De l`après-guerre à nos jours
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De l`après-guerre à nos jours
RISQUES TECHNOLOGIQUES Marées noires > Histoire Pétrole et MARÉES NOIRES par Robert Andurand En quatre pages, ce sont soixante années d’événements catastrophiques qui sont passées en revue par Robert Andurand, constituant ainsi une contribution essentielle, animée par des contributions très libres de l’auteur. Accident maritime, accidentologie, accident majeur, écologie, environnement, guerre, histoire, pétrole, plate-forme de forage, pollution, transport maritime 2e partie De l’après-guerre à nos jours IL Y EUT DES ÉPANDAGES incontrôlés qui ont laissé peu de mémoire dans le public – car ils étaient mal connus –, mais qui ont duré d’une façon qui nous parait assez incompréhensible avec les idées écologistes répandues de nos jours. L’un d’eux, qui dura de 1940 à 1950 à Greenpoint Brooklyn aux USA, libéra au total 98 000 tonnes d’hydrocarbures. Des tremblements de terre fréquents au large de la côte californienne ont libéré entre 1950 et 1994 environ 30 000 tonnes de pétrole brut dans le Guadalupe Oil Field en Californie. Entre 1950 et 1996, un pipe-line fuyard, à Avila Beach en Californie a relâché 1 300 tonnes de pétrole dans le sol. Photo Nasa (satellite EO-1) 16 Préventique Sécurité - N° 114 - Novembre-décembre 2010 Dans un monde rendu exsangue par la Seconde Guerre mondiale, le transport pétrolier ne pouvait être assuré qu’en utilisant les pétroliers américains rendus inutiles par la fin des conflits. Ils sillonnèrent la planète jusqu’à la nationalisation du canal de Suez par Nasser, qui rendit ce canal inutilisable en y coulant des bateaux en juillet 1956. Leurs tailles permettaient, en effet, de passer sans encombre le canal de Suez et celui de Panama. En stage d’étudiant ingénieur chez Total à la raffinerie de La Mède, en 1959 et en 1960, je voyais tous les jours ces pétroliers, provenant de Libye, d’Algérie et du Vénézuéla franchir le canal des Martigues pour rejoindre la raffinerie Shell située de l’autre côté de l’étang de Berre. Mais déjà on parlait RISQUES TECHNOLOGIQUES Marées noires > Histoire de rappel », mais c’était loin, en Afriquedu-Sud, pays qui était alors en marge du monde civilisé à cause de sa politique d’apartheid : le 21 août 1972, deux pétroliers, le Texanita et l’Oswego-Guardian, étaient entrés en collision, déversant 100 000 tonnes de brut au large de la ville du Cap, mais des vents favorables et très violents avaient envoyé les hydrocarbures vers l’Océan indien. Photo US Navy, Archives nationales américaines, via Wikimedia Commons Issus de la Seconde Guerre mondiale, les pétroliers de type T2 restèrent en usage jusqu’à la crise de Suez. Ici le Hat Creek, vu en 1943. 1976, la prise de conscience Quatre décennies de catastrophes pétrolières de la mise en service de pétroliers de 40 000 tonnes qui ne pourraient plus franchir le chenal et seraient obligés de décharger « en mer » au port de Lavéra. De toutes façons, ces pétroliers de la guerre n’étaient plus rentables dès lors qu’il fallait faire le tour de l’Afrique. En mars 1967, la France d’alors, se sentant sécurisée par le régime présidentiel du général De Gaulle, resta stupéfaite par une annonce incroyable : le pétrole issu du naufrage, le 18 mars, du pétrolier Torrey-Canyon, battant pavillon libérien, échoué près des cotes anglaises, avait traversé la Manche et venait souiller les cotes du nord de la Bretagne. C’était tout simplement incroyable à l’époque. On inventa à cette occasion, le nom de « marée noire ». Les 121 000 tonnes de brut polluèrent 200 km de cotes anglaises. La surprise fut totale : on ne pensait pas que les courants et les vents pouvaient pousser une fraction de la nappe polluante vers le sud jusqu’à traverser la Manche. L’ère des marées noires catastrophiques sur le plan écologiques était née. Le 30 décembre 1958, l’échouage de l’African Queen sur les côtes du Maryland, provoqua l’épandage accidentel de 21 000 tonnes de brut. Le plus surprenant, pour ceux qui ont vécu cette époque, c’est que soit on n’en parlait pas, soit on ne réalisait pas la gravité du