257 L`OPPOSABILITE DE LA COMPTABILITE EN DROIT TUNISIEN

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257 L`OPPOSABILITE DE LA COMPTABILITE EN DROIT TUNISIEN
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
L’OPPOSABILITE DE LA COMPTABILITE
EN DROIT TUNISIEN
Sofiène BORGI
Magistrat au tribunal
de première instance
Tout comme la relation entre TOM et JERRY, la relation
entre le fisc et le contribuable est marqué par beaucoup de méfiance,
de ruses mais aussi « d'amour caché ». La relation entre le droit fiscal
et le droit comptable reflète les mêmes caractéristiques.
La question qui se pose n'est pas de savoir qui est TOM et qui
est JERRY, bien qu'elle soit une question très intéressante, mais de
savoir qui des deux droits comptable et fiscal prend le dessus, vue
leurs finalités et leur teneur juridique différentes, alors qu'ils
s'intéressent tous les deux à un même objet ?1
La réponse à cette question n'est pas dépourvue d'intérêts
pratiques dont l'un d'entre eux est de déterminer la valeur probante de
la comptabilité vis-à-vis de l'administration fiscale.
La comptabilité qui constitue l'un des deux volets du droit
comptable2 est définie comme étant « l'art d'enregistrer les
mouvements de valeurs qui se produisent dans les éléments de
l'entreprise par une figuration chiffrée de toutes les opérations qui ont
été faites. Elle est utile pour déterminer les résultats obtenus dans la
marche de l'entreprise et elle permet aussi d'apprécier la possibilité
de résultats futurs »3.
1
2
3
Le doyen Néji BACCOUCHE : Droit fiscal et droit comptable, l'inévitable
harmonisation R.C.F n°48.
Le droit comptable est défini comme étant une discipline nouvelle qui
rassemble des éléments anciens. Il est la branche du droit privé qui régit les
comptables et la comptabilité. Voir à ce sujet : Alain Viandier, Christian de
Laugainghein, Droit comptable. Précis Dalloz P.1 comp- E.du Pontavice, le
droit comptable et les techniques contractuelles de la pratique des affaires,
Commission droit et vie des affaires. Liège 1982. p 281 et s.
Bernard PLAGNET, Revue de science financière 1974.T.LXVI.n°3 - Ripert,
Traité élémentaire de droit commercial. 5ème édition par Roblot T.1 n°441Khalil FENDRI- Mohamed KESSENTINI et Sami KRAIEM, RCF 1980 n°40.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
« La force probante d'une comptabilité signifie que cette
comptabilité peut s'opposer à ses utilisateurs et notamment à
l'administration fiscale »4.
La comptabilité trouve sa force probante dans plusieurs
sources législatives, jurisprudentielles et même de doctrine
administrative.
En effet, l'article 11 du code de commerce dispose que « les
livres de commerce, régulièrement tenus, peuvent être admis par le
juge pour faire preuve entre commerçants pour faits de commerce ».
L'article 26 de la loi n°96-112 du 30 décembre 1996, relative au
système comptable des entreprises, consacre quant à lui « le principe
de la primauté de la preuve comptable lorsque cette comptabilité est
régulièrement tenue »5, et ce même en dehors des rapports entre
commerçants6.
Par ailleurs, en droit fiscal, la comptabilité a une place
déterminante en matière d'impôts directs, pour déterminer la matière
imposable selon le régime réel. Elle permet au contribuable d'imputer
les déficits fiscaux sur les exercices fiscaux bénéficiaires, et de
déduire les charges nécessaires à l'exploitation.
Aussi, le bénéfice de la plupart des avantages fiscaux prévus
par le code d'incitations aux investissements, est subordonné à la
présentation d'une comptabilité régulière.
L'article 47 du code des droits d'enregistrements et de timbre
exige quant à lui, la production des livres de commerce afin de
bénéficier du droit à la déduction des dettes du défunt pour déterminer
l'assiette de l'impôt sur les successions.
4
5
Faez Choyakh, l'article 38 du CDPF et la possibilité de recours simultané aux
éléments extracomptables dans le cas d'une comptabilité régulière R.C.F n°71.
Hiver 2006.
F. Choyakh.op.cit p.46.
6
L'article 26 de la loi 96-112 dispose que « les documents comptables prévus à
l'article 25 de la présente loi (à savoir les états financiers relatifs à un exercice
comptable ainsi que les documents, les livres, les balances et les pièces
justificatives y afférentes) peuvent être admis pour faire preuve en justice, à
condition qu'ils soient conformes aux dispositions de la présente loi ».
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
L'article 9 du code de la TVA oblige le contribuable à inscrire
en comptabilité les biens soumis à amortissement pour leur prix
d'achat ou de revient afin de bénéficier au droit à déduction au titre
des actifs amortissables.
De son coté, la jurisprudence a consacré d'une manière
constante la valeur probante de la comptabilité, en la considérant
comme le moyen fondamental de la vérification approfondie pour les
contribuables ayant l’obligation de tenir une comptabilité7.
La doctrine administrative adoptait, quant à elle, et depuis
longtemps le principe de la force probante de la comptabilité, et ce
dans plusieurs notes communes, circulaires intérieurs, et prises de
position, et notamment la note commune n°16 du 12 mai 19678.
Mais la comptabilité a-t- elle la même valeur probante lors
d'une vérification approfondie ?
En fait et en application du principe de déclaration spontanée,
adopté par notre législateur en tant que principe général de droit dans
l'article 2 du code des droits et procédures fiscaux (CDPF), toutes les
déclarations fiscales ont une présomption simple de régularité. En
contre partie, l'administration fiscale est dotée d'un pouvoir de
contrôle très large, pour vérifier la sincérité de ces déclarations, et d'en
tirer les conséquences.
7
8
T.A n°32797 du 17 mars 2003 - T.A n°32434 du 13 novembre 2000 - T. A
n°1186 du 23 octobre 1995 - T.A n°34775 et 34839 du 3/10/05 - Tr de 1ère
instance de Sfax affaire n°69 du 3 juillet 2003 et n°223 du 14/4/04 (inédits).
La note commune n°16 dispose ce qui suit « Il importe de signaler tout d’abord
que la direction ne se contentera plus dorénavant de rejets de comptabilités non
motivés appuyés simplement par des affirmations la plupart du temps gratuites
et laconiques telles que :
Caisse créditrice
Coefficient de bénéfice net faible
Recettes globales … (page suivante)
D’une façon générale, une comptabilité n’est rejetable que dans la mesure où
les irrégularités comptables et les écritures sont telles qu’il est impossible au
vérificateur de procéder à des redressements de nature à aboutir aux bénéfices
réels susceptibles d’avoir été réalisés par les intéressés.
En tout état de cause tout rejet de comptabilité doit être justifié ».
