La construction sociale du risque

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La construction sociale du risque
Scientific Bulletin
Federal Agency for Nuclear Control
Brussels, 2004
La construction sociale du risque
Dominique Van Nuffelen
Agence fédérale de Contrôle nucléaire – Belgique
Conseiller de la Direction générale
Communication
« La philosophie n’est pas liée à une position préétablie,
elle est libre de s’engager partout ».
L. JERPHAGNON ; J.-L. DUMAS, Histoire de la pensée,
Vol. III, Paris, Ed. Tallandier, 1990, p. 277.
Dans la littérature scientifique, on fait plus état de la perception du risque que de sa
construction. C’est que, il faut bien le reconnaître, le modèle psychométrique des risques perçus
est encore aujourd’hui largement répandu. Il est pourtant contesté. Les deux principaux
paradigmes rivaux sont la théorie culturelle et l’amplification sociale du risque. Mais certains
chercheurs ne se satisfont point davantage de ces derniers. Ils continuent ainsi à chercher, en
dehors des écoles établies, et trouvent parfois dans le sillage d’une recherche différente des
pistes nouvelles et inattendues. « C’est parce qu’il ne trouve pas ce qu’il cherche que le
philosophe trouve, dans cette recherche même, ce qu’il ne cherchait pas » (1).
Le modèle psychométrique a tendance à s’accommoder du postulat selon lequel les
risques seraient seulement psychologiquement perçus par des individus isolés et indépendants
de toute forme sociale ou culturelle. Il suffirait alors de corriger les perceptions fausses au
moyen d’informations ou de formations adaptées, c’est-à-dire conformément aux déclarations
des experts. Seulement voilà, ces dernières ne sont pas dénuées de présuppositions et, de toute
façon, présentent, outre des incertitudes, des incohérences et des contradictions. Difficile, dans
ces conditions, de définir l’étalon à partir duquel évaluer les perceptions… Les deux autres
modèles reposent au contraire sur l’idée que les individus ne peuvent jamais être arbitrairement
séparés de leur environnement social et culturel. Il n’y pas, dans cette optique, de perceptions
individuelles fausses ou bonnes, mais des biais sociaux ou culturels qui les conditionnent. C’est
par conséquent dans des facteurs extérieurs aux individus qu’il faut aller trouver les causes de
leurs sélections et définitions du risque… Bref, tout se passe comme s’il y avait ou bien un
déterminisme psychologique ou bien un déterminisme sociologique, autorisant l’un comme
l’autre une réification et une métrologie en soi suffisantes pour atteindre le statut
épistémologique de science de l’homme.
Il paraît assez évident que jouent à la fois des facteurs psychologiques et des facteurs
sociologiques dans la façon dont les individus appréhendent les risques. Ce qui le semble moins,
1
c’est le caractère déterminant de ces facteurs : l’homme n’est-il que l’agi d’un système –
infrapsychique, psychique, social ou culturel, qu’importe – qui le façonne ? L’homme n’est-il
pas plutôt un acteur du monde dans lequel il vit ? Le risque s’impose-t-il à l’homme comme un
donné transcendantal ? Ou bien le risque est-il une création de la pensée de l’homme ? Quid du
problème de l’Etre ? Homo sapiens sapiens est-il objet ou sujet ? Etc. Ces questions, qui
ravivent une ancienne disputatio philosophique, ne sont pas si faciles à trancher et ne peuvent
guère être évacuées comme ça. Cependant, on sent déjà intuitivement que l’hypothèse la plus
élégante exclut les extrêmes : c’est sans doute dans un juste milieu entre déterminisme et
indéterminisme que se trouve la clef du problème…
Un juste milieu aussi entre objectivisme et subjectivisme. Qu’est-ce qu’un risque ?
Qu’est-ce qu’un risque perçu ? Et puis, comment faire la part des choses ? « La pensée objective
ignore le sujet de la perception. C’est qu’elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout
événement possible, et traite la perception comme l’un de ces événements. Par exemple, le
philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se
passe : il y a des sensations qui sont des états ou des manières d’être du sujet et, à ce titre, de
véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit
les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d’un pays lointain, – sans s’apercevoir
qu’il perçoit lui-même, qu’il est sujet percevant et que la perception telle qu’il la vit dément tout
ce qu’il dit de la perception en général » (2).
