Le sens commun ou la sémantique comme science de l`intersubject

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Le sens commun ou la sémantique comme science de l`intersubject
Le sens commun ou la sémantique comme science de
l’intersubjectivité humaine
Björn Larsson
L’Université de Lund
Abstract
Ever since semantics became a scientific disipline in its own right,
there has been a continuous discussion about the ontological status of
its object of study, meaning. In an attempt to overcome the theoretical
problems inherent to both subjectivism and objectivism, this article
explore the possibility that meaning exists as an emergent
intersubjective property, that is that only the meaning which is
common to more than one speaker has real and relatively autonomous
existence. From this conception of meaning it follows an
epistemology which is neither that of the exterior observer, nor that of
subjective introspection, but one of we, that is an interactional,
participant and dialogical epistemology.
Key words: linguistic meaning, intersubjectivity, emergent property,
interactional epistemology, dialogue
Qu’est-ce donc le sens? Si personne ne me le demande,
je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille
l’expliquer, je ne le sais plus. (Jean-Blaise Grize,
Logique et langage)
Selon G.H. von Wright, l’éminent philosophe qui succéda à
Wittgenstein à l’Université de Cambridge, l’une des plus grandes
percées de la pensée rationnelle du XXe siècle fut la découverte de
l’autonomie du sens par rapport au monde non-signifiant. On connaît
les artisans de ce divorce ontologique : Frege, Saussure et
Wittgenstein. On connaît aussi les suites de la séparation. Le monde
extra-linguistique fut laissé pour compte à la fois par la linguistique,
qui s’éleva en science sur les décombres du réel, et par la
philosophie, qui se détourna du monde pour se consacrer aux
concepts ; ce fut le tournant linguistique. La grammaire et le
dictionnaire, pourrait-on dire, se passaient désormais de
l’encyclopédie.
Personne ne nierait les effets bénéfiques de cette séparation pour
la linguistique qui gagnait en rigueur et en précision. Ce n’est
qu’assez récemment où l’on a commencé à s’apercevoir qu’il y avait
aussi un coût à payer. D’abord, ayant écarté la référence au monde
de son champ d’étude, la linguistique s’est trouvé dans l’incapacité
d’expliquer comment il était possible de référer au monde extralinguistique à l’aide du langage. Les locuteurs dits ordinaires, eux,
avaient cette fâcheuse habitude de continuer à utiliser la langue
comme un outil pour se transmettre des informations sur ce qui se
passait en dehors de celle-ci. Et, pourtant, elle tournait…!
Le deuxième effet néfaste de la séparation fut plus dramatique,
toutes proportions gardées : si on ne pouvait plus dériver le sens de
la constitution du monde, le statut ontologique du sens devenait du
coup des plus précaires. C’est ainsi que la séparation entre le sens et
le monde ouvrit grand-ouvertes les portes au subjectivisme et au
relativisme. Le statut ontologique du sens n’étant plus assuré, on
avait beau jeu de déconstruire les certitudes de jadis. En philosophie,
le scepticisme de Quine, de Rorty ou de Derrida sembla l’emporter
sur les arguments de bon sens d’un Searle ou d’un Eco. En théorie
littéraire, Fish et Du Man inspirèrent des dérives interprétatives qui
enlevèrent aux grands écrivains leur singularité ; l’ère du soupçon
2
était arrivé. En linguistique, des théoriciens d’inspiration cognitiviste
faisaient de la communication verbale un jeu de devinettes
inférentielles, tandis que certains pragmaticiens affirmèrent que le
sens stable et transsituationnel était inconnaissable.
La chose remarquable est cependant que ceux qui remettaient
radicalement en question la stabilité intersubjective du sens ne
soulevaient jamais la question de savoir comment leurs propres
affirmations pouvaient avoir un sens stable et connaissable. Si le
sens était radicalement indéterminé, comment pouvait-il en être
autrement pour le méta-langage de la linguistique ?
1 L’APORIE DU SENS
La séparation radicale du sens et du monde aboutit donc à une
aporie. En effet, il semblerait que toute interrogation sur le sens
relève d’une certaine manière du paradoxe ou de la tautologie.
Considérez d’abord la question: « Est-ce que le sens existe? ». Si
nous ne comprenons pas la question, nous pourrions peut-être
prétendre que le « sens » n’existe pas. Seulement, on ne pourra pas
le dire. Si nous comprenons l’affirmation que « le sens n’existe pas »
— même si nous sommes tentés de la rejeter — nous avons au moins
admis qu’il existe quelque chose qui « fait sens » et non pas le
contraire1.
Ce problème n’est pas nouveau. Ce n’est qu’une variante des
énigmes référentielles que Russell a essayé de résoudre avec sa
célèbre théorie des descriptions définies. Le problème est le suivant :
comment pouvons-nous dire que « Pégase n’existe pas » alors que
1 On reconnaît peut-être ici la question tout autant paradoxale posée par Wittgenstein :
« Qu’est-ce qu’une question? »
3
nous « savons » que Pégase n’existe pas? Ou, comment pouvonsnous nier l’existence de quelque chose dont l’existence est déjà
présupposée par le fait même d’en parler?
