Cour de cassation de Belgique

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Cour de cassation de Belgique
29 AVRIL 2005
F.03.0037.N/1
Cour de cassation de Belgique
Arrêt
N° F.03.0037.N
A.B.M. INTERNATIONAL, société anonyme,
Me Ludovic De Gryse, avocat à la Cour de cassation,
contre
ETAT BELGE (Finances),
Me Ignace Claeys Bouuaert, avocat à la Cour de cassation.
I.
La décision attaquée
Le pourvoi en cassation est dirigé contre l’arrêt rendu le 2 avril 2003
par la cour d’appel de Bruxelles.
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II.
F.03.0037.N/2
La procédure devant la Cour
Le conseiller Eric Stassijns a fait rapport.
L’avocat général Dirk Thijs a conclu.
III.
Le moyen de cassation
La demanderesse présente un moyen.
Dispositions légales violées
- article 149 de la Constitution ;
- article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992.
Décision et motifs critiqués
L’arrêt
attaqué
considère
« que
la
déduction
des
pertes
professionnelles qu’elle a subies avant l’apport et qui sont tout à fait
étrangères à son activité économique depuis cet apport » doit être refusée à la
demanderesse. La décision du directeur régional de refuser la déduction des
pertes professionnelles est confirmée sur la base de la motivation suivante :
« Les actionnaires des entreprises scindées ont acquis les parts de la
demanderesse au moment où celle-ci ne représentait plus rien et subissait
d’importantes pertes professionnelles.
Les éléments du dossier permettent sans aucun doute de constater que
les bâtiments d’exploitation, dans le cadre d’une construction élaborée par une
fiduciaire, n’ont été apportés à la demanderesse qu’afin de pouvoir compenser
les bénéfices des entreprises scindées avec les pertes professionnelles existant
au moment de l’apport, par la location des bâtiments d’exploitation.
L’article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992 dispose
qu’aucune déduction au titre de pertes professionnelles ne peut être opérée sur
la partie des bénéfices ou profits qui provient d’avantages anormaux ou
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bénévoles que le contribuable a retirés, au cours de la période imposable,
directement ou indirectement, sous quelque forme ou par quelque moyen que
ce soit, d’une entreprise à l’égard de laquelle il se trouve directement ou
indirectement dans des liens d’interdépendance.
En l’espèce, les bâtiments d’exploitation n’ont pas été apportés dans
une nouvelle société afin qu’ils soient exploités par celle-ci, mais ils ont été
apportés en vue d’être exploités dans une société moribonde, dont les pertes
professionnelles étaient totalement étrangères aux entreprises scindées, dans le
seul but de les compenser avec les pertes antérieures de cette société
moribonde, dont la seule valeur commerciale était celle de pertes
professionnelles cumulées, normalement irrécupérables.
Il ne peut être raisonnablement contesté que la demanderesse et les
preneurs se trouvaient dans des liens d’interdépendance.
L’article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992 qui a repris
l’article 53, alinéa 1er, du Code des impôts sur les revenus (1964), limite dans
ce cas la possibilité de déduire les pertes professionnelles sur la partie des
bénéfices ou profits qui provient d’avantages anormaux ou bénévoles que le
contribuable a retirés, directement ou indirectement, sous quelque forme ou
par quelque moyen que ce soit, d’une entreprise.
Le caractère anormal des avantages résulte du fait que plutôt que de
soustraire les bâtiments professionnels au risque des sociétés d’exploitation en
les apportant dans une société, ils ont été apportés dans une société moribonde
dont la seule valeur sur le marché consistait en pertes cumulées, afin de
permettre à cette société de compenser ces pertes antérieures, normalement
irrécupérables, avec les bénéfices obtenus par l’exploitation de ces bâtiments.
L’étendue d’avantages anormaux et bénévoles équivaut au montant des
pertes professionnelles existant dans le chef de la demanderesse au moment de
l’apport.
La partie du loyer annuel qui sert à compenser les pertes
professionnelles est l’avantage anormal et bénévole accordé à la
demanderesse au cours de chaque période imposable.
