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perspectives
chinois es
comptes-rendus de lecture
Liu Xiaobo,
La philosophie du porc et autres
essais, traduit du chinois, textes
choisis et présentés par Jean-Philippe
Béja, préface de Vaclav Havel, Paris,
Gallimard, 2011, 518 p.
LU CIE N BIANCO
L
e comité Nobel a été bien inspiré : Liu Xiaobo est le Soljenitsyne chinois. Exprimés ou sous-jacents, trois leitmotive de La philosophie du
porc rappellent Soljenitsyne : mensonge, mémoire, morale. Soljenitsyne : « il est difficile de concevoir à quel point le mensonge nous a éloignés
d’une société normale ». Liu : « dans la Chine post-totalitaire (sous-entendu : qui n’inspire plus la terreur, comme sous Mao), le système ne dispose
pas d’autre ressource que le mensonge pour se maintenir » (p. 139). La
conclusion s’impose : « si tout le monde refuse le mensonge […], le régime
fondé sur le mensonge s’effondrera » (p. 33 de la très éclairante introduction
de Béja). Elle s’impose du moins pour des âmes de la trempe de celle de Liu.
Ceux des intellectuels qui se posent des problèmes moraux préfèrent souscrire à une casuistique moins contraignante, élaborée par le professeur Qian
Liqun : 1) dire la vérité ; 2) si c’est impossible, se taire ; 3) si le silence est
impossible, s’en tenir à des mensonges qui ne nuisent pas à autrui » (p. 179).
Liu réfute cette troisième ligne de défense avec une patience émouvante :
aussi percutant mais moins persifleur que le Pascal des Provinciales.
Même le silence, Liu ne s’y résigne pas volontiers. Il épouse la cause du
mouvement des Mères de Tiananmen dirigé par Ding Zilin mais ne s’en tient
pas aux morts du 4 juin : sans la mémoire, interdite par un PC qui impose
l’amnésie, « on ne saurait rien des catastrophes inouïes […] qu’il a provoquées » (p. 128). « Ces catastrophes […] qui durent depuis plus d’un demisiècle […] ont été effacées de notre mémoire nationale et remplacées par
une histoire fausse à la gloire du PC » (p. 131). Or, prévient Liu, « ne pas
avoir de mémoire est pour une nation une forme de suicide spirituel » :
« sans mémoire, […] il n’y a pas d’avenir » (p. 133 et 127). Impossible de
ne pas évoquer Soljenitsyne, qui choisit de se faire historien dans la première
partie de L’Archipel du Goulag. Si le lecteur n’opère pas de lui-même le rapprochement, Liu se charge de le lui rappeler : « à ce jour, on n’a pas vu paraître un Archipel du Goulag [chinois] qui pourrait montrer notre véritable
visage au monde entier comme à nous-mêmes » (p. 131).
Troisième pôle après le mensonge et la mémoire : la morale. Ce n’est pas
le style de Liu de la prêcher, ni même de l’invoquer, mais elle est partout
dans le livre, comme chez Soljenitsyne, qui apostrophe, bouillonne d’indignation, dévoile les calculs des carriéristes et tourne en dérision leurs dis78
cours bien pensants (Le pavillon des cancéreux). L’horreur pour Liu, c’est « la
vie de porcherie, avec du pain sans liberté » (p. 299) : « la promesse d’“aisance relative” a bel et bien acheté les âmes », « la médiocrité de la primauté de l’intérêt nous a pénétrés jusqu’à la moelle, et la ligne de
démarcation entre le juste et le mal a presque été brouillée par l’avidité
commune » (p. 147). Les plus avides flattent et confortent le pouvoir afin
de se voir octroyer « leur part du gâteau de la privatisation au profit des
oligarques » (p. 120). Liu s’en prend cependant moins souvent à cette
« couche sociale dominante » de nantis dépendants du pouvoir (il y aura
toujours des arrivistes et des profiteurs) qu’à sa fraction intellectuelle : la
« trahison des clercs », si l’on veut. Liu s’adresse à ses pairs, fustige leur veulerie, la contradiction entre leurs propos privés et publics, entre leurs paroles
et leurs actes – ou leur refus d’agir. Puisque la terreur a disparu avec Mao,
Liu ne conçoit d’autre motif à la « soumission volontaire » des « personnages célèbres qui s’autoproclament élites » que l’appât du gain (p. 140).
Gageons qu’il n’a pas dû se faire que des amis avant d’être persécuté par le
pouvoir ! Si les maîtres à penser sont ses cibles préférées, il n’épargne ni la
génération de l’après 4 juin, « pragmatiste et opportuniste » (p. 308), ni le
patriotisme cynique des étudiants, qui « insultent très naturellement les
États-Unis et partent étudier en Amérique tout aussi naturellement »
(p. 312), ni même la « mentalité d’esclaves » des sacro-saintes masses populaires à « l’esprit ignare, lâche et aveugle » (p. 423 et 420).
