L`euro et la Russie (fondements de la coopération monétaire et
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L`euro et la Russie (fondements de la coopération monétaire et
L’euro et la Russie (fondements de la coopération monétaire et financière) Michel LITVIAKOV CEMI-EHESS Identifier les fondements potentiels de la coopération monétaire et financière durable entre l’Union Européenne et la Russie est un sujet d’autant plus important à éclaircir qu’il reste encore peu étudié de la manière impartiale et indépendante, malgré un nombre croissant de tentatives visant à imaginer l’avenir des relations entre ces deux ensembles géopolitiques. L’approche proposée est une approche originale qui permet de mieux évaluer non seulement la présence de l’euro en Russie et son rôle potentiel pour l’économie russe, mais aussi toute importance de cette coopération pour l’Union Européenne. Ce faisant, on cherche à démystifier certains points qui détournent la réflexion des voies qu’elle devrait suivre. En effet, la majorité écrasante des spécialistes, des hommes politiques ou des hommes d’affaires s’accordent aujourd’hui à reconnaître la nécessité de relancer la coopération monétaire et financière entre la Russie et l’Union Européenne. Ce renforcement de la coopération est cependant justifiée soit par le simple fait de lancement de la monnaie européenne, soit par la proximité géographique des parties prenantes, soit par l’importance des flux commerciaux entre elles, soit par d’autres facteurs du même ordre. Dans ce contexte apparemment très propice à la coopération, on s’étonne de constater les avancées relativement faibles que l’euro ait pu réaliser en Russie. On crie alors au scandale. On insiste sur l’incompétence, sur l’inertie ou sur les intérêts mafieux des agents russes qui restent toujours très attachés au dollar US. On invente enfin divers dispositifs pour greffer l’euro sur l’économie russe. Cette approche standard résumée de la façon délibérément un peu grotesque est néanmoins trop superficielle. En tout cas, elle passe à côté des motifs véritables et des moteurs éventuels de la coopération monétaire et financière entre la Russie et l’Union Européenne. Pour commencer, on peut, par exemple, commettre un sacrilège et interpréter l’euro autrement qu’un facteur complètement bénéfique pour l’économie russe. En effet, l’euro représente l’Europe à périmètre variable et aux institutions financières encore très hétérogènes. Elle est une monnaie à histoire encore trop courte et incertaine. Il ne faut pas donc s’étonner que, pour beaucoup de gens, la monnaie européenne semble toujours inspirer moins de confiance que le dollar US, mais aussi, par exemple, que l’ancienne deutschemark. Par ailleurs, la fusion des anciennes monnaies européennes a considérablement réduit la marge de manœuvre des emprunteurs russes qui pouvaient dans le passé profiter des divergences intracommunautaires pour s’assurer des meilleures conditions d’emprunt. Ces quelques exemples démontrent que l’impact de la monnaie européenne sur l’économie russe est en réalité très mitigé. En ce qui concerne la proximité géographique entre l’Union Européenne et la Russie, c’est certainement un facteur qui favorise les relations entre deux ensembles 1 géopolitiques. Ce facteur est, par ailleurs, largement responsable de la demande de l’euro, y compris l’euro fiduciaire en Russie. Cette arrivée de la monnaie européenne suscite pourtant une irritation croissante des autorités russes. Car les autorités russes ne parviennent pas à rétablir la souveraineté monétaire effective et à dépolluer l’économie nationale des dollars US. Selon certaines estimations, la monnaie américaine représente aujourd’hui quelques 80 % de la masse monétaire russe. Dans ce contexte, on a souvent tendance à qualifier la promotion de l’euro en Russie comme une tentative de l’ingérence. On se souvient alors, que l’UE a vu le jour pratiquement au même moment où l’URSS a cessé d’exister. On constate également que l’élargissement européenne risque de répandre la zone euro sur l’espace autrefois contrôlé par la Russie. L’euro peut donc être assez facilement perçue comme une menace plutôt qu’un nouveau véhicule de coopération. Par ailleurs, cette dernière observation explique en partie une extrême prudence des autorités russes qui tardent à se décider à une plus large utilisation officielle de la monnaie européenne. Cette position des autorités russes est certainement un facteur qui contribue au déséquilibre entre les flux commerciaux et monétaires entre la Russie et l’Union Européenne. En effet, l’Europe élargie représente plus de 50 % des exportations russes, alors que la part de l’euro en aucun cas ne dépasse 10 % des règlements des agents russes. Ces chiffres servent souvent d’appui à ceux qui cherchent à justifier