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
Or, l'un des instruments de contrôle le plus redoutable est la
vérification approfondie de la situation fiscale du contribuable.
La question est donc de savoir, si la comptabilité conserve sa
valeur probante vis-à-vis de l'administration fiscale contrôleur ? Est-ce
que le contribuable, sur qui pèse l'obligation de tenir une comptabilité
conforme à la législation comptable des entreprises9, peut se contenter
de ses écritures comptables pour prouver la sincérité de ses
déclarations ?
Le législateur tunisien, à la différence de ses homologues
français, marocain et surtout algérien10, n'a pas spécifié la vérification
approfondie basée sur la comptabilité, par des règles de procédure
autonomes, ce qui donne à cette étude un grand intérêt théorique et
pratique . En effet la doctrine fiscale est caractérisée par une ladrerie
manifeste concernant le problème de la force probante de la
comptabilité, dans le cadre d'une vérification approfondie.
9
10
Ce sont les personnes morales soumises à l'impôt sur les sociétés à savoir, les
sociétés en commandite par action, les sociétés à responsabilité limitée, les
sociétés anonymes, les coopératives de production, de consommation ou de
services et leur union, les établissements publics et les organismes de l'Etat, des
gouvernorats et des communes à caractère industriel et commercial jouissant de
l'autonomie financière, les sociétés civiles s'il est établi qu'elles présentent en
fait les caractéristiques de sociétés de capitaux, les coparticipants des sociétés
en participation, les membres des groupements d'intérêt économique et les
coparticipants dans les fonds communs de créances visés à l'article 4 du CIRPP
et IS lorsqu'ils ont la forme de personnes morales soumises à l'impôt sur les
sociétés, les personnes morales non établies ni domiciliées en Tunisie qui
réalisent des revenus de source tunisienne ou une plus value provenant de la
cession d'immeubles sis en Tunisie ou des droits y relatifs ou de droits sociaux
dans les sociétés civiles immobilières et non rattachés à des établissements
situés en Tunisie et ce à raison des seuls revenus ou plus value, les personnes
physiques soumises à l'impôt sur le revenu au titre des bénéfices industriels et
commerciaux soumises à l'impôt selon le régime réel d'imposition et dont le
chiffre d'affaires annuel excède 100 000 dinars, les personnes physiques
soumises à l'impôt sur le revenu au titre des bénéfices non commerciaux
soumises au régime réel d'imposition ainsi que toute personne physique ayant
optée pour l'imposition selon le régime réel.
Les articles 190 et suivants du code des impôts directs et taxes assimilées
algérien - voir aussi F.Choyakh .op.cit p53.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
La comptabilité même ayant une valeur probante, parce qu'elle
est régulière, peut être rectifiée par l'agent vérificateur pour la
détermination du résultat fiscal (Première partie). Elle peut
également être rejetée totalement si l'administration fiscale la qualifie
d'irrégulière et dans ce cas la méthode de vérification basée sur la
comptabilité cède sa place à la méthode dite extra - comptable
(Deuxième partie).
PREMIERE PARTIE
L’OPPOSABILITE RELATIVE
DE LA COMPTABILITE REGULIERE
Outre le fait qu'elle constitue un instrument d'évaluation de
l'assiette imposable, la comptabilité constitue aussi un moyen de
preuve de l'exactitude de l'évaluation de l'assiette imposable11, lors
d'une vérification approfondie.
En effet la vérification approfondie est basée, selon l'article 38
CDPF, principalement sur la comptabilité12. Or le droit fiscal dont le
« réalisme » a été souvent souligné, s'efforce de lutter contre le
pessimisme excessif du droit comptable quant à la détermination du
résultat de l'entreprise13. Certes, la comptabilité régulièrement tenue,
possède une force probante reposant sur son caractère objectif et
justifiable (Paragraphe I).
Mais l'administration fiscale dispose d'un large pouvoir
d'investigation dans la comptabilité, pour apprécier l'exactitude des
résultats de l'entreprise, ainsi que la valeur des justifications fournies à
l'appui des charges portées en déduction du bénéfice, sans toutefois
pouvoir apprécier l'opportunité des décisions de gestion prises par le
contribuable vérifié (Paragraphe II)14.
11
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13
14
K.Fendri- M. Kessentini et S. Kraiem. Op. cit.
S. Kammoun, le juge fiscal et la vérification de la comptabilité (en arabe).
M. M. Pugraveau et Descottes- Genon, Rapport présenté au congrès de l'ordre
des conseils fiscaux de France le 13/5/71 publié dans la R. francaise de
comptabilité 1972 n°17 p201.
Concl. Delmas-Marsalet sur CE 4/11/80 Bull, Lefebvre n°3 de 1982.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
Paragraphe I : Les conditions de régularité de la
comptabilité
La comptabilité, dont la tenue nécessite un coût très élevé, n'a
de valeur que si elle est acceptée par l'administration fiscale.
En effet, se sont les agents du contrôle fiscal qui apprécient les
premiers la valeur probante de la comptabilité, et ce sous le contrôle
du juge fiscal. Or une comptabilité n'aura de valeur probante, que si
elle est tenue conformément à la législation comptable des entreprises,
et aussi aux exigences du droit fiscal.
La régularité de la comptabilité est une question rattachée non
seulement à la forme mais surtout au fond. D'abord une comptabilité
est régulière si elle comporte tous les livres, journaux, comptes et
autres documents prescrits par le code de commerce et la loi n°96-112
relative au système comptable des entreprises.
Il est à noter qu’il ne suffit pas que les documents
comptables existent. Ils doivent en plus être élaborés selon les formes
exigées par la législation comptable.
Cependant on ne peut pas parler d'un formalisme étroit. Une
doctrine administrative abondante, consacrée et complétée par la
jurisprudence, admet que la comptabilité d'un contribuable puisse être
prise en considération alors même qu'elle ne répondait pas strictement
aux exigences de la législation comptable, du moment qu'elle soit
concordante et appuyée de pièces justificatives indispensables pour en
permettre le contrôle15.
Les lacunes et irrégularités formelles relevées dans une
comptabilité ne sont pas suffisantes pour lui faire perdre sa valeur
probante, si elles constituent de simples défectuosités de présentation
ou de simples erreurs de détail.
D'une manière générale, la jurisprudence considère qu'elles
sont insignifiantes et sans conséquences sur la valeur probante de la
15
Note commune n°16 du 2/5/1967 précitée, prise de position n° 2349 du 20/ 10 /
2000 concernant le retard du paraphe des livres et qui ne constitue pas un motif
de rejet de la comptabilité, Tribunal de première instance de Sfax affaire n°223
du 14/04/2004 (inédit), CE Req n°90786 du 7/11/1985. Dr. Fisc 1986 n°11.