Nous n’entrerons ni dans les détails de la solution proposée par
Russell, ni dans les discussions qui en furent le résultat2. Mais ce qui
est important à noter, c’est que toutes les solutions proposées sont
fondées sur la compréhension préalable du sens de la description
définie, faute de quoi, bien sûr, le problème ne se poserait même pas.
C’est cela même qui a incité von Wright à dire « qu’on doit d’abord
connaître les conditions sous lesquelles une proposition a du sens
avant de pouvoir poser la question des conditions de sa vérité
» (1965:74).
Mais si on peut résoudre les antinomies référentielles en faisant
appel à la notion de la fonction référentielle virtuelle, notamment du
verbe exister (voir Kleiber, 1981:90-3), que faire des paradoxes qui
frappent la notion même du sens ? S’il est possible d’imaginer un
mode d’existence pour Pégase comme représentation mentale, à quoi
pourrait référer le terme de « sens » dans le monde extralinguistique? S’il est vrai que « l’utilisation référentielle découle de
la présupposition existentielle », ce que nous croyons, suivant en
cela G. Kleiber (1991:212), il devrait être possible de penser un
mode d’existence pour le référent du mot de ’sens’.
Mais si nous disons de tel mot ou de telle phrase qu’ils ont du
sens, cela ne semble pas vouloir dire que le terme de « sens » réfère
à ce mot ou à cette phrase de la même manière que Pégase réfère à
« Pégase ». Le terme de sens réfère à autre chose qu’au mot ou à la
phrase en question. Mais à quoi?
La première chose qu’on peut noter est que nous utilisons l’article
2 voir Kleiber, 1981:175-220.
4
partitif ou l’article indéfini lorsque nous disons d’un énoncé qu’il a «
du sens » ou « un sens » et que nous n’acceptons pas des phrases
comme « *cet énoncé a le sens », « *c’est le sens » ou « *il y a le
sens ». Nous pouvons demander « quel est le sens de quelque
chose », mais non pas en termes absolus « *Quel est le sens? ».
Selon R. Martin : « L’idée partitive, à peine esquissée, s’exerce sur
un ”objet” appréhendé intensionnellement, c’est-à-dire en dehors
d’une perspective véritablement référentielle » (1992:188). Si on
accepte cette analyse, on pourrait dire que la langue naturelle, en
ayant recours à l’article partitif au sujet du « sens », écarte par là la
question de sa référence. Cela ne nous aide pas, cependant, car
même s’il était vrai que la langue appréhende le concept de sens
« intensionnellement », c’est-à-dire, en gros, en termes de son sens,
nous retrouverions nos difficultés intitiales.
Le problème reste entier. A quoi réfère le terme générique « le
sens »? Ou quel est le sens du « sens »? D’un côté, il semble
impossible de trouver un référent du mot de « sens », que ce référent
soit intra-linguistique ou extra-linguistique, réel ou imaginaire. De
l’autre, si nous essayons de déterminer la nature du sens en termes
de son « sens », sans faire intervenir la référence, virtuelle ou
actuelle, nous tombons dans le cercle vicieux.
2 LE BON SENS COMMUN
Il y a quelques années, dans un ouvrage intitulé « Le bon sens
commun » (1997), nous avons essayé de trouver une issue à cette
impasse. Cette tentative avait pour point de départ quelques
convictions dont la première était que la communication verbale,
« de toute évidence », peut réussir, malgré ce que prétendaient de
5
nombreux théoriciens postmodernes ou simplement modernes. La
deuxième était que le relativisme sémantique radical était
moralement inacceptable : si le sens de n’importe quel énoncé
pouvait être déconstruit à volonté, cela voudrait dire qu’on ne pourra
jamais évaluer le degré de véracité des énoncés portant sur
l’existence des camps de concentration, pour ne citer que cet
exemple. La troisième était que la pratique de la sémantique
montrait que l’étude du sens est possible, même si nous avons des
difficultés à fonder celle-ci comme science. La quatrième était le fait
difficilement niable qu’on ne peut pas étudier une langue sans la
parler, c’est-à-dire sans faire partie de la communauté linguistique
qui utilise cette langue.
La dernière conviction était plutôt une intuition : étant donné que
la plupart des théories sémantiques bien faites semblent avoir un
degré de validité dans des domaines différents du sens, n’est-il pas
possible que cette prolifération traduise une réalité, plus précisément
que le sens n’est pas une entité homogène mais un ensemble de
phénomènes qui ont tous pour objectif de permettre la
compréhension. Pour prendre un exemple concret : plutôt que de
chercher à formuler une seule et unique théorie de la catégorisation
sémantique — sémique, aristotélienne, wittgensteinienne ou
prototypique —, n’est-il pas envisageable que les locuteurs fassent
appel à différentes formes de catégorisation pour différents domaines
du sens ? Ne serait-il pas plus raisonnable d’admettre, par exemple,
que la catégorisation aristotélienne en conditions nécessaires et
suffisantes utilisée par les philosophes analytiques entre eux fait
autant sens que la catégorisation prototypique utilisée par des
locuteurs « ordinaires » pour regrouper les oiseaux (américains) en
catégories.