problème. Des pétroliers de plus en plus gros Pendant la Seconde Guerre mondiale, 500 pétroliers du type T2 (162 m de long pour environ 16 500 tonnes) et du type T2-SE-A1 furent construits. En 1945, 5 pétroliers du type Bulkpetrol (30 000 tonnes) furent construits, 4 sombrèrent à cause de soudures défaillantes. En 1952, on passa au type Petrokure contenant 38 000 tonnes, financé par les armateurs grecs Onassis (dont un de 45 000 tonnes) et Niarchos. Une accalmie trompeuse Il y eut environ 9 ans d’accalmie trompeuse pendant lesquelles la mémoire s’estompa. Il y avait bien eu une « piqûre 1978, la première grande catastrophe Le 16 mars 1978, l’Amoco-Cadiz s’échoua sur des récifs au large de Portsall (Finistère). C’était à l’époque la plus grande marée noire du monde : les côtes Les côtes bretonnes touchées par la pollution de l’Amoco-Cadiz en mars 1978. Photo Cedre En 1955, le Sinclair Petrocole transportait 56 000 t. de brut. En 1956, l’Universe Feader pouvait en contenir 85 000 t. En 1958, l’Universe Apollo avait une capacité de 104 500 t. Le 6 décembre 1960 se produisit au large du Brésil, une fuite de 60 000 t. En 1962, Niarchos arma le SS Manhattan de 106 000 t. en brut. En 1966, l’Idimitsu Maru fut construit au Japon pour transporter 206 000 t. de brut entre l’Arabie saoudite et le Japon. 1. Spécialiste des études de sûreté de l’uranium à l’IPSN (Institut de protection et sûreté nucléaire) du CEA (Commissariat à l’énergie atomique), j’ai réalisé la première analyse de sûreté chimique à la demande de Philippe Vesseron, alors conseiller du ministre de l’environnement ; elle concernait l’unité de synthèse d’ammoniac de Rhône-Poulenc à Grand-Quevilly. Le 21 janvier 1976, la France reçoit un avertissement presque gratuit : l’Olympic-Bravery qui naviguait presque à vide s’échoua sur un récif de l’île d’Ouessant. Les photos du monstre échoué firent le tour du monde. Les tentatives pour le renflouer échouèrent. Le 13 mars, il se cassa en deux parties qui laissèrent échapper 1 200 tonnes de fioul. Le retour d’expérience permit de limiter à quelques mois le temps de dépollution, grâce aux soldats faisant leur service militaire (qui existait alors), qui furent mobilisés massivement et rapidement. Le 12 mai 1976, l’Urquiola s’échoua dans la baie de La Corogne en Espagne, relâchant 100 000 tonnes de brut qui souillèrent 200 km de côtes. Le 14 octobre 1976, le pétrolier est-allemand Boelhen coula au large de Sein : sa coque laissa échapper 7 000 tonnes de brut lourd. Novembre-décembre 2010 - N° 114 - Préventique Sécurité 17 RISQUES TECHNOLOGIQUES Marées noires > Histoire de granit rose furent recouvertes de 227 000 tonnes de brut. Le retentissement fut mondial. Depuis la fin de 1975, le ministère de l’environnement français était rapidement monté en puissance1, notamment dans la lutte contre les déversements de boues toxiques (issues des phosphates) dans l’estuaire de la Seine, contre les excès d’épandages des lisiers en Bretagne, contre l’utilisation excessive des engrais – notamment des ammonitrates qui non seulement polluaient les eaux, mais encore faisaient proliférer les algues grises et vertes –, contre les activités des industriels du chlore, etc. C’est à cette époque qu’une jeune avocate prit contact avec Philippe Vesseron, alors conseiller du ministre, qui lui conseilla de « se spécialiser dans le droit international de l’environnement » : Corinne Lepage2. À partir de 1978, sa défense d’une très grande compétence et absolument acharnée des intérêts des Bretons devant la justice américaine, l’a fait entrer dans l’Histoire. La catastrophe de l’Amoco-Cadiz devait désormais servir de référence. Autre conséquence très importante: en 1979, l’OMI (Organisation maritime internationale), créée en 1948, lors d’une conférence « maritime » des Nations unies à Genève, décida de modifier le tracé du « rail d’Ouessant », couloir maritime pour les pétroliers naviguant à plein qui furent repoussés à au moins 35 miles (65 km). Tout cela n’empêcha pas le Tanio de s’échouer le 7 mars 1980 au large de l’île de Batz (Finistère), chargé de 27 000 tonnes de fioul dont 6 000 polluèrent la mer. La série