Comm.420, concl. Mme M. A. Latournerie.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
comptabilité, les irrégularités qui peuvent être aisément identifiées et
rectifiées par l'administration fiscale16, les irrégularités ou anomalies
purement formelles, celles qui n'affectent pas la sincérité des écritures
d'achat et de vente, celles qui sont d'un très faible montant, celles qui
ont pu être justifiées et ne résultent pas d'une volonté de
dissimulation17, et enfin celles qui n'apparaissent qu'accidentellement.
« Mais des irrégularités vénielles, mises en faisceau peuvent
par leur accumulation retirer à la comptabilité sa valeur de
preuve »18.
D'autre part, le deuxième critère de régularité de la
comptabilité est la sincérité. Une comptabilité bien tenue
formellement n'est que apparemment régulière. Elle peut être
dépourvue de force probante si elle n'est pas sincère.
La comptabilité est sincère si elle a enregistré l'ensemble des
opérations qu'elle devait retracer, d'une manière fiable et exhaustive,
et que les documents comptables sont établis « avec loyauté et de
bonne foi »19. Donc une comptabilité sincère doit renseigner sur la
situation économique de l'entreprise de la manière la plus proche de la
réalité économique, car par leur primauté à cause de leur caractère
exceptionnel, les règles fiscales conduisent l'entreprise à présenter des
comptes sincères du point de vue fiscale, mais qui ne reflètent pas la
situation exacte de l'entreprise, et ce à cause de la divergence de
finalités des deux droits fiscal et comptable20.
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19
20
Exemple : absence du code TVA du client dans des factures de vente peut être
rectifiée par le contribuable en apportant ce code postérieurement pendant le
déroulement de la vérification.
Exemple : facture d'achat de matière première datée le 31/12/05 mais inscrite
dans la comptabilité de l'année 2006.
B. Delignieres, Juris classeur. Procédures fiscales. Fasc.382. Preuve fiscale.
Imposition établie sur la base de données comptables, preuve comptable et
extra- comptable.
Les aspects juridiques du commissariat aux comptes édit feuillets Lefèvre p50
n°129.
A. Dalsace. Le bilan 2è édit. P.U.F, 1958 p389, K. Fendri, M. Kessentini et S.
Kraiem, op. cit.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
Notons toutefois que la sincérité de la comptabilité est
présumée et que c'est à l'administration fiscale qu'incombe la charge
de prouver le contraire.
Cependant, la conformité formelle de la comptabilité et sa
sincérité ne suffisent pas pour fonder sa valeur probante. En fait pour
qu' une comptabilité puisse avoir valeur probante et être utilement
produite devant le juge comme moyen de preuve, elle doit être
appuyée des pièces justificatives indispensables pour en opérer le
contrôle21.
On peut remarquer enfin que notre législateur fiscal n'a pas
voulu suivre le progrès informatique et multi médiatique que la
Tunisie est entrain de vivre. La tenue de comptabilité informatisée est
marginalisée dans la législation fiscale. D'une part le contribuable qui
tient une comptabilité informatisée est toujours dans l'obligation
d'avoir un support manuscrit en plus du support informatique. D'autre
part le législateur n'a pas réglementé la vérification de la comptabilité
informatisée bien qu'elle ne peut être que spéciale et dérogatoire à la
procédure normale de vérification vue les risques inhérents à
l'informatisation de l'information comptable22.
Qu'elle soit manuscrite ou informatisée, une comptabilité
reconnue régulière par l'administration fiscale n'est pas toujours
intouchable, sa valeur probante n'est que relative et l'administration
peut lui apporter les rectifications qu'elle juge nécessaires.
Paragraphe II : Les effets de la régularité de la comptabilité sur la détermination du résultat fiscal
Une comptabilité régulière possède une force probante qui
suffit, en principe, à elle seule pour prouver l'exactitude des
déclarations fiscales du contribuable. Mais vue la divergence de
finalités, de techniques et de concepts qui existe entre le droit fiscal et
le droit comptable, le résultat fiscal, qui constitue l'assiette de
21
22
CE Req. n°6673 du 4/4/1979, Dr. Fisc. 1979, n°51. comm. 2543- req n°28902
du 27/7/1984, Dr. Fisc.1984 n°52. comm.2383 – Req n°54773 du 18 /10/ 1989,
M. Racchelli, Dr. Fisc 1991. n°44. comm.2106.
Fabien Cleuet. Rappel des contraintes fiscales en matière de comptabilité
informatisée. Diathèse. Principes. Du C.F.C.I.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
l'imposition, est non seulement différent du résultat comptable, mais
aussi il prévaut sur lui.
En plus la comptabilité même régulière et sincère peut contenir
des irrégularités qui ne sont pas graves et qui ne font pas perdre à la
comptabilité sa force probante mais qui la diminuent considérablement .
La valeur probante d'une comptabilité régulière est loin d'être
absolue vis-à-vis du fisc.
A l'occasion d'une vérification approfondie de la comptabilité,
l'administration commence par examiner la comptabilité sur la forme
et sur le fond. Si elle juge qu'elle est régulière, l'administration accepte
la comptabilité comme base d'imposition et approuve en même temps
sa valeur probante sans, toutefois, perdre son droit de pratiquer les
rectifications nécessaires pour ajuster les éléments de la comptabilité
sur la base de la législation fiscale23.
En vérifiant la comptabilité, l'administration cherche la vérité
fiscale et doit donc procéder à l'instruction à charge et à décharge. Elle
doit distinguer entre deux types d'irrégularités pour lesquels
correspondent deux méthodes de correction:
- Celles qui ne sont que de simples erreurs comptables et qui
peuvent être rectifiées même par le contribuable en pratiquant la
correction symétrique.
- Et celles qui constituent des décisions de gestion, qui,
lorsqu'elles heurtent des règles fiscales, l'administration les réintègre
dans le résultat fiscal.
Concernant la première série d'irrégularités à savoir les erreurs
comptables, elles doivent être commises de bonne foi, et d'une
manière involontaire sans que l'entreprise n'a, de par la loi fiscale,
aucun choix, puisqu'elle est en situation de compétence liée. Ce sont
donc des circonstances de faits soumises à la libre appréciation du
juge fiscal.
23
Tr. 1ère instance de Sfax. Affaire n°129 du 20/11/2002, Revue tunisienne de
fiscalité RTF n°2-2005 p152.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
L'erreur peut être de fait, il se trouve que pour certaines
raisons, l'entreprise ait fait abstraction d'une opération matérielle.
L'erreur peut être aussi de droit, lorsque l'entreprise a mal
interprété la loi fiscale et que de la sorte il y a eu une incidence sur
l'écriture comptable24.
Les erreurs comptables peuvent être corrigées soit par le
contribuable en déposant des déclarations rectificatives, soit par
l'administration fiscale25.
On note à cet effet que la correction symétrique peut même
être imposée à l'administration par décision juridictionnelle.