6
Ces convictions nous ont amené à formuler l’hypothèse que le « bon
» sens, c’est-à-dire le sens qui a une existence réelle et autonome par
rapport à d’autres phénomènes et entités du monde, est le sens qui
est « commun » à plus d’un seul locuteur. Cela voudrait dire que le
statut ontologique du sens est de l’ordre de l’intersubjectif, ni
« objectif », entièrement fondé dans la constitution du monde et
commun à tous les locuteurs, ni « subjectif », appartenant à un seul
sujet et donc privé. De ce point de vue, le sens est l’intersection de
deux ou de plusieurs ensembles de conceptualisations, que celles-ci
soient référentielles, descriptives, instructionnelles, inférentielles,
prototypiques ou d’autres encore à découvrir. La définition stricte
que nous avons proposée est celle-ci :
Le sens verbal est une conceptualisation intersubjective dont
l’existence est constatée et mémorisée par au moins deux locuteurs
sous la forme d’un signe ou de rapports entre signes.
Ontologiquement, le sens serait par conséquent un phénomène
émergent qui se constitue dans un acte de recognition intersubjectif.
C’est cette émergence qui assure au sens une existence propre et
pleinement linguistique, non réductible aux conditions biologiques,
cognitives ou sociologiques qui rendent possible son apparition.
C’est là, nous semble-t-il, la seule manière de lever l’aporie qui pèse
sur le concept du sens et d’assurer son autonomie relative par rapport
à la réalité sans pour autant tomber dans le piège tautologique d’une
définition du sens en termes de son sens3.
3 On trouvera, dans notre ouvrage Besoin de liberté (2006), une tentative d’expliquer le rôle
crucial que joue l’arbitrarité des représentations symboliques pour l’émergence du sens.
7
D’après cette conception du sens, la compréhension réelle, celle
qu’on appelle souvent l’intercompréhension — comme s’il y avait
deux formes de compréhension, l’une réelle et l’autre seulement
virtuelle4 —, apparaît au moment où deux locuteurs reconnaissent
l’existence d’une conceptualisation commune. L’idée d’un sens
constitué par un seul individu est un contre-sens, comme l’avait déjà
montré Wittgenstein avec son célèbre private language argument.
En tout cas, si jamais un tel sens pouvait exister, celui-ci serait
inconnaissable aussi bien à d’autres locuteurs qu’à la science pour la
simple raison que le locuteur qui voudrait vérifier si son
« sens privé » est vraiment « privé » doit introduire celui-ci dans le
domaine public.
En même temps, notre théorie s’inscrit en faux contre ceux qui, à
la suite de Saussure ou de Chomsky, affirment que seul le sens qui
est commun à tous les locuteurs d’une langue donnée a une existence
réelle. Deux individus peuvent très bien inventer des sens dont eux
seuls connaissent le secret. Ce qui n’empêche pas, bien sûr, qu’il y a
une large part de consensus sémantique parmi les usagers d’une
langue donnée ; c’est même là la principale condition de l’existence
et de l’identité d’une langue donnée par rapport à d’autres langues.
On sait que les linguistes cognitifs ont fait de la
« conceptualisation » ou de la « représentation mentale » l’élément
crucial et nécessaire du sens. Cependant, lorsque Langacker affirme
que « meaning is equated with conceptualization » (1986:3), il s’agit
d’une généralisation abusive. S’il est vrai que tout sens, en tant
qu’entité stockée dans le cerveau, est une entité mentale — plutôt
qu’une propriété du monde —, il n’en découle pas que toute unité
4 Il est symptomatique qu’on se retrouve dans l’embarras total pour essayer de trouver des
critères pour distinguer ces deux « types » de compréhension, la « compréhension » d’un côté,
et l’ « intercompréhension » de l’autre.
8
mentale est aussi signifiante. Le sens demande, pour être, et pour
être connaissable, que la conceptualisation individuelle soit
confirmée ou reconnue par un autre locuteur5.
3 LE SENS COMME CONCEPTUALISATION
INTERSUBJECTIVE
La conception intersubjectiviste du sens, nous semble-t-il, satisfait
en grande partie à notre bon sens commun. Pour se comprendre,
dira-t-on, il faut qu’il y ait du sens partagé. Sans du sens qui soit
commun, il n’y a que malentendu ou apparence de communication.
La vraie compréhension doit présupposer qu’il y ait intersection de
« compréhension » entre deux locuteurs.
