Essai de compréhension de la souffrance psychologique
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Essai de compréhension de la souffrance psychologique
FACULTÉ DES SCIENCES DE L’ÉDUCATION ESSAI DE COMPRÉHENSION DE LA SOUFFRANCE PSYCHOLOGIQUE DES ENSEIGNANTS : UNE LECTURE DE PSYCHODYNAMIQUE DU TRAVAIL MARIE-CLAUDE GILBERT Essai Présenté Pour l’obtention Du grade de maître ès arts DÉPARTEMENT DES FONDEMENTS ET PRATIQUES EN ÉDUCATION UNIVERSITÉ LAVAL Mai 2012 I Remerciements Je tiens d’abord à remercier ma superviseure d’essai, Marie-France Maranda, pour sa grande disponibilité et pour sa rigueur, qui m’a grandement aidée dans ma rédaction et dans l’évolution de ma pensée. Aussi, l’importance qu’elle accorde aux étudiants sous sa supervision est tout à son honneur. Un merci tout spécial à Emilie Ferland-Rodrigue, qui a contribué concrètement à la réalisation de cet essai. Je remercie également Simon Viviers, doctorant, qui a toujours eu de judicieux et généreux conseils pour m’éclairer dans mes réflexions et périodes d’incertitude. Je remercie Fernando Parent, ainsi que tous mes autres anciens collègues d’enseignement qui ont été une source d’inspiration dans la réalisation de ce travail. Je remercie particulièrement ma famille et mes amis qui ont été d’un soutien précieux tout au long de ce défi qu’a été pour moi un retour aux études. Un merci spécial à ma mère qui m’a transmis son intérêt profond pour l’Humain et la relation d’aide. Merci à mon père, de qui je tiens sans doute ma détermination. J’envoie un clin d’œil à Patricia Rancourt, une « vieille » amie sans qui je n’aurais peut-être pas choisi la fascinante profession de conseillère d’orientation comme deuxième carrière… Enfin, merci à mon amoureux Simon de m’avoir accompagnée et épaulée au quotidien et de m’avoir toujours encouragée et soutenue, particulièrement dans les moments plus laborieux de cette étape de ma vie et de mon parcours professionnel, malgré tous les sacrifices nécessaires... II TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS ………………………………………………………..………………….. I TABLE DES MATIÈRES …………………………………….…………………….…………. II INTRODUCTION ……………………………………………………………………………… 1 CHAPITRE 1 : TÉMOIGNAGES D’EXPÉRIENCE EN ENSEIGNEMENT ……………….. 4 CHAPITRE 2 : LE TRAVAIL ENSEIGNANT EN SOUFFRANCE …………………………12 2.1 Un malaise dans la profession : État d’une situation problématique qui perdure …..….…...14 2.1.1 Définition de la souffrance au travail………………...………………………........…15 2.1.2 Diverses manifestations de la souffrance dans le travail enseignant………………....16 2.1.2.1 Décrochage professionnel, manque de reconnaissance et pénurie …...…....16 2.1.2.2 Stress, détresse et épuisement………………………………………….…...19 2.1.2.3 Violence…………………………………………………………………….21 CHAPITRE 3 : L’ORGANISATION DU TRAVAIL SOURCE DE SOUFFRANCE ? ……....25 3.1 Des situations sources de souffrance chez les enseignants (recherche-action)………...….…27 3.1.1 Six situations difficiles………………………………………………………….....…28 3.1.1.1 Lourdeur du travail……………………………………………….……..….28 3.1.1.2 Pressions du temps………………………………………...……………......33 3.1.1.3 Complexité du travail et confusion des rôles………………………..……...37 3.1.1.4 De la bureaucratie à la désorganisation…………………………………….41 3.1.1.5 Non-respect et violence………………………...………………………......45 3.1.1.6 Précarité d’emploi et de travail……………………………………….....….49 3.2 Des stratégies défensives efficaces? ……………………………………………………...….53 3.2.1 S’adapter à la « mission de l’école » …………………………………………..…….56 3.2.2 Réagir à l’envahissement du travail…………………...………………………..…….58 CONCLUSION …..………………………………………………………………………...…...63 ÉPILOGUE …..……………………………………………………………………………........68 ANNEXE………………………………………………………………………………………...70 RÉFÉRENCES………………………………………………………………………...….…….71 Travailler, ce n’est pas seulement faire quelque chose, c’est faire quelque chose de soi. ~ Bernard André INTRODUCTION À l’aube de ce millénaire, le monde du travail est définitivement complexe et rempli de pièges du côté de la santé psychologique pour les travailleurs et travailleuses dans leur ensemble et également pour les enseignants et le personnel scolaire qui en subissent les contrecoups. En effet, le marché du travail est déterminé par la mobilité, la compétitivité, l’immédiateté, la performance, l’intensification du travail et le changement constant. Au sein du contexte actuel de l’hypermodernité1, il n’est pas surprenant de voir apparaître dans le monde de l’enseignement, comme ailleurs, différentes problématiques de santé mentale au travail telles que le stress, l’anxiété, l’épuisement, le harcèlement psychologique, la dépression, l’hypertravail, pour ne nommer que celles-là. À titre d’indices d’un malaise persistant, le décrochage scolaire et le décrochage professionnel mènent à s’interroger plus particulièrement sur ce qui se passe à l’école. Le travail enseignant a été modelé et est encore aujourd’hui influencé par de multiples changements sociaux, démographiques, économiques, culturels et sociopolitiques qui contribuent à le complexifier. Dans un contexte caractérisé par la transformation du rôle de l’État, par les compressions budgétaires et la décentralisation du pouvoir, qui ont entrainé une nouvelle gestion publique de l’éducation, ainsi que par de multiples réformes, il n’est pas étonnant de constater à quel point le travail enseignant a été bouleversé. Quels impacts peuvent avoir eus ces transformations sociales sur l’organisation du travail enseignant? Et comment ces bouleversements sont-ils vécus par les enseignants? 1 Aubert (2008) définit la société hypermoderne comme étant « le fruit de la mondialisation de l’économie et de la flexibilité généralisée qu’elle entraîne, avec ses exigences de performance, d’adaptabilité et de réactivité toujours plus grandes, induisant une modification profonde de nos comportements » (p. 24). 1 Comme le soulignent Tardif et Lessard (1999), l’enseignant représente le seul et l’ultime médiateur entre l’organisation scolaire et les jeunes. Si l’enseignant éprouve des problèmes, les élèves le ressentent tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. En tant que société, ne devrionsnous pas nous soucier davantage de l’état de ce « lien ultime » (l’enseignant) entre l’école et les jeunes citoyens de demain, afin que ces derniers reçoivent une éducation de qualité? N’y a-t-il pas, d’ailleurs, lieu de se demander quels liens peuvent être faits entre la souffrance vécue par les enseignants et le décrochage chez les jeunes? Les conditions actuelles dans lesquelles se déroule le travail enseignant dans les écoles québécoises favorisent-elles réellement la réussite du plus grand nombre d’élèves? L’Internationale de l’Éducation (2011) constate à quel point les dernières décennies ont donné lieu à une complexification du métier d’enseignant engendrant des répercussions défavorables sur la qualité de l’éducation et les conditions de travail des enseignants. De plus, « (…) les conditions et les milieux de travail se sont aussi détériorés pour le personnel de l’éducation. L’absence de reconnaissance de son rôle social, les atteintes à son autonomie professionnelle, la croissance de la précarité d’emploi, la surcharge de travail, l’accroissement du nombre d’élèves en difficulté et la complexité des problèmes qu’ils présentent : tout participe à dévaloriser et à démobiliser le personnel de l’éducation dont une partie alarmante souffre d’épuisement professionnel ou rend les armes » (p.12)2. Les propos de ce manifeste ne sont pas sans alimenter la question d’un contexte organisationnel somme source potentielle de souffrance. En effet, ne risque-t-on pas d’être malade et de continuer à être malade en s’efforçant constamment de s’adapter à une organisation du travail pathogène? Il s’avère possible d’émettre l’hypothèse soutenant que la souffrance psychologique des enseignants trouve son origine dans certains aspects de l’organisation du travail. 2 Faire de l’éducation publique la priorité nationale du Québec (2008). Ce manifeste est publié par onze organisations représentant un demi-million de personnes travaillant ou étudiant dans le réseau de l’éducation. Novembre 2008. http://www.education.csq.qc.net/index.cfm/2,0,1673,9593,0,0,html 2 L’émergence de problèmes de santé psychologique occasionnant de la souffrance chez les enseignants du primaire et du secondaire est donc inquiétante à plusieurs niveaux tant sur le plan du bien-être des enseignants que sur celui de la réussite éducative, de la persévérance et du bienêtre des élèves. Ainsi, le présent travail a pour objectif de faire la lumière sur le malaise ressenti, qui se doit d’être mieux compris en termes de sources de souffrance psychologique chez le personnel enseignant, afin de repenser l’organisation du travail en milieu scolaire. En ce sens, il vise à dégager des hypothèses de compréhension de la souffrance des enseignants à partir de témoignages d’expérience, d’une recension des écrits en psychodynamique du travail et, plus spécifiquement, des résultats d’une récente recherche-action conduite par Maranda et Viviers (2011). Dans le but de mieux cerner la problématique actuelle du travail enseignant, trois témoignages d’expériences seront présentés dans le premier chapitre et donneront le ton au présent travail. Un portrait global faisant état de la souffrance du personnel enseignant, sous différentes formes, sera ensuite présenté dans le deuxième chapitre. À l’aide d’une récente recherche-action conduite dans deux écoles secondaires, le troisième chapitre décrira le contexte et les conditions dans lesquels se déroule le travail enseignant en présentant six situations à risque sur le plan de la santé psychologique. De plus, afin de dégager des hypothèses de compréhension de la souffrance des enseignants, ce troisième chapitre fera un retour sur quelques extraits puisés dans les témoignages présentés au début et sur certains témoignages recueillis dans le cadre de la recherche-action. 3 Chapitre 1 TÉMOIGNAGES D’EXPÉRIENCE EN ENSEIGNEMENT Trois témoignages d’enseignantes exposent des situations vécues dans leur pratique. Deux d’entre elles ont quitté la profession et une autre n’est pas sans y songer... Témoignage d’expérience – 1 En septembre 2000, au commencement de l’implantation du renouveau pédagogique dans les écoles primaires, je3 débute mon baccalauréat en enseignement au primaire et en éducation préscolaire que je terminerai en avril 2004. Pendant ces quatre années, rien ne laisse présager que je quitterai un jour la profession d’enseignante. Mon rendement académique répond aux attentes du programme. Mes expériences de stage et de suppléance – les besoins sont si grands dans les milieux, que les étudiants de troisième année, voire de deuxième année, effectuent de la suppléance – confirment mon choix de carrière. En septembre 2005, j’obtiens un premier contrat dans une classe de deuxième année du primaire, soit un remplacement de trois mois. Fraîchement sortie de l’université et possédant très peu d’expérience en enseignement, je me vois confiée une classe de 24 élèves à temps complet avec toutes les responsabilités qui s’y rattachent : l’appropriation du curriculum de 2e année, la conception et la planification de mon enseignement en tenant compte des capacités respectives des élèves et des périodes pendant lesquelles certains élèves quittent pour des périodes en orthopédagogie, gestion des comportements difficiles, l’adaptation de mon enseignement aux élèves en difficulté d’apprentissage, la prise en charge d’un élève diabétique, les réunions du personnel de l’école, les appels aux parents, la planification des devoirs et leçons, l’accueil d’un 25e élève dans ma classe, etc. Consciente que ces tâches et responsabilités dépassent largement les apprentissages réalisés et les compétences développées au cours de mon baccalauréat, je relève mes manches et entreprends de relever ce défi. Chaque jour, j’arrive à l’école vers 7h et je quitte rarement avant 17h30. Je passe la majorité des récréations à gérer des conflits entre les élèves ou à travailler avec un ou des élèves qui présentent des difficultés d’apprentissage quand je ne surveille pas dans la cour de récréation, mes pauses du dîner à réajuster ce que j’avais prévu enseigner en aprèsmidi et mes soirées à planifier la suite de mon enseignement. La fin de semaine, je me sens incapable de faire autre chose que de préparer mon enseignement, car je connais la charge de travail et le cycle infernal qui recommence le lundi. Le temps semble s’accélérer et les 3 Enseignante de 27 ans comptant trois ans d’expérience en enseignement préscolaire et primaire au secteur public, en région. Elle a endossé les rôles d’enseignante titulaire, d’orthopédagogue et de spécialiste en arts plastiques. 4 journées trop courtes pour compléter tout le travail qui s’accumule sur mon bureau et dans ma tête. Je n’ai plus d’appétit, ne dors presque plus la nuit et me réveille chaque matin avec une boule d’angoisse dans la poitrine. Plusieurs fois par jour, je me surprends à fondre en larmes, ne sachant pas si je survivrai à une autre journée. Je me sens dépassée, incompétente et laissée à moi-même. À plusieurs reprises, je vais chez mes voisines de classe chercher de l’aide et des idées pour mieux organiser mon temps et gérer ma classe. Chaque fois, je me sens apaisée par leur soutien et leur compassion, mais je finis toujours par me sentir encore moins fonctionnelle lorsque je n’arrive pas à suivre leurs conseils, elles qui cumulent plusieurs années d’expérience. Épuisée, je rencontre mon médecin qui met fin à mon contrat de façon indéterminée. Un mois s’est écoulé depuis le début de mon contrat. Je suis alors officiellement anémique et épuisée professionnellement. Honteuse et désillusionnée, je passe des semaines à tenter de me refaire une santé et à digérer ce que je considérais, à l’époque, comme un échec. Je me suis largement remise en question, personnellement et professionnellement. Avais-je réellement ce qu’il faut pour être une bonne enseignante? Comment avais-je pu échouer là où la plupart des enseignantes réussissent? Mes superviseurs de stage et mes enseignantesassociées avaient pourtant été unanimes et j’avais réussi mes stages avec de très bonnes notes. Comment expliquer l’écart entre ce que j’avais vécu pendant ma formation et mes stages et l’expérience de travail que je traversais actuellement? Sans débattre de l’adéquation du baccalauréat en enseignement et des stages de formation pratique, je peux affirmer qu’il existe un écart monumental entre la prise en charge entière d’une classe et ce qui nous est présenté à l’université, soit les cours et les expériences de stage où nous prenons en charge qu’une infime partie de tout ce que représente la tâche d’enseigner. Aujourd’hui, je réalise avoir tout mis en œuvre pour tenter de gérer ce défi colossal, sauf prendre soin de ma santé mentale. Vivre un épuisement professionnel m’a changée intérieurement en mettant à jour ma vulnérabilité et mes limites. Après mon épuisement, j’ai décidé de prendre une année sabbatique pour réfléchir à mon avenir professionnel. Au terme de ma réflexion, j’ai réalisé que j’étais encore animée par la passion de l’enseignement et que j’avais le goût de persévérer. Alors animée du désir de respecter mes limites, d’allouer moins de temps et d’importance à mon travail et de développer les compétences nécessaires, je recommence à faire de la suppléance. Pendant plus de deux ans, tout en occupant un emploi de serveuse à temps partiel (précarité oblige!), j’effectue de la suppléance de la maternelle à la sixième année, j’enseigne les arts plastiques pendant quelques mois, je remplis les fonctions d’orthopédagogue à temps plein pendant la moitié d’une année scolaire et j’enseigne en adaptation scolaire au secondaire. Cette dernière expérience, qui s’est échelonnée sur quelques semaines seulement, a sonné le glas de ma carrière en enseignement. Mon constat était bien clair à mon esprit: j’adorais enseigner et j’aimais profondément les enfants et adolescents qui m’étaient confiés, mais je ne trouvais pas ma place dans l’organisation scolaire. Principalement, la gestion de classe énergivore 5 et continuelle ainsi que les multiples contraintes relatives à l’organisation scolaire m’ont amenée à mettre fin à ma carrière en enseignement. Témoignage d’expérience – 2 À moins de deux semaines de la rentrée scolaire 2000-2001, je4 n’ai toujours pas déniché de contrat qui me permettrait d’entamer la carrière que j’avais choisie depuis ma tendre enfance : l’enseignement. Alors que je m’apprête à me résigner à débuter comme suppléante seulement, je reçois un appel d’une école de la province voisine. La directrice de cette école avait embauché, quelques semaines auparavant, un ami à moi qui s’était lassé d’espérer, année après année, un contrat d’enseignement « potable » dans la région de Québec. Et voilà qu’elle m’offre de joindre à mon tour son équipe-école, m’offrant une « pleine tâche » avec permanence assurée à l’issue de l’année scolaire. Non sans être consciente du défi que représentait une telle offre, l’idée de la décliner au profit d’une situation plus qu’incertaine (la suppléance au jour le jour) me fait trop peur de le regretter! Comme j’avais vécu trois expériences de travail en dehors de la province auparavant, je me sentais confiante pour en expérimenter une autre… Je choisis donc d’accepter le défi et je quitte quelques jours après pour m’installer en Ontario, dans une école secondaire publique d’un conseil scolaire francophone, en banlieue de Toronto. Étant l’une des rares écoles publiques francophones dans la région, l’école où je débute ma carrière en enseignement accueille des élèves provenant de divers milieux de Toronto et des environs. En me joignant à l’équipe, je deviens par le fait même membre de l’équipe fondatrice de l’école, puisque celle-ci ouvre ses portes juste à temps pour la rentrée scolaire 2000-2001. L’équipe d’enseignants est composée de six enseignants, dont trois fraîchement sortis de l’université. Comme c’est le cas pour la majorité des enseignants précaires – et même pour les enseignants réguliers selon les écoles – j’ai à peine quelques jours devant moi pour me préparer à la rentrée. Participer aux différentes réunions de la rentrée avec toute l’équipeécole, prendre connaissance du matériel pédagogique disponible, établir et rédiger mes plans de cours pour l’année, m’approprier le projet éducatif et les règles de vie de l’école, m’installer dans la salle de travail du personnel, me préparer à rencontrer mes quatre groupes pour la première fois (moment crucial!), et j’en passe! Avec toutes les responsabilités que mon contrat implique, je me retrouve, dès le tout début de l’année scolaire, prise dans une routine qui devient vite pénible… Constatant la complexité du travail enseignant, réalité que je n’avais jamais pleinement vécue lors de mes stages, je 4 Enseignante de 30 ans comptant sept ans d’expérience en enseignement secondaire au secteur public, en banlieue et en milieu urbain. Au cours de ces sept années, elle a œuvré dans trois écoles différentes et a enseigné six autres matières en plus de celle pour laquelle elle a été formée. 