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Restitution
Sophie FANTONI-QUINTON : « Le droit du travail doit fixer l’organisation du
système de santé au travail »
Restitution de l’exposé proposé par Sophie Fantoni-Quinton, professeur des universités, praticien
hospitalier, Lille 2 / CHRU Lille, le 22 juin 2016, au cours du 34e Congrès national de médecine et de
santé au travail organisé au Palais des congrès de Paris.
Document ISTNF non validé par l’intervenant et les organisateurs
On aurait pu aller plus loin par de simples décrets. En réalité on peut dire, et certains l’ont écrit à
plusieurs reprises, que les décrets de 2012 avaient mis un coup d’arrêt aux potentialités de la loi de
2011. Avec la loi de 1946, la médecine du travail est devenue une médecine de prévention ; on a
entendu madame El Khomri dire qu’elle tenait à garder cette étiquette de médecin de prévention.
On a fait de nous des conseillers, salariés protégés, en étendant nos missions, en protégeant notre
statut. Nous sommes désormais animateurs, coordinateurs d’équipes pluridisciplinaires. Le monde
du travail a lui aussi évolué : allongement des carrières, pénibilité, vieillissement - on n’est pas à la fin
des accidents de travail -, parcours professionnel haché, précarités (intérimaires, CDD, nouvelles
formes d’emploi…). Avec ce type de parcours chaotique, la rencontre avec un médecin ou un
professionnel de santé est importante pour faire un point d’étape, pour proposer un cursus laboris,
pour parler avec lui d’autre chose que des éventuels accidents du travail, en prenant en compte
l’évolution des risques professionnels et des évolutions des conditions de travail.
Quelles sont les évolutions des politiques de santé au travail, dans les politiques de santé au sens
large ? Alors on l’a dit : nous sommes des spécialistes, nous construisons des référentiels métiers,
nous sommes indépendants, nous sommes prescripteurs d’ordonnances de prévention… mais
« indépendants » pour quoi, et « prescripteurs » de quoi ? Parce qu’il y a inflation législative, il y a
aussi conflit de normes, là je n’évoque que la question du code de santé publique qui renforce notre
exercice de médecin dans le cadre d’une indépendance professionnelle, inaliénable. Un autre article
dit qu’il y a incompatibilité entre les fonctions de contrôle et de prévention, c’est l’inscription de
l’exercice médical. Quand il y a conflit de norme, quel rôle faut-il assigner au droit dans ce cas ? Est-il
là pour tout normaliser ? Doit-on attendre de lui qu’il cadre tout et qu’il nous mette dans un carcan ?
N’y a-t-il pas d’ailleurs une ambiguïté entre l’indépendance professionnelle et la normalisation à tout
crin de l’exercice du médecin du travail ? N’y a-t-il pas d’ambigüité dans les moyens de contrôle mis
en œuvre par l’Etat ?
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En tant qu’universitaires, nous ne sommes pas des gens de terrain, nous l’avons déjà entendu, mais
certains d’entre nous sommes proches des équipes de santé au travail, nous écoutons leurs
préoccupations, leurs inquiétudes… parmi toutes les questions qui nous sont posées, celles qui
reviennent de façon récurrente sont : à partir de quand un salarié justifie-t-il d’une attention plus
particulière de la part des médecins - je ne parle pas de la surveillance médicale renforcée -, quand
peut-on voir de façon plus intentionnée un salarié ? Faut-il attendre un règlement ou un décret pour
savoir quelle sera la personne qu’il va falloir cibler ? Le libellé « visite médicale » nous place tout le
temps dans des cadres réglementaires très compliqués, avec des cases à cocher qui ne sont pas
toujours compatibles dans les logiciels… On m’a encore demandé cette semaine : « Existe-t-il des
visites à la demande des médecins du travail ? Ah ben non, parce que ce n’est pas inscrit dans mon
logiciel »… La visite médicale peut se faire à la demande du salarié, à la demande de l’employeur…
mais le médecin du travail est juge de la périodicité et des examens périodiques renforcés, et parce
qu’il a une indépendance inaliénable, bien sûr, il peut convoquer un salarié.