En même temps, la conception du sens comme étant
nécessairement et uniquement intersubjectif est contre-intuitif. Nous
avons tous l’impression de disposer d’un sens « personnel » qui n’est
pas automatiquement partagé par d’autres locuteurs. Nous avons
tous fait l’expérience d’avoir dit quelque chose de parfaitement
intelligible — de notre point de vue — qui n’a pas été compris par
notre interlocuteur. Il arrive à tout le monde d’avoir l’impression de
« comprendre » sans qu’on se soit donné la peine de vérifier s’il y a
5 C’est là la raison profonde pour laquelle nous avons tant de mal à attribuer seuls un sens à
nos rêves. C’est également pourquoi la psychanalyse, malgré des postulats ontologiques sujets
à caution, peut néanmoins être une thérapie bienfaisante. Grâce à la présence d’autrui, la
psychanalyse permet d’attribuer un sens aux représentations mentales qui, sinon, nous
paraîtraient incompréhensibles. On notera enfin que reconnaître ou confirmer un sens ne
signifie pas qu’on doit utiliser la même forme pour exprimer ce sens. Deux locuteurs peuvent
très bien se comprendre en utilisant des formes divergentes si seulement les deux en prennent
conscience.
9
eu intersubjectivité parfaite. Le fait que nous pouvons produire du
sens semble également être la preuve qu’il y a bien un sens
personnel et privé. Enfin, nous comprenons tous quelque chose à
entendre prononcer une forme verbale par un interlocuteur, même si
ce que nous comprenons n’a rien à faire avec le sens que tente de
transmettre notre interlocuteur. En effet, c’est là une propriété tout à
fait remarquable de la langue ; une fois que nous avons appris une
langue, on ne peut plus choisir de ne pas comprendre.
Comment peut-on concilier ces deux points de vue contraires, à
savoir d’une part que le sens réside uniquement dans le cerveau de
chaque individu et, d’autre part, qu’il n’y a de sens que s’il y a
intersection de conceptualisations entre individus et cerveaux ? En
théorie, la réponse à cette question n’a rien d’énigmatique. Le sens
apparaît lorsque deux locuteurs reconnaissent, consciemment ou
inconsciemment, explicitement ou implicitement, l’existence d’une
conceptualisation commune. Typiquement, cela arrive à tout enfant
qui, dans l’interaction avec les parents, apprend le sens des mots ou
des expressions qui jusqu’à là n’étaient rien d’autre que des formes
non-signifiantes.
Les complications viennent après. Si l’établissement premier d’un
sens commun ne pose que peu de difficultés épistémologiques, il en
est tout autrement avec le maintien de ce sens à travers une
communauté linguistique constituée de millions d’interlocuteurs et
d’innombrables situations d’énonciation variées. D’abord, il faut
tenir compte des intermittences de la mémoire. Ensuite, il faut bien
peser les conséquences du fait que les besoins communicatifs des
locuteurs ne se recoupent qu’en partie et que beaucoup de
significations sont d’un usage rare. A cela s’ajoute le fait, comme l’a
bien montré Nyckees, que la reconnaissance intersubjective d’une
10
conceptualisation commune est souvent un processus inconscient et
involontaire (1998:106-132).
4 OBSERVATION VERSUS INTROSPECTION
Face à cette précarité de l’intersubjectivité établie, il n’est peutêtre pas étonnant que certains théoriciens se soient montrés
sceptiques quant à la possibilité d’une communication verbale
heureuse. En gros, l’objection consiste à dire que même si
l’intercompréhension parfaite est possible en théorie, elle est
rarement réalisée, en pratique.
A première vue, cette objection semble légitime. Si l’on regarde le
monde qui nous entoure, on ne peut guère prétendre, sauf mauvaise
foi, que le degré d’intercompréhension soit très élevé. Cependant, ce
n’est pas parce que la communication verbale peut échouer qu’elle
ne peut, par principe, réussir. Paradoxalement, les théories
sceptiques impliquent — mais sans expliquer comment — que la
science est plus apte à décrire les échecs de la communication que
ses réussites6. Comme le dit typiquement Sperber et Wilson :
Le fait que la communication connaisse des échecs est normal ;
ce qui est mystérieux, ce qui demande à être expliqué, ce ne
sont pas les échecs de la communication, mais ses réussites.
(1989: 74).
Et Bange :
On ne peut jamais être certain de ce que veut dire un locuteur
6 Ce qui est un autre paradoxe, bien sûr, car l’échec communicatif ne peut guère être repéré et
décrit que si l’on peut aussi préciser les conditions d’une communication verbale réussie !
11
au moyen d’une énonciation. (1992:147)
Cependant, partant d’une autre perspective, celle de l’expérience
vécue, la réussite communicative peut tout aussi bien n’avoir rien de
mystérieux du tout. Pour cela, il suffit simplement d’admettre que
deux êtres humains peuvent, en principe et en pratique, reconnaître
en interaction l’existence d’une conceptualisation partagée qui
pourra ensuite être codifiée et mémorisée sous forme de signes ou de
rapports entre signes. En effet, si on admet cette possibilité, — aidés
en cela par les gestes, par le regard, par notre capacité d’orienter
notre attention commune, par le fait d’être doué d’un même appareil
perceptionnel, par le simple fait de faire partie de l’espèce homo
sapiens, etc. —, on pourrait retourner la question et se demander
pour quelles raisons « mystérieuses » les êtres humains n’exploitent
pas plus souvent la possibilité d’établir un sens commun afin de
mieux communiquer. En tout cas, la difficulté d’établir une
communication heureuse dans la pratique ne peut pas être un
argument pour son impossibilité !
