L`accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le

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L`accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
L’accélération
comme norme
de vie :
Homo Velox
ou le
tachysanthrope
Gil Delannoi,
Directeur de recherche à Sciences-Po Paris,
Responsable du pôle « pensée politique, histoire des idées »
au Centre de recherches politiques
a dirigé dans la revue Esprit de juin 2008 un ensemble d’articles
consacré au « monde à l’ère de la vitesse ».
J’ai créé il y a quelques années un groupe de réflexion sur cette question de la vitesse, et
je vous remercie de m’avoir invité à en parler ce soir en m’accordant suffisamment de
temps. Vous allez voir que nous sommes tout de suite dans le sujet : pour parler de la question, les deux dernières fois que je l’ai fait, on m’a laissé 20 minutes et un quart d’heure.
Pour être honnête, j’ai aussi consacré quatre heures de séminaire à cette question.
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D’ailleurs, il y a une première confusion à éviter (je suis sûr que la plupart d’entre vous
l’évitez spontanément, mais on a tout de même tendance à parfois tomber dans le piège) :
lent ne veut pas dire long, et vite ne veut pas dire bref !
Aujourd’hui je ferai une présentation puis nous aurons une discussion, tous deux qui ne
seront pas excessivement longs mais pas non plus, excessivement brefs, et qui, je l’espère, suivront le bon tempo. On peut consacrer énormément de temps à faire un travail qui
finalement sera bref. Mais on peut faire très rapidement, trop rapidement, quelque chose
dont le produit sera relativement long à absorber.
Je vais essayer, en quelques points, de préparer cette question, en ayant bien conscience
qu’elle est très vaste, posée ainsi, et que je serai forcément elliptique à certains moments :
le débat sera là, je pense, pour combler mes lacunes, au moins en partie.
« Homo vélox - tachysanthrope »
Pourquoi avoir choisi ce terme « homo vélox » ou « tachysanthrope » ? C’est un peu ludique bien sûr, c’est une façon de s’amuser avec les mots.
Velox, c’est la vitesse. On pourrait dire aussi rapidus, un terme latin qui est encore plus
proche de notre sujet car il comporte une idée de précipitation.
Tachysanthrope désigne l’homme de la vitesse, comme tachycardie désigne un cœur qui
bat vite.
Je vais essayer d’aborder la question en quatre points. Je serai sans doute obligé de faire
plusieurs digressions, mais je vais commencer par la notion de l’accélération de l’histoire,
son évidence et ses limites. Puis je m’intéresserai à la notion de l’accélération du rythme :
nous sommes aujourd’hui en plein dans le monde du tachysanthrope et de l’homo vélox,
je dirais : au sens des caractères de La Bruyère. Puis je vais m’intéresser au culte de la
vitesse : y a-t-il une société en proie à l’agitation, y a-t-il un culte de la vitesse, un contre
culte ? Et mon dernier point sera une injonction ou, au moins, une proposition, l’idée « de
faire attention », à tous les sens du terme. Aussi bien au sens ordinaire du terme, qu’au
sens philosophique et politique.
D’abord, merci d’être venus. Cela prouve que vous êtes des gens qui disposez d’un certain stock de temps, ou bien qui manifestez une grande curiosité si vous faites partie des
gens extrêmement pressés. Le temps est utile, et c’est une des paradoxes que je voudrais
énoncer, suivant l’expérience commune : à ce que l’on entend de plus en plus, le temps se
fait plus rare, alors même que la vitesse s’accroît.
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Une première manière de poser notre question
Parmi quelques anecdotes, en voici une qui m’a mis sur la voie de ce sujet : je parlais avec
un de mes collègues, statisticien, et il me dit avec émerveillement : « Regarde, tous ces
calculs, avec les gros ordinateurs à fiches perforées, ils m’occupaient pendant 15 jours.
Aujourd’hui sur mon micro-ordinateur, je les fais en moins d’une journée ». Un peu par
provocation, mais assez naïvement aussi, et en créant chez lui un malaise que je n‘anticipais pas, j’ai dit « et alors que fais-tu pendant les 14 autres jours gagnés depuis 20 ans ? ».
Et bien, ça ne l’a pas fait du tout rire, et notre conversation m’a en effet intrigué, et je me
suis mis à lire et à travailler sur le sujet.
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L’accélération de l’histoire - son évidence et ses limites.