noire des « tankers poubelles » Le 24 mars 1989, le pétrolier américain Exxon-Valdes, pourtant bien équipé, s’échoua sur un récif au sud de l’Alaska, relâchant plus de 40 000 tonnes d’un brut extrêmement fluide qui pollua 800 km de côtes. Pour la première fois le sol américain fut touché. Or dans les années 1975, Lee Niederghaus Davis (des Amis de la Terre, à San Francisco) avait attiré l’attention sur ce danger dans son livre prophétique, Le Braer, échoué à Garths Ness dans les îles Shetlands (RU) en janvier 1993. L’Exxon-Valdez déverse son brut près des côtes de l’Alaska (Usa) en 1989. Frozen Fire. Sous la pression des pétroliers son livre avait été interdit. J’avais pu me le procurer grâce à notre honorable correspondant à l’ambassade de France à Washington. Tout ce que Lee Davis avait prévu s’est depuis réalisé, sauf l’explosion d’un méthanier dans le port de New-York, à Los Angeles ou dans le Pas-de-Calais. Le 11 avril 1991, le pétrolier voguant sous pavillon chypriote Haven explosa et coula au large de Gènes avec 133 000 tonnes de brut dans ses soutes. La pollution fut entraînée vers les plages de la Côte d’Azur par le courant marin qui longe la Ligurie. Le 3 décembre 1992 le bateau grec Aegean-Sea s’échoua près du port de La Corogne en Espagne avec 79 000 tonnes de pétrole à son bord. La nappe de pétrole s’étendit sur environ 300 km jusqu’au cap Prior. Le cas didactique du Braer Le 3 janvier 1993, le pétrolier Braer, long de 241 m, appareilla de Monstag en Norvège, avec 84 700 tonnes de fuel léger, à destination du Québec. Suite à une perte de propulsion en mer du Nord et poussé par des vents de 10 Beaufort, il s’échoua le 5 janvier sur les côtes des îles Shetlands au nord de l’Écosse. Le sauvetage de tout l’équipage par les hélicoptères fut un succès total. 2. Lorsqu’elle fut nommée ministre de l’environnement du gouvernement Juppé, C. Lepage prit Ph. Vesseron (pourtant de gauche) comme conseiller auprès d’elle. 18 Préventique Sécurité - N° 114 - Novembre-décembre 2010 Photo Cedre Photo DR via seawayblog.blogspot.com Photo Itopf En revanche, un épisode fit la joie et la fortune des journaux tabloïds écossais. En effet, ayant vu à la télévision anglaise l’éternel cormoran mazouté ressorti des archives comme à chaque marée noire, le prince Charles et son père, qui tenaient à renforcer leur image d’écologistes, firent le voyage pour aller constater de visu les dégâts sur les La côte méditerranéenne polluée par le Haven en avril 1991. RISQUES TECHNOLOGIQUES Marées noires > Histoire Des accidents plus récents Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika, sous pavillon maltais, affrété par TotalFina, sombra après s’être brisé au large à 70 km des côtes de Bretagne à la hauteur de Penmarc’h. Il transportait 30 000 tonnes de fioul lourd. Le 19 novembre 2002, suite à une avarie, le Prestige, pétrolier naviguant sous pavillon libérien, se cassa et coula au large des côtes de la Galice, au nordouest de l’Espagne, avec environ 77 000 tonnes de fioul lourd. Sur ces deux accidents qui font l’objet de procès encore en cours, je ne ferai aucun commentaire pour deux raisons principales : 1. rien n’est clair au niveau de la nature des cargaisons, des méthodes de certification, et même de certains secours ; 2. mon opinion, exposée lors de mon cours à l’école Hubert-Curien de Bourges, a attiré une très vive (mais respectueuse et courtoise, car c’est la coutume dans cette école) réaction de la part de mes élèves, qui étaient totalement (sans jeu de mot) conditionnés par les médias. J’avais eu le tort, il est vrai, de ne pas faire précéder ma phrase d’une description des moyens apocalyptiques qu’il avait fallu employer pour essayer (essayer seulement) de dépolluer les rives atteintes par la marée noire de l’Exxon-Valdes d’un pétrole extrêmement fluide (il avait fallu utiliser des compresseurs à eau chaude pour décaper la surface des galets). J’avais dit : « Il y aura malheureusement d’autres marées noires. Je souhaite que le pétrole qui arrivera sur les plages ressemble à celui de l’Erika, formant des galettes comme des bouses de vache que l’on peut Dégagement du Sea-Empress