Comme nous avons essayé de le montrer dans Le bon sens
commun, la raison principale du scepticisme de certains réside dans
leur conception erronée du mode d’existence du sens avec, pour
corollaire, une conception insuffisante de l’épistémologie de celui-ci.
C’est ainsi que la majorité des théories du langage modèlent leurs
épistémologies sur celles du monde non-signifiant, faisant du
scientifique du sens — et d’ailleurs du locuteur « ordinaire » — un
observateur extérieur. La thèse défendue par Quine est à ce propos
tout à fait typique : « There is nothing in linguistic meaning beyond
what is to be gleaned from overt behavior in observable
circumstances. (1992:38) »
12
Or, il nous semble évident que le locuteur — ou le scientifique —
qui reste seulement un observateur extérieur ne pourra pas arriver à
des connaissances fiables sur le sens. Au contraire, c’est justement
parce que la sémantique a adopté une épistémologie de l’observateur
extérieur — empruntée aux sciences naturelles — qu’elle n’est pas
arrivée à se constituer en une science adaptée au mode d’existence
de son objet d’étude.
L’adoption dans les sciences humaines de la perspective de la
troisième personne, on le sait, a été une réaction contre
l’intuitionnisme. Dans le domaine du sens, une telle remise en
question de l’introspection comme méthode de connaissance est
justifiée7. On n’a guère, aujourd’hui, besoin d’insister sur la valeur
souvent douteuse de l’ « intuition linguistique » pour formuler des
vérités sur le sens — ou sur d’autres aspects de l’être humain. En
effet, c’est uniquement dans la mesure où l’intuition linguistique
d’un chercheur particulier est « représentative » qu’elle pourra
éventuellement prétendre avoir une valeur de vérité — après un
processus de corroboration s’entend8. Cependant, ce n’est pas parce
que la réaction contre l’intuitionnisme est justifiée que la perspective
objectiviste est la bonne alternative.
5 VERS UNE MÉTHODOLOGIE INTERSUBJECTIVISTE DU
SENS
7 Même si on peut argumenter que le sentiment sémantique, en raison du long apprentissage de
la langue et de la pratique continue de celle-ci en interaction avec d’autres locuteurs, est un
moyen plus sûr que l’observation extérieure pour décider du sens.
8 Même s’il est vrai que les théories innéistes continuent à faire appel à l’intuition pour décider
de la grammaticalité des séquences verbales. Dans une perspective intersubjectiviste,
évidemment, le sentiment linguistique d’un seul ou de quelques rares informateurs ne pourra
avoir qu’une valeur heuristique.
13
L’épistémologie du sens, donc, ne peut être fondée ni sur
l’observation extérieure, ni sur le sentiment linguistique du seul
chercheur. Mais si ni une épistémologie du je, ni une épistémologie
du il/elle, voire des ils–linguistes, sont des options, comment alors
peut-on fonder l’étude scientifique du sens ? La réponse doit être que
seule une épistémologie du nous, c’est-à-dire une épistémologie de
la connaissance interactionnelle (Mead), de l’observation
participante (Boas, Jakobson, Bakhtine), de l’expérimentation
dialogique (Vygotsky, Harré & Gillet) et de la pragmatique
transcendantale (Apel, Habermas), est susceptible de produire des
connaissances fiables sur le sens.
En tant que telle, cette épistémologie sera sans aucun doute en
butte à plusieurs reproches, en premier lieu à celui de manquer
d’objectivité. Cependant, ce n’est pas parce que l’observation se fait
interactionnelle et dialogique que la connaissance qui en résulte sera
nécessairement approximative. La preuve éclatante en est la théorie
de la mécanique quantique qui, tout en étant une théorie opératoire
permettant de formuler et de vérifier des prédictions, tient compte du
fait que l’observation exerce une influence sur le phénomène
observé9. Mais on n’a pas besoin d’aller chercher des exemples dans
le microcosme : l’épistémologie interactionnelle et participante a
largement fait ses preuves dans des disciplines comme l’éthnologie,
la psychologie et la socio-linguistique.
Ici, il est également important de rappeler le deuxième volet de
notre définition, à savoir que la conceptualisation intersubjective doit
être codifiée et mémorisée sous forme de signes10. D’un côté, il faut
9 N’oublions pas non plus que le contrôle intersubjectif des hypothèses est à la base également
des sciences naturelles.
10 Pour éviter des malentendus, rappelons que le signe existe en dehors de l’écrit.
14
admettre avec les linguistes cognitifs et des sémanticiens comme
Ducrot que le sens n’existe que comme représentation mentale. De
l’autre, ce n’est pas pour autant qu’on doit en tirer la conclusion que
le sens est infiniment variable, ce qui aurait pour conséquence que
tout sens devait être renégocié dans chaque situation d’énonciation.