6 deviens vite ensevelie par les nombreuses facettes et exigences de mon rôle et me retrouve face à un défi encore plus grand que je n’avais pu l’imaginer… Je jongle quotidiennement avec la planification des cours, l’assimilation d’une matière hors de mon champ d’études (comprise dans ma tâche), l’enseignement comme tel, les nombreuses réunions du personnel, la supervision d’élèves, l’organisation et la supervision d’activités parascolaires, la construction des évaluations, la correction, les photocopies, les appels aux parents, les rencontres avec les parents, la gestion de classe (et le travail pour l’apprivoiser et l’améliorer sans cesse), la gestion de conflits pendant et après les cours, etc, etc.… Sans compter le temps et l’énergie nécessaires pour m’insérer dans la profession (m’acclimater) dans toute sa complexité, avec toutes les émotions que cela génère… Un peu plus d’une dizaine d’années plus tard, même avec le recul, le souvenir de mon insertion en enseignement me revient encore très clairement : souvenir qui me fait presque ressentir à nouveau tout le stress et la souffrance que cette première expérience professionnelle m’a fait vivre… Sentiment constant d’être surchargée de travail, désir et pression de « livrer la marchandise » quotidiennement, émotions intenses vécues régulièrement (par ex. une relation pénible avec un élève en particulier, qui provenait d’une culture ne respectant pas l’autorité féminine), sentiment d’isolement (tous les profs étant souvent trop submergés pour s’entraider... ou pour voir qu’un collègue était en train de s’écrouler…). Ayant l’habitude d’être travaillante, rigoureuse et débrouillarde, je me revois incapable de décrocher du boulot le soir et la fin de semaine. Je ne vois surtout pas comment le faire alors que je n’arrive jamais à rattraper le temps afin que les trois cours que j’enseigne soient prêts plus de quelques heures à l’avance… Semaine après semaine, mois après mois, tous ces facteurs m’amènent à accumuler une fatigue mentale et physique énorme… ainsi qu’un sentiment (injustifié!) de honte de ne pas être à la hauteur et un pénible sentiment de ne pas être en mesure de donner le meilleur de moi-même tous les jours... Ayant très bien réussi mes cours académiques ainsi que mes stages pendant ma formation, comment se faitil que je ne sois pas à la hauteur? Comment se fait-il que je me sente la plupart du temps si peu compétente et si inefficace? Et ce malgré mon amour profond des élèves, mes bonnes relations avec mes collègues et la direction, mon ambition de réussir… L’année scolaire 2000-2001 allait définitivement être la plus difficile de toute ma carrière en enseignement. Au début d’avril, je dois finalement jeter les armes et me retirer du travail. Me sortir du roulement infernal du « mode survie » avant d’y laisser ma peau. Le support que tente de m’offrir la direction (au niveau de la discipline essentiellement) ne suffit tout simplement pas à me faire sortir la tête de l’eau ni à prendre suffisamment de respirations pour survivre… En prenant l’initiative de consulter le programme d’aide aux 7 employés offert par le conseil scolaire, je me rends vite à l’évidence : je suis en épuisement professionnel. Après un arrêt de travail de quelques semaines, je trouve la force de reprendre mon poste. À ce moment je ne souhaite que « durer » jusqu’à la fin de l’année scolaire pour ensuite revenir au Québec, décision prise pendant mon congé de maladie. Ces quelques semaines me paraissent interminables, mais j’arrive à me rendre jusqu’à la fin, surtout par fierté personnelle (ou orgueil?) et par désir de faire preuve de persévérance malgré tout… Après cette expérience d’insertion, malgré le « choc de la réalité »… il n’est pas question pour moi d’abandonner la profession pour autant. De retour au Québec, j’obtiens un contrat deux jours avant la rentrée scolaire (réalité COMPLÈTEMENT insensée de l’organisation du travail que subissent la majorité des enseignants précaires!). Cette deuxième année comme enseignante, je la vis un peu plus facilement. Non pas parce que toutes les tâches et difficultés organisationnelles énumérées précédemment sont moindres ou moins difficiles, mais plutôt parce que j’ai l’équivalent d’une demi tâche seulement (54%)... Quoique non sans impact sur l’aspect financier, cette tâche « allégée » me permet de me donner une deuxième chance de réussir mon insertion dans le métier, en visant de protéger davantage ma santé psychologique… Quelques années plus tard, après avoir enseigné au secondaire pendant sept ans, dans trois écoles différentes, j’ai choisi de réorienter ma carrière. Malgré le fait que je me sentais graduellement plus à l’aise dans cette profession, je remettais de plus en plus en question mon rôle, mes buts et mes motivations en tant qu’enseignante. Malgré mon amour profond des jeunes et de l’acte d’enseigner, de transmettre, de partager, (et malgré mon statut de moins en moins précaire) une chose était pourtant très claire dans mon esprit : le désir de « durer », une année scolaire après l’autre, jusqu’à l’âge de la retraite se dissipait de plus en plus… Trop de facteurs, sur lesquels j’avais de moins en moins de contrôle, me semblaient de plus en plus « user » ma passion, au détriment de mon équilibre de vie, vie au travail comme en dehors. Témoignage d’expérience – 3 Ça y est, c'est arrivé. J'ai5 vieilli. De la pédagogue passionnée que j'étais, il en reste moins. C'est peut-être à cause de la tâche, qui a considérablement changé. Suis-je récalcitrante au changement? Cela ne m'a jamais définie, pourtant. 5 Enseignante de 40 ans comptant 19 ans d’expérience au secteur privé. Son témoignage a été publié le 11 février 2012, http://www.cyberpresse.ca/debats/opinions/201202/10/01-4494651-devalorisee-usee-ecrasee.php. Il est inclus au présent travail avec la permission de l’auteure. 8 Septembre 2011 a marqué ma 20e rentrée scolaire au secondaire. Je réfléchis: ai-je donné ce que j'avais à donner en éducation? Les programmes, les contenus, les thèmes me semblent pourtant très intéressants et je suis toujours partante pour les nouveaux projets, les nouvelles activités. Pas de routine pour moi, je vous prie! Il faut que je sois passionnée pour que les élèves le sentent, le vivent et le deviennent un peu! Mais voilà, c'est de plus en plus difficile de les impressionner. Il me semble que le gros de la tâche me retombe sur les épaules: je donne, ils reçoivent, ils s'emmerdent... Ou alors, est-ce l'âge? Le leur ou le mien, ce petit 40 nouvellement amorcé? Déjà 19 ans d'expérience. Il en reste une mèche avant la retraite, je ne peux pas penser comme ça! Comment et quand suis-je devenue responsable de tout? La réussite absolue de tous mes élèves, leur bien-être émotif, psychologique, le fait qu'ils fassent (ou non) leurs devoirs... Ça semble toujours être de ma faute. Je ne peux m'empêcher de compter les collègues qui sont tombés au combat depuis le début de l'année. De bons profs pourtant, des gens compétents. Sans connaître tout le personnel de mon école, j'arrive à près de 10% du personnel enseignant. C'est comme ça dans la plupart des écoles. Or, les semaines passent et je ne peux plus le cacher: je suis sur la même liste qu'eux. Le congé m'appelle de sa voix envoûtante, l'épuisement m'écrase chaque jour un peu plus, la dévalorisation m'use. J'ai mal au coeur, mal à la tête... *** Tout le monde a des irritants. Ceux d'un prof? Les élèves ne savent plus écouter. Les faire taire est maintenant un combat quotidien. On a beau essayer de combiner les stimuli en classe pour les aider à se concentrer (auditif, visuel, kinesthésique, les intelligences multiples, le travail d'équipe, la collaboration, la coopération et tutti quanti), ce n'est jamais assez. On a le tableau vert, le tableau interactif, le projecteur en classe, les haut-parleurs, on présente des extraits vidéo, des films, de la musique, on les emmène à l'audiovisuel pour faire un montage radio ou vidéo... Vous ne croiriez pas à quel point les profs se creusent la tête, habituellement avec plaisir, pour dénicher les activités les plus intéressantes et stimulantes qui soient! On s'essouffle quand même... Nos jeunes sont convaincus que tout (je dis bien TOUT) ce qui leur passe par la tête est digne d'intérêt et doit être partagé illico. Ça presse! Vous connaissez Facebook? Twitter? Eh bien, c'est comme ça en classe - Je viens de me faire un sandwich! Je sors de la douche! Je viens de me gratter! J'ai un cheveu qui est tombé! -, sauf qu'ils disent chaque pensée, intéressante ou pas, sur-le-champ, à voix haute, que le prof soit au milieu d'une explication 9 ou pas, qu'il y ait un examen ou pas. Bien loin de nous l'époque où on tournait la langue sept fois avant de prononcer un mot... Nos ados croient que les profs sont des serviteurs (ou des nounous... ou des punching bags) à qui ils peuvent tout dire, n'importe comment. Ils peuvent nous insulter, nous injurier, nous intimider devant tout le monde. Vous savez pourquoi? Vous allez rire, je suis sûre. C'est parce qu'ils ont le droit de s'exprimer! C'est dans la constitution! La liberté d'expression, oui madame! La semaine dernière, une élève a réagi aux critères d'évaluation que j'annonçais en me criant en classe: «C'est chien, ça!» et d'en rajouter encore et encore, un autre d'ajouter «On veut un débat!», comme si c'était eux les spécialistes de l'éducation. Parfois, on reste bouche bée devant de telles interventions. C'est tellement malpoli, tellement inconcevable qu'on ne peut pas croire qu'on est en train de le vivre. La déresponsabilisation. Toujours en 5e secondaire, reprise d'évaluation. Les élèves sont informés en classe: je leur donne la date. Peu le notent à l'agenda. Trois sur 13 se présentent. Politique de l'école: je dois informer les parents. Conséquence: appels de parents, courriels, négociations. C'est pas la faute de ti-pou, il a oublié. Oublié... Eh ben! L'autre m'accuse, dit que je ne l'ai pas informé. Des parents renchérissent, allez madame la prof, prouvez-nous que vous avez dit à Alex qu'il avait une reprise. Prouvez-le! Les récriminations, commentaires, insultes des parents... Il y a quelques jours, un parent m'a écrit que ma gestion n'était «pas forte», «pas brillante», que je «pénalisais les parents». Il a remis en question mon jugement professionnel (l'a-t-il fait aussi devant son enfant?). Et il m'a indiqué comment les profs devraient faire leur travail, comment l'école devrait gérer ses élèves. En théorie, on dit que l'éducation est essentielle, que c'est une des valeurs les plus importantes de notre société. En pratique, on dénigre l'institution et les enseignants. Un exemple parmi tant d'autres: les animateurs radio qui offrent quasiment leurs condoléances à un auditeur étudiant qui appelle pour un concours et dit qu'il s'en va à l'école («C'est pas drôle... bonne chance... les vacances s'en viennent...»). Soyons honnêtes: n'est-il pas socialement acceptable de penser (et de dire, avec un gros rire bien gras) que les enseignants ne sont que des paresseux qui sont toujours en vacances et qui se plaignent constamment? J'exagère si peu... *** On pourrait croire que je suis amère ou négative, mais ce n'est pas le cas, ou du moins, ce ne l'était pas. Par contre, je suis fatiguée du ressac constant. Je souffre d'un excès de zèle au travail et d'une pensée teintée de rose, je le reconnais maintenant, qui en a peut-être fait vomir plus d'un. J'ai défendu, aidé, protégé mes élèves en difficulté depuis le début de ma carrière pour les accompagner dans leur cheminement vers la réussite. Tout le monde est bon, ai-je longtemps cru. Or, voici que cela se retourne contre moi; je ne l'avais pas vu 10 venir. À être trop humaine, trop sympathique, trop tolérante, trop aidante, je suis en train de m'épuiser. On a abusé. Il est temps de penser à moi. Chers parents, je vous en conjure, aimez vos enfants, mais aimez-les bien, à dose égale d'amour et de discipline. Trop d'amour et ils deviennent égocentriques, trop de discipline et ils s'écrasent. Encouragez-les, complimentez-les, mais avec réalisme afin qu'ils aient une vision juste d'eux-mêmes. Vous êtes leur miroir, ils se voient à travers vos yeux. Soyez honnêtes, aimants, justes. Et si notre enfant fait une erreur, un oubli, un échec, laissons-le donc assumer, pour une fois, et arrêtons de surprotéger en attaquant le prof. Ça nous ferait du bien de travailler du même côté, pour éduquer nos jeunes, nos leaders de demain. Ce sont eux qui s'occuperont de nous au CHSLD... Voulez-vous vraiment l'excuser à 16 ans, en pleine possession de ses moyens, d'avoir oublié une reprise d'évaluation? Ce sera plus grave quand il oubliera d'administrer une dose d'insuline à son patient, de resserrer les boulons de vos pneus, de tenir compte de toutes les déductions sur votre rapport d'impôt... Votre jeune deviendra le médecin, le mécanicien, le comptable de quelqu'un, un jour. Les détails sont importants, le respect, la reconnaissance de l'éducation et de la compétence de l'autre, l'autonomie et la responsabilité le sont aussi. Pensez-y... * * * * * À la lecture, un désarroi certain se dégage de ces trois témoignages. C’est un cri du cœur lancé par des enseignantes ayant assurément la profession et les jeunes très à cœur… Il y a lieu de s’attarder à comprendre davantage les sources de la souffrance psychologique qui transparait dans leur vécu d’enseignantes. C’est ce que la suite du présent essai tentera de faire. 11 Chapitre 2 LE TRAVAIL ENSEIGNANT EN SOUFFRANCE En prenant connaissance des témoignages tels que ceux présentés au chapitre précédent, on pourrait penser qu’il ne s’agit que de trois expériences isolées. Mais est-ce réellement le cas? Selon les recherches à ce jour, un malaise est bien présent dans la profession. Il s’avère pertinent de s’y arrêter et de tenter de comprendre les diverses origines de cette situation qui perdure… À l’aide d’une recension des écrits, l’objectif de ce chapitre est de brosser un portrait faisant état de la souffrance psychologique6 du personnel enseignant. Pour ce faire, la nature du « malaise » sera abordée au cours de ce chapitre. Ensuite, une définition de la souffrance au travail sera proposée, puis différentes manifestations de la souffrance vécue par les enseignants, relevées par des recherches qui se sont penchées sur ce thème, seront exposées. Nous verrons que le stress, la détresse, l’épuisement et un contexte de violence sont bel et bien présents dans le monde scolaire et sont solidement documentés par des recherches. D’où viennent les problèmes de santé psychologique chez les enseignants? Sont-ils récents? Sont-ils d'ordre personnel? Organisationnel? Culturel? Déjà en 1984, le Conseil supérieur de l’éducation (CSE) parlait de malaise profond et d’essoufflement qui sévissait dans les écoles. En 1992, Carpentier-Roy notait « un malaise significatif dans la population 6 Dans ce travail, les termes souffrance psychologique et santé mentale au travail sont employés sous l’angle de la psychodynamique du travail qui fait notamment le lien entre le travail et la santé mentale. Dans le même sens, le présent essai s’inscrit dans la compréhension commune partagée par les chercheurs de l’IPDTQ (2006) qui voient « la nécessité de repenser le travail et son organisation pour mieux le transformer » (p.2). 