Son évidence, au niveau physique, biologique et social, ne fait aucun doute, quelle que
soit l’échelle sur laquelle on la mesure. Je vous donne quelques images qui permettent de
le réaliser et de le visualiser. Si on place le début de l’hominisation sur l’échelle de la durée de l’univers, alors il faut compter de 1 à 1999, et c’est seulement quand vous comptez
2000, que l’hominien, ancêtre de l’homme, apparaît. Plus étonnant encore, prenez cette
fois homo sapiens. A quel moment invente-t-il l’élevage et l’agriculture, ce qu’on appelle
la révolution néolithique. Il faut compter, seulement en partant de l’apparition de nos
ancêtres hominiens, de 1 à 199 999 et c’est au point 200000 que vous aurez l’apparition
de cette révolution néolithique.
Encore une autre manière d’approcher les proportions : imaginez qu’une seconde soit
un siècle (c’est une expérience que vous pouvez faire de préférence une journée d’été,
vous vous levez à six heures du matin et puis vous considérez que chaque seconde qui
passe est un siècle) : dans la journée qui va se dérouler, vous aller refaire toute l’histoire
de l’homme depuis le moment où notre ancêtre s’est mis debout. Alors, rassurez-vous,
vous vous levez tôt à six heures du matin, mais ensuite il n’y a pas grand-chose à faire
jusqu’à 10 ou 11 heures du matin, moment où vous pouvez commencer à manipuler le
feu. Auparavant il faut manger froid. Alors après, si vous attendez l’apparition des sociétés complexes, ça sera vers 23 heures 59. Vous voyez que vous avez beaucoup de temps.
Deux repères parmi d’autres ensuite, et là il faut être extrêmement vigilants si vous voulez
aller jusqu’au bout de l’expérience : c’est vers 23 h 59 min et 35 secondes qu’apparaîtra
la démocratie grecque. Et à 23 h 59 min et 57, 58 secondes vous pourrez revivre la révolution française.
Voilà qui vous donne une idée des échelles et de l’accélération, et cela peut nous amener
à poser une deuxième question introductive : que se passerait-il si on prolongeait ces
courbes ? Est-ce que cela veut dire que nous allons muter dans le surhumain ? C’est une
hypothèse de puissance et d’accélération. Ou est-ce qu’au contraire, comme dans toute
accélération, nous allons rencontrer une limite voire un obstacle, ce qui pourrait éventuellement provoquer un trajet en sens inverse.
Voilà une question que nous pose l’évidence technique, historique, de l’accélération de
l’histoire.
On peut la mesurer aussi selon l’évolution des techniques, à partir de la société industrielle.
La société industrielle accélère le besoin d’accélération, et les découvertes techniques
permettent la société industrielle. Donc il se constitue un rapport dialectique avec la rapidité. Des études très précises nous ont montré par exemple que c’est au XVIIIe siècle que
les diligences anglaises font des progrès considérables pour aller plus vite, et que ce processus lui-même s’accélère, puisqu’on a le train au XIXe siècle et l’avion au XXe siècle.
Je n’insiste pas. Vous savez exactement de quoi il retourne. Je passe aussi rapidement sur
le télégraphe, le téléphone, la radio, la télévision, l’internet. Je crois qu’il n’est pas besoin
d’insister !
Passons à la dimension idéologique du même phénomène. Les religions, ou certaines
religions monothéistes, pensant à une fin de l’histoire, une fin providentielle, une fin des
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temps, suscitent chez certains de leurs adeptes une volonté de se rapprocher, le plus vite
possible, du moment final de vérité. La sécularisation même de ces thèmes religieux, à
travers des auteurs comme Hegel, comme Marx et certains utopistes, est une thèse crédible qui mérite d’être examinée.
Je dois ici préciser aussi, au titre de l’évidence introductive : ne nous laissons pas emporter par notre sujet ! Il y a des choses qui ne s’accélèrent pas du tout. On met toujours 9
mois pour concevoir un enfant dans l’espèce humaine.
Voici quelques notions sur le temps et la vitesse, des notions introductives qui font partie
de mon premier thème.
Première notion évidement capitale mais que nous devons toujours avoir à l’esprit quand
nous abordons un thème comme celui-ci : ce qui est grand comme ce qui est petit, ce qui
est rapide comme ce qui est lent, tout cela n’a de sens que par comparaison, tout cela
n’est que le résultat d’une dimension comparative. La vitesse n’existe pas au sens absolu.