Ceci dit, concernant la deuxième série d'irrégularités, à savoir
les décisions de gestion, elles constituent des écritures comptables qui
traduisent un choix fiscal par l'entreprise. C'est-à-dire une écriture ou
un ensemble d'écritures comptables dont la passation est facultative en
utilisant, une marge de choix que les prescriptions légales, exclusion
faite de la doctrine administrative, laissent ouverte au contribuable.
On peut citer comme décision de gestion le choix de la
méthode d'amortissement, la constitution d'une provision, l'imputation
d'un déficit sur les résultats bénéficiaires des exercices suivants, la
décision de réviser la valeur comptable de certains éléments de
l'actif…On peut même y inclure les incorrections comptables,
délibérées, c'est-à-dire que l'entreprise face à une obligation de
traduire telle ou telle opération par une écriture comptable, elle la
traduit volontairement, d'une manière infidèle, dans le but de frauder
l'impôt.
24
25
L'exemple le plus fréquent est celui du rattachement des créances et des dettes à
tel ou tel exercice.
L'article 19 CDPF est général et ne distingue pas entre l'administration et le
contribuable, quant à l'exercice du droit de réparation des erreurs. Il dispose
que" sous réserve des dispositions des articles 21.23.24 et 26 du présent code
(qui concernent les délais de prescriptions) les omissions, erreurs et
dissimulations constatées dans l'assiette, les taux ou la liquidation des impôts
déclarés, peuvent être réparées…" donc le contribuable peut réparer ses erreurs
comptables. C'est une solution adoptée par le conseil d'Etat français dans Rec.
officiel du 23/1/1961 et rec. Officiel du 25/1/1961 cités par Bernard Plagnet.
Revue de science financière. TLXVI n°3 p739 et même par la jurisprudence
tunisienne. Tr.1ère instance de Sfax jugement n°166 du 6/10/2004 (inédit).
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
Ces incorrections se manifestent surtout en matière de charges
non déductibles et de dégrèvements fiscaux irréguliers.
Dans tous ces cas, l'administration fiscale, menue de son large
pouvoir d'investigation, procède à la requalification de l'opération et à
sa réintégration dans le résultat fiscal.
L'administration ne doit en principe taxer que le bénéfice
réellement réalisé et non le bénéfice qu'aurait pu produire l'entreprise
si elle avait été mieux gérée, à condition que le contribuable n' ait pas
commis des actes anormaux de gestion. En fait, le rôle de
l'administration fiscale est de vérifier la régularité des écritures
comptables au vu de la réglementation fiscale, sans pouvoir apprécier
l'opportunité des décisions de gestion, lorsqu'elles se rattachent à
l'exploitation normale de l'entreprise26.
On peut remarquer enfin qu'en présence d'une comptabilité
reconnue comme régulière, le recours à la méthode extra- comptable
ne sera pas permis27 .
En fait, nonobstant la rédaction ambiguë de l'article 38 CDPF,
et sans trop s'attarder sur l'interprétation du dit article28, on peut
affirmer que la comptabilité régulière exclut toute possibilité de
recourir à la méthode extra- comptable pour reconstituer les bases
d'imposition. Cette solution s'avère fondée juridiquement29 et
historiquement30. Elle est même adoptée par la doctrine
administrative31 et consacrée par la jurisprudence32. D'autant plus que
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Concl. Delmas – Marsalet sur CE. 4/11/1970. Bull, Lefèvre n°3 de 1972.
Sofiène Borgi, en présence d'une comptabilité reconnue pour régulière, point
n'est laissé à l'extra- comptable, R.C.F n°68, printemps 2005 p18.
Voir à ce propos : Sofiène Borgi, en présence…op. cit. , S. Kamoun, op. cit et F.
Choyakh op. cit.
Article 40 CDPF, article 26 loi n°96-112 du 30/12/96, les articles 11,598 code
de commerce, art 540, 541,461 et 462 code des obligations et des contrats,
article 11 code TVA, article 47 code des droits d'enregistrement et des droits de
timbre, article 7 code d'incitation aux investissements, débats parlementaires…
La charte du contribuable considérait que l'administration est tenue de prendre
en considération les données de la comptabilité au cas où cette dernière remplit
les conditions légales de fond et de forme.
Note commune n°23 de l'année 2005, prises de positions : D.G.C.F n°188 du
29/2/2001, DGCF du 15/3/2001 et DGELF n°399 du 22/3/2002
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
seul le respect de la comptabilité par le fisc, reflète l'efficacité du
système fiscal, qui ne vaut que par l'administration qui l'applique. Or
marginaliser la force probante de la comptabilité, en acceptant le
cumul entre le comptable et l'extra- comptable, signifie que le système
fiscal "ne s'intéresse qu'à ses méthodes qualifiées d'approximatives et
parfois d'arbitraires"33.
Le recours simultané au comptable et à l'extra- comptable, fait
perdre à la comptabilité toute utilité fiscale et au contribuable son
essentielle garantie de faire valoir sa comptabilité vis-à-vis du fisc
pour justifier et prouver ses déclarations.
C'est l'insécurité juridique qui peut inciter les contribuables à
quitter la transparence fiscale et à frauder l'impôt. Le résultat n'est il
pas le même, à cause de l'absence d'un traitement préférentiel pour les
contribuables tenant une comptabilité régulière?
DEUXIEME PARTIE
L'INOPPOSABILITE SANCTION
D'IRREGULARITE DE LA COMPTABILITE
Il existe un consensus sur le fait que le rejet de la comptabilité
est la sanction légitime des irrégularités graves de la comptabilité.
Mais si l'administration a le droit de rejeter la comptabilité d'un
contribuable, elle doit d’une part motiver sa décision (Paragraphe I)
et reconstituer les bases d'imposition sur des éléments extra comptables, d’autre part. (Paragraphe II)
Paragraphe I : Les conditions de rejet de la comptabilité
Malgré son impact très grave sur la marche normale de
l'entreprise, le rejet de la comptabilité par l'administration fiscale à
l'occasion d'une vérification approfondie, n'a pas été réglementé par
notre législateur.
32
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T.A. req n°32434 du 13/11/2000 et n° 32797 du 17/3/2003, Tribunal de 1ère
instance de Sfax aff n°317 du 23/2/2005 et 318 du 15/6/2005, Tribunal de 1ère
instance de l'Ariana aff n°59 du 19/4/2003(inédits).
K. Fendri…op. cit.
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L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
En fait, et malgré les réformes successives qu'a connu le droit
fiscal tunisien, notre législateur, et à la différence de ses homologues
algérien34 et marocain35 est resté muet sur la question.
La jurisprudence quant à elle, s'est montrée enthousiaste en
appliquant, dans les rares décisions connues, les principes adoptés par
le conseil d'Etat français concernant cette question.