12 enseignante […], malaise qui se manifeste par une démotivation, une démobilisation, par des absences prolongées plus fréquentes, […] et par un essoufflement et une fatigue au travail généralisés, […] » (p.1). Vingt ans plus tard, plusieurs écrits et témoignages le confirment : le portrait n’a pas changé et il est loin d’aller en s’améliorant. En 2005, Mukamurera accordait une entrevue à la CSQ (Centrale des syndicats du Québec) et affirmait l’existence d’un problème définitivement présent dans la profession enseignante, une situation que la chercheure qualifiait de très profonde et de très inquiétante. « Un malaise qui devrait interpeller tous les acteurs, à tous les niveaux pour voir ce qu’il faut faire afin que les enseignants se sentent bien et aient de bonnes conditions pour exercer un travail qu’ils adorent » (entrevue publiée en 2006, p. 2). Toujours selon Mukamurera, dont plusieurs travaux portent sur les débuts dans la profession enseignante, l’inconfort s’exprime de diverses façons et l’insertion en enseignement est une période particulièrement susceptible de révéler la souffrance dont parlent plusieurs auteurs. Tel qu’en témoignent les témoignages présentés au début, les nouveaux enseignants se sentent très souvent submergés par la charge de travail à assumer. Ce sentiment d’être dépassé par la situation est présent dans la profession depuis longtemps. Comme le dit Mukamurera (2006, p.3), « la nouvelle génération entrée après 1999, donc la génération 2000, l’est encore plus par rapport aux autres. [Au fond, on constate que] d’année en année, de génération en génération, la situation se détériore, on se sent davantage dépassé par la charge de travail ». Bien qu’il soit tentant de croire qu’il s’agisse là d’une problématique qui ne frappe vraiment que les novices dans la profession, est-ce bien le cas? 13 2.1 Un malaise dans la profession : état d’une situation problématique qui perdure Bien que la lourdeur (qui sera décrite dans le chapitre suivant) soit sans aucun doute particulièrement pénible à porter pour les débutants, il serait faux de croire que ce n’est qu’une question de temps et d’expérience qui permettrait aux jeunes enseignants de « s’y faire » et d’avoir l’impression de voir leur tâche s’alléger. Du moins il y a lieu, dans cet essai, de remettre en question une telle croyance avec des données de cet ordre : en 2010, la Fédération des commissions scolaires du Québec note que « près de 50 % des absences du personnel des commissions scolaires du Québec (enseignants, professionnels, soutien, cadre) sont dues à des troubles de nature psychologique (dépression, épuisement professionnel) »7. En prenant connaissance de données si évocatrices, il y a certainement lieu de se questionner sur les différentes causes à l’origine des problèmes de santé psychologique chez les enseignants. Est-ce pensable que ces problèmes relèvent uniquement de questions individuelles? La situation est-elle spécifique au Québec? Il serait faux de le croire. Comme le soulignent Houlfort et Sauvé (2010), à propos des problèmes de santé psychologique des enseignants, qui sont également recensés aux Etats-Unis et en Europe, « Les manifestations sont diverses et les contextes variés, mais la problématique demeure la même : les enseignants perdent des plumes dans l’exercice de leur métier, et les coûts humains et monétaires sont importants » (p. 8). Les prochains paragraphes apporteront également des éléments de réponse à cette interrogation. Comment ce « malaise » se traduit-il dans le concret? Quels indicateurs témoignent d’une souffrance psychologique chez tant d’enseignants? Quelle est la nature de cette « souffrance »? 7 Le Soleil (10 janvier 2011), « Travailleurs en éducation : l’absentéisme préoccupe ». 14 Avant de traiter de ces manifestations, il y a d’abord lieu de s’attarder au concept de souffrance au travail, selon la psychodynamique du travail. 2.1.1 Un malaise qui se traduit sous diverses formes de souffrance L’approche théorique privilégiée pour aborder la problématique au cœur du présent travail est la psychodynamique du travail. Comme le souligne Alderson (2004), il s’agit d’« une approche interdisciplinaire qui s’intéresse à l’organisation du travail comme source de plaisir et de souffrance et comme lieu d’émergence de stratégies défensives permettant aux individus de transiger avec les exigences de leur situation de travail afin de demeurer en santé » (p. 243). Visant à mieux comprendre les problèmes de santé psychologique vécus par les personnes dans leur contexte de travail, la psychodynamique du travail définit la souffrance comme un « état de lutte que vivent les travailleurs pour demeurer dans la normalité et ne pas sombrer dans la maladie » (Alderson, 2004, p. 249). Ainsi, la souffrance se situe quelque part entre le bien-être « idéal » et la maladie. Dans le but de conserver un bien-être psychologique, l’on vise à créer un certain équilibre, sans qu’il soit nécessairement toujours stable. Comme l’indiquent Maranda, Marché-Paillé et Viviers (2011) : « Il est vrai que la souffrance peut être créatrice à condition que l’on réussisse individuellement ou collectivement à surmonter les obstacles. Elle peut aussi être pathogène, si l’on n’y arrive pas : elle prend alors le corps et la psyché (l’âme) comme cibles » (p. 19). Toujours selon Maranda et al. (2011), si l’intelligence, l’expérience et la coopération des travailleurs peuvent être mises à profit au travail, la souffrance peut devenir créatrice, donc bénéfique. Par contre, si des contradictions, des blocages, des empêchements de travailler prennent plutôt place, au détriment du plaisir, la souffrance devient pathogène et elle prend la forme de fatigue chronique, de stress intense, de détresse, d’épuisement, etc. Et pour « endurer » 15 cette souffrance et tenter de protéger sa santé mentale, des stratégies défensives se mettront en place. Selon Dejours (2008), qui a développé la psychodynamique du travail au début des années 1980, les stratégies qui se développent sont à la fois intentionnelles et non-conscientes. Tel est le cas chez les enseignants. Les stratégies déployées feront d’ailleurs l’objet d’un point du prochain chapitre. Au cœur de ce portrait faisant état de la souffrance du personnel enseignant, à l’heure actuelle, il s’avère essentiel d’explorer sous quelles formes prédictrices de détérioration de la santé psychologique cette souffrance au travail se manifeste. 2.1.2 Diverses manifestations de la souffrance chez les enseignants Les indices de souffrance sont nombreux et se traduisent de diverses façons chez les enseignants : l’abandon élevé de la profession, la pénurie d’enseignants pressentie, le stress, la détresse, l’épuisement et la violence font partie des diverses manifestations de la souffrance vécue par les enseignants. Ce sont des symptômes qui devraient inquiéter les autorités et la population en général. 2.1.2.1 Décrochage professionnel, manque de reconnaissance et pénurie d’enseignants Depuis bon nombre d’années déjà, le pourcentage de décrochage professionnel chez les enseignants, en début de carrière, est plutôt inquiétant : un enseignant sur cinq abandonne au cours des cinq premières années de pratique8 et environ 43% de ceux qui persévèrent auraient sérieusement considéré l’option de quitter l’enseignement (Mukamurera, 2006). Pourquoi quittent-ils? La situation est-elle semblable aux Etats-Unis? 8 Campus Express (2011). Contrer le décrochage des jeunes enseignants grâce à des programmes d’insertion professionnelle. Le Nouvelliste, p. 21, édition du 13 janvier 2011. 16 Avec un taux d’abandon de la profession aussi élevé que 40 à 50% chez les nouveaux enseignants aux États-Unis, il y a lieu de penser que nos voisins du Sud ne font pas exception à ce qui se passe chez nous. En effet, jusqu’à la moitié des enseignants américains quitteraient au cours des trois premières années de pratique, et ce taux d’attrition serait en augmentation (Ingersoll & Smith, 2003). Et ailleurs dans le monde? En Allemagne, le taux de retraites prématurées, dues à de sérieux problèmes de santé, est considérablement plus élevé chez les enseignants que chez tous les autres travailleurs des services publics. En guise d’explication, les troubles de santé psychologique seraient la première cause reliée au taux élevé d’abandon prématuré de la profession (Bauer et al., 2007). Selon le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport (2011), la pénurie d’enseignants n’ira qu’en s’aggravant pendant les prochaines années. Cette réalité constitue une préoccupation de taille pour le monde de l’éducation au Québec de même que pour la société en général. Source : article électronique sur Cyberpresse/Le Soleil, 10 mai 2011 17 Au regard de telles statistiques et conjointement au présent travail, il s’avère plus que pertinent de se demander où se situe cette préoccupation dans la liste de priorités de notre gouvernement… Il va sans dire que les enseignants portent de très grandes responsabilités sur leurs épaules et jouent un rôle primordial dans la formation des citoyens et leaders de demain. Pourtant, il y a lieu de penser que la profession est loin d’être reconnue à sa juste valeur par la société en général. Tel que le déplore Mukamurera (2006), la condition enseignante est victime d’un manque de conscience politique et sociale et « collectivement, on a perdu l’idée que l’enseignement, c’est la base même de toutes les professions » (p.15). Dans le cadre de la semaine québécoise des enseignantes et des enseignants 2012, l’on pouvait lire sur le site internet du MELS : « Nous avons toutes et tous une enseignante ou un enseignant qui a marqué notre parcours scolaire et même notre vie. Par ses méthodes d’enseignement, sa philosophie, son dynamisme, son originalité et son dévouement, ce professionnel a influencé positivement notre parcours et modelé une facette de notre personnalité. (…) Par leurs mots, leurs gestes, leur passion, les enseignantes et enseignants forment le Québec et son avenir. Ensemble, montrons-leur que nous les apprécions à leur juste valeur! »9. Puisque les enseignants forment le Québec et son avenir, il apparaît justifié de se demander comment est-ce « acceptable » de tenir un tel discours tout en fermant les yeux sur les réelles embûches du monde scolaire au quotidien, et sur lesquelles rien n’empêche le gouvernement d’intervenir afin de modifier l’organisation du travail enseignant. 9 Extrait du message de Line Beauchamp, ex-ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Récupéré le 18 février 2012 http://www.mels.gouv.qc.ca/semaineenseignants/. (Voir texte complet en annexe) 18 Au contraire, l’inertie gouvernementale et l’apathie de la population contribuent à l’apparition et au développement de la souffrance psychologique telle que le stress, la détresse et l’épuisement. Le climat de violence, et les gestes qui sont posés à l’encontre des enseignants, sont sans doute loin d’être indépendantes du phénomène de retrait de la profession. 2.1.2.2 Stress, détresse et épuisement Depuis plus d’une trentaine d’années, le monde de l’enseignement fait partie des thèmes majeurs de la recherche en sciences humaines (Tardif & Lessard, 1999) dans lesquels ces situations sont décrites. En effet, un nombre sans cesse grandissant de travaux est consacré au domaine de l’enseignement et plusieurs auteurs font état de la profession enseignante comme étant caractérisée par de hauts niveaux de stress et d’épuisement professionnel (Doudin, 2011). Une récente enquête québécoise sur les conditions de travail, d’emploi et de santé et de sécurité du travail, réalisée auprès de 5 000 travailleurs (Vézina et al., 2011, EQCOTESST), avait pour objectif de relever les facteurs de risque liés à la santé et sécurité du travail, aux troubles musculo-squelettiques, aux accidents traumatiques, à la santé mentale au travail et de s’attarder à la perception qu’ont les travailleurs de leur santé en général. Cette enquête d’envergure réalisée en collaboration avec des ministères et institutions significatives10 démontre que l’enseignement fait partie des secteurs de pratique les plus atteints par la détresse psychologique. Dans le cadre de cette enquête, la détresse psychologique est définie comme un « indicateur précoce d’atteinte à la santé mentale qui apprécie deux des syndromes les plus fréquemment observés en santé mentale, soit la dépression et l’anxiété. Il ne s’agit pas d’un outil diagnostique de ces pathologies, mais d’un indice qui 10 L’IRSST (Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail), l’INSPQ (Institut national de santé publique du Québec), l’ISQ (Institut de la statistique du Québec), le Ministère du Travail, le Ministère de la Santé et des Services sociaux, la CNT (Commission des normes du travail). 19 identifie, dans une population, les personnes qui sont plus à risque de contracter de telles pathologies » (p. 33). La détresse chez les enseignants est aussi présente en Europe. Lantheaume (dans Doudin, 2011) soulève que « des études sur le stress et le burnout chez les enseignants européens soulignent l’existence d’un problème et constatent que les enseignants sont parmi les salariés les plus touchés par le stress au travail » (neuf études citées, p. 85). La chercheuse européenne souligne également qu’une récente enquête ministérielle en France (Gambert et Bonneau 2009, dans Doudin) fait effectivement état d’un malaise enseignant. Autre chercheur européen, André (2011) corrobore ces inquiétudes dans un de ses récents travaux en soulignant que les risques résident dans l’investissement subjectif de l’enseignant, ce qui signifie que « s’engager » sans compter (son temps), en donner trop (d’heures, etc.) représente désormais un risque pour la santé. Le plus grave : le travail empêché, celui que n’arrivent plus à faire bon nombre d’enseignants sur le chemin de l’épuisement. Rascale, Bergunat-Janot et Hue (dans Doudin, 2011) affirment que l’épuisement professionnel « est dans la sphère professionnelle l’équivalent de ce qu’est la dépression dans la sphère générale de la vie, une détérioration complète du bien-être de l’individu » (p. 141). Les même auteurs soulignent que l’épuisement professionnel est désormais « reconnu pour toutes les professions dans lesquelles les individus sont psychologiquement engagés dans leur travail » (p.141), alors qu’il ne l’était que chez les professionnels de l’aide et du soin auparavant. Selon Houlfort & Sauvé (2010), « contrairement à la dépression qui est perçue comme une problématique individuelle, l’épuisement professionnel est considéré non pas comme un problème d’employés mais plutôt de l’environnement organisationnel dans lequel ils travaillent » (p. 16). 20 Compte tenu de ce portrait dressé jusqu’à maintenant, il y a lieu de se questionner sur les liens qui existent entre la santé mentale au travail et l’organisation du travail des enseignants. Avec un pourcentage d’absence dues à des troubles de nature psychologique aussi élevé que 50% (sans considérer les absences dont la nature n’est pas connue parce que non révélée), peut-on réellement penser que les problèmes de santé mentale chez les enseignants ne relèvent que de questions individuelles? De personnalités plus ou moins fortes, ou trop sensibles? Selon Lantheaume & Hélou (2008), « Aucun enseignant, [cela est répété à l’envi par tous les professeurs,] n’est à l’abri d’épreuves déroutantes, voire perturbantes, de difficultés; aussi le doute subsiste-t-il toujours sur la capacité à y faire face. Doute contribuant au sentiment d’usure et pouvant se transformer en désespoir quand l’impression de ne pas arriver à faire face l’emporte » (p. 89). Plusieurs aspects du présent travail amènent, en effet, à postuler que l’épuisement professionnel chez les enseignants, ainsi que d’autres manifestations de leur souffrance psychologique, ne sont pas que des problématiques individuelles. 2.1.2.3 Violence Qu’elle soit sous forme physique, verbale, de l’ordre de l’intimidation, ou de la cyberintimidation ou à caractère sexuel ou même de vols qualifiés, la violence fait définitivement, et malheureusement, partie des manifestations de la souffrance vécue par les enseignants dans le cadre de leur travail. Les statistiques démontrent que les enseignants au Québec (17,1%) se retrouvent au deuxième rang des professions les plus affectées par une lésion attribuable à la violence en milieu de travail11. 11 Statistiques sur les lésions attribuables à la violence en milieu de travail. CSST : 2007-2010 21 Les enseignants subissent-ils plus de violence de nos jours qu’ils en subissaient autrefois? Selon Jeffrey et Sun (2006), puisque notre sensibilité face à la violence en milieu scolaire a énormément changé au Québec à travers les décennies, on ne peut apporter de réponses claires à cette question. Tout comme il n’est pas simple de trouver réponse à d’autres questions telles que les jeunes sont-ils plus violents aujourd’hui? Ou les jeunes ont-ils vraiment changé? Quoiqu’on ne puisse répondre simplement à ces questions, les jeunes ne sont pas les seuls à commettre de la violence à l’endroit des enseignants (Jeffrey et al., 2006). La violence peut aussi être faite par les parents d’élèves, par les collègues enseignants, par d’autres membres du personnel de l’école. En 2009, Janosz, Pascal et Bouthillier ont dressé un portrait de la violence dans les écoles québécoises 12. Ce portrait est considéré comme une première au Québec, puisqu’il « fournit une information unique et de valeur pour décrire les grandes tendances de l’ampleur des phénomènes de violence perçue et subie dans les écoles primaires et secondaires publiques du Québec » [et regroupe] « plus de 180 000 élèves et 16 000 membres du personnel, provenant de 15 des 17 régions administratives du Québec » (p. 3). Parmi les principaux résultats de ce rapport basé sur de multiples échantillons entre 1999 et 2005, les données sur la violence subie par les membres du personnel sont les suivantes. Au primaire, 29% d’entre eux subissent des insultes de la part d’élèves et 20% de la part de collègues. De plus, les données révèlent que les vols touchent 18% des membres du personnel, les menaces de la part d’élèves en affectent 18%, les menaces de parents d’élèves 16% et 15% 12 Rapport de recherche commandé par le MELS et produit par le Groupe de recherche sur les environnements scolaires (GRES). Impliquant élèves et personnel scolaire, il visait à « documenter l’ampleur des violences perçues et subies dans les écoles primaires et secondaires publiques du Québec et à examiner les liens entre ces violences et d’autres composantes de l’environnement socioéducatif... ». 117 écoles primaires et 364 écoles secondaires ont été impliquées dans cette recherche d’envergure. 