La spécificité de l`homme
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La spécificité de l`homme
Et l’homme dans tout ça ? Page 1 La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires Et l’homme dans tout ça ? L’homme entre libre arbitre et déterminisme La spécificité de l’homme de l’homme ? Monique Canto-Sperber Toute l’entreprise éducative et, audelà, toute l’entreprise « civilisationnelle » depuis la plus haute Antiquité est une entreprise d’artificialisation de l’homme. L’homme « s’artificialise » dès qu’il entre dans la culture Photo Laurent Mayeux Débat avec : Monique Canto-Sperber, directrice de l’ENS, Jean-Claude immunologue, Ameisen, Jean-Michel Besnier, philosophe, professeur à la Sorbonne Aug us tin Ber que , g éogr aph e orientaliste, professeur à l’EHESS. Anette Burgdorf L’homme n’est ni un animal ni un robot, mais quel est alors la spéficité Le fait que les hommes soient soumis progressivement à des contraintes collectives ; qu’ils intériorisent des nor mes de comportement sans lesquelles aucune communauté ne serait possible ; qu’ils se mettent à absorber une culture extérieure qu’ils contribuent évidemment à créer, transforme leur nature. On peut donc dire que l’homme « s’artificialise » dès qu’il entre dans la culture. L’idée d’une nature brute référence, qui serait la vérité de l’homme, est une illusion. Certains ont même parlé de domestication de l’homme. Il est vrai que le processus « civilisationnel », l’entrée en société, la recherche des moyens de diminuer la violence entre les hommes, tout cela a contribué incontestablement à domestiquer l’espèce humaine, à la culturaliser, à la civiliser… Les termes que l’on emploie reflètent le jugement de valeur que l’on porte sur cette La spécificité de l’homme - 1 - Et l’homme dans tout ça ? Page 2 La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires évolution. Aujourd’hui, nous entrons dans une étape qui semble tout à fait différente. Les progrès c o n s i d é r a b l e s d e s sci e n ce s biomédicales et, bien au-delà, tout ce qui a contribué à rendre notre monde de plus en plus technique, et donc de plus en plus éloigné de notre souveraineté immédiate, crée parfois chez nous un sentiment d’impuissance et instille l’idée que, pour pouvoir fonctionner de manière optimale dans ce monde nouveau, il faut que nous devenions en quelque sorte des machines. Au cœur de la définition de l’homme : la finitude La question que je voudrais poser est la suivante : jusqu’où cela peut-il aller ? Car après tout, ce que nous propose la technique contemporaine, et même celle qui touche directement à l’amélioration des p e rf or ma n ce s hu ma i ne s, semble ouvrir une perspective extrêmement heureuse. Quelle objection morale pourrionsnous formuler devant le fait que certaines de nos capacités, qu’elles soient physiques, psychiques, intellectuelles ou mentales, se trouvent amplifiées ou perfectionnées ? Après tout, pourquoi pas, mais jusqu’à quel point ? Est-il possible d’imaginer une artificialisation de l’homme qui finisse par nous faire perdre ce qui nous paraît essentiel dans la condition humaine ? L’homme est une espèce mortelle. Notre conception du temps, nos désirs, notre capacité à avoir un idéal, notre sentiment de la précarité, de la contingence, l’intensité de nos sentiments, tout cela est lié à cette certitude que nous avons que notre vie aura un terme. Si nous faisons l’hypothèse que notre existence n’aurait pas de terme est-ce que ce qu’il y a de plus profond dans notre identité humaine pourrait être sauvegardé ? Nous avons l’habitude de déployer des efforts considérables pour apprendre une langue étrangère, une technique ou une compétence. Si nous avions des moyens d e l ’ a c q u é r i r immédiatement, l’apprentissage, le temps, l’éducation de la mémoire ne signifieraient plus rien. N’aurions-nous pas perdu ce qui est tout de même au cœur de la définition de l’homme : une certaine finitude ? Parce que cette finitude est une des conditions premières des prodiges et des exploits que La spécificité de l’homme - 2 - Et l’homme dans tout ça ? Page 3 La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires l’homme présent. a accomplis jusqu’à L’homme est un corps animal et un être social Anette Burgdorf Augustin Berque, pensez-vous que nous soyons capables de réconcilier l’homme, la machine et la nature ? Augustin Berque Oui, il faudrait retrouver un peu le fil du développement de la nature qui nous a produits nous-mêmes, et avec lequel nous avons divorcé depuis l’option mécaniciste qui a été celle de la modernité européenne. Mécaniciste, c’est réduire le vivant à la machine, c’est-à-dire à la matière et dans la même logique, c’est réduire l’humain à l’animal. Nous avons là une sorte d’idéal de régression au plus basique, qui serait la matière, alors que tout au contraire, l’univers, la vie, l’histoire de la planète Terre, vont dans le sens inverse, c’est-à-dire de la matière vers la vie et de la vie vers l’esprit. C’est ce fil qu’il faudrait plutôt être capables de retrouver, faute de quoi