Mais avant de poursuivre la démonstration, deux remarques
nécessitent la réflexion :
La première remarque concerne le défaut de présentation de la
comptabilité par le contribuable aux services de l'administration
fiscale dans le délai de trente jours de la date de sa mise en demeure,
et l'établissement d'un procès verbal contre le contribuable défaillant36.
En fait et à partir du 1er janvier 2005, le défaut de présentation
de la comptabilité est devenu un cas de rejet de plein droit de la
comptabilité.
La question qui se pose à cet égard est de savoir si le défaut
partiel de présentation de la comptabilité est sanctionné de la même
manière que le défaut total?
On pense que la réponse ne peut être que négative car on passe
dans ce cas du rejet de plein droit de l'article 38 CDPF aux cas de rejet
pour absence de documents comptables qui doivent être prouvés et
motivés par l'administration.
La deuxième remarque concerne le rejet déguisé de la
comptabilité. En effet les agents vérificateurs obsédés par
« l'obligation de taxation d'office » dont ils sont tenus37, sont amenés à
taxer d'office, des contribuables soumis à l'obligation de tenir une
comptabilité en se basant sur les résultats de vérification préliminaire,
fondés dans la majorité des cas sur les articles 42 et 43 CIRPP et IS
34
35
36
37
Article 191 code des Impôts directs et taxes assimilées algérien. Journal officiel
de la république algérienne n°92 du 25/12/1999.
F. Choyakh. Op. cit.
Art 38 CDPF modifié par l'article 62 de la loi de finance n°2004-90 du
30/12/2004 JORT n°105 du 31/12/2004.
A notre connaissance, chaque agent de vérification est tenu de 12 arrêtés de
taxation d'office par an.
269
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
c'est-à-dire sur la présomption d'enrichissement du contribuable,
personne physique ou même morale.
Ce genre de taxation d'office vide la comptabilité de toute
valeur juridique et constitue par la même occasion un détournement
inacceptable des procédures, et une violation inadmissible des
garanties du contribuable.
Ceci dit, lors d'une vérification approfondie, le vérificateur
commence par examiner la comptabilité et relever les irrégularités et
les lacunes qu'il juge suffisante pour justifier son éventuel rejet.
On remarque à ce niveau que la notion de rejet de la
comptabilité et celle d'absence de valeur probante sont équivalentes.
Le contribuable dont la comptabilité est rejetée ne peut s'en prévaloir
pour prouver l'exagération du bénéfice imposable retenu par
l'administration.
La décision de rejet de comptabilité est très grave, elle ne peut
être prise par l'agent vérificateur que lorsqu'il constate « des
irrégularités et des lacunes graves et répétées »38.
« D'une façon générale, une comptabilité n'est rejetable que
dans la mesure où les irrégularités comptables et les écritures sont
telles qu'il est impossible au vérificateur de procéder à des
redressements et des réintégrations de nature à aboutir aux bénéfices
réels susceptibles d'avoir été réalisés par les intéressés »39.
L'appréciation de la régularité de la comptabilité doit se faire
année par année en application du principe de l'annualité de l'impôt et
du principe de l'indépendance des exercices40. Ce qui signifie que la
vérification peut se baser sur la comptabilité pour une année et sur
l'extra- comptable sur l'autre.
Mais en tout état de cause, tout rejet de comptabilité doit être
justifié et bien motivé dans l'arrêté de taxation d'office car il constitue
une question préliminaire sur la quelle le juge saisi doit statuer. S'il
estime le rejet justifié, le juge fiscal accepte le rejet de la comptabilité
38
39
40
Tr. 1ère instance de Sfax aff. N°314 du 7/12/2005 (inédit).
Note commune n°16 du 12/5/1967.
Liebert – champagne M, B, C- TVA : notion de comptabilité probante.
RJf.11/86 p586.
270
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
et se limite à apprécier l'exactitude de la méthode extra–comptable de
redressement. Mais s'il estime que le rejet n'est pas justifié, le juge
fiscal procède:
- Soit à l’annulation de l'arrêté de taxation d'office pour
insuffisance de motivation41ou pour méthode de redressement
radicalement viciée.
-Soit à l’approbation de l'arrêté de taxation d'office pour le
principe et ordonne une expertise pour redresser l'intéressé sur la base
de sa comptabilité.
Les irrégularités décelées par la jurisprudence et pouvant
justifier le rejet de la comptabilité consistent notamment en:
1-Défaut de constatation dans la comptabilité de trois
comptes bancaires et absence de pièces justificatives concernant
plusieurs opérations réalisées par l'entreprise42.
2-Application de la compensation entre les recettes et les
dépenses, chevauchement des écritures et manque de pièces
justificatives43.
3-Absence de livre d'inventaire, défaut de dépôt au bureau de
contrôle des impôts d'un exemplaire du programme informatique
initial ou modifié sur support magnétique44.
4-Absence de livre d'inventaire, absence de pièces
justificatives, anomalies et erreurs graves dans la tenue des livres,
documents ou comptes, caisse créditrice et coefficients anormaux,
recettes non déclarées45.
5-Disproportion entre le chiffre d'affaires déclaré et les achats
consommés46.
6-Factures
comptabilisées47.
41
42
43
44
45
46
47
d'achat
et
de
vente
irrégulières
et
non
Article 50 CDPF.
Tr. 11ère instance de Sfax aff. n°314 du 7/12/2005 (inédit).
Tr. 1ère instance de Sfax aff n°354 du 13/7/2005 (inédit).
Tr. 1ère instance de SFAX aff. n°46 du 30/06/2004, RTF n°5/2006 p197.
Tr. 1ère instance de Sfax, aff. n°76 du 12/5/2004 RTF n°5/2006 p198 et 199.
Tr. 1ère instance de Sfax, aff. n°146 du 16/6/2004 RTF n°5/2006 p203.
T.A req n°33546 du 9/12/2002 (inédit).
271
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
7-Confusion des dépenses professionnelles et personnelles sous
une même rubrique et omission de certaines recettes telles que les
ventes au comptant et les ventes des mois d'été48.
8-Comptabilité reconstituée à partir d'éléments comptables non
probants et en partie fictifs49.
9-Nombreuses interversions de dates du livre journal, défaut de
pièces justificatives50.
10-Livre de trésorerie comportant des totaux portés au crayon,
des ratures et des surcharges, et livres auxiliaires sous forme de
feuilles volantes51.
11-Défaut de livre d'inventaire, de livre de caisse, de livre –
journal et de pièces justificatives52.
12-Lacunes affectant les inventaires, globalisation des recettes,
compte caisse n'enregistrant qu'une partie des opérations53.
13-Livre journal non tenu au jour le jour, absence de journaux
auxiliaires et centralisateurs, minorations des recettes, discordances
nombreuses54.
14-Absence de livre d'inventaire, factures non conservées,
comptabilisation globale à la fin de la journée, soldes créditeurs de
caisse55.