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L’avantage anormal et bénévole consiste en la construction dont le
contrat de bail n’est que la partie qui vise à officialiser annuellement
l’avantage bénévole.
C’est en vain que la demanderesse soutient que la déduction ne peut
être empêchée qu’au cours de l’année de la scission, méconnaissant ainsi tant
l’esprit que la lettre de la scission, de l’apport et de la location complexes mais
indissociables.
C’est aussi en vain que la demanderesse invoque que le loyer est
normal de sorte qu’en raison de la proportionnalité entre les prestations
réciproques, il ne peut être question d’un avantage anormal. L’avantage
anormal et bénévole se situe dans une construction tout à fait anormale. Le
juge ne peut se limiter à examiner le caractère proportionnel de la contreprestation dans le contrat de bail mais doit aussi examiner si les bâtiments ont
été apportés dans la société dans des circonstances économiquement
justifiables et non uniquement pour permettre la déduction desdites pertes
professionnelles étrangères à l’activité économique des sociétés d’exploitation
scindées dans un but d’évasion fiscale et accorder ainsi à la demanderesse un
avantage anormal par ces sociétés ».
Griefs
(…)
2. Seconde branche
Violation de l’article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992.
Ainsi qu’il ressort des moyens invoqués dans les conclusions de la
demanderesse et cités ci-dessus par le moyen en sa première branche, la
demanderesse estime que l’arrêt est entièrement fondé sur une interprétation
inexacte de l’article 79 du Code des impôts sur les revenus et, plus
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spécialement, de la notion « d’avantages anormaux et bénévoles ». L’arrêt a,
dès lors, violé cette disposition légale.
Dans les conclusions d’appel, il fut explicité de manière circonstanciée
pour quelle raison, dans l’hypothèse précitée, la thèse soutenue dans l’arrêt
n’est conciliable ni avec la lettre ni avec l’esprit de ladite disposition légale.
La demanderesse se réfère, à cet égard, aux moyens précités de ses
conclusions d’appel additionnelles.
L’article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992 est libellé comme
suit :
« Aucune déduction au titre de pertes professionnelles ne peut être
opérée sur la partie des bénéfices ou profits qui provient d’avantages
anormaux ou bénévoles que le contribuable a retirés, directement ou
indirectement, sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, d’une
entreprise à l’égard de laquelle il se trouve directement ou indirectement dans
des liens d’interdépendance ».
En l’espèce, la question essentielle est de pouvoir apprécier le
caractère « anormal » ou « bénévole » dudit « avantage ». Selon la
demanderesse, il faut le faire suivant la lettre et l’esprit de l’article 79 du Code
des impôts sur les revenus 1992 (anciennement article 53 du Code des impôts
sur les revenus 1964), sur la base d’une appréciation quantitative dudit
« avantage », en l’espèce, les loyers, et pas seulement sur la base du critère
appliqué par le défendeur et par l’arrêt d’une appréciation et d’une
justification économiques de l’opération sous-jacente dans le
cadre de
laquelle l’avantage litigieux a effectivement été réalisé.
La
demanderesse
a
explicité
dans
ses
conclusions
d’appel
additionnelles et plus spécialement dans les moyens précités de ses conclusions
qui doivent être considérés comme étant repris en l’espèce pour quelle raison
cette dernière opinion est erronée selon la demanderesse et est, dès lors,
critiquée en l’espèce. A l’appui de sa thèse, la demanderesse s’est référée et se
réfère aux travaux parlementaires, à la doctrine et à la jurisprudence qui sont
aussi invoqués devant la cour d’appel notamment :
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F.03.0037.N/6
-Huysmans S., De toepassing van artikel 79 W.I.B. (1992) op
fusieverrichtingen, in TRV 1994, (14) 17-22 ;
-Garabedian, D., Développements récents à propos de la déduction des
pertes antérieures des sociétés in R.G.F. 8-9, 1995, (233) 241, n° 25 ;
-Faes P., Over het oneigenlijk karakter van artikel 79 W.I.B. als
toetsingsgeval voor « omgekeerde » fusies. Het arrest van het Hof van Cassatie
van 23 février 1995 (Bull. 1995, n° 107) ;
-Magermanne J.P., Au Vieux St Martin, Geen recuperatie van verliezen
op abnormale of goedgunstige voordelen ;
-Kirkpatrick J. – Garabedian D., Le régime fiscal des sociétés en
Belgique, 3ème édition, 2003, 200-202.