Dans le cadre d’un suivi de santé, cette question, il me semble, ne doit pas être réglée par des textes
supplémentaires, puisque, le code de santé publique le dit bien (Applaudissements nourris et
spontanés de l’auditoire)… on acte aujourd’hui une approche quantitative (Nouveaux
applaudissements), cette question est importante car il faut pourvoir appuyer, démontrer parfois,
son efficacité, mais aujourd’hui la logique est uniquement quantitative, on le voit avec les Contrats
pluriannuels d’objectifs et de moyens ; les Cpom sont des instruments extrêmement intéressants
mais comment les utilise-t-on ? On fait des indicateurs à priori ; il faudra, dans la seconde génération
des Cpom, proposer des évaluations sur les indicateurs qu’on aura défini de façon plurielle, afin de
voir ce sur quoi on aura progressé en matière de maintien dans l’emploi, de présomption… et voilà, à
posteriori, l’évaluation, parce que, il ne faut pas se voiler la face, nous avons besoin d’évaluation. Je
pense que le droit aujourd’hui devient un alibi pour figer la profession, voire, parfois même, la
démédicaliser (Salve d’applaudissements).
Est-ce que je peux mettre un avis d’inaptitude alors que le salarié ou l’employeur ont dit qu’un
licenciement allait intervenir ? La nouvelle formule de la loi Rebsamen peut-elle s’utiliser en une
seule fois, en deux fois, après une étude de poste etc. Peut-on préconiser du télétravail pour un
salarié ? Est-ce juridiquement faisable ? Ces questions nous figent, nous rendent mal à l’aise.
Comment innover sans être soumis à ce carcan juridique ? Voilà les perspectives. Nous sommes
spécialiste, on le revendique, nous avons une compétence spécifique sur le lien santé et travail : nous
devons fonder notre exercice sur des données scientifiques sur des données référentielles, sur les
connaissances des bonnes pratiques. Qui mieux que le médecin du travail peut prescrire un suivi de
santé adapté aux salariés en fonction de leur vulnérabilité ? Il ne s’agit pas de les écarter, mais de les
accompagner en fonction de leurs expositions ? Encore faut-il les connaitre, et là il devrait être
juridiquement indispensable, c’est déjà inscrit dans le droit, que l’employeur déclare les risques
auxquels sont exposés les salariés, qu’il donne tous les moyens aux équipes de santé au travail de
connaitre les expositions, à partir d’informations fiables, contractualisées.
Il faut rappeler la directive de 1989 : l’employeur est responsable de l’évaluation des risques
professionnels. L’équipe de santé au travail doit avoir les moyens d’agir, pour qu’en connaissance de
cause, cela ne reste pas qu’une utopie. Si on faisait aujourd’hui un focus sur ce que devrait être le
suivi de santé au travail, il faudrait l’élaborer en fonction des risques professionnels, qui peuvent être
abordés de plusieurs façon, certains services sont déjà dans cette logique, sur la base des
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déclarations de l’employeur, mais il faudrait que ce soit contractualisé. Le contrat entre un service de
santé au travail et un de ses adhérents permet de rappeler que toutes les obligations sont fondées
sur la loyauté. L’équipe pluridisciplinaire peut se rendre en entreprise, à partir de là on aurait une
reconnaissance. Recommandation de bonnes pratiques ou connaissances scientifiques, on regarde
aussi les vulnérabilités professionnelles, et là on prescrit un suivi de santé déconnecté d’une
obligation de voir les salariés tous les deux, trois, sept ans quand on n’a pas assez de médecins du
travail, c’est la réalité aujourd’hui. Nous avons la compétence, la spécialité, l’indépendance, on
pourrait avoir les moyens… pourquoi cela ne se met-il pas en place ?
Il y a des fantasmes, des craintes : « si on fait sauter la visite systématique, alors il n’y aura plus
besoin de médecins, si on laisse au médecin l’initiative de prescrire, en ajoutant la possibilité que
l’employeur et le salarié puisse demander à rencontrer le médecin du travail - possibilité qu’il ignore
encore trop souvent aujourd’hui -, alors les gens ne se rendront plus au service de santé au travail »
… d’où l’idée d’avoir des filets de sécurité : permettre de faire en sorte que le médecin prescrive.