Plutôt que d’opposer un sens sémantique transsituationnel à un sens
pragmatique variable, il est plus raisonnable de supposer qu’il existe
des zones de grande stabilité sémantique et des zones de grande
variabilité, avec toute une échelle de degrés de stabilité entre les
deux extrêmes (voir Larsson, 1997 et Kleiber, 1999:45-49). Il serait
difficile de nier, par exemple, qu’il existe des règles de dérivation
sémantique, que l’étymologie — scientifique ou populaire — peut
être déterminante pour les sens attribués à telle forme, que la
catégorisation lexicale, surtout dans le langage scientifique, se fait
selon des principes exactes et qu’il existe des entités lexicales dont le
sens ne change guère d’une situation d’énonciation à une autre. Le
rôle important de la motivation relative comme un facteur de
stabilisation ne peut guère non plus être nié. Il y a un monde de
différence, au sens figuré, entre la stabilité sémantique d’un mot
comme l’éternel « quadrupède » et un mot comme « amour ».
A cela s’ajoute, comme l’a souligné G. Kleiber, que les
conceptualisations qui sont reprises comme sens ne sont pas tout à
fait aléatoires. Parce que nous sommes des êtres humains,
génétiquement et socialement plus semblables qu’on ne le prétend
souvent, on peut supposer qu’il existe des « constants
anthropologiques » qui limitent la variabilité des conceptualisations
qui sont sémantisées dans la langue.
Ce n’est donc pas parce que le statut ontologique du sens est
15
« seulement » intersubjectif, ou parce que, en principe, il suffit
« seulement » de deux locuteurs pour créer du sens, que le sens est
généralement indéterminé, variable ou relatif. En fait, c’est
précisément parce que le statut ontologique du sens est d’ordre
intersubjectif, et donc précaire, que la communication verbale est
sujette à un grand nombre de facteurs de stabilisation — certains
d’ordre linguistique (règles de dérivation, expression figées, la
motivation relative, etc.), d’autres d’ordre social (le bon usage, les
académies de langue, l’autorité reconnue de certains dictionnaires,
etc.).
En résumé, d’un point de vue intersubjectiviste, rien ne permet de
préjuger du degré et de l’étendu de la stabilité sémantique régnant à
l’intérieur d’une communauté linguistique. Le différend qui oppose
les partisans d’une grande stabilité sémantique transsituationnelle et
ceux qui voient dans le sens un phénomène éternellement variable et
conjectural doit être réglé par l’étude empirique et non par des
préjugés théoriques.
La question reste cependant de savoir comment nous pouvons
concevoir une sémantique fondée sur l’observation interactionnelle
et participante. Prenons, pour en donner brièvement une idée,
l’exemple de la description du lexique. Si on ne peut plus avoir
recours au sentiment linguistique du lexicographe, il est évident que
la description complète du lexique demandera un énorme travail de
corroboration empirique, d’autant plus que la description sémantique
d’un lexème ne doit pas seulement fournir le dénominateur commun
à tous les emplois du terme, son « noyau dur » intersubjectif, s’il en
existe un, mais également les variations du sens qui, tout en étant
stables à l’intérieur d’un groupe de locuteurs, ne sont pas pour autant
16
généralement partagées par tous.
On objectera peut-être ici qu’il y a des lexèmes dont le sens est
tellement « évident » qu’on n’a pas besoin d’aller vérifier sur le
terrain s’il est partagé par tous les locuteurs — tel « bipède » —
même s’il y a des bipèdes cul-de-jatte ou unijambistes. Cela est sans
doute vrai, mais le lexique n’est pas seulement fait des bipèdes et des
quadrupèdes, mais également, par exemple, d’un lexème comme
« amour ».
Une étude du sens attaché au mot d’amour devra ainsi commencer
par la formulation d’hypothèses sur l’éventuel noyau du sens,
relativement stable et transsituationnel, qui serait commun à toute la
communauté linguistique ou à des groupes de locuteurs à l’intérieur
de celle-ci. Un bon point de départ serait bien sûr les dictionnaires,
complétés par toutes sortes de corpus — textes littéraires et non
littéraires, interviews, débats télévisés, ouvrages scientifiques, textes
de chansons — bref, tout matériau, écrit ou oral, où l’on parle
d’amour.
La deuxième étape sera de préciser et de probabiliser les
hypothèses à l’aide de toute la batterie des tests utilisés en
sémantique : tests de compatibilités syntaxiques (notamment les
négations, les adverbes, les déterminants et les qualificatifs), tests
d’anaphorisation, tests de commutation et d’autres encore. On
remarquera cependant que le résultat de ces tests peut uniquement
servir d’indice. En effet, pour décider du sens de l’énoncé qui est
produit par le test, il faudra encore passer par une vérification
interactionnelle, faute de quoi la preuve recherchée reposera toujours
sur le seul sentiment linguistique du sémanticien.