À ce stade, je crains d’avoir découragé le lecteur, qui aurait quelque excuse
à conclure : ce Liu est un imprécateur qui fait la leçon au monde entier ! Or,
c’est tout le contraire. D’abord, il est bien moins indulgent envers lui-même
qu’envers quiconque, s’accuse à l’occasion de lâcheté pour un silence qu’il
juge trop long, estime n’en avoir jamais assez fait. Il se garde bien d’exiger
de chacun « de devenir un sage, un saint ou un martyr » (p. 198). Il se
contente d’une « morale libérale a minima » (ibid.), une morale discrète et
modeste, fondée « sur un calcul d’intérêt relativement équilibré en accord
avec la nature humaine » (p. 202). Une morale opposée à celle, intolérante
et grandiloquente, que préconisait Mao. Si chacun observait la décence élémentaire requise par cette « morale libérale » qu’il oppose à l’infaillibilité
totalitaire, il deviendrait possible, espère Liu, de venir à bout d’un régime
fondé sur le mensonge.
Cette fois, c’est son optimisme béat qu’on risque de moquer : comme si
l’on pouvait renverser un régime en refusant de mentir ! A-t-on vu pareil
benêt depuis le Prince Mychkine (1) ? Il me faut donc à nouveau clarifier l’impression que j’ai donnée : cet homme obsédé par le rêve, voire le dessein de
délivrer ses compatriotes et le monde d’un régime qu’il juge malfaisant n’a
nullement le profil classique du révolutionnaire. Il prône une résistance non
violente ; « une résistance violente circonscrite peut toujours être réprimée,
et une révolution violente risque bien de produire une nouvelle tyrannie »
(p. 140-141). Il reconnaît que la limitation de la durée et du nombre des
mandats (de Jiang Zemin, puis de Hu Jintao) confère une certaine flexibilité
au pouvoir despotique (p. 341) et que le régime demeure solide puisque le
1.
Héros de L’idiot de Dostoïevski.
perspectives chinoises • No 2012/1
comp tes-rendus de lecture
peuple est pour l’heure satisfait du deal « esclaves, enrichissez-vous ». Mais
enfin le post-totalitarisme est la phase crépusculaire du totalitarisme, le régime est « beaucoup moins fort qu’à l’époque de Mao » (p. 326), plus personne n’ajoute foi à son idéologie, le capitalisme prédateur qu’il a instauré
indigne une société devenue moins ignare (p. 428 et 439), plus encline à
protester et plus capable de s’exprimer, fût-ce par le biais d’internet, « le
plus beau cadeau fait par Dieu au peuple chinois pour qu’il défende ses
droits » (p. 474). Il s’ensuit que « le coût de défense de l’ancien régime – s’il
récuse les méthodes révolutionnaires, Liu intériorise leur vocabulaire, au
point de baptiser « ancien régime » le régime en place ! – est de plus en
plus élevé pour le pouvoir » (p. 301). Au Grand soir Liu préfère donc les victoires menues et progressives qui érodent peu à peu l’assise du régime en
dévoilant sa vraie nature : il ne propose rien de plus que de « développer les
forces de la société favorables à la liberté et la démocratie » afin d’« obliger
le pouvoir à évoluer par des changements sociaux progressifs » (p. 301302). Voilà le programme du criminel condamné à 11 années de prison,
ajoutées à ses peines antérieures. Je concède que la charte 08 exige davantage, mais n’exige-t-elle pas d’abord l’application de droits inscrits dans la
constitution de la Chine dite populaire ?
