Quoi ne pas faire pour éviter les problèmes de santé mentale

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Quoi ne pas faire pour éviter les problèmes de santé mentale
l’accès au savoir en santé mentale populationnelle
Volume 6, Numéro 4, avril 2014
Quoi ne pas faire pour éviter les problèmes de santé mentale
attribuables au travail?
Michel Vézina, professeur titulaire au Département de médecine sociale et préventive de l’Université Laval et
conseiller médical en santé mentale au travail à l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ).
Contexte
La prévention des problèmes de santé mentale attribuables au travail nous ramène d’abord à la question
de fond qui guide depuis toujours la prévention de toute altération de l’état de santé résultant d’une
exposition professionnelle : faut-il agir sur l’individu ou sur le travail? Dans ce contexte, une première
chose à éviter est de limiter ses interventions préventives à la mise en place d’un
programme d’aide aux employés (PAE), sans considérer la nécessité de mettre également en
place un programme d’aide à l’organisation (PAO). Le PAO est en effet un programme qui cible
les pratiques de gestion comme levier pour améliorer la santé des êtres humains au travail, en les
faisant, par exemple, participer aux décisions qui les concernent, en reconnaissant leurs efforts et
leurs réalisations ou encore en favorisant l’esprit d’équipe au travail. En limitant ses interventions à
un PAE, l’entreprise passe implicitement le message que le problème, c’est l’employé, puisque c’est
Une approche
à la fois
organisationnelle
et individuelle
des problèmes
de santé mentale
au travail favorise
la création d’un
milieu de travail
salutogène.
lui qui a besoin d’aide, alors que la littérature scientifique sur le sujet montre bien que le problème
peut venir également de l’organisation du travail ou des pratiques de gestion. Une approche à la
fois organisationnelle et individuelle des problèmes de santé mentale au travail favorise la création
d’un milieu de travail salutogène, c’est-à-dire favorable à la santé1-2.
La deuxième chose à bannir est de promouvoir l’évaluation individualisée des performances
dans une organisation. Comme plusieurs enquêtes l’ont montré3, cette façon de faire consiste à évaluer les
résultats du travail et fait l’impasse sur le travail réel, avec son lot de difficultés, d’imprévus, d’exigences. Surtout,
elle ne tient pas compte de l’implication subjective nécessaire et de l’inventivité dont le travailleur doit faire preuve pour
combler l’écart entre le travail prescrit (la description de tâches) et le travail réel (l’activité réalisable). L’importance de
combler cet écart peut s’apprécier par les conséquences d’une grève du zèle lorsque les travailleurs exécutent à la lettre
ce qu’on leur demande de faire. Il faut bien comprendre que l’on ne sous-entend pas ici que les travailleurs ne veulent
pas être évalués. Bien au contraire, ils aspirent de façon toute légitime à une reconnaissance de leurs efforts et de leurs
réalisations, mais ce à quoi ils s’attendent, c’est à une évaluation qui soit faite par des personnes crédibles en mesure de
reconnaître la qualité de leur travail et l’importance de la dimension collective et de la coopération qu’il a fallu mobiliser
pour atteindre les objectifs fixés. Les effets pathogènes de l’évaluation individualisée des performances sont à rechercher
du côté de la compétition et de la concurrence qu’elle suscite, avec leur lot de solitude et de solidarités brisées, lesquelles
à leur tour entraînent une réduction du soutien social au travail, un déterminant reconnu de la santé mentale1. Un autre
effet pervers de l’évaluation personnalisée des performances a trait au sentiment d’injustice qu’elle génère, sentiment qui
n’est pas sans avoir d’impacts négatifs sur les rapports sociaux dans l’entreprise. En effet, avec la professionnalisation de
la gestion des ressources humaines, on assiste de plus en plus à une évaluation des compétences dites transversales des
travailleurs à l’aide de critères subjectifs, difficilement mesurables. Cette absence de critères précis, objectifs et pertinents
laisse le champ libre aux inégalités de traitement et au favoritisme.