le renouveau de la coopération monétaire entre la Russie et l’Union Européenne. Or, on oublie alors deux choses. Premièrement, si on analysait une période longue, on pourrait alors s’apercevoir que la part de l’Europe dans le commerce russe n’a pas progressé, mais régressé depuis un siècle. Il faut donc utiliser ce paramètre avec beaucoup de prudence, si on veut vraiment défendre la coopération. Deuxièmement, le déséquilibre entre les flux réels et les flux monétaires n’est pas une nouveauté. Il est présent au moins depuis l’époque soviétique. De toute évidence, il n’est pas dû au hasard, mais lié à la structure du commerce entre la Russie et l’Union Européenne. Car la Russie exporte essentiellement des matières premières et importe des produits manufacturés. Les matières premières (hydrocarbures, métaux etc.) sont traditionnellement payés en dollars US. Car il existe pour eux des marchés organisés avec des cotations en dollars. Pour les produits manufacturés, le choix de la monnaie de paiement appartient très souvent à l’importateur. Payés eux-mêmes en dollars, les Russes cherchent à payer leurs fournisseurs en cette monnaie. Leur choix est donc parfaitement logique est stable. Par conséquent, il ne faut pas s’attendre à ce que l’avènement de l’euro déclenche un ajustement spontané de ce déséquilibre fondamental entre les flux réels et les flux monétaires. On peut donc constater que les principaux arguments traditionnels en faveur de la nouvelle coopération monétaire et financière entre la Russie et l’Union Européenne sont pour le moins faibles. En tout cas, il serait très naïf de penser qu’ils suffiraient à constituer une base solide pour la coopération durable. Car cette coopération exige toujours une concertation des intérêts économiques vitaux des partenaires potentiels. Il paraît que les intérêts économiques vitaux de la Russie et de l’Union Européenne sont relativement faciles à formuler. Pour l’Union Européenne, l’intérêt est lié à l’approvisionnement régulier en matières premières au coût minimum et prévisible. Pour la Russie, la survie dépend largement des investissements capables de moderniser l’économie et de la mettre sur le sentier de la croissance durable. 2 Au premier abord, les intérêts des deux parties sont plutôt discordants, pour ne pas dire contradictoires. Dans la relation entre vendeur et acheteur, il paraît impossible de satisfaire pleinement les intérêts d’une partie, sans porter atteinte à ceux de l’autre. Sur ce plan, les mécanismes financiers existants sont très inefficaces. Ils orientent de rares investissements étrangers essentiellement dans les industries extractives russes, situation qui ne répond pleinement ni aux intérêts européens, ni aux intérêts russes. Car, pour la Russie, les investissements directs étrangers dans son économie restent plusieurs fois inférieurs à la sortie des capitaux russes (estimée entre 50 et 250 milliards de dollars US pour la période de 1992 à 2001), alors qu’aucun excédent commercial russe, même très important, ne suffira à satisfaire d’énormes besoins russes en investissements qui sont actuellement évalués à hauteur de 1 000 milliards de dollars US (selon certaines estimations, l’épargne intérieure russe, dans le meilleur des cas, ne pourrait financer que la moitié des investissements indispensables). Les deux déséquilibres, qui se résument à la sortie nette des capitaux et au besoin criant des investissements, sont de nature à déstabiliser à terme le change de la monnaie russe. Pour l’Union Européenne qui totalise environ 40 % des investissements directs étrangers en Russie, rien ne garantit en fait ni l’accessibilité, ni le coût des matières premières russes à long terme. Contrairement à l’Union Européenne, la souveraineté russe s’exprime traditionnellement beaucoup plus dans le contrôle des ressources naturelles que dans la maîtrise de la monnaie nationale. La Russie peut donc à tout moment faire valoir son droit souverain sur ses ressources naturelles, en modifiant les paramètres de leurs flux au dépens de l’Union Européenne. L’absence de compensations substantielles et clairement définies, qui relanceraient les investissements dans l’économie russe, explique, par ailleurs, pourquoi la Russie tarde à stimuler l’usage de l’euro dans son commerce extérieur, qui correspond davantage aux intérêts vitaux des européens. Aucun mécanisme financier d’inspiration libérale ou de conception standard ne serait capable de neutraliser les menaces provenant des intérêts divergents et des fondements opposés de la souveraineté. La question qui se pose maintenant consiste à savoir s’il est toutefois possible d’assurer une meilleure concordance des intérêts européens et russes ? Et si oui, de quelle manière concrètement ? Il semble que la réponse positive existe à ces questions. De