit a son ami Nessir des la lettre 6: «Ie vois une
9 Aram Vartanian, presque seul, fait allusion ace que Usbek «soup~onne secretement etre Ie ressentiment et la deloyaute de ses femmes», «Eroticism and Politics in the Lettres persanes», Romanic
Review 60 (1969), 29-30.
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troupe de femmes laissees presque a elle-memes; je n'ai que des ames
laches qui m' en repondent. l' aurais peine a etre en sfirete si mes esclaves
etaient fideles. Que sera-ce, s'ils ne Ie sont pas?» Pourquoi ce scepticisme
desolant ne serait-il pas a prendre au pied de la lettre, plutot que les plats
preceptes d'oMissance et d'amour-propre du tyran? II est temps d'oublier
pour toujours les Persans au creur leger s'amusant a analyser a distance les
ridicules des Fran~ais. Rica, peut-etre; pas Usbek. Usbek est un homme
serieux qui en s' eloignant du pays a vraisemblablement franchi un pas sans
retour et qui voudrait croire, sans toutefois l'oser vraiment, qu'illui reste
quelque chose a esperer du cote de l' Orient.
D'ailleurs c'est Usbek lui-meme qui nous foumit !'indication que
ses paroles les plus feroces sont en toute probabilite vaines. Quand, en
evoquant dans la lettre 6 l' eventuelle revolte de ses femmes, il avait conclu: «N'aimerais-je pas mille fois mieux une obscure impunite qu'une
correction eclatante?», n'avait-il pas deja concede sa repugnance a punir?
Le despote auquel nous avons affaire est deja las; il a de tout temps prevu
non seulement la possibilite de ce qui arrivera mais aussi sa propre incapacite a intervenir de maniere decisive. On ne peut done etre trop surpris
si au moment ou il apprend que «Ie serail est dans Ie desordre» (lettre
65) il fait a ses femmes Ie meme aveu: «Ie ne sais me servir de ces moyens violents que lorsque j' ai tente tous les autres», et si Ie presume despote
ne peut que les supplier presque avec humilite: «Changez done de conduite, je vous prie». Nous sommes en octobre 1714. C'est peut-etre parce
qu'il a demande faiblement a ses femmes d'oublier Ie maitre et se souvenir
seulement de l' epoux, que Ie premier eunuque qui rappelle desesperement
Usbek au serail en fevrier 1716 n'essaie meme plus de lui proposer des
moyens autres que doux: «tu es plus absolu quand tu carresses, que quand
tu menaces» (lettre 96). Drole de tyrannie! Usbek ne fait apparemment plus
attention aux avertissements. Comment expliquerune telle defaillance? Le
temps, la distance (six mois de voyage, et autant de temps de communication par lettre), la lassitude morale? Ou n'etait-elle pas plutot presente en
germe des Ie depart?
Voila done regIe la question du soi-disant aveuglement d'Usbek. Reste a
voir s'il souffre d'un syndrome schismatique qui fait que tout son scepticisme occidental ne suffit pas a Ie sauver d'une disgrace orientale qu'il aura
ete tragiquement incapable de prevoir et d'empecher. II y va du sens de la
debacle finale. Comment se fait-il qu'un Usbek si clairvoyant en general ait
pu laisser degenerer a tel point une situation ou son propre bien, sa propre
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identite etaient si intimement interesses? Pourquoi les qualites positives
qu'il a reconnues a la societe occidentale, sans parler des agrements qui
semblent avoir tellement seduit Rica, ne l' ont-elles pas amene a porter un
reil plus lucide sur les structures qui restent si dangereusement volatileset dont il fait lui-meme partie integrante-en Perse? Car a enjuger par les
lettres d'Usbek, il croit jusqu'a la fin qu'au Levant Ie serail reste une tres
bonne institution, n'essayant d'y apporter ni meme d'y envisager aucune
modification, et devient ainsi la victime de ses propres reillieres. n s'ensuit
que l'issue est philosophiquement irrecuperable, et l'echec definitif.
Telle est au moins la fac;on dont Ie probleme de la fin est habituellement
conc;ue:
Usbek a la bonne conscience du philosophe des lumieres qui elude Ie probleme
d'une action revolutionnaire grace au mythe d'une raison universelle et intemporelle. Pourtant Ie ver de la mauvaise foi ronge sa philosophie qui hesite entre Ie
regne de la raison et Ie regne de l' ordre. lO
La perspicacite d'Usbek depend entierement de son regard d'etranger;
on decrit mieux les mecanismes ainsi que les folies qu'on observe chez
autrui,l1 Usbek est meilleur anthropologue que citoyen. Cette lec;on repond
a la tradition de l' analyse morale classique telle que l'incame La Rochfoucauld: nul ne perc;oit vraiment ses propres idiosyncrasies; Ie moraliste, observateur objectif, parvient par contre ales decrire. La maxime represente
souvent la quintessence de cette operation psychologique: tel pretend ceci
alors qu'en realite il ne fait que cela: «La haine pour les favorls n'est autre
chose que 1'amour de la faveur», et ainsi de suite.