nous perdrions notre base sur la Terre, puisque nous détruisons cette base, et dans l’univers puisque nous n’avons cessé de « dé-cosmiser » l’existence humaine, c’est-à-dire de lui faire perdre la place qu’elle avait dans ce que nous pouvons penser du monde. Ce qui fait l’être humain, c’est qu’il est à moitié hors de lui-même. Il n’est pas limité à ce corps physique que nous avons devant les yeux les uns les autres. Mais il est fait de ces relations que nous avons à la fois les uns avec les autres et avec notre environnement. Relations qui, comme telles, ne sont pas visibles, mais qui ont été justement le moteur de l’évolution humaine. L’être humain est, plus que toute a u t r e e sp è ce vi va n t e , constitué de ces deux aspects : un corps animal et ce corps social qui est notre milieu. L’homme est habité par le temps des autres Anette Burgdorf Jean-Claude Ameisein, comment se fait-il que nous nous comportions quelquefois comme un animal ? Nous avons cette attirance vers le sang, nous sommes capables du meilleur comme du pire. Jean-Claude Ameisen Stephen Jay Gould disait : « Pourquoi, quand nous faisons La spécificité de l’homme - 3 - Page 4 Et l’homme dans tout ça ? La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires que lque cho se de mauva is, pensons-nous que cela nous vient de nos ancêtres animaux, et quand nous faisons quelque chose de bien, pensons-nous que c’est spécifiquement humain ? » Il n’existe pas d’animaux autres que l’homme qui tuent sans aucune autre raison que la volonté de tuer ses semblables. Les seuls autres animaux que nous connaissons qui soient capables de faire des guerres contre les colonies voisines et de les détruire sans autre but que de les détruire, sont les chimpanzés. Je veux donc dire que quand nous faisons des choses sombres, nous les faisons à notre façon humaine. Nous sommes des géants, dit Proust, non pas dans l’espace, mais par ces immensités de temps qui sont en nous, et qui évidemment, sont du temps habité non seulement par nous, mais par les autres. C’est donc l’ensemble des autres qui, en permanence, est en nous. Quant à l’histoire des machines, je crois qu’elle révèle quelque chose qui est un très grand orgueil et qui est un peu dérisoire : c’est comme si ce qui existe de plus merveilleux dans l’univers n’est pas l’univers luimême, ce n’est pas la vie, ce n’est pas nous-mêmes, c’est ce que nous avons produit. L’homme blessure se définit par la Jean-Michel Besnier L’homme est un être de paradoxe, effectivement, qui concourt à sa propre suppression, à se rendre de plus en plus superflu. Pour moi, il se d é f i n i t p a r l a b l e ssu r e , l a vulnérabilité. J’aime bien cette phrase de Georges Bataille : « Nous ne communiquons jamais que par n o s blessures. » Il est normal que nous cherchions à combler c e s blessures et qu’au fond, toute l’histoire de la culture scientifique et technique, soit une entreprise pour les cicatriser. Mais cicatrisant ces blessures, nous nous refermons évidemment et nous finissons par développer des comportements d’autisme. D’où le fait que les automatismes nous fascinent, parce qu’ils nous rendent apparemment la vie facile. De même, nous étions des modernes parce que nous voulions devenir maîtres et possesseurs de la La spécificité de l’homme - 4 - Et l’homme dans tout ça ? Page 5 La place de l’homme dans l’entreprise et les territoires nature. Mais ce faisant, nous avons créé des machines qui développent de l’autonomie, et qui nous laissent sur le carreau. Tout à l’heure, j’entendais le discours de Monsieur le Premier Adjoint de la mairie de Lille qui, dans l’énumération des innovations technologiques, a laissé passer les « textiles intelligents ». Des textiles intelligents ! Mais vous vous rendez compte ? Si nous réfléchissons un peu, quelle est cette intelligence prêtée aux textiles aujourd’hui ? Mais nous l’avons digéré et nous acceptons aujourd’hui l’idée d’être entourés par des objets « intelligents », qui vont communiquer entre eux, sur notre dos évidemment. Cette idée ne nous paraît plus scandaleuse, alors qu’elle l’est profondément. Elle est scandaleuse parce que j’avais le s e n t i me n t q u e l ’i n t e l l i g e n c e supposait une intention d’être in tellig en t, q ue l’i nt ellige nc e ad me ttait l’argu ment ation, le raisonnement, la délibération, etc. Et là, on réduit l’intelligence simplement au fait que des objets captent des signaux et réémettent des signaux. C’est une désubstantialisation de l’homme très conséquente et dangereuse. pour les hommes, on va bouleverser les représentations qu’on se fait des hommes. C’est le principe du Novlangue d’Orwell dans 1984 : transformez le langage, faites en sorte que le mot « liberté » ne désigne plus que le fait de ne pas être arrêté par un obstacle et vous allez voir que très progressivement le monde qu’on va fabriquer sera un monde qui aura perdu sa densité, son épaisseur, sa profondeur. A partir du moment où on porte atteinte au mot qui désignait ce qu’il y avait de plus important et précieux La spécificité de l’homme - 5 -