manière générale, il s’agit d’un mécanisme monétaire et financier spécifique, qui pourrait mettre en relation directe l’approvisionnement sans surprises de l’Union Européenne en matières premières peu coûteuses et le flux d’investissements indispensables à la Russie. Une série d’accords entre la Russie et l’Union Européenne pourrait institutionnaliser l’engagement des européens à défendre le change du rouble russe contre l’euro en échange d’un engagement russe de leur livrer un certain volume des matières premières (gaz, aluminium, électricité, eau etc.) à un coût convenu pendant une période déterminée. De cette cession partielle des souverainetés pourrait émerger un dispositif financier inédit qui relancerait la coopération véritablement efficace et équitable entre ces deux grands ensembles géopolitiques. Ainsi le Système Monétaire Euro-Russe (SMER) pourrait-il voir le jour. Car, contraint par les considérations de survie, chaque protagoniste serait 3 alors intéressé de faire ce qu’il sait faire et peut faire au grand bénéfice de soi-même et de son partenaire économique. En effet, l’Union Européenne, forte d’une longue expérience d’arrangements monétaires au XXe siècle, pourrait sans difficultés soutenir le rouble russe. La taille modeste du marché de change russe faciliterait sans aucun doute cette tâche. Sur le plan technique, la BCE pourrait créer un Fonds de soutien monétaire (FSM). Dans ce cadre, le soutien du change russe pourrait alors passer soit par une ligne de crédit entre la BCE et la BCR, soit par un achat de titres russes sur le marché ouvert. Le rouble russe rentrerait alors dans le sillage de la monnaie européenne à la plus grande satisfaction de l’Union Européenne qui verrait ainsi son souhait intime se réaliser (cf. tableau 1). Tableau 1. Les principes du Système Monétaire Euro-Russe Paramètres 1. Fondement économique 2. Objectif majeur 3. Mécanisme de livraisons 4. Mécanisme financier 5. Régime de change Explication des principes Maintien du change russe contre l’euro en échange des livraisons régulières de matières premières à un coût convenu pendant une période déterminée. L’accord porte sur une partie des livraisons russes en Europe, qui correspond à ses besoins vitaux. Assurer un cadre robuste pour le développement économique durable de l’UE et de la Russie. La Russie fournit à un prix fixe une partie de ses livraisons en Europe. Dans la limite des capacités de production, le volume de ces livraisons dépend des deux facteurs : besoins vitaux européens et prix de marché. La BCE crée un Fonds de soutien monétaire (FSM) destiné à soutenir le taux de change du rouble russe. Le FSM est activé chaque fois que le rouble risque de s’écarter du taux de change cible. Flottement contrôlé du rouble dans une bande de fluctuation de 3-4% autours de sa parité par rapport à l’euro. Le FSM est mis en contribution chaque fois que le rouble s’écarte, par exemple, de plus de 1,5-2 % de sa parité. Pour la Russie, l’annonce du « parapluie » monétaire européen pourrait d’ailleurs avoir beaucoup plus d’importance que les fonds éventuellement prêtés à ce titre par l’Union Européenne. Car, si le plafond de l’intervention monétaire européenne était à la fois suffisamment élevé et non-divulgué aux marchés, la BCR pourrait contrecarrer les attaques spéculatives de grande ampleur, démontrer la solidité du rouble et casser les anticipations pessimistes quant à la stabilité du change russe à long terme. L’économie russe pourrait alors séduire de nombreux investisseurs et bénéficier d’un afflux massif des capitaux étrangers. Pour sa part, la Russie n’aurait pas de difficultés pour remplir diligemment ses engagements concernant la livraison des matières premières à un prix déterminé. La structure institutionnelle russe permettrait une fluidité de livraisons sans qu’il soit nécessaire de nationaliser, de centraliser ou de monopoliser l’ensemble de ces activités exportatrices. Dans la pratique, tout écart entre le prix déterminé et le prix de marché pourrait se compenser par la variation correspondante soit du plafond d’interventions européennes, soit du volume de livraisons russes (cf. tableau 2). 4 Tableau 2. Fonctionnement approximatif du SMER Nature de déséquilibre Ajustement en UE Ajustement en Russie 1) Pm > Pf L’importateur paye le prix fixe. La BCE augmente la ligne de crédit ouvert à la BCR dans le FSM pour le montant de Q(Pm - Pf). L’exportateur reçoit l’aide de la BCR pour le montant de Q(Pm - Pf). Cette somme en roubles est diminuée des taxes et des impôts sur la rente. 