vivre en bonne santé mentale
Une autre pratique à décourager est la valorisation de la méconnaissance du travail réel des travailleurs. Cette réalité
est souvent le résultat d’une injonction à la mobilité et à la flexibilité que subit le personnel d’encadrement pour augmenter
ses chances de promotion dans l’entreprise. Les cadres sont ainsi encouragés à changer de poste tous les 3 à 4 ans afin de se
familiariser avec un ensemble d’indicateurs chiffrés de la performance des différentes unités de l’entreprise. Ces tableaux de bord
mettent le travail réel entre parenthèses; ils incitent les gestionnaires à se réfugier dans la bulle confortable du chiffre et à ne pas
s’abaisser aux aspects techniques du travail, les confortant dans leur expertise horizontale en matière de gestion. Cette pression
On ne peut
s’identifier à un
travail mal fait,
car c’est toute
notre image,
notre estime
de soi qui est
en jeu.
normative pour la mobilité et la flexibilité du cadre est souvent associée à l’obligation d’apporter des changements dès son arrivée
dans un nouveau poste. Même si le savoir-faire du cadre peut être bénéfique dans l’immédiat, ces changements peuvent avoir
des impacts très négatifs après son départ, impacts dont il n’aura pas nécessairement à répondre.
Enfin, une quatrième pratique à proscrire consiste à imposer de l’extérieur des cadres d’analyse, des outils, des façons
de voir, et de définir les problèmes et les solutions. Cette façon de faire s’impose souvent d’elle-même par facilité
ou idéologie, alors que la complexité des situations devrait nous inviter à relever le défi de la co-construction des approches
pour mieux outiller les acteurs sur le terrain. Ceux-ci pourront alors mieux comprendre les problèmes et y trouver des solutions
adaptées. C’est dans cette perspective d’aider les représentants du milieu à remettre en question ensemble le travail, que nous
avons élaboré à l’INSPQ une grille d’identification des risques psychosociaux (RPS) en entreprise4. Initialement conçue, comme
son nom l’indique, pour identifier les RPS, cette démarche est rapidement devenue un puissant moyen pour susciter, dans le
milieu de travail, des espaces de discussion, lesquels à leur tour ont enclenché la mise en œuvre d’actions préventives dans le
cadre d’une démarche participative ancrée sur un dialogue social fort, qui s’appuie sur une définition commune et consensuelle
des problèmes.
Conclusion
En conclusion, sans tomber dans les recettes que plusieurs consultants s’évertuent à vendre aux partenaires sociaux, il est
important de rappeler certaines orientations à privilégier en fonction des données scientifiques sur les effets potentiellement
toxiques de certaines formes d’organisation de travail et de pratiques de gestion. La première consiste à redonner ou à favoriser
le pouvoir d’agir des travailleurs, notamment en ce qui concerne les façons de faire leur travail et les moyens nécessaires pour
faire un travail de qualité. Il est en effet bien connu que le travail développe notre identité. Or, on ne peut s’identifier à un travail
mal fait, car c’est toute notre image, notre estime de soi qui est en jeu. La seconde orientation à privilégier consiste à recréer ou
à renforcer le tissu social dans l’entreprise, notamment en suscitant la création d’espaces de paroles, c’est-à-dire un temps et un
lieu pour débattre de ce qui pose problème dans le travail. On touche ici à une dimension fondamentale de la santé mentale, à
savoir le vivre ensemble, dont la qualité s’évalue à l’aune de la coopération, de la convivialité et de l’appartenance.
Bibliographie
1. Stansfeld, S., & Candy, B. (2006). Psychosocial work environment and mental health--a meta-analytic review. Scand J Work Environ
Health, 32(6), 443-62.
2. Gilbert-Ouimet, M., Brisson, C., Vézina, M., Bourbonnais, R., Masse, B. ... Dionne, C. E. (2011). Intervention Study on Psychosocial
Work Factors and Mental Health and Musculoskeletal Outcomes. Healthcare Papers, 11.
Repéré à http://www.longwoods.com/content/22410
3. Dejours, C. (2003). L’évaluation du travail à l’épreuve du réel : critiques des fondements de l’évaluation. Paris : Institut national de la
recherche agronomique.
4. INSPQ. (2011). Grille d’identification de risques psychosociaux au travail.
Repéré à http://www.inspq.qc.ca/pdf/publications/1269_GrilleIdentRisquesPsychosociauxTravail_Mars2011.pdf