Ce qu’on appelle le risque – comme ce que nous nommons la réalité – ne peut être, par
conséquent, simplement réduit ni à une perception subjective objectivée ni à un holisme
objectivable vidé de toute subjectivité. De fait, la notion de risque pose, et de façon criante, le
problème de la connaissance. Ce qui modifie radicalement l’angle d’approche car, en effet, « le
théoricien de la connaissance se demande alors comment s’effectue cette élaboration qui a
conduit au savoir, par quels prismes la réalité est passée avant de devenir un objet pour le sujet
qui connaît. Il doit finalement se convaincre du fait que celui-ci a essentiellement affaire avec
ses représentations, qu’il n’est pas de connaissance sans le truchement de signes pour
interpréter le réel et que, par conséquent, le mécanisme de production de ces représentations et
de ces signes peut seul donner les clés de la compréhension du pouvoir de l’homme de
s’assimiler ce qui n’est pas lui » (3).
Ces représentations et ces signes ne viennent pas de nulle part, comme de génération
spontanée, et doivent donc nécessairement préexister au sujet. Ils naissent de l’intersubjectivité,
des relations que les hommes tissent entre eux, de leurs artefacts, de leur histoire, leur culture.
En d’autre termes, ils sont le produit d’un procès de construction sociale de la réalité.
« J’appréhende la réalité de la vie quotidienne comme une réalité ordonnée. Ses phénomènes
sont préarrangés en motifs qui semblent être indépendants de la perception que j’ai d’eux, et
qui s’imposent eux-mêmes à cette dernière. La réalité de la vie quotidienne apparaît elle-même
objectivée, c’est-à-dire constituée d’un ensemble ordonné d’objets qui ont été désignés comme
tels avant même que j’apparaisse sur la scène […]. La réalité de la vie quotidienne se présente
ultérieurement à moi comme un monde intersubjectif, un monde que je partage avec les autres »
(4)… Ce qui me conduit à formuler l’hypothèse de travail suivante : la construction sociale du
risque est le fait que tout individu pris dans un champ donné de l’espace social, par les
dispositions particulières de l’habitus qu’il y a acquises, se trouve prédisposé à concevoir et
traiter les risques d’une manière plutôt que d’une autre.
Le champ est un lieu où sont en jeu des enjeux sociaux, c’est-à-dire un espace structuré
de positions sociales. Celles-ci sont déterminées par la distribution de différentes espèces de
2
capital : capital économique (richesses matérielles), capital culturel (connaissances,
compétences), capital symbolique (titres, diplômes) et capital social (relations, fréquentations).
Une espèce de capital peut être convertie en une autre (par exemple, des qualifications
éducatives en emplois lucratifs). Les individus d’un champ cherchent de la sorte à maintenir ou
modifier la distribution des espèces de capital qui y sont valorisées. Le champ constitue donc un
marché, c’est-à-dire un lieu de conflit pour les individus qui en font partie. L’enjeu social de
l’individu pris dans un champ est donc de maintenir ou d’augmenter la position qu’il y occupe.
De même, l’enjeu social d’un champ donné est de maintenir ou d’augmenter sa position par
rapport aux autres champs de l’espace social… Tout champ doit être entendu comme une
situation dynamique « où des forces ne se manifestent que dans la relation avec certaines
dispositions : c’est ainsi que les mêmes pratiques peuvent recevoir des sens et des valeurs
opposés dans des champs différents, dans des états différents ou des secteurs opposés du même
champ » (5).
Les champs se caractérisent donc par des formes distinctes de capital engagé, c’est-àdire des propriétés distinctives. L’appartenance à un champ suppose en effet l’adhésion à
l’ensemble des présupposés et croyances fondamentales qui le définissent : l’illusio. Les
individus d’un champ donné partagent un certain nombre de présuppositions constitutives du
champ. Il importe que le membre d’un champ donné soit pris au jeu, qu’il soit convaincu de
l’intérêt du jeu, qu’il croie au jeu qu’il est en train de jouer. Il importe qu’il respecte les règles
du jeu, les normes en vigueur : la doxa. L’entrée dans un nouveau champ suppose ainsi
l’abandon des présupposés et croyances du sens commun au profit de l’adhésion à l’illusio et la
doxa constitutives du nouveau champ. Il s’ensuit qu’à chaque champ correspond un regard
propre sur l’univers, créant les objets dignes d’attention (et donc aussi ceux qui ne le sont point)
et les principes de compréhension et d’explication qui leur conviennent. Une même réalité fait
par conséquent l’objet de représentations sociales diverses.