15-Inventaires de stocks établis globalement ou par rayons de
produits ne permettant de dégager ni le prix unitaire des articles ni la
composition exacte des stocks56.
48
49
50
51
52
53
54
55
CE 3ème sous-sect, 17/6/1932, sem.jur.1932 p776.
CE. Req n°25349 du 27/2/1984. Dr.fisc.1984 n°42, comm. 1774, concl. ph.
Bissara.
CE. Req n°54659 du 7/12/1936, Delignieres. B. jurisclasseur procédures
fiscales. Fasc. 382 op.cit
CE. Req n°177371 du 27/3/2000. Dr.fisc.2000 n°45-46, comm. 881.
CE. Req n°75931 et 75932 du 8/8/1990, M. Calderone. Dr.fisc.1991 n°9,
com.419.
CE. Req n°64165 du 4/11/1991, Mme Domergue, Dr. Fisc. 1991, n°51,
comm.2527, concl. N . Chahid – Nourai.
CE. Req n°6718 du 27/7/1979, Dr. Fisc. 1980, n°5, comm.253.
CE. Req n°7408 du31/1/1979, Dr. Fisc. 1979, n°44, comm.2152, concl. D.
Fabre.
272
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
16-Nombreuses omissions de recettes et mention d'une
augmentation importante non justifiée du capital net engagé dans
l'entreprise57.
17-Situations de caisses créditrices58.
18-Caisses créditrices aggravées par l'absence de livre
journal . Notons toutefois que la présence d'un seul solde de caisse
créditeur pour un faible montant ne suffit pas à rejeter la comptabilité
pour irrégulière60.
59
19-Comptabilité incomplète, encaissements de créances non
comptabilisés, ratures61.
20-Taux de bénéfice brut global anormalement faible et apports
en espèces non justifiés62.
Nous déduisons à partir des exemples cités que la
jurisprudence exige au moins l'existence de deux irrégularités graves
pour accepter le rejet de comptabilité et que l'inventaire est une
opération comptable déterminante dans l'appréciation de la régularité
de la comptabilité. Ceci est de nature à inciter les contribuables à
fournir plus d'effort pour l'établissement des inventaires afin d'éviter
tout risque de rejet de leur comptabilité.
Paragraphe II : Les effets du rejet de la comptabilité sur la
détermination du résultat fiscal
Le rejet de comptabilité prive le contribuable d'une "précieuse
arme de défense"63, en l'occurrence la comptabilité et permet à
l'administration par la même occasion de recourir à des moyens
d'estimation de la masse imposable, basés sur les indices et les
présomptions.
56
57
58
59
60
61
62
63
CE. Req n°64165 J.C.P.E 1991pan.1368.
CE. Req n°22083 du 29/5/1957. Delignieres. B. op.cit.
CE. Req n°34894 du 23/3/1984. Dr. Fisc1984 n°39, comm.1595.
CE. Req n°34086 du 16/1/1985. Dr. Fisc1985 n°19, comm.968.
CE. Req n°44504 et 44505 du 17/2/1986. Dr. Fisc1986 n°18, comm.913, concl.
M. de Guillenchmidt.
CE. Req n°9769 et 9771 du 12/12/1979. Dr. Fisc1980 n°9, comm.1678.
CE. Req n°92755 du 5/11/1975. Dr. Fisc1975 n°52, comm.1378.
F.Choyakh. op. cit.
273
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
En fait, l'article 38 CDPF prévoit que la vérification
approfondie s'effectue en cas de rejet de la comptabilité sur la base de
renseignements, de documents ou des présomptions de fait ou de droit.
Notre droit fiscal contient donc plusieurs "gardes fous"64 qui
permettent de prévoir la fraude et qui munissent l'administration
fiscale d'un arsenal légal très riche lui permettant de chercher
l'information fiscale et de retracer la situation fiscale des
contribuables65.
L'administration fiscale peut donc taxer d'office les
contribuables "négligents", en se basant sur des présomptions de fait
ou de droit c'est-à-dire sur des éléments extra - comptables66. Mais
quels peuvent être ces éléments extra - comptables ? Et quels sont les
moyens de défense à la disposition du contribuable ?
Face au comportement passif du législateur vis-à-vis de ce
genre de problèmes, la jurisprudence usant de son pouvoir créateur de
règles fiscales a consacré les solutions adéquates.
Le tribunal administratif a permis à l'administration fiscale de
recourir à des méthodes extra - comptables de reconstitution du
résultat fiscal, à condition de bien motiver la méthode suivie dans
l'arrêté de taxation d'office et de prouver les présomptions utilisées
afin d'éviter tout arbitraire et tout abus administratif67.
64
65
66
F. Choyakh. op.cit.
Les droits de renseignement, d'éclaircissement de justification, de
communication, de visite et de saisie, permettent à l'administration fiscale
d'avoir des armes efficaces pour accomplir sa mission de contrôle.
T. A. Req n°158 du 18/2/1982 et Req n°183 du 14/7/1983. Recueil des arrêts du
tribunal administratif p234.