Si les « armes » politiques de Liu Xiaobo rappellent à nouveau celles de
Soljenitsyne, la comparaison cesse d’être pertinente dès qu’on évoque le
nationalisme de ce dernier. Voilà encore un trait qui fait aimer Liu Xiaobo :
sa lucidité n’épargne pas son pays. Il rend grâce à Lu Xun d’avoir comme
personne révélé « les tares du caractère national chinois » (p. 63), il évoque
comme une chose allant de soi un « cynisme aux couleurs de la Chine »
(p. 117) et regrette que « le fanatisme nationaliste de la société chinoise
surpasse celui du pouvoir » (p. 310). Nullement impressionné par les grands
sages de l’histoire chinoise, Liu les accuse « d’engendrer des personnages
cyniques à double face » (p. 200) et détecte une filiation entre la morale
intenable (et donc hypocrite) qu’ils préconisent et celle de Mao Zedong,
« le plus grand représentant de cette lignée de personnages à double face »
(p. 201). Sa fameuse critique de la littérature post-maoïste qui avait d’emblée scandalisé l’établissement littéraire s’inspirait largement des aspirations
extra-littéraires d’un esprit affranchi de tout préjugé « patriotique ». Au
nombre des « pitoyables, lamentables, détestables, abominables tares nationales » qu’il rend grâce à Lu Xun d’avoir exposées à la conscience des
Chinois (p. 72), Liu n’omet jamais un attachement révérenciel à la tradition,
qui bloque, voire inhibe toute capacité d’évolution. En 1986, Liu assène à
un parterre de critiques (en majorité acquis aux vertus de la « nouvelle littérature » éclose à la faveur du dégel post-maoïste) sa conviction que cette
« nouvelle littérature [est] la répétition des tares de la littérature ancienne »
(p. 65) (antérieure au 4-Mai) et qu’elle exprime, sous l’étendard de la
« quête des racines », « une retraite dangereuse et réactionnaire dans le
traditionalisme » (introduction, p. 16) (2). En 2003, à l’heure où chacun s’extasie sur la modernisation accélérée de l’économie et de la société chinoises,
Liu persiste à regretter qu’« après cent ans d’efforts, la Chine [n’ait] pas vraiment réussi à se moderniser » (p. 245). Au terme de son réquisitoire l’inconnu tranchait en 1986 : « à mon avis, la nouvelle littérature n’a rien
produit qui mérite qu’on en soit fier » (p. 86). Étonnez-vous qu’on ait d’emblée traité de « cheval noir » ce freluquet qui abusait avec une telle innocence de son franc-parler !
Rien d’original dans les idées et les valeurs défendues par Liu Xiaobo, rien
que de très banal. Il ne se soucie nullement d’apporter une contribution originale à la science ou la philosophie politique, il n’est pas pointilleux et tatillon comme nous autres spécialistes, enclins à confronter « l’éthique des
No 2012/1 • perspectives chinoises
fins dernières » (ou l’éthique de conviction) qui sous-tend l’action de Liu à
« l’éthique de responsabilité » (Max Weber), qu’a pu incarner après d’autres
le responsable du massacre du 4 juin (3). Liu n’est pas un chercheur, mais un
homme soucieux de l’essentiel. Il attaque à bras le corps les problèmes qui
le hantent, traçant les grandes perspectives et délaissant les fioritures car il
est déjà requis par d’autres injustices à combattre, d’autres lâchetés à dénoncer (4). Un homme courageux et sincère, qui rentre en mai 1989 des
États-Unis pour participer au mouvement démocratique, dont avec son incorrigible honnêteté il s’empresse de critiquer les défauts, puis d’adjurer les
étudiants de quitter Tiananmen avant que l’armée les massacre, enfin de
négocier avec cette même armée l’évacuation pacifique de la place. Un
homme bon et raisonnable, qui demande seulement qu’on réponde « à la
haine par l’amour, aux préjugés par la tolérance, à l’arrogance par la modestie, à l’humiliation par la dignité, à la violence fanatique par la raison »
(p. 433). Mieux, ce qu’il recommande, il le pratique lui-même avec
constance et candeur, jusque dans sa courageuse et digne défense au procès
et dans l’ultime déclaration (« je n’ai pas d’ennemis, pas de haine », p. 510)
qui clôt le livre.
Deux prix Nobel fort mal accueillis par les autorités soviétiques en 1970
et chinoises en 2010 m’ont incité à comparer Liu Xiaobo à Soljenitsyne mais
Liu ressemble davantage encore à Vaclav Havel, qui vient de mourir et incarne lui aussi le courage, l’honnêteté, la modestie. Liu souscrirait sans hésiter à la devise havélienne : « l’amour et la vérité vaincront la haine et le
mensonge ». Il n’est pas étonnant que la Charte 77, qui doit tant à Vaclav
Havel, ait inspiré la Charte 2008, qui vaut à Liu 11 ans de prison.
z Lucien Bianco est directeur d’études émérite à l’EHESS (Paris).
2.
Cette formule de Liu est rapportée par Gérémie Barmé, comme le précise Béja (p. 16, note 2), qui
donne la source en ligne. Je recommande vivement la lecture du stimulant article de Barmé, initialement une contribution (« Confession, Redemption and Death: Liu Xiaobo and the Protest Movement of 1989 »), au volume précocement édité par George Hicks, The Broken mirror, China
after Tiananmen, Harlow (Essex), Longman, 1990 (p. 51-99). La citation sur la « recherche des racines » se trouve à la page 55.
3.
Il vient d’être l’objet d’une biographie qui n’est pas près d’être surpassée : Ezra Vogel, Deng Xiaoping
and the Transformation of China, Cambridge (MA), Harvard University Press, 2011. L’éthique de
responsabilité et l’éthique des fins dernières sont clairement définies in Richard Swedberg, The
Max Weber Dictionary, Stanford University Press, 2005, p. 89-91.