22 des membres du personnel subissent des agressions physiques de la part d’élèves. Pour ce qui est des membres du personnel, ces derniers sont surtout victimes d’agressions verbales. À au moins une reprise, 39% d’entre eux ont été insultés par un élève, 23% ont été menacés par un élève, 21% ont été victimes d’un vol, les insultes d’un collègue ont touché 17% d’entre eux et les insultes d’un parent 15%. Dans le cadre de leur étude effectuée auprès de 529 enseignants débutants du secondaire, Jeffrey et al. (2006) soulignent que la violence faite aux enseignants était déjà devenue un problème sérieux à la fin des années 1980. Or, ce n’est que récemment que des recherches portant sur ce sujet ont vu le jour. Toujours selon ces auteurs, la majorité des recherches effectuées témoignent d’un nombre considérable d’événements violents subis par les enseignants (à titre d’exemple d’événements violents; insultes, menaces, coups avec objet ou arme, bousculades, empoignades ont été relevés par la recherche de Jeffrey et al.). Ceci dit, il est aussi possible de présumer que les chiffres ne traduisent pas nécessairement toute la réalité, puisque certains enseignants, pour différentes raisons, gardent sous silence la violence qu’ils subissent. On peut alors se demander quels impacts peuvent occasionner le fait de subir, même d’être « seulement » témoin de telle violence dans son contexte de son travail et ce parfois au quotidien. Il est possible de déduire qu’une telle réalité du travail puisse grandement affecter la santé psychologique des enseignants. De plus, il y a lieu de supposer que le climat de violence puisse être relié à la décision d’abandonner la profession chez certains enseignants. Une étude de Jeffrey et al. (2006) démontre en effet que 17% des enseignants envisagent quitter en raison d’actes violents qu’ils ont subis. 23 En plus des élèves, des collègues et des parents, il est possible de penser que l’organisation du travail puisse, elle-même, être la source d’une certaine violence. La façon d’organiser le travail enseignant peut ainsi devenir source importante de souffrance psychologique. C’est du moins une position de cet essai qui invite à relier « organisation du travail » et souffrance psychologique, ce qui incite à prendre du recul par rapport aux explications individuelles ou psychologisantes habituellement avancées, du moins par certaines personnes ou institutions non résolues à admettre la gravité de la situation. Ce chapitre avait pour objectif de faire état d’une situation problématique qui dure depuis longtemps au sein de la profession enseignante. Il ne fait aucun doute que le malaise est bel et bien présent. Quant à la souffrance vue sous l’angle de la psychodynamique du travail, elle se révèle sous diverses formes et d’après leur prévalence, la question des facteurs organisationnels y participant est définitivement adéquate. Comme le souligne Baby (préface de Maranda et al., 2011) « les atteintes à la santé mentale du personnel scolaire ne sont plus seulement le fait de problèmes personnels non résolus » et « non seulement cette approche [PDT] permet-elle de rétablir l’équilibre entre ces deux ordres de facteurs, soit les facteurs individuels et les facteurs organisationnels, mais encore ajoute-t-elle à la possibilité d’intervenir efficacement en vue d’améliorer la situation pour le mieux-être de tous » (p. XI), celui de la société en général y compris. Ainsi, le troisième chapitre tentera d’éclairer davantage ce lien entre la souffrance vécue par les enseignants et l’organisation du travail, en relevant les analyses d’une recherche-action en 24 psychodynamique du travail qui met en lumière des situations à risque qui mettent en péril la santé psychologique des enseignants. 25 Chapitre 3 L’ORGANISATION DU TRAVAIL SOURCE DE SOUFFRANCE ? L’objectif de ce chapitre est de décrire le contexte et les conditions dans lesquels se déroule le travail enseignant à l’aide d’une recherche-action conduite sous la direction de Maranda et al. (IRSST, 2009-2012)13. Cette recherche documente des situations difficiles, voire à risque pour la santé psychologique. Cette recherche étalée sur trois années a été subventionnée par l’Institut Robert-Sauvé en santé et en sécurité du travail et a été conduite dans deux écoles secondaires. Elle s’appuie sur l’analyse de l’expérience de quatre groupes de participants volontaires composés d’enseignants, de professionnels de l’éducation, de membres du personnel de soutien, ainsi que de membres du personnel de direction. Les six situations relevées par les participants (pour la catégorie des enseignants) seront croisées avec d’autres recherches ayant repéré les mêmes problèmes. Différents extraits des témoignages de cette recherche-action, ainsi que des témoignages présentés au début de l’essai permettront de mettre l’accent sur la compréhension des sources de souffrance chez les enseignants. Une organisation pathogène du travail est de plus en plus relevée par des recherches comme étant la source des problèmes de santé psychologique vécus par les travailleuses et les travailleurs (Maranda & Fournier, 2009). Pour sa part, le Ministère de la Santé et des Services Sociaux du Québec soutient que la santé mentale dépend en grande partie de la qualité des relations présentes au sein de l’environnement de travail d’une personne. Étant donné le temps 13 Institut de recherche Robert-Sauvé en santé et sécurité du travail : Élaboration de pistes d’action en vue de remédier aux problèmes de santé psychologique en milieu scolaire : application d’une approche de psychodynamique du travail. http://www.irsst.qc.ca/-projet-elaboration-de-pistes-d-action-en-vue-de-remedier-auxproblemes-de-sante-psychologique-en-milieu-scolaire-application-d-une-approche-de-psychodynamique-00997430.html 26 considérable passé au travail par la majorité des adultes, il va sans dire que le milieu de travail lui-même est d’une immense importance dans la vie d’une personne. Bien que le milieu de travail puisse être foyer de socialisation, de réalisation de soi et de valorisation sociale, il peut aussi être ou devenir « une source importante de stress et susciter souffrance et déception : on parle alors de problèmes de santé mentale ou psychologique liés au travail » (MSSS, 2011). Avant de présenter et d’approfondir les situations à risque pour la santé psychologique des enseignants, il s’avère pertinent de définir l’organisation du travail. Pour les fins du présent essai, la définition retenue est celle de Vinet (2004) selon qui l’organisation du travail se rapporte à « la manière dont les tâches sont structurées et dont les postes de travail sont gérés dans une entreprise. Elle recouvre des sujets variés; les horaires et quarts de travail ainsi que les périodes de repos; les habiletés, les qualifications, l’effort physique et mental requis pour occuper le poste; les interactions nécessaires avec les collègues de travail et les superviseurs et, par conséquent la qualité des relations interpersonnelles dans une équipe de travail et la participation des travailleurs à l’avancement des tâches. L’organisation du travail est associée indirectement au style de gestion, au climat de travail qui prévaut dans l’entreprise, à la circulation de l’information et finalement à l’histoire et à la culture communes aux membres de l’organisation » (p.18). Toujours selon Vinet (2004), puisque l’organisation du travail est au cœur de la routine quotidienne des travailleurs, elle est un facteur à ne pas négliger du point de vue de leur santé psychologique. Aussi, bien que certains croient à tort, à notre avis, que la définition des problèmes de santé psychologique liés au travail puisse se résumer à l’incapacité d’une personne à s’adapter à un contexte de travail difficile, la littérature démontre de plus en plus la fausseté d’une telle perception envers des maladies professionnelles, tel l’épuisement professionnel, à prendre très au sérieux. En effet, selon le Ministère de la Santé et des Services Sociaux (2011), les troubles 27 psychologiques liés au travail ne relèvent pas uniquement de causes individuelles : « C’est un problème complexe qui résulte de l’interaction entre la personne et son milieu de travail et de la présence de risques psychosociaux, tels que le stress, la surcharge de travail, le manque d’autonomie, de soutien, de reconnaissance, etc. » (MSSS, 4 août 2011). En conséquence, il est possible de postuler qu’il en est de même pour les enseignants aux prises avec une organisation du travail non adaptée aux réalités actuelles et avec laquelle ils doivent composer individuellement chaque jour. 3.1 Des situations difficiles, sources de souffrance chez les enseignants Dans le travail enseignant au quotidien, des situations peuvent devenir à risque sur le plan de la santé mentale au travail. Chacune des six situations difficiles, identifiées par la rechercheaction de Maranda et al. (2011), sera ici exposée et parfois appuyée par des extraits de témoignages. Tout d’abord, il est à noter que la notion de situation à risque est définie par Maranda, Viviers et Deslauriers (2010)14 ainsi : « des éléments du contexte de l’organisation du travail en interrelation avec des stratégies défensives individuelles et collectives nuisibles à la santé psychologique. Elle englobe des aspects à la fois institutionnels, organisationnels, culturels, professionnels, sociaux qui constituent le réel du travail au quotidien ». Or, les stratégies défensives s’ajoutent à une organisation du travail pathogène pour représenter un risque et elles « orientent les façons de penser et d’agir en sorte d’éviter autant que faire se peut la perception de ce qui fait souffrir. Les défenses n’agissent pas sur le monde réel; en particulier elles ne transforment pas les risques ou les contraintes » (Molinier, 2010, p.102). 14 . Communication présentée au Colloque de l’IRSST, le 3 novembre 2010, Élaboration de pistes d’action en vue de remédier aux problèmes de santé psychologique en milieu scolaire : application d’une approche de psychodynamique du travail. 28 Tel que traitée préalablement, rappelons que la souffrance n’est pas un état statique, mais plutôt un espace de lutte où les travailleurs tentent de rester dans la normalité, de trouver et garder un certain équilibre pour ne pas fléchir du côté de la maladie. Les travailleurs développent des stratégies, parfois à leur insu, qui leur permettent dans un premier temps de « survivre » à ces difficultés, mais à terme elles augmentent le risque pour leur santé psychologique, car les mécanismes de défense confinent le plus souvent à l’inaction (Molinier, 2001; Dejours dans Maranda & Trudel, 2006). Ces stratégies défensives seront abordées à la fin du présent chapitre, à la suite des situations difficiles identifiées par Maranda et al. 3.1.1 Six situations à risque Au cœur et au quotidien du travail, en milieu scolaire, existent des difficultés pouvant se transformer en réelles sources de souffrance psychologique (Maranda & Viviers, 2011). Les voici : la lourdeur du travail, les pressions du temps, la complexité du travail et la confusion des rôles, la bureaucratie et la désorganisation, le non-respect et la violence et, finalement, la précarité d’emploi et de travail. Ces situations sont aussi documentées par des recherches qui relèvent les mêmes problèmes. Les propos des participants – de même que ceux des enseignantes présentés au début – et les explications qui s’y rattachent donnent une idée de ce qui se vit. 3.1.1.1 Lourdeur du travail D’abord, Maranda, Marché-Paillé et Viviers (2011) constatent une lourdeur du travail relevée par les quatre catégories de personnel à l’école. Du côté des enseignants, la lourdeur ressentie s’exprime par le « poids du trop » et celui « du manque ». Le poids du trop, c’est ce qui, dans le travail, est excessif, exagéré et démesuré. Ce qui dépasse, déborde et franchit les limites 29 de la résistance. Le poids du manque se fait ressentir dans ce qui fait défaut, dans l’absence, l’insuffisance et la défaillance des systèmes notamment. Les élèves (des groupes réguliers) arrivent de plus en plus « pockés » : de plus en plus faibles au plan académique avec des retards importants. Les doubleurs sont nombreux. Certains élèves devraient être en adaptation scolaire; ils requièrent des services qui ne leur sont pas prodigués (ex : psychologie). Il y a un trop grand nombre d’élèves par classe. (Maranda et coll., p. 4)15 On est capable de cerner que tel individu, il a des problèmes de comportement. On pourrait tout de suite le prendre en charge. Mais non, à cause du côté organisationnel de l’école. Il faut attendre, attendre, attendre. Quelquefois, le problème empire chez le jeune et ça cause des stress supplémentaires. (Maranda et coll., p.28)16 En effet, les incidences de l’intégration, dans les classes régulières, d’un trop grand nombre d’élèves EHDAA17 ainsi que la défavorisation du milieu sont apparues comme des aspects alourdissant considérablement le travail quotidien du personnel de l’école. L’intégration des élèves ayant des besoins particuliers implique une importante adaptation du contenu à enseigner, des pratiques pédagogiques, des services spécialisés, des moyens d’intervention et de suivis, etc. Or, malgré la volonté du personnel d’adhérer à cette politique, l’intégration des élèves en difficulté dans les classes régulières représente maintenant un défi quasi insurmontable. En effet, 15 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 16 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 17 EHDAA : Élèves handicapés ou en difficulté d’apprentissage ou de comportement. Le MELS (2007), se base sur trois conditions pour déclarer un élève comme EHDAA, soit une évaluation diagnostique, l’identification d’incapacités et de limitations et la nécessité de mesures d’appui pour faciliter l’évolution de l’élève dans le milieu scolaire. Il est à noter que des problématiques de santé mentale (détresse, dépression, trouble envahissant du développement, hyperactivité) sont de plus en plus constatées selon les témoignages recueillis. 30 les propos des enseignants ont mis en lumière une part essentielle de leur travail qui se retrouve mise de côté, écourtée ou remise à plus tard, soit celle « d’enseigner lorsqu’intégrer à tout prix prend trop de place ». Il y en a cinq qui exigent beaucoup de moi : lequel je flushe?... parce que, en 75 minutes, dans un groupe, j’ai à peine deux minutes par élève. C’est injuste pour tout le monde dans la classe, moi incluse. Pourtant j’ai une personnalité extrêmement forte, extrêmement flexible. Je suis fière de la qualité de travail que je suis capable de donner mais je sens que, parce que je suis capable, on m’en donne plus. (Maranda et coll., p.5)18 Faute de temps, de ressources, de soutien ou de connaissances spécialisées, les enseignants deviennent les dépositaires de difficultés sociales, physiques, psychologiques et morales vécues par les jeunes sans que les services ne soient nécessairement bonifiés pour les soutenir adéquatement. Avec un travail qui s’alourdit et se diversifie et cette intégration des EHDAA aux « classes régulières », les enseignants se voient contraints, souvent dès le début de l’année scolaire de mettre une croix sur ce qu’ils voudraient faire, sur leur idéal de métier. Or, cela pèse lourd et les enseignants souffrent que leur travail soit empêché. J’enseigne ce que je peux, du mieux que je peux et tant pis, je vais arriver là où je peux. Je ne fais pas ce que je veux, je fais ce que je peux. (Maranda et coll., p. 5)19 En effet, malgré une grande capacité à composer avec les difficultés du métier, les enseignants ressentent une injustice du fait de voir leur travail ainsi « empêché ». Devoir faire des 18 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 19 Idem 31 choix qu’ils qualifient eux-mêmes « d’insensés » n’est pas sans affecter leur éthique professionnelle. De plus, la clientèle est aussi alourdie par des cas de plus en plus graves rencontrés, et ce de plus en plus fréquemment. Non seulement l’enseignant compose-t-il avec toutes les incidences de l’intégration des élèves EHDAA sur sa tâche, mais aussi avec la pauvreté, la multi-ethnicité, la violence du milieu, la maltraitance, la maladie mentale. Encore une fois, sans nécessairement bénéficier des ressources requises pour y faire face. En plus de tous nos rôles, moi, dans ma classe, j’ai des cas graves de comportement avec beaucoup de problèmes à la maison, beaucoup de choses… lourd bagage… on entend des choses incroyables. (Maranda et coll., p. 24)20 Et il en est de même pour des cas d’élèves sous médication, parfois nombreux dans une même classe. Ce qui donne à certains enseignants l’impression de franchir les limites de leur rôle, de ce à quoi ils ont été préparés du moins, ceux-ci étant néanmoins « responsables » (entre autres) d’administrer le prise de médicaments (Maranda et al.). Ça fait que tu as des cas de santé mentale dans ton groupe maintenant. Tu as des cas de troubles d’attachement, bien, on les met tous ensemble, en autant que tu aies un ratio pour douze. (Maranda et coll., p. 25)21 Enseigner et accompagner les jeunes dans ces conditions de travail complexifiées et intensifiées implique une part de « travail invisible » associée à une surcharge de travail non reconnue socialement. Toujours selon cette recherche, les conditions actuelles exigent des 20 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 21 Idem 32 enseignants une part d’investissement, voire de surinvestissement individuel qui les oblige à se « dévouer » de plus en plus pour faire face aux situations rencontrées. Il est possible de présumer que lorsque le travail devient souffrant, l’enseignant qui s’y est trop largement investi risque fortement d’en payer un prix plus ou moins élevé sur sa santé mentale (André, 2011). D’une part, dans le meilleur des cas, l’investissement subjectif dans le travail peut être porté par le plaisir de l’enseignant qui s’y investit. Dans des conditions « normales », le travail devient alors source d’épanouissement et de réalisation de soi. D’autre part, lorsque l’activité de travail devient empêchée et n’a plus vraiment de sens pour l’enseignant, ou que la reconnaissance fait défaut, l’investissement subjectif devient à la longue source de lourdeur et de pénibilité (André, 2011). En effet, la passion, la vocation sans limites devient un risque car l’enseignant peut être tenté de dépasser ses propres limites, de se donner à fond et de tomber en bout de ligne en épuisement. En enseignement, « il est toujours possible de mieux faire, de faire davantage : l’activité n’a de limites que celles que l’enseignant se donne » (André, 2011, p.53). Ce qui est le plus dur pour moi, c’est de voir certains élèves qui courent à la catastrophe au niveau scolaire. (…) Et c’est vrai qu’à un moment donné, il faut prendre du recul et se dire : « Bon, je crois que j’ai fait ma part de métier ». Mais on n’est jamais sûr, parce qu’on ne sait pas vraiment où ça s’arrête. (André, 2011, p. 53) Le surinvestissement, voire l’hypertravail, est défini par la psychodynamique du travail comme une surcharge « dépassant de façon significative une charge dite normale » (Rhéaume, 2006, p. 19). Puisque les limites ne sont pas toujours faciles à poser pour les enseignants qui s’investissent, souvent sans compter, le plaisir au travail et l’investissement subjectif n’agissent 33 pas toujours comme facteurs de protection pour le travailleur, ils peuvent au contraire se transformer en facteurs de risque. 