L’habitus est l’ensemble des dispositions acquises par l’individu d’un champ donné, ces
dispositions étant autant cognitives (opinions, schèmes de pensée, croyances, etc.) que pratiques
(manières de parler, de marcher, de se vêtir, etc.). Elles portent l’individu à agir et réagir d’une
certaine manière : elles engendrent des façons de penser et de se comporter qui sont régulières,
sans être consciemment coordonnées ni régies par aucune règle. L’habitus donne ainsi à
l’individu un sens de l’action et du comportement opportuns au cours de son existence
quotidienne. Il oriente ses actions et ses inclinations sans les déterminer strictement. Il lui
fournit le sens du jeu, un sens de ce qui est approprié ou non dans certaines circonstances, un
sens pratique.
L’habitus s’acquiert progressivement au cours des diverses socialisations (socialisations
primaires, socialisations secondaires, resocialisations…). Il est donc toujours transmis à partir
d’un ordre social existant et reflète les conditions sociales qui l’ont produit. Intériorisé par
l’individu, il constitue par conséquent une structure structurée. Mais dans le même mouvement,
il est aussi une structure structurante : en effet, dès que des dispositions de l’ordre établi sont
incorporées, l’individu a la possibilité d’agir sur elles, de les transformer (dans certaines limites
fixées par le champ, toutefois). L’individu devient de la sorte un acteur participant à la
construction sociale de la réalité. L’habitus « restitue à l’agent un pouvoir générateur et
unificateur, constructeur et classificateur, tout en rappelant que cette capacité de construire la
réalité sociale, elle-même socialement construite, n’est pas celle d’un sujet transcendantal,
mais celle d’un corps socialisé, investissant dans la pratique des principes organisateurs
socialement construits et acquis au cours d’une expérience sociale située et datée » (6).
3
Dans l’existence sociologique, le risque est ainsi l’affaire de champs divers, allant du
plus au moins spécialisé. Le risque a ses experts, lesquels ont, naturellement, leurs profanes.
Champs experts et profanes mettent en jeu des habitus du risque de manière mutuellement
exclusive. Les champs experts sont, pour l’essentiel, des champs scientifiques ou des champs
techniques, souvent imbriqués dans d’autres champs spécialisés (académique, politique,
économique, administratif, etc.). Les champs profanes correspondent très exactement à tout le
restant de l’espace social. Les premiers sont des champs scolastiques, porteurs d’une expertise
du risque ; les seconds, des champs extra-scolastiques, qui n’en portent aucune, du moins
socialement admise par les premiers.
Le champ scolastique a cela de particulier qu’il maintient une frontière quasi
imperméable entre lui et tout champ extra-scolastique. La ligne de démarcation qui sépare
experts et profanes est typiquement le résultat des rapports de distinction qu’entretient un
champ scolastique avec un champ extra-scolastique, autrement dit ce qui distingue un habitus
spécifique, c’est-à-dire savant, d’un habitus non spécifique, c’est-à-dire du sens commun. Les
champs scolastiques mettent en jeu des habitus spécifiques : pour être reconnu en tant que
scientifique s’occupant de science, artiste s’occupant d’art, philosophe s’occupant de
philosophie ou religieux s’occupant de religion, que sais-je, et singulièrement pour que cette
reconnaissance soit attribuée par les pairs respectifs de chaque champ considéré, il est
indispensable que l’impétrant obéisse aux normes imposées et instituées dans et par le champ
considéré. S’il en était autrement, il n’en serait jamais reconnu membre légitime.
Les représentations des différents champs sont, au moins partiellement, irréductibles les
unes aux autres. L’espace social se caractérise par l’exclusion mutuelle, exclusion au principe
des rapports de distinction auxquels se livrent les champs entre eux et entretenue par leurs
habitus respectifs. Là où cette exclusion se manifeste le plus fortement, c’est dans les relations
entre champs scolastiques et extra-scolastiques, par définition mutuellement exclusifs les uns
des autres. D’où d’inévitables « problèmes de communication » entre experts et profanes. Je
serais même enclin à poser que la norme, entre deux champs très éloignés l’un de l’autre, c’est
l’incommunicabilité. Plus un champ scolastique considère un champ qui est éloigné de lui, plus
il y a distorsion scolastique. Chaque fois qu’un expert entre en relation avec un profane, il n’est
pas tant confronté à un « niveau de connaissances » différent qu’à un autre mode de
construction de la réalité : c’est un habitus étranger qui se présente à lui.
L’individu construit socialement le risque en fonction de l’habitus qui le prédispose et
qui est orienté par le champ dans lequel il est pris. La façon dont un individu appréhende un
risque dépend donc de sa position dans le champ auquel il appartient et de l’habitus particulier à
ce champ. La sélection, la définition et le classement des risques supposent, dans un champ
donné, que soient définis des critères de sélection, de définition et de hiérarchisation. Ceux-ci
sont fournis par l’habitus propre au champ considéré. Cela explique que l’information diffusée
par un champ donné rencontre des résistances plus ou moins fortes dans d’autres champs : si
l’information préventive échoue souvent à modifier les pratiques des individus, c’est parce
qu’elle faut à rencontrer les dispositions des habitus des groupes sociaux de destination.