de la baie de Milford Haven (RU), en février 1996. ramasser avec des fourches à fumier ». J’avais tout simplement oublié que mes élèves n’avaient pas eu, comme moi, le plaisir de nettoyer l’étable rustique de leurs grands-pères. Je pense que les USA qui sont « enfin » touchés à vif par une marée noire du type « fluide » ne me contrediront pas. En effet, le cas de la pollution par l’Exxon-Valdes n’avait pas eu le même effet car, contrairement à la fuite du puits de BP dans le golfe du Mexique, l’Alaska pour l’Américain moyen c’est loin, c’est peu peuplé, donc par définition le poids de ses élus est faible en nombre de voix au parlement. Leçons tirées des accidents de forages et de plates-formes en mer On a construit plus de 450 plates-formes de forage en mer du Nord. En 1977, une éruption sous-marine, que l’on mit une semaine à contrôler, dans le domaine des champs d’Ekofisk au large de la Norvège rejeta entre 10 000 et 30 000 tonnes de pétrole brut. Mais en surface on ne vit rien. Entre 1983 et 1985, lors du conflit Irak-Iran, 260 000 tonnes furent déversées dans le golfe Persique, avec notamment une collision spectaculaire à Nowruz le 24 janvier 1983. Le 21 août 2009, dans la mer de Timor, au nord de l’Australie, à West Atlas, 350 000 tonnes s’échappèrent. L’explosion de la plate-forme Piper Alpha en 1988 fit 167 morts en mer du Nord. On estima le rejet à 30 000 tonnes. De savants calculs d’universitaires renommés prédisaient une couche de plusieurs cm d’épaisseur de brut sur l’ensemble de la mer du Nord. La surprise fut totale, lorsque la tempête cessa, de constater qu’il n’en était rien et que le pétrole avait quasiment disparu. Ces deux accidents amenèrent à se poser de nombreuses questions et les recherches montrèrent que les mers « vertes » et froides, étaient riches en plancton qui dégradait les hydrocarbures. Le 3 juin 1979, dans le golfe du Mexique, le forage Ixtoc-One explosa. La fuite dura plusieurs mois, la nappe polluante traversa le golfe du Mexique et pollua plus de 500 km de côtes du Texas. Il y a des similitudes avec l’accident de juin 2010, mais la profondeur de la fuite était à 400 m seulement. L’accident du 20 avril 2010 de la plateforme BP Deepwater Horizon dans le golfe du Mexique4 est certes très regrettable, mais elle aurait un côté positif si elle faisait prendre conscience de l’état désastreux qui règne, notamment dans le delta du Niger, sans que personne ne s’inquiète réellement, notamment aux USA, de ce qui apparaîtra aux yeux des générations futures comme un véritable crime écologique impardonnable. ■ 3. Si les rivages proprement dits ne furent pas ou peu touchés, les vents violents provoquèrent néanmoins des aérosols qui arrosèrent les prairies à moutons et les maisons côtières. 4. Le dernier bilan officiel de l’administration américaine, au moment où nous mettons sous presse (23/11/10), fait état de 4,9 millions de barils de brut rejetés (850 000 tonnes minimum) dont 52 % restent en mer, dispersés ou pas, et 20 % ont été récupérés. Nos lecteurs intéressés pourront consulter les articles consacrés aux affaires du Prestige (no 67) et de l’Erika, en particulier les articles de jurisprudence concernant ce dernier cas (no 88, 92 à 94, 97, 98, 100 et 111). De nombreuses descriptions de naufrages de pétroliers sont par ailleurs accessibles sur les sites internet du Cedre (www.cedre.fr) et de l’Itopf (www.itopf.com). Nettoyage des dégâts du Sea-Empress sur les côtes anglaises en février 1996. Photo Cedre Le 15 février 1996, le pétrolier naviguant sous pavillon libérien See-Empress s’échoua au large de Milford Haven (au Pays-de-Galles) relâchant 73 000 tonnes de pétrole brut qui souillèrent la zone du Pembrokeshire. Photo Itopf côtes. Là, stupeur : il n’y avait rien !3 On ne leur avait pas expliqué que le fioul était du type Gullfaks, très léger, que les vents soufflaient à 130 km/h vers la mer et que la nappe n’avait pas atteint le rivage. Par ailleurs la mer du Nord avait dispersé, fait évaporer et détruit ce fioul facilement biodégradable dans ces eaux particulièrement riches en plancton. Novembre-décembre 2010 - N° 114 - Préventique Sécurité 19