3.1.1.2 Pressions du temps La deuxième situation difficile, répertoriée par Maranda, Marché-Paillé & Viviers (2011), concerne les pressions du temps à l’urgence et à l’immédiateté. Ces pressions déterminent « l’organisation du travail à la minute » et s’avèrent contraires à l’accompagnement à long terme des élèves dans leurs apprentissages. L’impression générale découlant de cette réalité qui s’ajoute à la lourdeur? Le manque de temps. Les pressions du temps dans le travail enseignant ont essentiellement deux origines. D’une part, les effets et exigences multiples de la Réforme de l’éducation et du ratio d’élèves par classe, combinés à l’intensification du travail amènent des pressions importantes quant au temps réel possible à consacrer à chacun des élèves. D’autre part, la pression causée par le temps autocontrôlé finit par être intériorisée par les enseignants. La fin de semaine, je me sens incapable de faire autre chose que de préparer mon enseignement, car je connais la charge de travail et le cycle infernal qui recommence le lundi. Le temps semble s’accélérer et les journées sont trop courtes pour compléter tout le travail qui s’accumule sur mon bureau et dans ma tête. (Témoignage enseignante 1). (…) je me revois être incapable de décrocher du boulot le soir et la fin de semaine. Je ne vois surtout pas comment le faire alors que je n’arrive jamais à rattraper le temps. (Témoignage enseignante 2). De plus, tel qu’il en sera également question dans la quatrième situation difficile traitant du poids de la bureaucratie, les pressions du temps imposées par l’organisation du travail sont loin d’être sans effets sur la qualité de vie au travail d’un enseignant. 34 La part administrative décrite par les enseignants réfère entre autres au minutage, aux comptes à rendre à la direction quant à l’occupation de leur temps de travail. Tel qu’il en est le cas pour les participants à l’enquête de psychodynamique du travail, le temps investi par les enseignants est encadré par une « gestion comptable » si énergivore que plusieurs enseignants la décrivent carrément comme une source de souffrance. Là, c'est devenu fou, on est arrivé au point où on compte nos minutes. (Maranda et coll., p. 13)22 Sans nécessairement que son origine ou sa raison d’être soit toujours claire, cette feuille de temps est utilisée dans plusieurs écoles. Méthode en place pour contrôler une partie des activités des enseignants en termes de minutes (supervision de corridors, périodes de récupération académique, supervision de retenues, supervision de comités d’élèves, implication parascolaire, etc.), cette façon d’encadrer et de calculer le temps alloué à telle ou telle tâche imposée peut effectivement provoquer non seulement de la frustration chez les enseignants, mais peut même aller totalement à l’encontre du dévouement naturel de certains… « Le minutage, ça tue l'élan ». (Maranda et coll., p. 20)23 Parmi d’autres effets pervers de cette méthode de contrôle de l’occupation du temps de travail, les enseignants, même les plus dévoués, en viennent souvent eux aussi à vouloir calculer leur temps et déplorent la non-reconnaissance du temps qu’ils doivent investir pour d’autres tâches hors classe. Ce temps consacré par exemple aux corrections et à la planification de cours et 22 Maranda, M.-F., Marché-Paillé, A., Viviers, S. (2010). Comprendre la souffrance des enseignants : apport d’une enquête de psychodynamique du travail dans une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 23 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 35 de projets éducatifs fait partie du travail invisible assumé par les enseignants. Travail invisible qui est pourtant considérable (et parfois très variable d’une matière à l’autre) en termes d’heures et d’énergie consacrées. Heures qui ne sont pourtant pas « comptabilisées » dans cette feuille de tâches soi-disant reconnue. Ainsi, doit-on s’étonner qu’une telle méthode de minutage du temps pose problème par rapport au « temps qui compte pour vrai »? Il n’est pas surprenant que la méthode utilisée puisse devenir source de souffrance. Le travail professionnel, c’est très difficile à quantifier. Nos grands penseurs ne sont pas capables de distinguer un professeur qui travaille bien d’un autre. Le seul moyen, c’est de voir s’il est là, s’il a fait sa rencontre, etc. (Maranda et coll., p. 14)24 Il y a effectivement lieu d’affirmer que certaines exigences reliées à l’occupation du temps de travail des enseignants sont devenues complètement dénuées de sens. Tel que l’expriment des membres de direction, ayant participé à l’enquête de Maranda et al., les directions sont en quelque sorte contraintes à une « idéologie comptable » imposée par le Ministère. Une idéologie qui axe sur les résultats (telle une entreprise), et ce, « malgré les bouleversements du système d’éducation, malgré le déni politique de la réalité des écoles marquées par la défavorisation, malgré le désenchantement que plusieurs manifestent à l’école » (Maranda, Héon & Viviers, 2011, p. 144). Il appert donc que la nécessaire remise en question, quant aux motivations à conserver de tels aspects de l’organisation du travail lorsqu’ils sont sources de souffrance chez une majorité d’enseignants (et possiblement des directions qui les utilisent), soit plus que justifiée et 24 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 36 pertinente. De telles méthodes répondent-elles à un réel motif d’amélioration du contexte de travail ou de meilleure « rentabilité » du temps, temps qui manque toujours ? Qui plus est, les enseignants ne sont pas les seuls à subir les pressions du temps et lorsqu’ils ont besoin d’aide (lors d’une situation problématique urgente avec un élève par exemple), ils se retrouvent souvent à ne pouvoir compter que sur eux-mêmes. Tu te réfères à qui? La direction? Elle n'est pas là, elle est en comité. -Les directions n'ont plus le temps de prendre soin de leurs profs. C'est rendu fou au niveau du temps, partout, on n'a plus le temps de. (Maranda et coll., p. 18)25 L’ensemble du personnel de l’école subit différentes pressions du temps imposées par cette intensification du travail en milieu scolaire en général. Il y a définitivement lieu d’affirmer que les impacts potentiels de ces pressions sur les enseignants, acteurs de première ligne, dépassent la « simple » frustration d’en faire plus que le temps prescrit sur papier… Les impacts sont sans doute effectivement néfastes pour leur santé psychologique, vu l’importance du rôle qu’ils ont à assumer, souvent fin seuls, en bout de ligne… De fait, sollicitant par moments des émotions intenses et des observations difficiles (être témoin de la souffrance d’un élève par exemple), tout en manquant de temps, et souvent de ressources pour y faire face… n’est-ce pas éreintant? Tout ceci fait partie des « tâches invisibles » sollicitant autant l’affectivité, l’urgence d’agir, la prise de décisions rapides, etc. Alors l’obligation de « reddition des comptes » renvoie peut-être l’image aux enseignants que 25 Maranda, M.-F., Marché-Paillé, A., Viviers, S. (2010). Comprendre la souffrance des enseignants : apport d’une enquête de psychodynamique du travail dans une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 37 leur rôle (pourtant plus complexifié que jamais) apparaît parfois « diminué » par une gestion qui donne l’impression d’ignorer tous ces aspects invisibles néanmoins déterminants de la qualité et de la satisfaction du travail au quotidien. 3.1.1.3 Complexité du travail et confusion des rôles Tel que soulevé en introduction, le travail en milieu scolaire est de plus en plus marqué par la complexité. Cette complexité du travail, doublée d’une possible confusion des rôles entre les différentes catégories de personnel, fait définitivement pression sur les enseignants. Ceux-ci se retrouvent contraints à s’adapter constamment à divers changements et mesures qui n’ont pas fait leurs preuves et qui ne sont pas nécessairement pensés selon l’expertise des enseignants. Un rapport de l’OCDE26 regroupant 25 pays souligne que : « Les attentes envers les établissements scolaires et les enseignants deviennent de plus en plus complexes. La société contemporaine attend des établissements que ceux-ci abordent efficacement la question des langues et milieux différents des élèves qui y sont inscrits, qu’ils se montrent sensibles aux questions culturelles et d’égalité des sexes, qu’ils encouragent la tolérance et la cohésion sociale, qu’ils prennent en charge efficacement les élèves défavorisés et ceux présentant des troubles d’apprentissage ou comportementaux, qu’ils utilisent les nouvelles technologies et qu’ils restent en phase avec les nouveaux domaines de connaissance et approches d’évaluation des acquis, qui évoluent rapidement. Les enseignants doivent être capables de préparer les élèves à vivre dans une société et une économie dans lesquelles on attend d’eux qu’ils soient des apprenants autodirigés, désireux et capables de poursuivre leur apprentissage tout au long de la vie » (2006, p. 2). Au centre de cette complexité du travail, les participants à l’enquête de psychodynamique du travail ont en effet souligné les difficultés liées à la différenciation pédagogique. « Suggérée » par la Réforme (ou le Renouveau pédagogique), cette stratégie peut sembler excellente à première vue mais qu’en est-il dans les faits, dans le quotidien de l’enseignement? Il est possible 26 OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économiques, dont la mission est de promouvoir les politiques qui amélioreront le bien-être économique et social partout dans le monde. 38 d’affirmer qu’il existe des effets pervers à une telle stratégie d’enseignement, notamment lorsque adapter son enseignement et son contenu à la réalité de chaque élève d’une classe, aux différentes difficultés d’apprentissage, aux différents styles d’apprentissage, n’est pas réalisable dans les faits. Particulièrement dans les contextes où la politique du non-redoublement est appliquée, des enseignants peuvent se retrouver à enseigner plusieurs niveaux différents dans une même classe. Quels sont les effets possibles sur le sentiment d’efficacité des enseignants face à une exigence si lourde et souvent si difficile, voire impossible à appliquer dans le concret? Les mêmes questionnements sont pertinents en ce qui a trait à la Réforme en général. Maranda et ses collègues observent que le Renouveau pédagogique n’a pas seulement transformé le travail enseignant, mais que celui-ci a plutôt été « déstabilisé, voire déstructuré ». En effet, il y a lieu de s’arrêter aux effets possibles des différentes pressions engendrées par la mise en place de la Réforme sur l’équilibre personnel et la posture professionnelle des enseignants. De la pédagogue passionnée que j'étais, il en reste moins. C'est peut-être à cause de la tâche, qui a considérablement changé. Suis-je récalcitrante au changement? Cela ne m'a jamais définie, pourtant (Témoignage enseignante 3). Bousculés comme ça, ça ne se peut pas. On a l’impression que tout ce que l’on faisait avant, finalement, c’était quoi ? On se trompait carrément? Ce n’est pas qu’on refuse tout ce qui est proposé; c’est que dans le temps qu’on nous demande de le faire, au fond c’est impossible. Et là, on nous dit [en même temps] : « T’as juste à ne pas le faire »!! (Maranda et coll., p.6)27 Avec la réforme, c’est encore pire. Les parents sont tout mêlés avec les bulletins qui n’arrêtent pas de changer. Ils nous disent « Vous êtes supposé faire ceci de même, ça de même… ». Tu as la direction qui te dit des choses, la commission scolaire qui impose des trucs à la direction qui fait de même avec nous. Tout le 27 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 39 monde a quelque chose à dire qui fait que, nous autres, on se sent un peu dévalorisés. (Maranda et coll., p.7)28 Les enseignants ont l’impression que les concepteurs du travail enseignant (au Ministère de l’éducation) sont très loin de la réalité et de la quotidienneté du monde scolaire. Il n’en demeure pas moins que dans le concret, ce sont les enseignants qui vivent les conséquences et les enjeux des changements dictés par le ministère. Ce sont eux, les premiers, « au front » pour mettre en œuvre les décisions prises d’en haut, indépendamment de leur adhésion ou de leur position professionnelle quant aux nouvelles directions prescrites. Ce qui peut, à la longue surtout, provoquer de lourds effets sur le sens au travail de chaque enseignant. On est complètement à la remorque… Les grandes décisions de la commission scolaire se font par ces gens-là. On se dit : « Ça n’a pas de bon sens! ». (Maranda et coll., p.7)29 Quand je vois une bande de clowns qui prennent mon métier… qui en font n’importe quoi, moi je vais me mettre de la pression pour arriver à ce que, eux, demandent ? Ils ne savent même pas ce qu’ils font et ils virent d’un bord à l’autre sur un coup de vent! Non merci! (Maranda et coll., p.8)30 Cette réalité provoque d’ailleurs des effets néfastes au sein du corps enseignant lui-même. Tous ne partagent pas et ne vivent pas les changements de la même façon et cela les divise parfois. Aussi, les nombreux revirements engendrés par la Réforme n’affectent pas nécessairement tous les enseignants de la même façon, selon les différentes matières enseignées, ce qui n’aide pas à rallier les troupes non plus autour d’enjeux communs. Ce qui peut aussi devenir source de souffrance au travail. 28 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 29 Idem 30 Idem 40 Il apparaît possible de déduire que les divers impacts des grands changements dans l’éducation, vécus et assimilés différemment par chacun, puissent sans doute entraîner un certain isolement. Parallèlement, le modèle de l’enseignant seul « maître » de sa classe n’existe plus forcément. D’une part, le travail d’équipe prescrit par le Renouveau pédagogique est maintenant bien présent dans le travail enseignant. D’autre part, avec « l’intégration à tout prix » s’est imposé le travail multidisciplinaire, fonctionnement non problématique en soi, mais qu’impliquet-il concrètement? Comment cela peut-il affecter le rôle de l’enseignant ainsi que l’organisation de son travail dans sa propre classe? Cela est en effet fort complexe. L’enseignant partage parfois dans sa classe (ainsi que dans son groupe d’élèves) les services d’un enseignant-ressource ou d’un éducateur spécialisé, d’un psychologue, et ce parfois tous en même temps. Bien qu’elle ait le potentiel d’être très bénéfique à certains niveaux – notamment pour le support à l’enseignant pour les élèves EHDAA – cette méthode d’organisation du travail exige une répartition claire des tâches et des responsabilités de chacun, chose qui n’est pas nécessairement simple concrètement, ni respectée par tous. Il s’avère possible de postuler que cette réalité est vécue difficilement par l’enseignant qui a parfois l’impression de ne plus être le spécialiste de rien, même dans sa propre classe. De plus, l’enseignant devient-il néanmoins responsable de « gérer » tous les intervenants qui intègrent sa classe? Comment cela peut-il affecter sa gestion de classe et son autorité auprès de ses élèves? Sans parler du temps qui s’ajoute et qui s’avère nécessaire en dehors des cours pour concertation entre les différents intervenants. Encore une fois, en théorie, la politique peut apparaître excellente à plusieurs niveaux, Mais dans les faits, cela entraîne beaucoup de temps qui s’ajoute à la tâche de l’enseignant, sans nécessairement que son travail soit reconnu ni allégé pour autant. 41 En bout de ligne, même si tout le « pouvoir » de gérer, de régler les problématiques découlant de la complexité de son rôle n’appartient plus à l’enseignant, c’est malgré tout sur ses seules épaules que tout repose quand vient le temps de rendre des comptes aux parents, à la direction, aux professionnels parfois, à la commission scolaire, etc. Encore une fois, cet aspect renvoie à la lourdeur de la tâche et au poids du trop, au poids du manque. 