‫" إن رﻓﺾ اﻟﺤﺴﺎﺑﻴﺔ ﻻ ﻳﻌﻨﻲ أن ﺗﻌﺘﻤﺪ اﻹدارة ﻋﻠﻰ‬.T. A. Req n°33445 du 17/2/2003 ** 67
‫ﻋﺪد ﻣﻦ اﻟﻔﺮﺿﻴﺎت ﻓﻲ ﺗﺤﺪﻳﺪ أﺳﺎس اﻷداء ﺑﻞ آﺎن ﻋﻠﻰ اﻟﻠﺠﻨﺔ أن ﺗﻄﻠﺐ ﻣﻦ اﻹدارة اﻹدﻻء ﺑﺎﻟﻮﺳﺎﺋﻞ‬
‫واﻵﻟﻴﺎت اﻟﺘﻲ ﺗﻤﻜﻨﻬﺎ ﻣﻦ اﻟﺘﻮﺻﻞ إﻟﻰ ﺗﺤﺪﻳﺪ اﻟﻀﺮﻳﺒﺔ آﺎﻹدﻻء ﻣﺜﻼ ﺑﻤﺎ ﻳﺜﺒﺖ ﻧﺴﺐ اﻟﺮﺑﺢ اﻟﻤﻌﺘﻤﺪة ﺑﺎﻟﻨﺴﺒﺔ‬
.(inédit) " ‫ﻟﻠﻤﺆﺳﺴﺎت اﻷﺧﺮى اﻟﻌﺎﻣﻠﺔ ﻓﻲ ﻧﻔﺲ اﻟﻘﻄﺎع‬
‫ض اﻹدارة‬.‫ ﻣﻦ م‬66 ‫ " وﺣﻴﺚ ﻟﺌﻦ ﺧﻮل اﻟﻔﺼﻞ‬. T .A. Req n° 33225 du 17/2/2003**
‫اﺳﺘﻌﻤﺎل اﻟﻘﺮاﺋﻦ اﻟﻘﺎﻧﻮﻧﻴﺔ واﻟﻔﻌﻠﻴﺔ ﺗﻮﺻﻼ إﻟﻰ ﺿﺒﻂ ﻗﺎﻋﺪة اﻷداء ﺟﺒﺮا ﻓﻲ ﺻﻮرة ﻋﺪم وﺟﻮد ﺣﺴﺎﺑﻴﺔ‬
‫ﻗﺎﻧﻮﻧﻴﺔ ﺟﺪﻳﺮة ﺑﺎﻻﻋﺘﻤﺎد ﻓﺎﻧﻪ ﻻ ﻣﺒﺮر ﻟﺴﻠﻮك ﻃﺮﻳﻘﺔ اﻟﺘﺨﻤﻴﻦ ﻻﺳﺘﻨﺒﺎط واﻓﺘﺮاض ﻗﺮاﺋﻦ وهﻤﻴﺔ ﻻ ﺗﻤﺖ‬
‫ﻟﻠﻮاﻗﻊ ﺑﺼﻠﺔ ﻟﺒﻠﻮغ ذﻟﻚ اﻟﻐﺮض ﺑﻞ ﻳﺘﺤﺘﻢ ﺗﺮآﻴﺰهﺎ ﻋﻠﻰ ﻋﻨﺎﺻﺮ ﻣﺎدﻳﺔ وﻻﺑﺪ ﻣﻦ ﺗﻮﺧﻲ ﻃﺮﻳﻘﺔ اﻟﻘﻴﺎس‬
‫اﻟﺤﻘﻴﻘﻲ واﻹﺛﺒﺎت اﻟﻤﺎدي ﺗﻮﻗﻴﺎ ﻣﻦ اﻹﻋﺘﺒﺎط واﻟﺘﻌﺴﻒ وﻋﺪم اﻹﻧﺼﺎف وﺣﺘﻰ ﻳﻜﻮن اﻻﺟﺘﻬﺎد ﻓﻲ اﻧﺘﻬﺎج‬
‫اﻟﻘﺮاﺋﻦ اﻗﺮب ﻣﺎ ﻳﻜﻮن ﻟﻠﻮاﻗﻊ‬
274
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
L'administration peut à cet effet recourir aux recoupements à
condition de les produire devant le juge68. Elle peut se référer aux
mouvements du patrimoine du contribuable. Elle peut aussi fonder les
redressements sur tous les éléments d'information en sa possession, et
notamment ceux qui peuvent être recueillis dans la comptabilité
occulte d'un autre contribuable sous réserve qu'elle soit en mesure de
produire les documents devant le juge69, ou dans des correspondances
privées70, ou dans des documents figurant dans une procédure pénale
ou civile. L'administration peut se référer aussi aux opérations
retracées dans la comptabilité de l'entreprise au cours des exercices
précédents ou suivants, à condition que la comptabilité de ces
exercices soit régulière et que l'administration prouve que les
conditions de l'exploitation permettent une telle extrapolation
moyennant les adaptations nécessaires71.
Quoi qu'il en soit et quelle que soit la méthode de redressement
suivie et les présomptions utilisées72, le juge de fond garde un pouvoir
discrétionnaire très large pour apprécier leur validité73.
Dans ce même ordre d'idées, ne sont pas admis comme
moyens de preuve extra - comptables :
1-Les affirmations succinctes74.
2-Les évaluations fantaisistes non appuyées de calculs75.
68
69
70
71
72
73
74
75
‫وﺣﻴﺚ ﺗﺒﻘﻰ ﺻﻼﺣﻴﺎت اﻹدارة ﻓﻲ اﺳﺘﻌﻤﺎل اﻟﻘﺮاﺋﻦ ﺧﺎﺿﻌﺔ ﻟﺮﻗﺎﺑﺔ ﻗﺎﺿﻲ اﻷﺻﻞ اﻟﺬي ﻳﺘﻤﺘﻊ ﺑﺴﻠﻄﺔ‬
‫ﺗﻘﺪﻳﺮﻳﺔ واﺳﻌﺔ ﻓﻲ اﻋﺘﻤﺎد اﻟﺤﺠﺞ اﻟﻤﻘﺪﻣﺔ ﻟﻪ وﻳﺠﻮز ﻟﻪ إزاﺣﺘﻬﺎ آﻠﻤﺎ ﺗﺒﻴﻦ ﻟﻪ أﻧﻬﺎ ﻏﻴﺮ ﺟﺪﻳﺔ أو ﻣﺸﻜﻮك ﻓﻲ‬
.(inédit)" ‫ﺻﺤﺘﻬﺎ وذﻟﻚ ﺑﺸﺮط ﺗﻌﻠﻴﻞ ﻣﻮﻗﻔﻪ‬
Tr 1ère instance de Sfax aff. n°34 du 29/12/2004 (inédit), CAA Bordeau, req
n°98-882 du 13/6/2002, Mme Bratti: Dr. Fisc 2002, n°48. comm.954, JurisData n°2002-190729.
CE Req n°1120, 1121, 3567 et 3568 du 30/1/1980, Dr. Fisc. 1980 n°21
comm.1193.
CE Req n°99792 du 12/5/1976, Jozet. Dr. Fisc 1977 n°18, comm.738.
CE Req n°59873 du 3/12/1999, SA l'Escale, Dr. Fisc 2000 n°44, comm.849.
Consommation d'électricité pour un menuisier ( tr. 1ere instance de Sfax aff n°
174 du 5/5/2004 inédit) consommation de l'eau pour une usine de fabrication de
carrelage ( T. A Req n° 194 du 24/3/1983 inédit) quantité de boites de thon pour
un restaurant populaire; nombre de lits pour un hôtel non classe ; nombre de
chaises et de tables pour un restaurant…
T. A Req n° 33225 du 17/2/2003 (inédit).
CE Req n°41112 du 26/7/1985, Dr. Fisc 1986 n°19, comm.968.
CE Req n°9728 du 20/2/1982, Dr. Fisc 1981 n°41, comm.1813.
275
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
3-Les évaluations invraisemblables76.
4-Les évaluations empiriques et non rationnelles telles que
l'application d'un coefficient au chiffre d'affaires77.
5-Les informations verbales recueillies auprès des tiers78.
6-Les documents ou recoupements que l'administration n'est
pas en mesure de produire79.
A ce propos deux questions peuvent être soulevées :
l'administration peut elle recourir à la comptabilité après l'avoir
rejeté ? est-ce qu'elle peut redresser la situation fiscale du contribuable
en utilisant par exemple la méthode de comptabilité matière ?