4.
Les mises en cause directes des autorités chinoises (Liu n’agit qu’au grand jour) étant trop nombreuses pour être énumérées ici, je me contente de rappeler la lettre ouverte au P.D.G. de Yahoo
(p. 373-90). On se souvient que Yahoo avait communiqué à la Sécurité chinoise les pièces à conviction qui ont permis d’envoyer Shi Tao en prison pour dix ans. Cette lettre ouverte avait été traduite
par Jérôme Bonnin dans Esprit de janvier 2006. Outre J. Bonnin, Frank Muyard, Jacques Seurre et
Sebastian Veg ont traduit quelques textes. Tous les autres ont été traduits et annotés par Béja,
également responsable d’un choix qui privilégie à juste titre les essais de la dernière décennie : on
relève, me semble-t-il, plus de maturité dans les écrits postérieurs aux trois années (octobre 1996octobre 1999) de « rééducation » dans un camp de travail. Comme quoi la rééducation peut être
bénéfique, à défaut d’avoir les effets escomptés.
79
perspectives
chinois es
Julia Lovell,
The Opium War: Drugs, Dreams
and the Making of China,
Basingstoke/Oxford, Picador,
2011, 458 p.
XAVIER PAU LÈ S
L
e sujet est certainement l’un des plus rebattus de l’histoire chinoise.
De fait, le spécialiste n’apprendra pas grand-chose de neuf dans ce qui
est avant tout une synthèse (réussie) des travaux existants. La principale plus-value de ce livre réside dans le fait qu’il propose souvent une perspective élargie que les ouvrages de recherche plus pointus ont parfois
tendance à perdre de vue. Ainsi prend-on conscience que la première guerre
de l’opium (1839-1842) n’a finalement eu qu’une importance relativement
secondaire aux yeux des contemporains. La dynastie Qing était aux prises
avec des défis que ses élites administratives jugeaient autrement plus vitaux
pour sa survie (révoltes, catastrophes naturelles). À Londres, l’enjeu de ces
opérations militaires lointaines se résumait souvent à leur instrumentalisation à des fins de politique intérieure dans les joutes de la vie parlementaire.
L’auteur souligne aussi à raison combien l’entrée en guerre de l’Empire
britannique est marquée par des improvisations, hésitations, accès de mauvaise conscience et qu’on est très loin d’un plan précis et mûrement réfléchi
de conquête impérialiste. Cette leçon n’est pas superflue pour l’historien,
souvent porté à redonner à tout prix aux événements qui se succèdent une
cohérence a posteriori.
Lovell prend la peine de donner une série de portraits vivants et précis des
personnalités des grands protagonistes de la première guerre de l’opium,
tels que l’empereur Daoguang, le commissaire Lin Zexu, son successeur le
mandchou Qishan et, côté anglais, le ministre des Affaires étrangères, Palmerston et le surintendant du commerce chinois (Chief Superintendent of
the China trade), Charles Elliot. C’est un parti pris judicieux tant l’éloignement confère aux acteurs sur place une grande liberté de manœuvre : on
aurait tort d’oublier que pour les forces britanniques, le théâtre des opérations est à plusieurs mois de voyage de la Métropole. Ainsi, le remplacement
en mai 1841 d’Elliot (plutôt porté à la conciliation) par l’intransigeant Henry
Pottinger représente un vrai tournant de la guerre. Dès lors, le corps expéditionnaire britannique fait un usage immodéré de l’écrasante supériorité
militaire dont il jouit pour obtenir le plus vite possible un accord. Ce sera le
célèbre traité de Nankin, négocié dans des conditions particulièrement rocambolesques. Lovell décrit en effet dans de très belles pages le poker menteur qui s’engage entre Pottinger et les deux émissaires dépêchés par
l’empereur, Qiying et Yilibu, mettant en avant le rôle joué par Zhang Xi, un
personnage obscur, secrétaire particulier de Yilibu.
Comme le titre le laisse attendre, la première guerre de l’opium occupe
les deux tiers de l’ouvrage et le traitement de la seconde guerre de l’opium
(1856-1860) est beaucoup moins détaillé. Les derniers chapitres montrent
comment des intellectuels de la fin du XIXe siècle comme Yan Fu ont littéra80
lement « inventé » les guerres de l’opium (jusqu’alors les historiographes
ne les désignaient pas comme telles, mais parlaient de simples troubles frontaliers). Enfin, Lovell apporte des éléments intéressants concernant la place
de choix qu’occupent les guerres de l’opium dans la doxa historique actuelle.
Elle souligne qu’elles ne sont replacées au premier plan dans les programmes
scolaires et la rhétorique officielle de la République populaire de Chine qu’à
la toute fin du XXe siècle. En effet, suite au massacre de Tiananmen, le Parti
communiste chinois a l’idée brillante d’exploiter l’anniversaire des 150 ans
de la première guerre de l’opium pour rediriger les foudres de l’opinion vers
un ennemi extérieur, l’impérialisme.