3.1.1.4 De la bureaucratie à la désorganisation La quatrième situation difficile identifiée par l’enquête de psychodynamique du travail, déjà évoquée précédemment, s’inscrit dans la bureaucratie et la désorganisation auxquelles doivent faire face le personnel scolaire. Chez les enseignants, l’encadrement excessif de leur travail quotidien par des procédures de contrôle et d’évaluation devient source de souffrance lorsque ces procédés les empêchent d’user de leur ingéniosité et de leur créativité pour ajuster leur travail à la réalité de leurs groupes d’élèves. Du fait de la complexité engendrée par une organisation du travail de plus en plus découpée, les enseignants doivent composer avec une multitude de documents à remplir qui visent à rendre des comptes. D’un côté, tel qu’abordé dans un aspect précédent, les enseignants se voient dans l’obligation de rendre des comptes aux directions quant à l’occupation de leur temps de travail (que ce temps rapporté soit le temps qui « compte » réellement ou non). De l’autre, les enseignants doivent rendre des comptes aux directions quant aux comportements des élèves en difficulté et de leurs interventions auprès de ceux-ci, au regard des objectifs contenus dans leurs feuilles de route, élaborées dans le cadre de plans d’intervention personnalisés. J’ai dix feuilles de routes qui m’arrivent au début de la période avec en moyenne trois points chacune. Des exemples : Est-ce que l’élève est arrivé à l’heure? Est-ce qu’il a fait son travail en classe? Est-ce qu’il a eu un comportement poli? Ça, 42 c’est pour un premier élève. L’autre, c’est : Est-ce que je pose une question au professeur? Est-ce que mon devoir est fait? Il faut que j’observe ça durant ma période et c’est à recommencer à chaque fois que je les vois. (Maranda et coll., p. 15)31 La bureaucratie est définitivement très présente dans l’organisation du travail scolaire et impose des façons de faire « rigides » et devenant très lourdes à porter au quotidien, voire très irritantes. En effet, les participants à l’enquête de psychodynamique du travail témoignent notamment de la présence de la « petite bureaucratie » dont les effets mènent à l’absurdité. Tu cours partout dans l’école pour faire signer une feuille. Je dois faire une « run » de lait : j’ai à traverser l’école pour voir différentes personnes qui s’occupent du dossier pour qu’elles signent; 25% du temps elles ne sont pas accessibles… -C’est un temps improductif qui nuit au temps dont on a besoin pour faire notre travail. (Maranda et coll., p.10)32 La bureaucratie, plutôt que d’augmenter l’efficacité, engendre la désorganisation (manque de matériel, problèmes de gestion de locaux, salles de classes non sécuritaires, etc.) et renverse dans certains cas le principe de responsabilité des enseignants. Il faut aller voir la secrétaire, qui, elle, va l’emporter (la réquisition) en bas à la patronne et là elle écrit le jour, la date et l’heure à laquelle elle l’a signée devant toi sinon elle va se faire chicaner. Il y a des secrétaires qui étaient obligées de photocopier les réquisitions… Ça m’a dérangée énormément : c’est mon travail, mon organisation, à quelque part c’est mon droit. Tu me gardes des copies ? J’aime pas ça. --J’ai même vu me faire retourner des formulaires parce qu’ils n’étaient pas de la bonne couleur de papier. J’aimerais ça que le ridicule s’arrête quelque part. --31 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 32 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 43 Il faut qu’ils (la direction) ramassent beaucoup de preuves pour montrer qu’ils travaillent. C’est ça qu’ils font : de la paperasse, des évaluations, etc. (Maranda et coll., p. 11)33 En dépit de toutes ces méthodes prescrites, encadrant le travail, sensées être le reflet d’une organisation du travail bien « pensée », la désorganisation très présente notamment au moment des rentrées scolaires donne le vertige. Périodes reconnues comme particulièrement chaotiques, elles riment davantage avec improvisations qu’avec organisation. Bien que la période de la rentrée soit un moment crucial pour les enseignants (notamment pour l’instauration de la discipline et de l’organisation de sa propre classe)… Et qu’en est-il des enseignants débutants plongés dans toute cette frénésie? En raison de leur statut précaire, ils obtiennent très souvent un contrat avec seulement quelques jours, parfois même quelques heures d’avis et doivent néanmoins composer avec cette réalité presqu’insensée et au cours de laquelle très peu de collègues ont eux-mêmes le temps de les épauler. J’ai à peine quelques jours devant moi pour me préparer à la rentrée, pour participer aux différentes réunions de la rentrée avec toute l’équipe-école, prendre connaissance du matériel pédagogique (disponible en partie seulement), établir, rédiger et soumettre mes plans de cours pour l’année, m’approprier le projet éducatif et les règles de vie de l’école, m’installer dans la salle de travail du personnel, me préparer à rencontrer mes 4 groupes pour la première fois (moment crucial!), et j’en passe! (Témoignage enseignante 2). Pour les débutants, comme pour les plus expérimentés, la rentrée scolaire n’est jamais de tout repos pour les différents acteurs d’une école. Cependant, les enseignants sont les intervenants de « première ligne » et sont ceux qui font face à la musique pendant ces rentrées complètement 33 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 44 cacophoniques. Aux yeux de chaque enseignant, ces moments sont pourtant si déterminants pour établir les premiers contacts, pour mettre en place le cadre de fonctionnement de sa classe, pour se montrer solide, parfaitement préparé et en contrôle, pour faire bonne première impression en tant que chef d’orchestre à travers tout ce tumulte… Une fois de plus, il y a lieu de présumer que cette réalité est lourde à porter individuellement. Et possiblement lourde de conséquences sur la santé psychologique. Qu’est-ce qui empêche, année après année, l’organisation du travail scolaire de se modifier et de mieux s’adapter, ne serait-ce de mieux se préparer à pallier les irritants qui se répètent lors de chaque début d’année scolaire? Si éliminer tous les défis étourdissants qui entourent les semaines de la rentrée scolaire est sans doute difficilement faisable dans certains milieux, il y a nécessairement lieu d’agir sur l’organisation de cette période pour au moins minimiser les irritants, les impacts sur la santé mentale. Et par le fait même les impacts sur les jeunes qui méritent eux aussi un meilleur « sort ». Encore une fois, il serait faux de prétendre que les enseignants sont les seuls à subir et à porter le fardeau de cette désorganisation et de ses conséquences. Ce sont pourtant eux qui sont visés au premier chef lors des dysfonctionnements. Aux yeux des élèves, c’est par les enseignants seuls que tout passe, les seuls et ultimes médiateurs entre l’organisation scolaire et les familles. Un stress systémique lourd à porter en effet. Avec des effets qui se répercutent bien au-delà de la rentrée dans certains cas. Des effets qui ont comme causes des décisions organisationnelles, mais qui reposent sur les enseignants individuellement… 45 3.1.1.5 Non-respect et violence La cinquième situation difficile répertoriée par l’enquête de psychodynamique du travail s’inscrit dans le non-respect et la violence présents dans le travail scolaire. Tel que soulevé au chapitre précédent, les statistiques confirment la présence de la violence sous toutes ses formes. Le vocabulaire, le ton employé lors des échanges, l’absence de politesse minimale font partie des « conditions de travail » dans les écoles, désormais. Chez les enseignants, les sources possibles de souffrance liées au non-respect et à la violence n’ont pas comme seule origine les élèves. Tel que les statistiques présentées au chapitre précédent en témoignent, la violence provient aussi des parents d’élèves et des collègues entre eux et il en est malheureusement de même pour le nonrespect. L’enquête soulève également le fait que les institutions elles-mêmes font preuve de violence lorsqu’elles manquent de respect envers la fonction et l’identité professionnelle des enseignants notamment. Selon ces recherches (Jeffrey et al., 2006; Debarbieux & Blaya, 2009; Royer, 2001), il semblerait que le fonctionnement actuel du « corps enseignant » ne suffise plus à encadrer l’élève perturbateur, comme c’était le cas auparavant, ce que certains extraits des témoignages confirment également. Les élèves ne savent plus écouter. Les faire taire est maintenant un combat quotidien. On a beau essayer de combiner les stimuli en classe pour les aider à se concentrer (auditif, visuel, kinesthésique, les intelligences multiples, le travail d'équipe, la collaboration, la coopération et tutti quanti), ce n'est jamais assez. (Témoignage enseignante 3) Nos jeunes sont convaincus que tout (je dis bien TOUT) ce qui leur passe par la tête est digne d'intérêt et doit être partagé illico. Ça presse! Vous connaissez Facebook? Twitter? Eh bien, c'est comme ça en classe (…) que le prof soit au milieu d'une explication ou pas, qu'il y ait un examen ou pas. Bien loin de nous l'époque où on tournait la langue sept fois avant de prononcer un mot... (Témoignage enseignante 3) 46 Effectivement, des enseignants de plusieurs années d’expérience pourraient sans doute le confirmer, la gestion de classe a énormément changé à travers les décennies, non sans défis et effets majeurs sur la tâche concrète d’enseigner, voire sur chaque minute d’une période d’enseignement. L’enquête de psychodynamique du travail témoigne indéniablement de cette réalité et de cette place importante que prennent les « droits » individuels des élèves, entraînant parfois des « situations qui frisent le ridicule lorsque l’autorité des enseignants est bafouée par des gens qui n’hésitent pas à exercer de la pression, voire de l’intimidation, pour gagner leur point » (p.15), ce qui est exprimé ici par ces témoignages : Nos ados croient que les profs sont des serviteurs (ou des nounous... ou des punching bags) à qui ils peuvent tout dire, n'importe comment. Ils peuvent nous insulter, nous injurier, nous intimider devant tout le monde. Vous savez pourquoi? Vous allez rire, je suis sûre. C'est parce qu'ils ont le droit de s'exprimer! C'est dans la constitution! La liberté d'expression, oui madame! (Témoignage enseignante 3) La semaine dernière, une élève a réagi aux critères d'évaluation que j'annonçais en me criant en classe: «C'est chien, ça!» et d'en rajouter encore et encore, un autre d'ajouter «On veut un débat!», comme si c'était eux les spécialistes de l'éducation. Parfois, on reste bouche bée devant de telles interventions. C'est tellement malpoli, tellement inconcevable qu'on ne peut pas croire qu'on est en train de le vivre. (Témoignage enseignante 3) Nous sommes effectivement au cœur d’une ère clientéliste à laquelle le milieu scolaire n’échappe pas. De ce fait, de nouvelles exigences sont apparues envers les enseignants et ces derniers sont souvent perçus comme étant au service des élèves comme si ces derniers étaient « clients ». Ainsi, il arrive que des parents exigent les services auxquels ils estiment avoir droit, en plus de s’accorder un droit de gérance sur le travail de l’école et sur celui des enseignants. Les parents t’appellent ou viennent te voir : « Pouvez-vous préparer du travail pour mon enfant? » [qui s’en va en voyage en vacances avec ses parents]. Certains enseignants vont répondre à cela parce qu’ils se sentent obligés. On ne 47 leur a peut-être pas dit : Regarde, tu n’as pas à faire cela. (Maranda et coll., p. 16)34 Les récriminations, commentaires, insultes des parents... Il y a quelques jours, un parent m'a écrit que ma gestion n'était «pas forte», «pas brillante», que je «pénalisais les parents». Il a remis en question mon jugement professionnel (l'a-til fait aussi devant son enfant?). Et il m'a indiqué comment les profs devraient faire leur travail, comment l'école devrait gérer ses élèves. (Témoignage enseignante 3) Tel que l’évoquent les membres de direction ayant participé à l’enquête, ce « manque de soutien de la part de parents, voire leur démission face à l’arrogance des jeunes » (p. 145) a sans contredit un impact sur le pouvoir que possède l’école. Ce qui ne facilite en rien la tâche des enseignants au point de vue de leur rôle d’autorité, ou du minimum d’autorité que leur rôle devrait comprendre… Depuis que l’on parle des étudiants (élèves) comme des clients, voilà la nomenclature qui amène tous les glissements de sens… « Productivité à tout prix », quitte à cacher la réalité afin de bien paraître comme une compagnie le veut. Et nous voilà dans la notion de public/privé! Là, on voit le glissement. Dès que tu as le mot « client », c’est fini. On n’a plus d’affaire à l’éducation. (Maranda et coll., p. 16)35 Le manque de soutien, voire la « violence » entre collègues existe également. Elle existe, par exemple, sous formes de commérages, de manque d’éthique, de refus d’aider en retour, de médisances… En effet, les choses ne sont pas facilitées lorsque des collègues se discréditent entre eux, devant des élèves, ou même devant la direction. Selon les participants à l’enquête de psychodynamique du travail, il s’agit pour certains enseignants « d’une des dérives morales les plus douloureuses à supporter » (p.30), avec les effets possibles sur la crédibilité de l’enseignant 34 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 35 Idem 48 aux yeux des élèves par exemple… Ce qui est parfois très difficile à rattraper. Aussi, Maranda et al. émettent l’hypothèse qu’un enseignant épuisé ou en détresse se voit d’autant plus exposé à être la cible de pressions ou d’attaques personnalisées (Maranda, Héon, Viviers, Deslauriers, 2011)36. De plus, une certaine violence institutionnelle pèse lourd dans la balance des situations difficiles que vivent les enseignants. Les modes de communication organisationnelle sont axés sur une gestion impersonnelle et bureaucratique des ressources humaines et les membres du personnel considèrent les travailleurs comme des numéros. Maranda et Viviers (2011) rapportent à titre d’exemple les propos d’un éducateur spécialisé : « c’est de la violence, lorsqu’un employé, après 25 ans de service, se fait traiter comme un éventuel fraudeur parce qu’il a subi un accident de travail systématiquement contesté par l’employeur » (p. 162). Aussi, lorsque le système impose des décisions et méthodes insensées, méthodes qui ont un effet direct sur la lourdeur du travail, il est possible d’affirmer que cela s’inscrit dans le non-respect de la fonction d’enseignant. Outre ces marques de non-respect et de violence rencontrées au quotidien s’ajoute le manque de soutien individuel aux enseignants, encore une fois souvent dû au manque de temps ou d’espace pour y faire place. Qu’advient-il alors lorsque s’ajoute à ces difficultés vécues par l’enseignant le fait de faire face à la souffrance des élèves eux-mêmes? Différentes problématiques de violence, d’intimidation, de difficultés familiales que vivent les jeunes et dont les enseignants sont témoins font parfois appel au devoir des enseignants d’intervenir, ou ne 36 Maranda et al. (2011, Avril). Résultats d’une étude de psychodynamique du travail en milieu scolaire. Communication présentée dans le cadre d’un « Rendez-Vous du CRIEVAT », Université Laval, Québec. 49 serait-ce que de prendre le temps de tendre l’oreille, nonobstant leur propre souffrance ou leur situation d’épuisement. Comme le souligne André (2011), « Faire face à la souffrance n’est pas un thème souvent abordé, tant en formation d’enseignant que dans les salles des maîtres. Pourtant, à l’instar d’autres dimensions de l’activité enseignante, ce thème fait partie des défis auxquels sont confrontés parfois quotidiennement bien des enseignants, sans que soient toujours reconnues et accessibles les ressources pour y faire face » (p. 55). À la suite de ces considérations, il est possible de déduire que le sentiment d’être constamment renvoyé à soi dans ce contexte où le manque de temps et de ressources pèsent constamment nourrisse une certaine souffrance psychologique, d’autant plus lourde à porter quand on doit, soi-même, soutenir un ou plusieurs élèves en difficultés personnelles qui ne se confient qu’à leur enseignant parce qu’il n’ont pas confiance en d’autres adultes... 3.1.1.6 Précarité d’emploi et de travail Enfin, la sixième situation difficile répertoriée par l’enquête de psychodynamique du travail porte le sceau de la précarité d’emploi et de travail, bien présente dans le monde scolaire. En effet, les statistiques du MELS démontrent que 48,6% de l’ensemble du personnel scolaire ont un statut « non-permanent » ou « d’appoint » (Ouellette, 2008)37 et d’autres données démontrent que du côté des enseignants plus précisément, 45% d’entre eux (en 2007-2008) avaient un statut précaire (Martel, 2009a). 37 Ouellette, R. (2008). Statistiques de l’éducation. Enseignement primaire, secondaire, collégial et universitaire. Ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, Gouvernement du Québec, Québec. http://www.mels.gouv.qc.ca/sections/publications/publications/SICA/DRSI/StatEduc_2008.pdf 50 Définie par Maranda et al. (2011) comme « une situation non désirée qui fragilise le lien d’emploi (instabilité, nombre insuffisant d’heures de travail, mobilité forcée, etc.) et le rapport au travail (groupes difficiles et manque d’outils adéquats : information, formation, expérience, etc.) » (p. 163), la précarité d’emploi et de travail chez les enseignants n’est pas sans risques pour la santé psychologique, tel que le démontre l’enquête EQCOTESST (Vézina et al. 2011). La plupart des enseignants s’entendraient sans doute pour affirmer qu’il ne suffit pas de « survivre » à une première année scolaire pour se sentir inséré dans la profession… L’insertion peut s’avérer combien plus complexe, et peut s’étaler sur beaucoup plus qu’une seule année scolaire. Quand on arrive à tenir le coup aussi longtemps… L’insertion en enseignement pourrait d’ailleurs s’avérer un thème de recherche en soi. Dans le même sens, il serait faux de croire qu’il suffit de patienter une année ou deux avant d’obtenir un statut permanent, ou du moins plus stable. De fait, il n’est pas rare du tout que des enseignants patientent une décennie, même plus, avant de se voir enfin attribuer un meilleur sort du côté de la stabilité d’emploi. Et ce malgré les prévisions du MELS présentées quant à la pénurie d’enseignants qui va déjà en s’aggravant. Or, au regard des cinq autres situations difficiles présentées, il serait possible de postuler que le seul fait de les combiner à une situation de précarité d’emploi soit effectivement suffisant pour en faire décrocher ou s’écrouler plus d’un… Pendant plus de deux ans, tout en occupant un emploi de serveuse à temps partiel (précarité oblige!), j’effectue de la suppléance de la maternelle à la sixième année, j’enseigne les arts plastiques pendant quelques mois, je remplis les fonctions d’orthopédagogue à temps plein pendant la moitié d’une année scolaire et j’enseigne en adaptation scolaire au secondaire. (Témoignage enseignante 1) 51 Le précaire va durer deux ou trois mois puis il va repartir ou changer de carrière au bout de deux ans, parce que ça n’a pas de sens. (Maranda et coll., p. 17)38 De toute évidence, la précarité d’emploi n’aide en rien à atténuer toutes les autres embûches rattachées à la tâche d’enseigner. À titre d’exemple, la recherche relève une façon de diviser le travail entre les enseignants précaires et permanents avec conséquence que les enseignants débutants se retrouvent avec les groupes les plus difficiles. On commence chaque année par se faire balancer dans les pires classes, dans les pires conditions. Il faut qu'on apprenne sur le tas. C'est comme repartir à zéro. Ça donne un très lourd poids sur les épaules. (Maranda et coll., p. 26)39 C’est vraiment un choc au début de l’année, c’est un choc de rencontrer nos groupes. C’est ça le stress auquel je vais avoir à faire face jusqu’au mois de juin? Je suis « poigné » ici, je suis « poigné » avec ces groupes-là. C’est moi qui pars ou c’est eux? (Maranda et coll., p. 24)40 Bien qu’il soit « normal » que le fait de s’intégrer dans une profession représente plusieurs défis et un certain temps, n’est-il pas juste de présumer qu’un tel aspect de l’organisation du travail ne serait jamais envisageable dans d’autres professions (à titre d’exemple, si tous les dossiers les plus difficiles étaient toujours confiés aux avocats novices, sans nécessairement qu’ils aient le soutien suffisant pour les prendre en charge)? Il ne fait pas de doute que plusieurs aspects de l’organisation du travail telle qu’elle est dans le système scolaire actuel et marquée par la précarité rendent l’intégration des enseignants « un investissement personnel extrêmement coûteux » (Maranda et coll., p. 26). 