C’est ici que s’arrête normalement le travail de vérification par le
chercheur individuel. Pour assurer un degré suffisant de contrôle
17
intersubjectif, les hypothèses sont ensuite soumises à l’appréciation
des collègues-linguistes qui, si tout va bien, jugent de la validité des
hypothèses en faisant appel à leur sentiment linguistique à eux.
Certes, un contrôle intersubjectif entre linguistes est mieux que
rien — ils sont eux aussi, après tout, des locuteurs de la langue
naturelle. Cependant, le seul cas où la vérification « interlinguiste »
pourrait donner des résultats en plein accord avec le statut
ontologique du sens serait si l’objet d’étude était le sens partagé par
les linguistes entre eux.
A ce propos, une remarque faite par Françoise Gadet lors d’une
conférence donnée à l’Institut d’Études Romanes de Lund nous
semble exemplaire. Françoise Gadet déclara qu’elle avait maintenant
l’impression — au bout de quinze ans de recherches — de « sentir »
et de « comprendre » comment fonctionnaient « réellement » les
constructions relatives dans la langue populaire. Elle précisa qu’elle
venait elle-même d’un tout autre milieu que celui sur lequel portaient
ses recherches. Qu’est-ce à dire, sinon que Françoise Gadet, au bout
de ses efforts tenaces, est arrivée à établir une intersubjectivité avec
les locuteurs qui parlent le sociolecte étudié ?
La vie professionnelle du sémanticien intersubjectiviste n’aura
donc rien d’une sinécure. C’en est, malheureusement, fini avec la vie
sédentaire et douillette du linguiste assis dans son fauteuil savourant
ses écrivains favoris pour constituer et analyser un corpus. Du point
de vue intersubjectiviste, le résultat de cet exercice, à part
l’agrément, ne pourra être qu’heuristique : ce sera une étape pour
formuler les hypothèses. Dorénavent, il faudra que le sémanticien
aille sur le terrain et qu’il confronte ses hypothèses non seulement
avec d’autres linguistes, mais surtout avec les locuteurs de la langue
naturelle, en chair et en os. Surtout, il faudra que le sémanticien,
18
comme tout scientifique, prenne au sérieux l’exigence du contrôle
intersubjectif des résultats obtenus par ses collègues.
6 LA SÉMANTIQUE COMME SCIENCE HUMANISTE
Qu’est-ce que le sens? Cette question ambiguë, pouvant porter ou
bien sur le sens du « sens » ou bien sur son référent, mène vite aux
pires paradoxes. Si nous la posons comme une question sur le sens
du sens, nous tombons dans la tautologie ou dans le cercle vicieux.
Si nous la posons comme une question sur l’entité à laquelle réfère le
terme de sens — d’ailleurs en présupposant l’existence même de ce
quelque chose dont nous questionnons la nature — nous sommes
entraînés dans l’abîme vertigineux du réductionnisme.
Pour sortir de ce dilemme aporique, notre principale suggestion a
été de voir dans le phénomène que nous appelons « sens » une
propriété émergente qui fait partie de ce « world-three reality »
postulé par Popper et repris — ou reinventé — comme explication
ontologique des phénomènes spécifiquement humains par des
théoriciens comme Carr (1990), Margolis (1989), O’Connor (1993),
Bunge (1980 et 1981), Crossley (1996), Hasker (1999) et quelques
autres encore.
Seule une telle supposition nous semble susceptible d’assurer une
réalité ontologique connaissable, non à n’importe quel phénomène
que nous pouvons choisir arbitrairement d’appeler « sens », mais à
un phénomène réel qui rend la communication verbale possible. Par
conséquent, la théorie du sens élaborée ici n’est pas nominaliste. Elle
postule que le terme de « sens » désigne un phénomène ayant une
identité et un mode d’existence propre. La théorie implique donc
également que la référentialité est une propriété de certains signes,
19
ce qui ne veut pas dire que tout forme de sens est nécessairement
référentiel.
Certes, le fait que cette théorie (nous) paraît satisfaisante ne
garantit nullement qu’elle soit valide. En effet, si nous voulons
maintenir la théorie réaliste du sens comme intersubjectivité, il
faudra aussi montrer quelle est l’étendue des conceptualisations qui
sont non seulement accidentellement communes, mais également
reconnues comme étant partagées.
Cela, bien sûr, n’est pas facile. Premièrement, il est évident qu’il
règne souvent, dans la pratique de la communication verbale, une
asymétrie entre les locuteurs effectivement en présence l’un de
l’autre et les locuteurs entre lesquels l’intersubjectivité sémantique
s’est constituée ou (re)confirmée. Cette asymétrie devient encore
plus marquée dans la communication écrite, celle-ci étant une
communication « en différée » où les locuteurs ne peuvent pas avoir
recours à la situation d’énonciation pour désambiguïser
d’éventuelles incertitudes sémantiques11.