Pour la joie d’un large lectorat, Lovell excelle à produire un récit clair,
agréable et vivant. Quelques longueurs auraient certes pu être évitées, en
particulier dans la description des horreurs associées aux différentes opérations militaires, ainsi que dans le traitement des consternants plumitifs propagateurs de la thèse du Péril Jaune (p. 274-291). On regrette que Lovell
semble ignorer (à sa décharge, c’est malheureusement le lot de la quasi-totalité des historiens de l’opium) que les photographies de fumeurs d’opium
de la fin des Qing dont on dispose sont des reconstitutions de studio destinées à alimenter une industrie florissante de cartes postales mettant en
scène un exotisme quelque peu factice. Il est donc assez vain de disserter
comme elle le fait sur le degré d’addiction et plus encore les pensées qui
traversent l’esprit de ces « fumeurs » au moment où le cliché est pris (p. 17).
On peut aussi lui reprocher un certain manque de fair-play. Si elle a lu (et
utilise fort bien) le meilleur de l’historiographie en anglais sur le sujet, elle
ne fait mention, du côté chinois, que de rares et très anciens travaux académiques. On ressent un certain malaise à voir complètement ignorées
d’excellentes synthèses sur l’histoire de l’opium comme celle de Wang
Hongbin. Même si telle n’était pas forcément l’intention de son auteur, la
lecture du livre donne l’impression que les historiens chinois d’aujourd’hui
en sont restés à l’interprétation parfaitement caricaturale de la guerre de
l’opium qui est mise en avant aujourd’hui par les autorités à destination du
plus large public.
z Xavier Paulès est maître de conférences à l’EHESS, Paris.
perspectives chinoises • No 2012/1
comp tes-rendus de lecture
Jie Chen et
Bruce J. Dickson,
Allies of the State: China’s
Private Entrepreneurs and
Democratic Change,
Cambridge (MA), Harvard University
Press, 2010, 220 p.
GILL ES GUIHE UX
C
ela fait près de dix ans que Bruce Dickson travaille en politiste sur
les entrepreneurs de la Chine continentale. Après Red capitalists in
China: the party, private entrepreneurs, and prospects for political
change (Cambridge University Press, 2003) et Wealth into power: the Communist Party’s embrace of China’s private sector (Cambridge University
Press, 2008), il signe une nouvelle contribution en collaboration avec Jie
Chen, également professeur de sciences politiques. Ce volume s’ajoute à
une littérature déjà abondante sur la bourgeoisie d’affaires chinoises (Margaret Pearson, David Wank, David D. S. Goodman, Kelle S. Tsai parmi d’autres). Le développement du secteur privé a été très rapide au cours des 20
dernières années et il constitue aujourd’hui le principal moteur de la croissance comme la première source de création d’emplois. Les deux auteurs
s’interrogent sur les conséquences politiques de ces transformations structurelles de l’économie et de la société chinoise ; leur questionnement,
comme ils le rappellent, s’inscrit dans une tradition, initiée par les premiers
travaux de sciences politiques consacrés aux liens entre modernisation économique et modernisation politique (Seymour Lipset, 1959). Dans le cas de
la Chine, la question du possible rôle de la bourgeoisie d’affaires dans la démocratisation se pose dans une configuration particulière puisque c’est
l’État qui est l’architecte des transformations économiques et sociales ; le
secteur privé émerge non pas contre l’État mais grâce à ses initiatives.
La conclusion de l’ouvrage est pessimiste et conforme à ce sur quoi tous
les auteurs s’accordent aujourd’hui : ce groupe social apparu à la faveur de
la politique de réforme et d’ouverture est favorable au statu quo en matière
politique et n’est donc pas susceptible de porter une évolution vers plus de
démocratie. Les entrepreneurs privés dépendent de l’État-Parti pour leur
prospérité ; cooptés par le PCC, souvent issus des appareils - anciens cadres
du Parti ou de l’État, anciens gestionnaires ou employés d’entreprises d’État -,
ils sont aussi ses alliés. Conséquence méthodologique, les auteurs n’envisagent pas les entrepreneurs comme un groupe ou une classe sociale, mais
du point de vue de leurs relations à l’État-Parti.