38 Maranda, M.-F., Marché-Paillé, A., Viviers, S. (2010). Comprendre la souffrance des enseignants : apport d’une enquête de psychodynamique du travail dans une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 39 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 40 Idem 52 Le souvenir de mon insertion en enseignement me revient encore très clairement : souvenir qui me fait presque ressentir à nouveau tout le stress que cette première expérience professionnelle m’a fait vivre… Sentiment constant d’être surchargée de travail, désir et pression de « livrer la marchandise » quotidiennement, émotions intenses vécues régulièrement (…), sentiment d’isolement (tous les profs étant souvent trop submergés pour s’entraider... ou pour voir qu’un collègue était en train de s’écrouler…). (Témoignage enseignante 2) Et il serait erroné d’affirmer que la situation est nécessairement plus « facile » pour les plus anciens puisque ceux-ci ont aussi des difficultés à pouvoir « durer » jusqu’à la fin de leur carrière. La situation précaire des nouveaux collègues rejaillit souvent sur la leur. Je me sens dépassée, incompétente et laissée à moi-même. À plusieurs reprises, je vais chez mes voisines de classe chercher de l’aide et des idées pour mieux organiser mon temps et gérer ma classe. (Témoignage enseignante 1) Tous ceux qui s'ajoutent, ils viennent me voir pour que je les aide, ça alourdit ma tâche. Je veux les aider mais en même temps, je ne peux pas tout faire. (Maranda et coll., p. 26)41 Enfin, tout ce qui entoure la situation de précarité et d’instabilité d’emploi pour un enseignant est parfois source d’une certaine vulnérabilité qui devient risquée du côté de sa santé psychologique. Une vulnérabilité que les élèves, du secondaire particulièrement, sont habiles à détecter… Et dont ils ont parfois envie de profiter. Quand un enseignant se retrouve dans cette position, malgré lui, et qu’il en souffre, est-il possible que toute la lourdeur du travail, du temps qui presse toujours, de la complexité de sa tâche, et de la bureaucratie (qui fait obstacle au temps qui compte pour vrai) dépassent de loin l’hypothèse qu’il n’ait pas une personnalité assez forte pour y faire face? Définitivement. Cela 41 Maranda, M.-F. & Viviers, S. (sous la dir. de) (2011). L’école en souffrance : psychodynamique du travail en milieu scolaire. Presses de l’Université Laval, Québec. 53 dépasse également les limites de l’adaptation individuelle, malgré les stratégies que déploient les enseignants pour durer dans la profession. 3.2 Des stratégies défensives efficaces ? S’intéressant au travail comme source de plaisir et de souffrance, la psychodynamique du travail vise à analyser les processus psychiques qui se mobilisent lorsqu’un individu est confronté à une réalité de travail pénible à laquelle il doit s’adapter afin de protéger son équilibre psychologique (Dejours, 2008). La santé mentale des individus peut être lourdement hypothéquée à force de persister au travail dans des conditions contraignantes (IPDTQ42, 2006). Or, la psychodynamique du travail permet à la fois de comprendre la complexité des problématiques liées au travail et de saisir la pertinence de les étudier davantage – particulièrement dans ce contexte contemporain – dans le but d’en dégager, a posteriori, des pistes possibles d’action. Comme le souligne Dessors (2009), certaines formes d’organisation du travail peuvent compromettre l’équilibre des travailleurs. Afin de mieux tolérer la souffrance engendrée par les conditions difficiles de l’organisation du travail scolaire, les enseignants déploient différentes stratégies défensives. Telles que définies par la psychodynamique du travail, ces stratégies consistent en des processus d’adaptation mis en place par les travailleurs et celles-ci peuvent être individuelles, partagées ou collectives (IPDTQ, 2006). Néanmoins, les stratégies défensives n’aident pas forcément à résoudre ce qui est source de souffrance. « Si, dans certains cas, ces solutions permettent d’esquiver les situations conflictuelles et anxiogènes, dans d’autres, cependant, elles ont pour effet de rendre acceptables des conditions nuisibles à l’équilibre psychologique en modifiant, en transformant, et d’une façon générale, en banalisant la perception qu’ont les individus de la réalité qui les fait souffrir » (IPDTQ, 2006, p. 39). 42 IPDTQ : Institut de Psychodynamique du Travail du Québec. 54 Ainsi, Maranda et ses collègues observent que dans le cas des enseignants, les stratégies peuvent être saines et efficaces en apparence, mais elles deviennent souvent dommageables pour la santé mentale. En effet, les stratégies développées par les enseignants pour contrer les effets néfastes du travail sur leur santé mènent parfois à l’impuissance, à l’isolement, à l’inaction. Comme l’a observé l’enquête de psychodynamique du travail (2011) dans les écoles secondaires, les stratégies défensives mises de l’avant par les enseignants sont essentiellement d’ordre individuel « et se déploient sous la forme de tentatives bien intentionnées de vouloir s’adapter comme on le peut au contexte ou à l’environnement » (p. 36). En effet, les enseignants auraient davantage une culture individualisée du travail, et ce au cœur d’une ère où l’adaptation individuelle aux contraintes organisationnelles est devenue par ailleurs la norme. En ce sens, il est possible de présumer qu’aux yeux de tout un chacun, le fait de développer des stratégies pour s’adapter au contexte de travail en enseignement devienne un « allant-de-soi » tout simplement, comme pour tout autre métier. Or, une question soulevée à quelques reprises refait surface une fois de plus : les souffrances vécues par les enseignants trouvent-elles essentiellement leur origine dans des causes individuelles pour autant? À la lumière de ce qui a été discuté au cours de cet essai, non. D’ailleurs, personne n’est à l’abri d’une forme d’organisation du travail pathogène, « précisément ceux dont le fonctionnement psychique est sain » puisqu’aucune faiblesse de caractère n’est en cause (Dessors, 2009, p. 71). Tel que les six situations difficiles présentées en témoignent, corroborées par les témoignages d’enseignants ayant vécu ces difficultés, les défis majeurs proviennent de 55 l’organisation du travail enseignant. Mais pour tenir le coup et pour s’adapter quotidiennement aux contraintes paradoxales du système scolaire, les enseignants développent, chacun de leur côté, de manière plus ou moins consciente et intentionnelle (Dejours, 2008) des façons de tenir le coup. Les stratégies défensives renforceraient-elles le postulat de la responsabilisation individuelle des problèmes?… Chose certaine, tel que tiennent à le souligner les psychodynamiciens du travail, il est indispensable de mettre un tel débat sur la table lorsque l’environnement est devenu malsain pour l’équilibre et la santé. Selon eux, « la société productiviste prescrit l’adaptation individuelle au changement, voire la résilience, sans se questionner sur la nature de cet environnement, sans se changer elle-même, sans améliorer ou bonifier ses structures et ses modes de fonctionnement » (Maranda, Marché-Paillé & Viviers, p. 37.). En effet, il appert que les défis et obstacles trouvant leur origine dans l’organisation du travail enseignant sont présents depuis des décennies43. Quelle est la nature des stratégies individuelles et collectives évoquées ici et adoptées par les enseignants pour faire face à ces conditions de travail et pour tenter de tenir au travail? Dans le but de comprendre l’origine de la souffrance psychologique des enseignants, sous l’angle de la psychodynamique du travail, elles seront décrites dans la section suivante. Regroupées en deux catégories, ces stratégies sont de l’ordre : 1) d’une adaptation plastique aux conditions de pénibilité; 2) d’une réaction de retrait pour se mettre à l’abri. D’une part, les enseignants trouvent différentes façons de s’adapter à la « mission » de l’école telle qu’elle est devenue. D’autre part, ils développent des stratégies plutôt réactives aux aspects pénibles du travail et aux difficultés qui les envahissent. 43 Les travaux de Marie-Claire Carpentier-Roy (sa recherche de 1992, notamment) s’avèrent incontournables à ce sujet. 56 3.2.1 S’adapter à la « mission » de l’école Vu l’ampleur des difficultés organisationnelles faisant obstacle au travail enseignant, il devient tentant de s’accrocher à ce qui apporte du plaisir dans le travail et de s’en contenter, à savoir la relation à l’élève. N’est-ce pas d’ailleurs souvent la source de motivation première pour tout enseignant? Ainsi, les enseignants se consacrent à la « mission idéaliste » de l’école qui exige de s’adapter individuellement et professionnellement aux besoins des élèves, un à un. De fait, au sein d’un contexte de travail ayant comme mission de pallier en quelque sorte un contexte social rempli de manques, les enseignants en viennent à s’impliquer davantage dans la relation d’aide à l’élève que dans leur tâche première d’enseigner, celle-ci devenue empêchée. Ainsi s’impliquent-ils parfois davantage dans le « prendre soin » de l’élève, au-delà du travail d’enseignement… Mais à s’investir, voire se surinvestir dans le « prendre soin », pendant que le poids du manque de ressources pèse constamment sur le travail d’enseignement de la matière, il est possible de penser qu’il y a risque grandissant de négliger sa santé, de succomber à l’usure, de s’épuiser. Comment et quand suis-je devenue responsable de tout? La réussite absolue de tous mes élèves, leur bien-être émotif, psychologique, le fait qu'ils fassent (ou non) leurs devoirs... Ça semble toujours être de ma faute. (Témoignage enseignante 3) J'ai défendu, aidé, protégé mes élèves en difficulté depuis le début de ma carrière pour les accompagner dans leur cheminement vers la réussite. Tout le monde est bon, ai-je longtemps cru. Or, voici que cela se retourne contre moi; je ne l'avais pas vu venir. À être trop humaine, trop sympathique, trop tolérante, trop aidante, je suis en train de m'épuiser. On a abusé. Il est temps de penser à moi. (Témoignage enseignante 3) Aujourd’hui, je réalise avoir tout mis en œuvre pour tenter de gérer ce défi colossal, sauf prendre soin de ma santé mentale. (Témoignage enseignante 1) Tel qu’abordé dans la section portant sur la lourdeur du travail, l’investissement subjectif requis pour travailler avec des jeunes, même lorsqu’il est nourri par le plaisir du travail, risque 57 parfois de mener à dépasser ses limites, à s’épuiser. En effet, pour survivre à la lourdeur de la tâche d’enseignement, réalité d’autant plus ardue en début de carrière, l’hyperactivité et l’hypertravail deviennent souvent des stratégies défensives pour tenter de s’adapter, de répondre à la demande et d’avoir le sentiment d’y arriver (Lantheaume, 2008). Chaque jour, j’arrive à l’école vers 7h et je quitte rarement avant 17h30. Je passe la majorité des récréations à gérer des conflits entre les élèves ou à travailler avec un ou des élèves qui présentent des difficultés d’apprentissage quand je ne surveille pas dans la cour de récréation, mes pauses du dîner à réajuster ce que j’avais prévu enseigner en après-midi et mes soirées à planifier la suite de mon enseignement. (Témoignage enseignante 1) (…) je me revois être incapable de décrocher du boulot le soir et la fin de semaine. Je ne vois surtout pas comment le faire alors que je n’arrive jamais à rattraper le temps afin que les trois cours que j’enseigne soient prêts plus de quelques heures à l’avance… (Témoignage enseignante 2) En somme, les enseignants tentent de faire tout ce qu’ils peuvent pour faire face à la musique, au quotidien, malgré toutes les contraintes qui font obstacle à leur travail, à la qualité de leur travail, à leur professionnalisme et à l’harmonie du climat dans la classe. Pour ce faire, ajouter des heures et des heures de travail chaque semaine apparaît sans doute comme la seule solution d’y arriver, ou plutôt d’avoir le sentiment que l’on y arrivera éventuellement… Avec les conséquences que l’on peut imaginer sur l’équilibre de vie, sur la fatigue physique et mentale et sur la santé psychologique en général. Conséquences qui se manifestent entre autres par diverses réactions à cet envahissement. 3.2.2 Réagir à l’envahissement du travail… En réaction au travail qui les envahit, des enseignants trouvent, tant bien que mal, des façons de s’adapter par défaut à cette lourdeur souvent nommée. Parmi ces réactions défensives : 58 se détacher vis-à-vis des problèmes ou prendre des congés plus ou moins longs (congés maladie, différés, sans traitement) deviennent des stratégies individuelles, des moyens pour s’en sortir, temporairement du moins. Sans toutefois que des actions organisationnelles soient apportées. En effet, la recherche en psychodynamique du travail identifie la prise de congés comme une stratégie individuelle « préventive » de l’ordre de l’adaptation passive aux situations souffrantes vécues par les enseignants. Ainsi, pour tenir au travail, les enseignants peuvent en venir à se retirer en prenant des congés de maladie plus ou moins longs. Toutefois, selon les chercheurs, bien que ces congés soient essentiels du côté de la santé mentale, cette « solution » contribue à la longue à aggraver le problème, puisque l’enseignant suppléant exerce dans les mêmes conditions. S’ensuit alors un cercle vicieux, dans lequel les travailleurs risquent de s’épuiser tour à tour. Aussi, tel qu’il est possible de le déceler à travers les témoignages présentés au premier chapitre, les enseignants risquent de se retrouver de plus en plus isolés par les souffrances, qu’ils évitent autant que possible de laisser paraître, bien qu’ils ne soient assurément pas seuls à souffrir, ni seuls à devoir se retirer… Je ne peux m'empêcher de compter les collègues qui sont tombés au combat depuis le début de l'année. De bons profs pourtant, des gens compétents. Sans connaître tout le personnel de mon école, j'arrive à près de 10% du personnel enseignant. C'est comme ça dans la plupart des écoles. Or, les semaines passent et je ne peux plus le cacher: je suis sur la même liste qu'eux. Le congé m'appelle de sa voix envoûtante, l'épuisement m'écrase chaque jour un peu plus, la dévalorisation m'use. J'ai mal au coeur, mal à la tête... (Témoignage enseignante 3) Épuisée, je rencontre mon médecin qui met fin à mon contrat de façon indéterminée. (Témoignage enseignante 1) 59 Après un arrêt de travail de quelques semaines, je trouve la force de reprendre mon poste. À ce moment je ne souhaite que « durer » jusqu’à la fin de l’année scolaire (…). Ces quelques semaines me paraissent interminables, mais j’arrive à me rendre jusqu’à la fin, surtout par (orgueil) fierté personnelle et par désir de faire preuve de persévérance malgré tout… (Témoignage enseignante 2) Parmi ces façons de réagir à l’envahissement du travail, celle de compter son temps aussi est une autre stratégie individuelle adoptée par les enseignants. De fait, tels que décrits dans les situations difficiles, le minutage et la bureaucratie sont devenus des éléments aberrants de l’organisation du travail et « tout cela relève de l’idéologie comptable de la reddition des comptes qui pèse de plus en plus lourd sur l’action proprement dite de l’enseignant » (Maranda et al., 2011, p. 43). Les enseignants se disent donc qu’ils peuvent se mettre à « minuter » leurs tâches, eux aussi. Minuter et parfois espérer pouvoir ainsi démontrer le ridicule de cette méthode aux autorités, une fois que les minutes « prévues » sont épuisées mais qu’ils continuent et dépassent largement (et constamment) ce temps prescrit… Tout comme ils ont l’habitude, voire le naturel, de le faire pour le temps qui « compte pour vrai ». Mais comme l’expriment les participants à l’enquête, « Minuter le temps tue l’élan… ». En conséquence, non seulement le fait de se retirer, de se détacher des problèmes et de compter aussi n’agit pas sur les sources de souffrance, mais il est possible de supposer que cela entraîne une souffrance ajoutée. Parce que les enseignants, à force d’esquiver les obstacles et en développant tant bien que mal des stratégies pour se protéger, doivent au bout du compte choisir leur santé (ou parfois laisser leur état de santé choisir pour eux, lorsque le retrait à plus ou moins long terme s’avère la seule bouée de « sauvetage » par exemple). De plus, « la culpabilité s’ajoute à la souffrance, car on est conscient que le retrait individuel est un pis-aller » (Maranda et al., 2011, p. 43) et très souvent un compromis très cher payé pour plusieurs... 