Autrement dit, le sens qui se constitue entre deux locuteurs est
souvent, par la suite, utilisé par l’un ou par l’autre dans des échanges
verbaux avec d’autres locuteurs qui n’ont pas participé à la
« première » constitution ou reconfirmation du sens. On pourrait dire
que, dans la pratique de l’interaction verbale, la plupart des locuteurs
font comme si le sens déjà constitué et confirmé était commun à tous
les autres locuteurs d’une langue donnée — ou du moins à la plupart
d’entre eux12.
11 Pour une discussion de l’interpétation du sens des textes écrits, voir Larsson 1997:185-222.
Ici, il suffit de noter que la relative indétermination sémantique qui frappe notoirement les
textes écrits, et surtout les textes littéraires d’autres époques, est inévitable si la théorie
présentée ici est correcte.
12 On peut voir dans cette affirmation une réinterprétation des maximes conversationnelles de
Grice.
20
Deuxièmement, la constitution de l’intersubjectivité est un
processus dynamique, en constante évolution, où aucun locuteur ne
peut reposer sur ses lauriers s’il veut être compris et comprendre audelà de la première constitution du sens13.
Finalement, et le pire de tout, une fois passé le moment de la
constitution intersubjective du sens, ce sens existera uniquement
sous la forme d’une entité mentale mémorisée à l’intérieur de chaque
cerveau particulier.
Ces trois phénomènes, l’asymétrie, le dynamisme et la
mémorisation ont tous pour conséquence de rendre la vie difficile au
sémanticien consciencieux. Qui dit asymétrie dit aussi un travail
incessant de désambïguisation et de négociation du sens dans la
situation d’énonciation dans les domaines du sens ayant un degré de
stabilité peu élevé. Qui dit dynamisme dit aussi que le rêve d’un
ensemble signifiant entièrement stable est un rêve utopique. Et qui
dit mémorisation dit aussi de possibles défaillances et intermittences
de mémoire, malgré les mécanismes mnémotechniques incorporés
dans la langue.
Pour ces raisons, la tâche de décrire synchroniquement — avec
une rigueur scientifique suffisante — l’ensemble des sens
intersubjectivement établis dans une communauté linguistique à un
moment donné de l’histoire est une tâche impossible. Il est donc tout
à fait compréhensible que les sémanticiens se concentrent sur les
parties du sens les plus stables et sur les mécanismes ou les règles de
formation qui contribuent à cette stabilité. Ce qui ne l’est pas, c’est
de prétendre que le sens le plus stable, le plus systématique et le plus
13 De là, évidemment, les éternelles difficultés de compréhension entre les générations ou
entre différentes classes sociales.
21
répandu est un sens « plus vrai » ou plus « réel » qu’un sens établi
dans un groupe restreint de locuteurs. Le sens du français standard,
par exemple, n’est pas plus « vrai » ou plus « réel » que le sens du
verlan ou de celui de l’argot populaire.
En effet, même si la sémantique doit délimiter un champ d’étude
trop vaste, il ne nous semble pas très satisfaisant de se borner au sens
le plus généralement partagé. Nous estimons pour notre part que la
sémantique devrait aussi — et pourquoi pas surtout — étudier les
domaines du sens où nous avons besoin de plus d’intersubjectivité.
Tel est sans aucun doute le cas de l’intersubjectivité asymétrique qui
règne entre les citoyens et les manipulateurs médiatiques et
politiques, entre les hommes et les femmes, entre différentes
générations, entre différentes ethnies, entre différents pays et
cultures.
En effet, la sémantique interactionnelle, en étudiant un aspect ou
un domaine du sens, ne pourra pas éviter de renforcer
l’intersubjectivité sémantique entre les êtres humains. C’est peut-être
là, finalement, le plus grand mérite de la théorie proposée ici, tout à
fait en dehors de la question de sa validité dans les termes de cette
vérité que de nombreux épistémologues prétendent indéfinissable,
inconnaissable, incommensurable et insondable.
Pour conclure, si nous avons choisi d’invoquer en filigrane
l’exemple de la sémantique de l’amour, ce n’est pas seulement parce
que le sens de l’amour constitue un vrai défi pour le sémanticien.
C’est aussi parce que l’amour, avec l’amitié, la liberté et le langage,
fait partie de cette intersubjectivité qui nous rend humains au-delà de
notre appartenance à l’espèce homo sapiens. En ce sens là, la
sémantique est au cœur non seulement des sciences humaines, mais
de l’humain tout court. Autrement dit, nous proposons de considérer
22
la sémantique comme une science humaniste dont l’objectif ultime
devra être d’aider les êtres humains à mieux se comprendre grâce à
cet outil merveilleusement efficace, mais aussi affreusement
multiforme et complexe, qu’est la langue. On sait que là où
s’interrompt le dialogue, il n’y a guère que la violence pour résoudre
les conflits entre humains. Maintenir et approfondir le dialogue sera
donc la première exigence du sémanticien. La sémantique,
évidemment, ne peut pas donner la réponse à la question de savoir
quel est le sens de la vie, mais elle peut nous montrer que la réponse
ne peut être ni subjective, ni objective, mais qu’elle doit être
commune à plus d’un.
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