La nouveauté de l’ouvrage tient aux conditions de la démonstration. Elle
s’appuie sur des données quantitatives rassemblées auprès de 2071 entrepreneurs. En collaboration avec la Fédération chinoise de l’industrie et du
commerce (Zhonghua quanguo gongshangye lianhehui 中华全国工商业联
合会), l’enquête a été réalisée en 2006-2007 auprès d’un échantillon représentatif d’entreprises privées (siying qiye 私营企业) des cinq provinces côtières où le secteur privé est le plus développé (Shandong, Jiangsu, Zhejiang,
Fujian et Guangdong). L’enquête concerne des entreprises de taille différente
dans des secteurs variés, dans des régions plus ou moins prospères. Puisque
70 % des entreprises privées chinoises sont situées dans ces provinces,
No 2012/1 • perspectives chinoises
l’échantillon est représentatif des deux tiers du secteur privé. Les données
rassemblées permettent d’évaluer le soutien de la bourgeoisie d’affaires aux
idées démocratiques. Elles permettent surtout de tester un certain nombre
d’hypothèses relatives aux relations entre les caractéristiques économiques
des entreprises et les liens personnels et institutionnels entretenus avec
l’État, aux relations entre ces liens et les valeurs auxquelles adhèrent les entrepreneurs, aux relations entre ces liens et le type d’activités politiques des
hommes d’affaires. Autrement dit, l’enquête permet d’identifier les déterminants du comportement politique des entrepreneurs et des relations
entre entrepreneurs et État.
Grâce à des analyses multivariées, les auteurs parviennent à des résultats
à la fois fins et nuancés. Dans le chapitre 4 par exemple, la relation entre
entrepreneurs et État est décomposée en quatre dimensions : soutien financier des banques publiques, liens institutionnels, partage des mêmes valeurs, évaluation des politiques publiques. Statistiques à l’appui, les auteurs
parviennent à un résultat attendu : toutes choses égales par ailleurs, les entrepreneurs qui reçoivent des crédits bancaires des banques d’État sont
moins enclins à soutenir des valeurs ou des institutions démocratiques (multipartisme, liberté d’organisation ou de candidature au suffrage, procédures
électives aux responsabilités exécutives, etc.). D’autres résultats sont plus
surprenants et contredisent les études précédentes. Ainsi, les entrepreneurs
qui dirigent les plus grandes entreprises ont, toutes choses égales par ailleurs, plus de chance de soutenir des valeurs et institutions démocratiques ;
les auteurs expliquent cette corrélation positive entre taille des entreprises
et soutien à la démocratie par un possible mécontentement face à la réglementation actuelle qui limite la croissance des entreprises privées. Plus
étonnant encore, les auteurs montrent que les liens institutionnels tissés
entre les entrepreneurs et l’État – ils sont membres du Parti, des assemblées
et des associations professionnelles – ne sont pas des éléments déterminants de leurs opinions politiques. La stratégie corporatiste suivie par le régime depuis 2001 – l’inclusion des entrepreneurs dans le système – n’aurait
donc pas les effets escomptés.
Le soutien des entrepreneurs au régime, démontrent les auteurs, est principalement conditionné par deux éléments : leur évaluation positive de la
politique conduite d’une part, et leurs convictions personnelles d’autre part.
Ce constat a une valeur prédictive ; si les entrepreneurs n’étaient plus satisfaits de la politique économique ou changeaient d’opinion sur la démocratie,
leur attitude politique pourrait devenir moins favorable au régime actuel.
L’ouvrage possède les défauts de ses qualités. Si la démonstration est
conduite avec méthode et rigueur, on regrette de ne pas entendre suffisamment les voix de ces entrepreneurs. Uniquement basé sur des données quantitatives, l’ouvrage manque singulièrement de chair. Il manque des portraits
de figures plus ou moins connues – certains d’entre eux sont de véritables
figures publiques –, et une typologie qui dessinerait la pluralité des itinéraires
personnels et des prises de position dans les divers espaces où ils s’expriment : la presse, leurs blogs ou les ouvrages hagiographiques que les plus
célèbres d’entre eux publient.
z Gilles Guiheux est professeur des universités, Sedet, Université Paris
Diderot.
81
perspectives
chinois es
Zha Jianying,
Tide Players,
New York, The New Press, 2011, 228 p.
J EAN-FRANÇOIS HUCHE T
A
vec les portraits détaillés d’une femme et de six hommes chinois,
Zha Jianying nous livre un tableau riche et tout en nuances de l’évolution de la Chine urbaine depuis le début des années 1970. Disons
le d’emblée, ce n’est pas un livre académique ; néanmoins, l’ouvrage n’en
est pas pour autant superficiel, loin s’en faut. Dans la pléthore des livres
académiques publiés sur la Chine actuellement, beaucoup sont incapables
de rendre compte de certaines évolutions de la société chinoise comme le
fait l’ouvrage de Zha Jiangying. Elle n’en était pas à son premier coup d’essai.
Son ouvrage 八十年代 (Bashi niandai, Les années 1980), publié en Chine en
2006, qui dressait le portrait d’artistes, d’intellectuels et de chercheurs durant la décennie 1980, avait déjà remporté un grand succès au point d’être
nommé en 2010 par la critique chinoise comme un des dix livres les plus
importants de la décennie.