60 Outre ces deux types de stratégies individuelles, une stratégie partagée a également été mise en évidence lors de la seconde partie de l’enquête de psychodynamique dans les écoles (2011). Cette dernière consiste en la répétition d’un certain discours de la « personnalité forte de caractère » qui apparaît avoir pour fonction d’atténuer la réalité telle qu’elle est. Aussi, ce discours a comme effet supplémentaire, pour les enseignants, de sentir une certaine « obligation » de faire preuve d’enthousiasme face au malaise présent dans la profession. Faire preuve d’enthousiasme pour tenter de contrer une réalité pénible. Faire preuve d’enthousiasme devant des collègues qui « refusent » d’entendre parler de problèmes et qui « exigent » que l’on ne parle que de solutions… Il s’avère que cette stratégie partagée entraine par le fait même une individualisation des difficultés rattachées aux situations difficiles présentées. En effet, les enseignants se voient en quelque sorte résignés à intérioriser les difficultés et à « garder ça pour eux », ce qui ramène à individualiser des problèmes pourtant d’origine majoritairement organisationnelle et vécus par plusieurs collègues… On pourrait croire que je suis amère ou négative, mais ce n'est pas le cas, ou du moins, ce ne l'était pas. Par contre, je suis fatiguée du ressac constant. Je souffre d'un excès de zèle au travail et d'une pensée teintée de rose, je le reconnais maintenant, qui en a peut-être fait vomir plus d'un. (Témoignage enseignante 3) Ces quelques semaines [d’ici la fin de l’année] me paraissent interminables, mais j’arrive à me rendre jusqu’à la fin, surtout par (orgueil) fierté personnelle et par désir de faire preuve de persévérance malgré tout… (Témoignage enseignante 2) Je me suis largement remise en question, personnellement et professionnellement. Avais-je réellement ce qu’il faut pour être une bonne enseignante? Comment avais-je pu échouer là où la plupart des enseignantes réussissent? -Mon constat était bien clair à mon esprit: j’adorais enseigner et j’aimais profondément les enfants et adolescents qui m’étaient confiés, mais je ne trouvais pas ma place dans l’organisation scolaire. Principalement, la gestion de classe énergivore et continuelle ainsi que les multiples contraintes relatives à l’organisation scolaire m’ont amenée à mettre fin à ma carrière en enseignement. (Témoignage enseignante 1) 61 (…) comment se fait-il que je ne sois pas à la hauteur? Comment se fait-il que je me sente la plupart du temps si peu compétente et si inefficace? Et ce malgré mon amour profond des élèves, mes bonnes relations avec mes collègues et la direction, mon ambition de réussir… (Témoignage enseignante 2) Donc une stratégie partagée, mais qui ramène à individualiser les problèmes. À « confirmer » que l’on n’a pas cette personnalité forte pour endurer tout cela, ce qui laisse insinuer que les vraies causes de notre souffrance sont individuelles donc « que chacun s’arrange avec ». D’ailleurs, un élément souvent déterminant dans ce qui fait basculer un enseignant dans la souffrance au travail est le sentiment d’être submergé et d’être seul pour faire face aux difficultés (Lantheaume, 2010), donc possiblement seul vrai responsable de ses difficultés… Indubitablement, ces stratégies défensives individuelles et cette stratégie partagée sont au bout du compte peu efficaces. Peut-être le sont-elles pour dissimuler les problèmes institutionnels, en apparence du moins? Mais les enseignants, en palliant individuellement les problèmes du système, sont les premiers à payer le prix de l’adaptation individuelle aux contraintes organisationnelles. Le prix de leur santé. Le prix de l’épuisement et des ses impacts. Le prix de l’abandon de la profession, parfois signe « d’échec individuel ». Le prix du dévouement envers une profession et des jeunes que l’on a tant à cœur… Une adaptation lourde de conséquences en effet… Alors, le vrai problème peut-il réellement ne résider que dans le fait de trop prendre à cœur, de trop s’investir individuellement? Non. 62 CONCLUSION En conclusion, malgré plusieurs recherches effectuées à propos du travail enseignant depuis des décennies, il n’en demeure pas moins que la profession continue de subir des exigences élevées et des pressions de la société qui laissent les enseignants à eux-mêmes, plus que jamais seuls. Les données sur les absences plus ou moins longues des enseignants en raison de problèmes de santé psychologique et le taux alarmant d’abandon de la profession sont pour le moins inquiétantes. La profession enseignante est définitivement caractérisée par une pénibilité du travail, pénibilité n’affectant pas seulement les novices. Force est de constater que le portrait dressé sur la souffrance psychologique des enseignants apporte sans aucun doute un éclairage sur le fait qu’un enseignant sur cinq quitte la profession. Par ailleurs, dans les conditions actuelles du travail enseignant et à la lumière des situations difficiles présentées, il devient plutôt surprenant de constater que quatre enseignants sur cinq persistent… En plus des recherches réalisées par la psychodynamique du travail et afin d’avoir une meilleure compréhension de la souffrance psychologique vécue par les enseignants, trois récits d’expérience ont introduit un portrait du malaise bien présent dans la profession. Cette situation problématique qui dure depuis trop longtemps est marquée par la souffrance qui fait partie du travail au quotidien. Cette souffrance se manifeste sous diverses formes. Aucun enseignant n’est à l’abri. En effet, le décrochage professionnel, la pénurie d’enseignants, le manque de reconnaissance sociale, le stress, la détresse psychologique, l’épuisement professionnel et la 63 violence marquent la réalité du travail scolaire et mettent en péril la santé psychologique des enseignants, au sein d’une organisation du travail qui ne se transforme pas en conséquence. La recherche en psychodynamique du travail permet de comprendre le travail dans le but de le repenser. En effet, selon Carpentier-Roy (2006), pour comprendre le travail, « il faut comprendre l’investissement qu’il suppose. C’est à une compréhension de ce qui est vécu dans le réel du travail qu’il faut faire appel » (p.11). Ainsi, en plus des travaux de Maranda et ses collègues sur le monde de l’enseignement, les travaux de Marie-Claire Carpentier-Roy, de Françoise Lantheaume et de Bernard André s’avèrent des incontournables pour quiconque souhaite comprendre ce qui est à repenser… En ce sens, le présent travail a présenté le contexte organisationnel dans lequel oeuvrent les enseignants par le biais d’une recherche-action44 très porteuse en termes d’actions à poser pour intervenir sur les sources de souffrance directement liées à l’organisation du travail en milieu scolaire. En effet, cette recherche a permis de comprendre la lourdeur du travail, les pressions du temps, la complexité du travail et la confusion des rôles, la bureaucratie et la désorganisation, le non-respect et la violence, ainsi que la précarité d’emploi et de travail, six situations difficiles qui peuvent s’avérer à risque de détérioration de la santé mentale au travail. Devant pallier les multiples manques, les enseignants déploient des stratégies, mais celles-ci s’avèrent inefficaces, voire paralysantes dans un contexte organisationnel qui lui, ne s’adapte pas à la réalité et aux embûches quotidiennes rencontrés par le personnel scolaire. 44 Maranda, M.-F., L. Héon, J. Rhéaume et J. Masdonati (professeurs chercheurs) et S. Viviers, J.S. Deslauriers et A. Marché-Paillé (doctorants au moment de l’enquête). 64 Ayant ainsi une meilleure compréhension de la souffrance psychologique en milieu scolaire et de ses principales sources liées à l’organisation du travail, le compromis paralysant qui repose sur leurs épaules entraine de nombreux questionnements de fond. Tel que soulevé par l’équipe de chercheurs (2011), « n’y a-t-il pas une pertinence sociale à évaluer les coûts psychiques associés à la souffrance au travail de celles et ceux qui sont placés au cœur de toutes ces tensions? » (Maranda et al., p. 44). Aussi, qu’advient-il de la responsabilité des acteurs sociaux qui se disent concernés par l’éducation? Les autorités du système scolaire sont-elles réduites à l’inaction sous des prétextes purement économiques? Pourtant, des sommes considérables semblent toujours disponibles quand vient le temps d’implanter des réformes, non? Il s’avère pertinent de se demander ce qui empêche l’organisation du travail en milieu scolaire, à l’échelle de la commission scolaire et l’école de se transformer pour donner à la profession enseignante des conditions de vie au travail plus saines et pour faire le maximum pour contrer le phénomène de détresse psychologique chez nos enseignants et le personnel scolaire en général. Il est possible d’émettre l’hypothèse que cette vieille croyance si ancrée qui perçoit la profession comme une « vocation profonde » à l’épreuve de tout amène la société à banaliser la problématique et à en sous-estimer les conséquences sur la santé mentale de ceux qui ont la « vocation »… Voilà sans doute une explication au fait que tant de recherches effectuées dans le monde de l’enseignement, qui lancent un cri d’alarme depuis des décennies, semblent avoir été faites en vain. Néanmoins, souhaitons-le, ce cri d’alarme pousse plus que jamais vers l’action pour repenser l’organisation du travail enseignant. De fait, au regard de la psychodynamique du travail, au cœur de la réflexion de cet essai, il est très clair que l’organisation du travail en milieu scolaire doit être repensée. Tel que le soutient Carpentier-Roy (2006), « si l’on prétend travailler à résoudre les problèmes de santé 65 mentale au travail dont les manifestations diverses vont de l’insatisfaction et de la démobilisation à la détresse psychologique et à l’épuisement professionnel » (p.7), il est impératif de repenser le travail et son organisation. En ce sens, les participants de la recherche-action subventionnée par l’IRSST ont exprimé leur point de vue quant aux pistes d’action possibles en vue de transformer l’organisation du travail à l’école et améliorer la réalité quotidienne des travailleuses et travailleurs. Détaillées dans l’ouvrage de Maranda et Viviers (2011, p. 46 à 49), celles-ci s’appuient sur la reconnaissance du statut professionnel des enseignants, sur une redéfinition de la composition des groupes-classes, sur l’assurance d’obtenir un soutien réel et la formation adéquate. Bien entendu, chaque milieu scolaire qui voudrait s’inspirer de ces pistes d’action apporterait sans doutes d’autres avenues susceptibles de s’appliquer à la réalité et aux caractéristiques de leur école. En définitive, la compréhension de la souffrance psychologique des enseignants proposée dans ce travail confirme, sans l’ombre d’un doute, l’un des points essentiels que l’enquête de psychodynamique fait ressortir : les enseignants sont « actuellement confrontés à des ordres de difficultés qui dépassent les limites normales de l’adaptation individuelle » (p.4)45. De plus, dans cette ère où l’adaptation individuelle aux changements liés au monde du travail est très préconisée par les dirigeants, il est temps que cette adaptation soit plus équilibrée, à savoir non uniquement assumée par les individus. En ce sens, dans le monde scolaire tout comme dans d’autres secteurs de travail, il est temps d’accorder beaucoup plus de place à la prévention des problèmes de santé mentale engendrés par cette adaptation individuelle aux nombreuses 45 Maranda, M-F., Deslauriers, J-S., Viviers, S., Héon, L. (2011). « S’adapter » pour les enseignants et enseignantes : oui, mais à quel prix? Apport d’une enquête de psychodynamique du travail d’une école secondaire. Rapport de recherche inédit. 66 contraintes organisationnelles et en cela, les milieux institutionnels de l’éducation ont des responsabilités à assumer, notamment dans la prévention des problèmes de santé mentale au travail. 67 ÉPILOGUE J’ai rédigé cet essai de maîtrise dans le cadre de la formation qui me mène vers ma deuxième carrière, celle de conseillère en orientation. Par ailleurs, il est clair que ma première carrière d’enseignante au secondaire influence grandement mes intérêts de recherche, de pratique et d’implication sociale aujourd’hui. M’intéressant à différentes postures et méthodes de recherche, il est toutefois évident, selon moi, que le secteur de l’enseignement aurait grand intérêt à bénéficier davantage de recherches-action telle que celle ayant inspiré le présent travail. Pour bien se représenter une profession telle que l’enseignement primaire et secondaire, il est indispensable d’allier ses acteurs aux chercheurs qui s’y intéressent. L’objectif n’étant pas d’obtenir des résultats généralisables à toutes les écoles, mais de connaître la véracité de ces situations afin de donner un certain pouvoir de transformation à chaque milieu qui s’inspire de telles recherches, selon la complexe réalité de chacun d’eux. Après tout, que faire de données quantitatives et de statistiques généralisables quand il est plus que temps de passer à l’action pour « sauver les honneurs » d’une profession au sein de laquelle tant d’acteurs sont en dérive... Qui est mieux placé que les acteurs scolaires euxmêmes pour transformer ce qui ne fonctionne plus, ce qui est souffrant dans leur pratique au quotidien? D’ailleurs, peut-être le Ministère de l’éducation devrait-il s’inspirer davantage de cette méthodologie avant de concevoir une réforme de l’éducation? Certains vous diront qu’il en a été le cas pour la conception de la réforme actuelle. Méfiez-vous! L’organisation du travail scolaire en enseignement primaire et secondaire n’est pas à l’abri des enjeux politiques et électoraux qui font parfois dévier le plan initial, les fondements et les visées d’un grand changement… Enfin, si le présent travail ne vous aide pas à mieux saisir la frustration possible, voire la révolte dans les yeux d’un enseignant à qui l’on dit bêtement « Mais vous êtes bien vous les 68 profs! Deux mois de vacances, gros salaire, etc…! », prenez donc le temps de vous poser ne serait-ce que deux questions : Suis-je en train d’ajouter à une souffrance que ce prof endure au quotidien, de « cogner sur le clou » des manquements du système qu’il intériorise et qui le paralysent? Suis-je soi-disant expert de sa réalité de travail sous le seul prétexte que je suis passé comme tout le monde par le système scolaire en tant qu’élève et que je prétends savoir ce qu’est enseigner pour autant? J’ose prétendre que plusieurs enseignants partageront mon avis quant à cette croyance aride malheureusement trop présente dans l’opinion publique… Si vous n’êtes toujours pas convaincu ou que vous interprétez cet épilogue comme une simple complainte d’une enseignante qui a pris la poudre d’escampette de l’enseignement, je ne saurais qu’ajouter de plus que: Allez passer deux semaines avec un enseignant et suivez tout ce qu’il fait (si vous y arrivez) tout en observant bien l’ensemble de ses collègues dans l’école. Pendant ces deux semaines, celui-ci pourra tout d’abord rectifier la fausse croyance concernant les deux mois de vacances… Ensuite, (et puisque vous aurez préalablement lu cet essai !) vous serez en mesure de réaliser que des actions peuvent effectivement être posées et que des décisions organisationnelles peuvent être prises pour repenser les façons de faire au cœur d’un secteur de travail qui s’est transformé au détriment de la santé psychologique de ses acteurs. Ainsi, vous aurez sans doute envie de vous porter à la défense, vous aussi, de l’une des professions les plus importantes (et admirables) de tous les temps… Et merci de le faire, pour le bien de toute un société! Marie-Claude Gilbert 69 ANNEXE Message de Line Beauchamp, ex-ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport Publié sur le site internet du MELS, dans le cadre de la semaine des enseignantes et des enseignants (5 au 11 février 2012). http://www.mels.gouv.qc.ca/semaineenseignants/ Récupéré le 18 février 2012 Merci à tous nos profs! Pendant la Semaine des enseignantes et des enseignants, du 5 au 11 février 2012, prenons un moment pour témoigner notre gratitude au personnel enseignant du Québec. Celui-ci mérite toute notre reconnaissance pour sa contribution essentielle à la société. Il a la responsabilité de transmettre aux jeunes des connaissances indispensables à l’accroissement de leur potentiel et au développement de leurs compétences. Nous avons toutes et tous une enseignante ou un enseignant qui a marqué notre parcours scolaire et même notre vie. Par ses méthodes d’enseignement, sa philosophie, son dynamisme, son originalité et son dévouement, ce professionnel a influencé positivement notre parcours et modelé une facette de notre personnalité. Profitons de la Semaine des enseignantes et des enseignants pour raconter nos histoires et rendre hommage aux femmes et aux hommes qui nous ont inspirés. Par leurs mots, leurs gestes, leur passion, les enseignantes et enseignants forment le Québec et son avenir. Ensemble, montrons-leur que nous les apprécions à leur juste valeur! 70 Références Alderson, M. (2004). La psychodynamique du travail : objet, considérations épistémologiques, concepts et prémisses théoriques. Santé mentale au Québec, 29(1), 239-256. Achille, M. (2003). Définir la santé au travail : Un modèle multidimensionnel des indicateurs de la santé au travail. In R. Foucher, A. Savoie, & L. 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