2) Pm < Pf L’importateur paye le prix fixe. La BCE diminue la ligne de crédit ouvert à la BCR dans le FSM pour le montant de Q(Pm - Pf) qui est reversé à l’importateur. La BCR retient à l’exportateur une somme de Q(Pm - Pf) qui sert à rembourser des fonds préalablement empruntés au FSM. L’importateur accuse la réception. La BCE diminue la ligne de crédit ouvert à la BCR dans le FSM pour le montant de Pf(Qe - Qf) qui est reversé à l’importateur. La BCR s’adresse aux acteurs concernés pour déterminer les raisons de la non-exécution des commandes dans son intégralité et pour prendre des mesures adéquates. I. Prix Pm – prix de marché Pf – prix fixe Q – quantité livrée II. Livraisons Qe – volume effectif Qf – volume négocié Pf – prix fixe Qe < Qf III. Change R/Ep – parité rouble/euro R/Ee – change effectif 1) R/Ee > R/Ep ou R/Ee < R/Ep (au sein de la bande autorisée) Si les ressources du FSM sont La BCR utilise les réserves insuffisantes, la BCE peut aider la monétaires et les facilités du FSM Russie à contracter des emprunts en pour redresser le change russe. dehors du FSM. 2) R/Ee > R/Ep ou R/Ee < R/Ep (en dehors de la bande autorisée) L’appréciation ou la dépréciation durables du rouble conduisent à la révision de sa parité par rapport à l’euro. La parité est modifiée d’un commun accord entre la BCE et la BCR. Le fonctionnement du SMER suppose implicitement une certaine coordination des politiques économiques européenne et russe dont les modalités restent à préciser. Bien naturellement, chaque protagoniste conserve le droit de le quitter à tout moment. Or, ce dispositif propose un très grand avantage à ses participants. Car sa force consiste à construire une perspective économique commune, optimiste, viable et stable, en valorisant ces parties de la richesse nationale qui ne contribuent jamais pleinement à la performance économique. Il s’agit des ressources naturelles russes et des ressources monétaires européennes ou, plus précisément, des droits d’accès à ces ressources dans des conditions déterminées. Dans ce contexte, la sortie du dispositif serait très pénalisante 5 à tout participant, car elle équivaudrait à la perte des bénéfices qui ne pourraient pas être dégagés en dehors de ce dispositif spécifique (cf. tableau 3). Tableau 3. Avantages du SMER Avantages pour l’Union Européenne Avantages pour la Fédération de Russie 1) Certitude concernant certaines livraisons de matières premières à un coût convenu pour une période longue. 2) Renforcement structurel de l’euro suite à l’ancrage du rouble et à l’approvisionnement en matières premières à coût fixe en monnaie européenne. 3) Ressources financières supplémentaires pour relancer la croissance et pour soutenir l’élargissement européen. 1) Certitude concernant la stabilité de change de la monnaie russe pour une période longue. 2) Création du climat favorable aux investissements russes et étrangers suite à la stabilisation du change russe à long terme. 3) Ressources financières supplémentaires pour relancer la croissance et pour consolider la CEI autours de la Russie. Si le SMER fonctionne suffisamment longtemps, la Russie pourrait connaître un véritable renouveau et essor économiques comparables à ceux qu’elle a connu à la fin du XIXe siècle. Car le dispositif déclencherait tôt ou tard un afflux massif des capitaux étrangers en Russie, qui véhiculeraient les transformations institutionnelles, la croissance et la modernisation de l’économie russe. Quant à l’Europe, elle pourrait se protéger contre des futurs chocs géopolitiques ou, plus précisément, contre leurs implications éventuelles pour l’approvisionnement en matières premières d’importance vitale. Car les agissements américains de ces dernières années créent une très forte incertitude et laissent anticiper de très grandes perturbations dans les années à venir. Dans ce contexte géopolitique inquiétant, le partenariat stratégique avec la Russie est indispensable à la l’Union Européenne élargie qui risque d’être temporairement fragilisée par cet élargissement. Si l’on fait abstraction des raisons purement géopolitiques, l’Europe participant au dispositif pourrait bien sûr redécouvrir la Russie en tant que marché et espace favorable aux investissements. Cependant, ce mécanisme mutuellement avantageux exigerait des parties prenantes une très forte volonté politique. Cette volonté politique s’appuierait sur la reconnaissance préalable et effective du status quo géopolitique existant : d’une part, la Russie devrait accepter l’irrévocabilité de l’élargissement européen à l’Est ; d’autre part, l’Union Européenne devrait se contenter de cet élargissement déjà acquis, sans donner des fausses illusions à d’autres pays de la CEI qui resteraient ainsi dans la zone d’influence russe. Car, au définitif, le SMER contribuerait non seulement à la construction européenne, mais aussi à la reconstitution de la CEI autour de la puissance russe. Sur ce plan, le projet du SMER peut également avoir une valeur de test en ce qui concerne les véritables intentions géopolitiques de ses protagonistes. 6