« Se fixer sur les Chinois pour mieux expliquer la Chine » explique l’auteur
dans son introduction. Certes, mais quelles personnes plutôt que d’autres
sont à même de mieux incarner l’histoire de la Chine de ses 40 dernières
années, pourrait-on rétorquer ? Le choix n’était donc pas aisé. Comme le
dit l’auteur, la Chine est trop grande pour un seul auteur, et il était préférable
de se concentrer sur les personnes que l’on connaît le mieux. Elle a donc
fait le choix de citadins issus de générations antérieures à 1978 qui ont tous
connu la Chine de l’époque de Mao. Les quatre entrepreneurs et les trois intellectuels que Zha Jianying a retenus dans son livre, sont tous des personnages publics qui, à un moment ou à un autre de leur existence, ont
« défrayé la chronique ». Du roi de l’électroménager en Chine, Zhang
Dazhong, au promoteur immobilier Pan Shiyi, en passant par le vice-président de l’université de Pékin, Zhang Weiying, on découvre au fil des pages
des portraits très contrastés qui sont autant de facettes de l’évolution de la
Chine de ces dernières 40 années.
Un des grands mérites de l’auteur réside dans le fait qu’elle n’a pas hésité
à tirer le portrait de personnes dont elle est proche : son frère, Zha Jianguo (1),
dissident politique, Sun Lizhe, capitaliste « aux pieds nus » et ancien camarade d’université, ou Wang Meng, ancien ministre de la Culture à la fin des
années 1980 qu’elle a rencontré au début des années 1990. Loin de déboucher sur des portraits uniquement élogieux, cette connaissance intime des
personnages a permis à l’auteur de décrire leurs motivations personnelles,
leurs contradictions, mais aussi leur courage, qu’elle relie avec beaucoup de
tact au fonctionnement du système politique et de la société. Pour Wang
Meng par exemple, Zha Jianying dresse un portrait nuancé de l’homme de
lettres et du « serviteur de l’État ». Critiqué de tous bords, à la fois par les
intellectuels pour avoir continué à servir l’État au moment de la crise politique de 1989, ainsi que par les caciques du Parti pour avoir refusé de rendre
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hommage aux soldats « tombés dans la lutte pour rétablir l’ordre » en juin
1989, Zha Jianying s’attaquait à un exercice difficile. Elle s’engage dans ce
portrait avec ses propres jugements et irritations sur le « serviteur de
l’État », pour progressivement les atténuer, au fur et à mesure qu’elle va se
nouer d’amitié avec lui. Sans abandonner son regard critique, elle parvient
à la fin de son récit à reconnaître à cet homme public controversé, une certaine cohérence dans son action et sa personnalité face à un régime politique qui a totalement imprégné sa vie. Seule une connaissance plus intime
de l’homme permettait de dégager cette cohérence et de comprendre certains de ses choix. Ces nuances et l’absence de jugements définitifs sur les
personnages se retrouvent dans l’ensemble des portraits, aussi bien pour les
entrepreneurs qui ont gagné beaucoup d’argent que pour son frère qui a
choisi le chemin de la dissidence. Au fil des portraits, elle semble poser indirectement une question aux lecteurs occidentaux : qu’auriez-vous fait
dans les mêmes circonstances face à ce système politique aussi impitoyable ? Les portraits qu’elle nous livre sont autant de réponses à cette question. Certains ont décidé de se rebeller contre le système politique au risque
d’être broyés, d’autres de l’influencer de l’intérieur au risque d’être perçus
comme des collaborateurs, d’autres ont renoncé à faire de la politique à la
fin de la Révolution culturelle ou au moment du mouvement étudiant de
1989 pour se consacrer uniquement aux affaires économiques.
Pour autant, même pour les entrepreneurs dont elle dresse le portrait, la
politique et la mémoire ne sont jamais très loin. Malgré leur enrichissement
matériel personnel qui aurait pu les conduire à oublier les difficultés du
passé, la pauvreté ou les humiliations subies durant la période maoïste reviennent à la surface et continuent d’influencer le présent. C’est le cas par
exemple de Zhang Dazhong, le riche entrepreneur qui a dominé le secteur
de l’électroménager en Chine jusqu’à une période récente avant de revendre
son entreprise au prix fort. Malgré son succès dans les affaires, Zhang
Dazhong cherche toujours à faire rétablir l’innocence de sa mère qui été
persécutée durant la Révolution culturelle. Il garde à l’égard de Mao une
profonde haine qui le conduit à questionner, parfois publiquement, la version
officielle de l’histoire de la Chine depuis la prise de pouvoir des communistes. Dans un autre registre, Zhang Xing, promoteur immobilier, qui avec
son mari Pan Shiyi est devenue riche et célèbre avec la construction du
complexe immobilier de Soho à Pékin, revient fréquemment au cours des
discussions avec Zha Jianying sur les années de pauvreté et de travail en
usine durant sa jeunesse à Hong Kong. Elle insiste aussi sur l’importance de
la découverte de la politique occidentale durant ses études en Angleterre,
puis par la suite, du mouvement étudiant de 1989. Pour tous les personnages dépeints dans le livre de Zha Jianying, on ressort avec une impression
qu’ils ont connu plusieurs vies en une seule, mais qu’ils sont livrés à euxmêmes pour se débrouiller psychologiquement avec leur mémoire et la rapidité des changements qu’ils ont orchestrés dans leur vie. Certains y
réussissent mieux que d’autres.