Un aspect important de la calamite finale du serail est son telescopage,
justement celebre, dans les quinze demieres lettres du recueil (nO 147-61).
Essayons de resumer ici ce que d' autres y ont releve, en nous efforc;ant
d'en tirer quelques conclusions supplementaires. Depuis la lettre 71 et
jusqu'a la lettre 147, c'est-a-dire chronologiquement de 1714 a 1720, il
n'y a pas une seule lettre d'Usbek concernant Ie serail, qui est meme
totalement absent de toutes les lettres allant de 97 a 145. Qui plus est,
apres la lettre 129 d'Usbek a Rhedi, toutes les lettres de 132 a 143 sont
de Rica, ce qui veut dire que pendant pres de quinze mois (du 4 aout
10 Roger Laufer, «La Reussite romanesque et la signification des Lettres persalles», RHLF (1961),
202. Vartanian par contre reconnait qu'Usbek a vite fait de comprendre «que sa situation est
intenable» (p. 30).
11 Voir Tzvetan Todorov, «Reflexions sur les Lettres persalles», Romallic Review 74 (1983), 306--15.
TOUJOURS USBEK 147
1719 au 22 octobre 1720), Usbek est reste completement muet. 12 Ce qui
s'explique une fois qu'on tient compte des lettres qu'il a refues entretemps, mais que Ie lecteur ignore jusqu'a la cascade finale. Car la lettre
147 nous ramene brusquement en arriere; chronologiquement, elle serait
numerotee 105, et la lettre 161 (la demiere du roman) serait nO 139. Les
lettres 140 a 145 contenant toute l'histoire de la banque de Law sont en
effet posterieures ala demiere lettre de Roxane (lettre 161, du 8 mai 1720).
Ainsi, au moment ou Usbek ecrit sa lettre 123 (datant du 1er decembre
1718) sur les infortunes des «enfants du Prophete» il a vraisemblablement
deja reyu la lettre 149 (qui est du 5 juillet 1718)13 lui apprenant, en somme,
que la situation au serail est desormais sans remMe. Quand on regarde les
lettres tardives d'Usbek a cette lumiere on constate en effect un pessimisme
croissant: <~' aperyus hier au soir une tache dans Ie soleil, qui, si elle
augmentait, pourrait faire tomber toute la nature en engourdissement» (nO
132). Ce qui augmente encore l'effet dramatique du denouement, c'est
la spectaculaire entree en scene de Roxane, dont on n'avait rencontre Ie
nom qu'aux lettres 20 et 26, et qui n'avaitjamais ecrit elle-meme avant la
lettre 156. Sa violente denonciation d'Usbekrenverse notre comprehension
de beaucoup de choses qui avaient precede. CelIe dont Usbek admirait
l'extreme pudeur parce qu'elle s'etait obstinee a garder sa virginite audela meme du mariage, or elle ne se defendait tant que parce qu'elle avait
tellement horreur du mari que son sort lui avait impose. Comment avait-il
pu se croire aime d'elIe?
Mais ce n' est pas encore tout. Le 4 octobre 1719, Ie meme jour ou Usbek ecrit la lettre foudroyante a ses femmes (nO 154) et celIe qui commande
a Solim de sevir (nO 153), il ecrit a Nessir sa lettre la plus melancoHque:
il semble regretter d'avoir jamais quitte son pays, se plaint de son «affreux exil», ne comprend pas que Rica ayant «oubHe sa patrie» refuse
de l'accompagner au retour. II sombre dans une terrible depression: «Une
tristesse sombre me saisit; je tombe dans un accablement affreux: il me
semble que je m'aneantis» (nO 155). II croit maintenant a la necessite de
retoumer en Perse pour ramasser les mines de son serail, sans grand espoir de survivre meme a la tentative. Et cela, sans savoir encore ce que
contiendront les sept demieres lettres, ecrites en mars et mai 1720.
12 Dans l'edition Versini de 1995, la lettre 144, qui parut pour la premiere fois dans I'edition de
1754, est egalement attribuee aRica; je suis l'hypothese de Darach Sanfey selon laquelle une telle
modification du texte de 1754 ne s'impose pas. Voir «L' Attribution de la lettre CXLIV des Lettl'es
persalles», Travaux de litterature 6 (Paris: ADIREL, 1993), pp. 173-92.
13 Car elles peuvent aussi arriver en moins de six mois: «J'attends quelquefois six mois entiers des
nouvelles du semi!» (p. 155).
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John Ogilby, Asia, Persia, and Great Mogul (London, 1673), p. 50. Gravure reimprimee avec l'autorisation de The Beinecke Rare
Book and Manuscript Library, Yale University.