Tant que les pratiques restent le produit d’un habitus et d’un champ mutuellement
compatibles, il ne se pose pas trop de problèmes : elles sont conformes, à un degré variable, aux
attentes. Mais cette conformité est rompue dès que les champs en présence véhiculent des
habitus incompatibles. Les dispositions cognitives et pratiques des habitus sont issues des
conditions sociales inhérentes aux divers groupes sociaux. Les classes sociales situées au bas de
la stratification sociale sont souvent les plus exposées aux risques, mais également les moins
4
armées pour y faire face. Dans ces classes-là, on n’a tout simplement pas l’heur de se
préoccuper des risques qui préoccupent les classes supérieures.
La difficulté de la communication du risque consiste donc à adopter l’habitus du
profane. Ce qui suppose, pour l’essentiel, un effort constant de réflexivité. La réflexivité, c’est le
regard tourné vers ses propres modes d’observation, aussi bien théoriques que méthodologiques,
incluant en un même rapport dialectique l’objet observé et le sujet observant. Dans les sciences
sociales, singulièrement, la réflexivité constitue une nécessité permanente. Investiguer l’Autre
suppose une volonté de communication, partant une éthique, autrement dit un seuil à
l’investigation scientifique. Car, « être en rapport direct avec autrui, ce n’est pas thématiser
autrui et le considérer de la même manière qu’on considère un objet […]. En réalité, le fait
d’être est ce qu’il y a de plus privé […]. La solitude apparaît donc ici comme l’isolement qui
marque l’événement même d’être. Le social est au-delà de l’ontologie » (7).
L’observation anthropologique, plaçant l’observateur dans la relation avec l’objet, est
donc tout le contraire du projet bureaucratique consistant à aligner les statistiques anonymes
tirées mécaniquement de questionnaires adressés à des « hommes-moyens ». Le sondage
d’opinion, le plus souvent d’ailleurs, n’est que la projection dans un champ extra-scolastique de
l’habitus scolastique du chercheur : « je veux dire par là non pas que la pensée des autres est
inaccessible à ceux qui leur posent des questions, mais que souvent les questions imposent leur
langage et leur économie aux réponses » (8).
Une anthropologie du risque n’est réellement possible que si la démarche scientifique
du chercheur, par un jeu de miroirs, est constamment réfléchie par une démarche philosophique
qui l’interprète et lui renvoie sa propre image. Irréductible aux réductionnismes du modèle
psychométrique de la perception, de la théorie culturelle et de l’amplification sociale, elle
interroge constamment la théorie de la connaissance et l’éthique. Elle pose l’homme à la fois
comme objet construit et sujet construisant. Le risque est appréhendé par l’homme par le
truchement d’une construction sociale : l’homme participe de la construction sociale du risque
en même temps qu’il participe à cette construction. « Toute notre connaissance du monde,
qu’elle s’exprime dans la pensée courante ou dans la pensée scientifique, comprend des
constructions […]. Cela ne signifie pas que, dans la vie quotidienne ou dans la science, nous
soyons incapables de saisir la réalité du monde. Cela signifie simplement que nous n’en
saisissons que certains aspects, notamment ceux qui sont pertinents pour nous, soit pour gérer
notre propre vie, soit du point de vue du corpus de règles de procédures de pensée admises
telles quelles appelé méthode scientifique » (9).
Références.
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
(8)
(9)
AUBENQUE, P., Le problème de l’Etre chez Aristote, Paris, Presses universitaires de France, 1966, p. 508.
MERLEAU-PONTY, M., Phénoménologie de la perception, Paris, Editions Gallimard, 1945, p. 240.
BESNIER, J.-M., Les théories de la connaissance, Paris, Flammarion, 1996, p. 15.
BERGER, P. ; LUCKMANN, T., La construction sociale de la réalité, Paris, Méridiens Klincksieck, 1986, pp.
35-36.
BOURDIEU, P., La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Les Editions de Minuit, 1979, p. 103.
BOURDIEU, P., Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 164.
LEVINAS, E., Ethique et infini, Paris, Le Livre de Poche, 1982, p. 50.
AUGE, M., Le sens des autres. Actualité de l’anthropologie, Paris, Fayard, 1994, p. 28.
SCHUTZ, A., Le chercheur et le quotidien. Phénoménologie des sciences sociales, Paris, Méridiens
Klincksieck, 1987, pp. 9-10.
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