On pense que l'administration qui a rejeté la comptabilité pour
irrégularité, peut lors de la reconstitution du chiffre d'affaires ou de
bénéfice imposable recourir aux éléments de la dite comptabilité, qui
sont susceptibles d'être tenus pour exactes ou d'un degré
d'approximation suffisant80.
En effet même dépourvue de toute valeur probante, les
données comptables sont opposables au contribuable qui les a
établies81.
D'un autre coté, l’administration peut asseoir un redressement
sur la comptabilité matière. Cette méthode, malgré le fait qu'elle soit
basée en partie sur des données comptables à savoir des inventaires
des factures d'achat et de vente…, elle reste une technique extracomptable de redressement reposant sur une présomption simple
assimilant tout déséquilibre dans l'équation "stock initial+ achats de
l'année (factures d'achat)- ventes de l'année (factures de vente)= stock
final", à une dissimulation de ventes82.
76
77
78
79
80
81
82
CE Req n°65218 du 14/10/1988, Dr. Fisc 1988 n°51, comm.2348.
CE Req n°66937 du 23/7/1938, cité par Delignieres. B. op. cit.
Rép. Min. n° 36323 à M. Longuet : JOAN.Q.20/4/1981 p 1744, Dr. Fisc 1988
n°24-25, comm.1311.
CE Req n°47531 du 24/4/1986, Dr. Fisc 1987 n°19-20, comm.995.
Les factures d'achats, les taux de bénéfices, un bilan produit devant une banque
ou dans une affaire civile…
Article 548 du code des obligations et des contrats.
F. Choyakh. op.cit.
276
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
Donc, en cas de rejet de la comptabilité, l'administration peut
recourir à la comptabilité matière pour taxer d'office le contribuable.
Le contribuable taxée d'office et dépourvu de sa comptabilité,
ne peut obtenir la décharge ou la réduction de l'impôt porté à sa
charge, qu'en apportant la preuve de la sincérité de ses déclarations, de
ses ressources réelles ou du caractère exagéré de son imposition83.
Le contribuable ne peut pas se borner à la seule critique sans
justification des données retenues par l'administration pour la fixation
des bases d'imposition84. Il peut par contre soit prouver l'inexactitude
des présomptions de fait utilisées par l'administration85, soit prouver
la provenance des fonds ayant servis au financement de ses
acquisitions86. Il peut aussi critiquer la méthode de reconstitution du
bénéfice ou du chiffre d'affaires adoptées par l'administration, en
démontrant qu'elle est erronée soit au regard de la simple logique soit
par inadéquation aux circonstances de fait87.
La jurisprudence distingue entre la méthode de reconstitution
radicalement viciée et celle excessivement sommaire. Le recours par
l'administration à une méthode radicalement viciée88 est souvent
sanctionné par la nullité de la taxation. Cette méthode de redressement
repose en réalité sur une erreur de raisonnement assimilable à une
erreur de droit, ou sur des éléments insusceptibles de fonder une
83
84
85
86
87
88
Article 65 C D P F.
T. A Req n° 32797 du 17/3/2003 (inédit).
Inexactitude des recoupements (Tr 1ère instance de Sfax aff. n°40 du 2/4/2003
affirmée par C. APP de Sfax n° 9142 du 7/3/2006 inédits); L'existence d'un seul
compteur d'électricité et non 3 comme prétendait l'administration ce qui signifie
que la quantité d'électricité sur laquelle est basée l'imposition est inexacte (Tr
1ère instance de Sfax aff. n°318 du 15/6/2005 inédit).
Prêt bancaire, héritage, don…
Delignieres. B. op. cit.
Le recours à un coefficient dépourvu de tout lien avec le volume ou la nature
des affaires traitées (CE Req n° 50-009 du 21/10/1987, Dr. Fisc 1988 n°10,
comm.500); la prise en compte d'achats dissimulés dont l'administration
n'établit pas l'existence (CE Req n° 46732 du 28/4/1986, Dr. Fisc 1986 n°44,
comm.1907); la reconstitution basée sur l'extrapolation d'un échantillon
insuffisamment représentatif de l'activité du contribuable; le cumul des deux
méthode comptable et extra- comptable(Tr 1ère instance de Sfax aff . n°317 du
25/2/2005 inédit ).
277
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
imposition89. En revanche, la méthode excessivement sommaire90
conduit le juge, ou bien à ordonner un supplément d'instruction ou une
expertise, ou bien à retenir les chiffres avancés par le contribuable et
prononcer sa décharge, chose qui est très rare en pratique.
Logiquement, on peut conclure qu'il vaut mieux consacrer
toute son énergie à édifier une comptabilité régulière et probante, que
d'essayer de prévoir des éventuels moyens de preuve extra- comptable,
qui risquent d'être inopérants devant le juge d'impôt. En réalité cette
logique se trouve renversée.
CONCLUSION
« L'efficacité et la simplicité du système fiscal et du système
comptable, dépendent aussi bien des textes qui doivent être en
harmonie, mais aussi d'une bonne application de la législation
comptable et de la législation fiscale par l'administration » 91 et
surtout par le pouvoir juridictionnel.
L'harmonisation des normes comptables et fiscales et leur
bonne application encourage les entreprises à adopter la transparence
et rapproche notre législation fiscale de celle adoptée par les Etats de
l'Union Européenne afin de rendre notre fiscalité plus compétitive92.
Quelques recommandations peuvent être avancées à ce sujet :
1-Perfectionner les textes fiscaux ambigus concernant la durée
de vérification en cas de rejet de comptabilité, l'interdiction du cumul
du comptable et de l'extra- comptable.
2-Définir les cas de rejet expressément dans un texte de loi.
3-Créer l'institution d'expertise automatique pour apprécier si
les éléments de faits relevés par l'administration fiscale, sont d'une
89
90
91
92
CE Req n°70815 du 27/2/1991. M. Buquet, Dr. Fisc 1992 n°1, comm.32.
L'insuffisante prise en compte des données propre à l'activité concernée; le
recours à des coefficients arbitraires et théoriques (CE Req n° 74371 du
22/2/1989, Dr. Fisc 1990 n°6, comm.235); l'application sur l'ensemble de la
période contrôlée, aux achats revendues, d'un coefficient multiplicateur arrêté à
partir de données constatées au cours du premier exercice vérifié (CE Req n°
187871 du 6/3/2002 cité par Delignieres.B.op.cit).
K. Fendri , M. Kessentini et S. Kraiem op. cit.
Le doyen Neji Baccouche, op. cit.
278
L’opposabilité de la comptabilité en droit tunisien
importance telle qu'ils sont de nature à entraîner un rejet de
comptabilité.
4-Encourager la spécialisation de la juridiction fiscale, en
créant l'institution du juge fiscal, car seul un juge spécialiste et
consacré à cette matière complexe « la fiscalité », peut garantir la
promotion de notre système fiscal.
Sfax novembre 2006
279