Le fait que la Cour de cassation se soit prononcée sur la notion
« d’avantages anormaux et bénévoles » en ce qui concerne d’autres hypothèses
spécifiques (Cass., 23 février 1995, Bull. 1995, n° 107 ; Cass., 10 avril 2000,
Bull. 2000, n° 240) n’est pas considéré par la demanderesse comme un
obstacle pour pouvoir inviter la Cour à contrôler la légalité de l’application
de cette notion juridique par l’arrêt attaqué dans les circonstances données et
à préciser, le cas échéant, cette notion dans le sens proposé par la
demanderesse.
IV.
La décision de la Cour
(…)
2. Quant à la seconde branche :
Attendu qu’en vertu de l’article 79 du Code des impôts sur les revenus
(1992), aucune déduction au titre de pertes professionnelles ne peut être opérée
sur la partie des bénéfices ou profits qui provient d’avantages anormaux ou
bénévoles que le contribuable a retirés, directement ou indirectement, sous
quelque forme ou par quelque moyen que ce soit, d’une entreprise à l’égard de
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laquelle
il
se
trouve
directement
ou
F.03.0037.N/7
indirectement
dans
des
liens
d’interdépendance ;
Qu’en ce qui concerne l’impôt des sociétés, conformément à l’article
207, alinéa 2, du même code, tel qu’il est applicable en l’espèce, aucune
déduction desdites pertes ne peut être opérée sur la partie des bénéfices qui
provient d’avantages anormaux ou bénévoles visés à l’article 79 ;
Attendu que la disposition constituant le fondement de l’article 79
précité a été insérée dans la législation antérieure par la loi du 13 juillet 1959
modifiant les lois relatives aux impôts sur les revenus, coordonnées le 15
janvier 1962, en vue de combattre l’évasion fiscale, le législateur entendant
ainsi mettre un terme à cette évasion réalisée grâce au transfert des résultats
bénéficiaires d’une entreprise au profit d’une entreprise apte, en raison de ses
pertes professionnelles antérieures, à se prévaloir de la déduction de celles-ci ;
Que le juge qui est appelé à contrôler si les avantages fiscaux réalisés
par le contribuable doivent être qualifiés « d’anormaux ou de bénévoles » au
sens de l’article 79 du Code des impôts sur les revenus 1992 peut, dès lors,
examiner si ces avantages ont été obtenus dans des circonstances anormales
dans le cadre d’opérations qui ne peuvent être expliquées par des objectifs
économiques mais uniquement par des fins fiscales ;
Qu’en supposant que lors de son appréciation, le juge doive se borner à
examiner le caractère proportionnel de la contre-prestation dans l’acte juridique
contesté, sans avoir égard à la justification économique des opérations sousjacentes dans le cadre desquelles l’avantage est réalisé, le moyen manque en
droit ;
PAR CES MOTIFS,
LA COUR
Rejette le pourvoi ;
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Condamne la demanderesse aux dépens.
Ainsi jugé par la Cour de cassation, première chambre, à Bruxelles, où
siégeaient le président Ivan Verougstraete, les conseillers Luc Huybrechts,
Ghislain Londers, Eric Dirix et Eric Stassijns, et prononcé en audience
publique
du
vingt-neuf
avril
deux
mille
cinq
par
le
président
Ivan
Verougstraete, en présence de l’avocat général Dirk Thijs, avec l’assistance du
greffier Philippe Van Geem.
Traduction établie sous le contrôle du conseiller
Christine Matray et transcrite avec l’assistance
du greffier Marie-Jeanne Massart.
Le greffier,
Le conseiller,