Le Jura suisse accueille les exilés fiscaux de la présidentielle

Transcription

Le Jura suisse accueille les exilés fiscaux de la présidentielle
Inrockuptibles 4 mai 2012
Le Jura suisse accueille les exilés
fiscaux de la présidentielle
Par Arnaud Bédat
Porrentruy, 7000 habitants, dans le Jura suisse (ROBERT SIEGENTHALER)
Le candidat Sarkozy veut faire payer aux exilés fiscaux un impôt
sur la nationalité. Le candidat Hollande veut taxer les riches à 75%.
Depuis ces deux annonces, un petit canton du Jura voit débarquer
des dizaines de Français, qui passent en Suisse juste avant la présidentielle.
Dans le bureau de l’agence immobilière, le téléphone n’arrête pas de sonner. Nous sommes
dans la petite ville suisse de Porrentruy, 7000 habitants, à une dizaine de kilomètres de la
frontière française. La plupart des appels viennent de France : « Des dizaines depuis quelques semaines », relève l’agent immobilier avec gourmandise.
Pierre-André Chariatte, la quarantaine, tutoie facilement et dirige une entreprise prospère
: ACC Immobilier. On se refile son portable comme un secret bien gardé. C’est l’homme-clé
pour quiconque veut s’installer dans sa région. Il connaît les ficelles de l’exil fiscal, les maisons achetables à proposer aux Français planqués du fisc, jusqu’à l’inscription à l’école de
leurs enfants. Les Français qu’il voit débarquer aujourd’hui sont les nouveaux exilés fiscaux : ceux de l’élection présidentielle.
“Depuis que Sarkozy a déclaré qu’il taxerait en France les exilés fiscaux, explique l’agent
immobilier, et depuis que Hollande a annoncé vouloir taxer les riches à 75%, ils se renseignent. Tous ne finalisent pas sur le champ, mais la plupart me disent que depuis que Sarkozy ou Hollande ont parlé, ils ont reçu un permis de foutre le camp.”
Le bonheur des exilés fiscaux français, c’est le “forfait fiscal” suisse. Se domicilier en Suisse
pour échapper à l’impôt français. Ceux qui ont de l’argent connaissent : la Suisse offre aux
riches étrangers un régime fiscal très avantageux, calculé non sur la fortune qu’on possède
mais sur ce qu’on dépense et sur le montant de son loyer. Le Français qui veut profiter de
l’avantage doit seulement remplir deux conditions: justifier d’une revenu annuel de 400
000 euros (plus ou moins selon les cantons), et s’engager à ne pas travailler en
Suisse. Selon la presse économique, 5 000 riches Français seraient domiciliés en Suisse à
ce régime du forfait fiscal.
Plusieurs milliards d’euros échappent ainsi au fisc français, grâce à l’exil, entre autres, de
Johnny Hallyday à Gstaad dans les Alpes bernoises, ou de Charles Aznavour à Genève, sur
les bords du lac Léman. Dans ces très fortunés cantons, le prix du forfait fiscal, calculé sur
la valeur de l’habitation, est devenu inabordable. Mais dans le petit Jura suisse, dans la
province de Porrentruy, appelée l’Ajoie, il est six à huit fois moins cher. C’est donc ici, dans
l’Ajoie, que les derniers exilés fiscaux français se précipitent.
« Les Français adorent, explique l’agent immobillier Chariatte, c’est à deux heures et demi
de TGV de Paris, pas de délinquance, on ne cadenasse pas son vélo et quand on s’engage
sur un passage clouté, les voitures s’arrêtent pour vous laisser passer.
D’ordinaire, les étrangers viennent ici au compte-goutte mais depuis quelques semaines, je
vois arriver des Français, de gauche comme de droite, qui se dépêchent de s’installer en
Suisse avant les élections. Ils se disent notamment que la taxation des exilés fiscaux, promise par Sarkozy, ne sera pas rétroactive : qu’elle ne s’appliquera pas à ceux qui sont déjà
partis. »
C’est le cas de ce couple de Parisiens, qui vient de débarquer à Porrentruy avec ses deux
enfants. Lui est homme d’affaires, il travaille dans l’import export. Il y a un mois, il est
venu pendre une option sur une belle maison villageoise d’un million d’euros. Il saura dans
quelques jours si l’administration fiscale du Jura suisse lui accorde le forfait fiscal.
“Nous pensions depuis plusieurs mois à nous établir en Suisse, mais les déclarations de
Sarkozy et de Hollande ont agi comme un déclic. Cela n’a pas de sens de donner à l’Etat
75% de l’argent que nous avons gagné, cela tourne à l’usure. Et maintenant, si Sarkozy veut
taxer les forfaits fiscaux, il faudrait qu’il vienne nous chercher!”
Avec ces nouveaux exilés fiscaux, la Suisse va de nouveau se trouver à cheval entre ses intérêts et ses bonnes relations avec le voisinage. On sent le malaise quand on appelle le bureau cantonal des impôts, et qu’on demande le chiffre des Français qui ont obtenu le forfait
fiscal dans le canton du Jura.
Ce chiffre, ils le livraient sans grande difficulté les années précédentes. On pouvait vérifier
qu’il y a dix ans, ces exilés français se comptaient sur les doigts d’une seule main. Nous savons, par un fonctionnaire de l’Etat jurassien qui veut conserver l’anonymat, que le petit
canton du Jura, seulement 70 000 habitants, héberge en ce moment plusieurs dizaines de
riches exilés français. Mais au bureau cantonal des impôts, on nous prévient : le chiffre ne
sera pas communiqué. La raison ? Un fonctionnaire l’explique : “Pour ne pas amplifier la
tension avec la France.”
Cette tension est structurelle: Paris combat les évadés fiscaux, la Suisse les reçoit en amis.
Elle a monté d’un cran depuis l’annonce de Sarkozy sur TF1, le 12 mars : s’il reste président, les évadés fiscaux en Suisse devront payer au fisc la somme que le forfait fiscal leur
permet de mettre à gauche. Sinon, ils perdront la nationalité française. La Suisse, inquiète,
s’attend à ce que Paris lui demande le nom des exilés fiscaux français, ce qui pourrait entraîner des débats difficiles.
Pareil en cas de victoire de François Hollande, qui veut étendre l’impôt sur la fortune à nos
compatriotes à l’étranger. La Suisse acceptera-t-elle alors de perdre ses “clients” français,
en négociant avec Paris une convention de double imposition ? De l’avis d’un avocat de la
place financière de Genève, Vincent Solari, ce n’est pas gagné :
« La Suisse va résister. Elle est bien trop désireuse de conserver cette manne financière
[qui chaque année fait tomber 556 millions d'euros dans les caisses de l'Etat, Ndlr] ! Elle
fait la prospérité du pays et contribue au bien-être général. »
L’après présidentielle, donc, pourrait ouvrir une nouvelle période de tension franco-suisse.
En attendant, dans le canton du Jura, c’est encore le bonheur. Pour les agents immobiliers,
surtout. Des Français riches et prévoyants débarquent en trombe ici pour se domicilier et
planquer leur argent avant les élections.
Dans un bistrot de Porrentruy, des buveurs jurassiens trinquent au comptoir à la santé de
ces maisons qui s’achètent vite et bien. Ils lèvent la pinte de bière et portent un toast sur un
ton rigolard: “Merci Nicolas ! Merci François!”