TOUJOURS USBEK 149
Cet eclairage donne un relief saisissant au decalage thematique entre
1'enquete philosophique menee par Usbek en France et sa desastreuse
incomprehension par rapport a sa propre maison en Perse. Les anciennes
reactions d'Usbek sont desormais inefficaces. «Recevez par cette lettre un
pouvoir sans bornes sur tout Ie serail: commandez avec autant d' autorite
que moi-meme», ecrit-il au premier eunuque (nO 148): mais cette lettre
non seulement ne sera jamais executee, elle ne sera meme pas ouverte;
et quand Usbek essaiera d'y apporter un remede tardif (nO 150) il aura
deja perdu onze mois. II repete Ie meme geste dans la lettre 154: «Puisse
cette lettre etre comme la foudre qui tombe au milieu des eclairs et des
tempetes!»: mais non, une lettre n'est pas comme la foudre et maintenant
deux ans ont deja passe. Dans l' absence du maitre qui en est la force centripete puisque toute la structure sociale Ie soutient, Ie serail est en quelque
sorte Ie jouet de forces centrifuges qui finis sent en effet par Ie faire eclater.
Rien ne reste a la fin: car avant de se suicider Roxane a empoisonne les
eunuques. Ce ne peut etre qu'une tragedie pour Usbek, qui est reduit au
silence par la mort de Roxane; on ne sait quel sort peut 1'attendre quand sa
propriete est peut-etre inecuperable, et dans un pays dont il avait du, pour
commencer, s' exiler.
Mais attention: est-il bien vrai quela paralysie d'Usbek, ou sa trop tardive
intervention, doivent etre attribuees a une meprise incomprehensible qui
l' empeche de percevoir ce que les critiques, eux, en depit de sa myopie
voient tres bien? Ou Ie dilemme ne serait-il pas beaucoup plus profond,
celui de I'impossibilite fonciere de joindre comme de modifier ces deux
univers? Le probleme en Perse n' est ni une question de valeurs individuelles
ni de son despotisme personnel mais d'un systeme despotique qui oMit
essentiellement (sauf a l'interieur de son propre serail) a d'autres que lui.
Or il n'est pas aise de transformer des systemes: voila pourquoi Usbek
ne se pose jamais la question de savoir comment introduire en Orient les
traits les plus positifs du liberalisme occidental. Tout se tient, et si Usbek
est inflexible par Ie cote oriental de son etre c'est parce qu'il ne saurait en
etre autrement, pas plus qu'Usbek ne pounait «orientaliser» la France en
remediant a ses vices par l'introduction de vertus persanes.
Et puis, en verite ce n'est pas la fin: regardons-y de pres. Usbek ne rentre
pas en Perse. II declare bien: «Ie vais rapporter rna tete ames ennemis» (nO
155,4 octobre 1719); cependant un an plus tard il est toujours a Paris, car
ses lettres 144 a 146 y sont ecrites en octobre et novembre 1720. Et de quoi
y parle-t-il? De 1'esprit, du mepris qu'on a pour les sciences, de John Law!
Vu la regIe des six mois, Usbek doit etre deja en possession de la demiere
150 ElGHTEENTH-CENTUR Y FICTION
lettre de Roxane, datee du 8 mai. 14 n en resulte qu 'Usbek a su trouver un peu
d'equilibre, et qu'il a repris malgre tout sa plume analytique. OU est donc
la «demission intellectuelle» qui a ete attribuee a un Usbek qui aurait cede
la place a Rica?15 Car c'est unfait-ou ce que Ia fiction donne pour teIque la demolition de son serail n' a pas entralne son propre aneantissement
physique ou spirituel.
Non, Usbek n'est pas mort; ce n'est que Ie serail qui est mort-et mort
en lui. Si son soi-disant aveuglement a fait des victimes, ne comptons pas
Usbek parmi elles. Conclusion Iaconique peut-etre, moins passionnante
que d'imaginer Usbek aspire par un trou noir qu'il n'a su conjurer. Mais
elle me semble s'imposer: fataliste et non tragique, Usbek reste dans Ie
monde comme il est. Sans doute ne s'integrera-t-il jamais a la societe
fran<;aise comme on peut Ie supposer de Rica, «il ne deviendra pas sujet de
cette societe et il restera Ie meme, c'est-a-dire autre, un homme a I'ecart
qui n'y trouvera pas sa place». 16 C'est bien Ia une conjecture qui s'accorde
avec Ie texte du roman, et pleurera bien qui pleurera Ie demier.
Universite Duke
14 Sanfey eonstate aussi que les lettres 144-46 sont «eerites 11 un moment ou l'on peut supposer qu'il
a reyu la lettre CLXI de Roxane. [... J Ces Iettres eonstitueraient done I'unique temoignage sur l'etat
d'Usbek apres Ie drame d'Ispahan» (p. 178).
15 Testud, p. 653.
16 Sylvie Romanowski, «La Quete du savoir dans les Lettl'es persanes», Eighteenth-Century Fiction
3 (1991), 102.

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