D’une manière générale, et c’est un des points forts de l’ouvrage, l’auteur
a parfaitement réussi à entremêler les histoires individuelles à la grande histoire de la Chine. Zha Jianying a voulu, même si elle ne l’affiche pas clairement dans son introduction, se détacher d’une vision « top-down » de
l’histoire façonnée uniquement par les évolutions de la politique du Parti.
Certains personnages comme les entrepreneurs, se sont engouffrés dans les
voies ouvertes par le Parti ; d’autres comme son frère ont forcé la porte en
créant un parti politique ; mais tous sont des vecteurs de changements qui
1.
Portrait que l’auteur a également publié dans The New Yorker, 23 avril 2007, p. 46-57.
perspectives chinoises • No 2012/1
comp tes-rendus de lecture
sont loin d’avoir été entièrement anticipés par le Parti. Si pour la plupart
d’entre eux, ils ont « surfé » sur les vagues du changement voulu par Deng
Xiaoping en 1978, tous ont également contribué à leur manière à influencer
une évolution autonome de la société, de l’économie, et peut-être à certains
égards, de la politique.
Un des seuls bémols à nos yeux que l’on pourrait adresser à l’auteur est
de ne pas avoir ajouté deux ou trois portraits supplémentaires qui auraient
complété ce tableau de la Chine urbaine post-Mao. Zha Jianying se défend
dans son introduction de ne pas avoir voulu brosser le portrait de personnages appartenant à des pans de la société chinoise qu’elle connaît mal,
comme les migrants, les paysans, les ouvriers. Aller en terra incognita ne lui
aurait pas permis de nous livrer toute la finesse et les nuances des personnages qu’elle distille dans son récit. Et on ne peut le lui en vouloir au vu du
résultat. Néanmoins, à part Zhang Xing, l’épouse du promoteur immobilier
Pan Shiyi, on aurait aimé voir figurer plus de portraits féminins dans l’ouvrage. Mais peut-être est-ce le reflet de quelque chose de plus profond dans
une Chine contemporaine largement dominée par les hommes ? Idem pour
l’absence de personnages un peu plus jeunes. Ils apparaissent en toile de
fond, notamment dans le portrait du premier entrepreneur Zhang Dazhong,
lorsque celui-ci force ses jeunes assistants à lire la biographie de Jung Chang
sur Mao (2) pour les déniaiser sur la politique chinoise. Là encore, le livre aurait peut-être gagné en représentativité en ajoutant un portrait d’un jeune
chinois de la génération post-révolution culturelle.
z Jean-François Huchet est professeur des universités, INALCOLangues’O, Paris.
Nous avons reçu
Vivian P. Y. Lee (éd.), East Asian Cinemas:
Regional Flows and Global Transformations,
Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2011, 253 p.
Steve Chan, China, the United States, and Power
Balancing in East Asia,
Stanford, Stanford University Press, 2012, 282 p.
Katrien Jacobs, People's Pornography: Sex and
Surveillance on the Chinese Internet,
Bristol/Chicago, Intellect, 2012, 203 p.
Marc Andre Matten (éd.), Places of Memory
in Modern China: History, Politics, and Idendity,
Leyde/Boston, Brill, 2012, 285 p.
James W. Heisig, Timothy W. Richardson,
Remembering Simplified Hanzi 2. How Not to
Forget the Meaning and Writing of the Chinese
Characters, Honolulu, University of Hawai’i Press, 329 p.
David Shambaugh (éd.), Charting China's
2.
Jung Chang et Jon Halliday, Mao: the unknown story, New York, Knopf, 2005, 814 p.
Future: Domestic and International Challenges,
Londres/New York, Routledge, 2011, 187 p.
Tonio Andrade, Lost Colony. The Untold Story of
China's First Great Victory over the West,
Princeton, Princeton University Press, 2011, 456 p.
Bruce Jacobs, Democratizing Taiwan,
Leyde/Boston Brill, 2012, 305 p.
No 2012/1 • perspectives chinoises
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