Voilà où réside notre compétence, notre indépendance. Le partage avec les infirmiers ne signifie pas
la fin de la santé au travail, ne signifie pas qu’on ne fait plus de suivi individualisé ; aujourd’hui nous
avons besoin aussi d’évaluation, les services s’organisent sur ce point, oui, mais quand une infirmière
prend en main des entretiens, comment ça se passe ? Comment le transfert d’informations est-il
fait ? Le suivi de santé doit compter sur les professionnels de santé au travail, infirmiers et médecins c’est une valeur ajoutée -, pour prendre la personne dans sa totalité (Applaudissements nourris de
l’auditoire)… Deuxièmement, la suppression de l’aptitude systématique ne signifie pas la fin du suivi
de santé ça a été réaffirmé, l’article L41-1 le précise. Enfin, il faut abandonner l’aptitude
systématique : il faudrait qu’il n’y ait plus d’aptitude parce qu’elle est discriminatoire
(Applaudissements), je pense que l’aptitude aujourd’hui surtout si on la garde pour une toute petite
partie de la population, c’est pire que mieux (Applaudissements).
La mention de l’absence de capacité restante dans certains cas, avec la loi Rebsamen, ne représente
pas une obligation supplémentaire de l’employeur, il faut replacer ce sujet dans un contexte : vous
saviez très bien comme médecin du travail, que quand vous mettiez « inapte à tout poste dans
l’entreprise », ça n’empêchait pas l’employeur de devoir faire des recherches et de vous interpeller
pour trouver des solutions de reclassement. Aujourd’hui on vous laisse un outil à votre maitrise, vous
pouvez l’utiliser ou ne pas l’utiliser, pour signaler que vous ne pouvez pas mettre de capacités
restantes. C’est renforcer la valeur de l’écrit, c’est renforcer votre spécialité, c’est renforcer la valeur
de votre compétence. Je le dis parce que je sais que des craintes existent encore. Il ne faut pas
s’alarmer inconsidérément, et je ne suis pas lénifiante, je pense simplement que ces évolutions
doivent être intégrées dans le contexte jurisprudentiel. On a parlé de l’obligation de sécurité de
résultat : même si cette notion a légèrement évolué, on est sur la mise en œuvre de tous les
éléments nécessaires à la prévention dans les entreprises ; l’obligation de sécurité de résultat
perdure, de même que perdure l’obligation de reclassement : on ne peut pas dissocier les évolutions
légales du contexte jurisprudentiel car, justement, il y a toujours un équilibre entre les deux.
Si on regarde les éléments de prospective, nous sommes aujourd’hui dans la réaffirmation d’un
système de santé ancré dans la prévention, et il faut s’en saisir plutôt que de s’orienter sur la
sélection, sur la gestion sécuritaire, plutôt que de se conformer à des prescriptions particulières. On a
fait évoluer le texte sur la visite d’embauche, par exemple, et les examens complémentaires : dans la
fonction publique hospitalière, on dit maintenant aux médecins qu’ils sont libres de prescrire les
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examens complémentaires qu’ils jugent nécessaires, c’est ça l’indépendance, c’est ça la compétence.
Il faut aller vers une plus grande liberté en cas d’inaptitude et dire : « j’ai décidé, en tant que
médecin, que je n’avais pas besoin de deux visites, espacées de 14 jours pour estimer qu’un salarié
était inapte » ; nous sommes les spécialistes, justement, et quand on veut faire quatre visites pour
constater l’inaptitude on a le droit de le faire, quand on veut n’en faire qu’une je crois qu’on peut le
faire aussi, plutôt que de se conformer à des procédures complexes dans lesquelles on finit par se
perdre. On s’éloigne de la notion de maintien à l’emploi alors qu’elle est pourtant cruciale. Il est
possible aussi de rédiger des ordonnances de prévention, c’est-à-dire signaler des situations et
apporter des propositions de prévention à l’entreprise.
Nous devons être acteur de santé publique pour une population en entreprise. La mutation actuelle
du monde du travail doit être accompagnée d’une évolution de notre système de santé au travail,
sous peine d’asphyxie. J’ai entendu que nous allions passer de 5000 médecins à 3000, peu importe, la
question est : comment développer la santé des salariés dans une démarche continue, avec un vrai
positionnement du médecin du travail, dans une équipe pluridisciplinaire ? Et ce n’est pas toujours
facile de pouvoir travailler en collectif. Le droit du travail ne doit pas fixer la pratique de la spécialité
médecine du travail, il doit fixer l’organisation du système de santé au travail. On doit se saisir de ce
que l’on peut faire. Tout ce que le droit n’interdit pas rend beaucoup de possibles. (Longs
applaudissements)
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