La lenteur n’existe pas au sens absolu. C’est toujours par rapport à quelque chose. Et
c’est vrai de toutes les choses qu’on mesure. C’est toujours bon à rappeler : les échelles
que nous choisissons peuvent nous montrer le même processus comme quelque chose
d’extrêmement rapide ou comme quelque chose d’extrêmement lent, selon le critère de
mesure. La lumière qui nous arrive de la plus proche des grandes galaxies, Andromède, a
quitté cette galaxie avant même l’hominisation. Sa vitesse est la plus extrême et pourtant
le résultat de son trajet nous ramène dans un passé profond.
Ce n’est pas le temps qui passe
Deuxième point très important, et qui va à l’encontre du sens commun : ce n’est pas le
temps qui passe ! Le temps au mieux (et c’est déjà discutable) demeure. Ce sont les êtres
humains et les phénomènes qui passent. Le temps est une possibilité de devenir, peutêtre une fatalité de l’usure. Il y a du temps parce que des choses passent. Il n’y a pas des
choses qui passent parce qu’il y aurait du temps vide prêt à les accueillir. Le temps vide,
cela n’a pas de sens.
Quant à la longueur et à la durée, elles varient en fonction du référentiel choisi. Cela
aussi, nous le savons par la vie ordinaire, nous savons très bien qu’un objet vu sous différents angles semble avoir différentes longueurs.
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Il n’existe pas de début du temps, sur ce point la physique moderne a tranché le nœud
gordien ! Kant pensait que l’être humain avait besoin de penser le temps avant le temps.
C’était une aporie de la raison. Si on se réfère à la physique contemporaine, on n’a même
pas besoin de cette aporie. Au fond, parler de temps en l’absence de matière n’a pas de
sens : c’est parce qu’il y a de la matière qu’il y a du temps, et non pas un temps préalable
dans lequel viendrait se disposer la matière. Cela vaut pour tout ce qui existe, des astres,
jusqu’aux atomes.
Nous allons maintenant nous intéresser au temps social et au temps psychique. Le temps
social est celui des calendriers, des repères sociaux. Le temps psychique est celui de
la conscience individuelle, de la mémoire telle qu’elle est vécue consciemment, voire
inconsciemment.
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Nous ne percevons pas le temps en tant que tel mais seulement par ses effets. L’arrêt du
temps est une notion contradictoire. En termes physiques ce serait la fin du monde, la disparition du monde. L’idée même que les choses s’arrêtent, l’arrêt du temps, qui nous permet d’opposer avec une certaine naïveté, la mobilité du temps et l’immobilité éternelle,
est une notion incohérente. Une photo est du temps arrêté, mais le monde ne s’arrête pas,
il ne peut, en toute cohérence, que disparaître, mourir, et non s’arrêter puis repartir.
Tout ce qu’on peut dire en termes physiques, c’est qu’il y a des phénomènes réversibles et
d’autres qui ne le sont pas. Certains peuvent se produire à l’envers comme un film qu’on
passe à l’envers ; et d’autres ne le peuvent pas. En général on ne peut passer les films à
l’envers que sur la pellicule ; on n’a jamais vu quelqu’un sortir de l’eau et se remettre
debout sur un plongeoir après avoir plongé.
Une autre manière d’introduire notre sujet est de constater que, pour parler du temps, il
faut savoir comment on le mesure. Le XIXe siècle a été l’époque de la mesure très fine
des distances, et le XXe siècle celui de la mesure très fine du temps. On arrive à des réglages de 10-9 secondes (1 milliardième de seconde).
Une des références classiques qu’on trouve sur ce sujet, c’est l’opposition entre deux
temps, le temps traditionnel, cyclique et le temps dit moderne, fléché, linéaire. Mais il
faut se méfier de l’opposition temps cyclique et temps linéaire. En fait, le temps n’est en
rien cyclique. C’est seulement le phénomène qui sert à le mesurer qui est cyclique. Et
cyclique ne dit pas retour à l’identique. Cyclique n’est pas un éternel retour au sens strict
du terme. On fait la vendange tous les ans mais le vin n’est pas exactement le même. Il n’y
a pas de temps cyclique ! C’est un raccourci que l’on peut utiliser dans la conversation,
quand on s’entend sur les termes. Mais il n’y a pas de temps cyclique ! Tout temps est
linéaire et c’est seulement la mesure qui peut être cyclique.
Un autre contresens habituel mérite d’être écarté : l’immobilité n’est pas l’intemporalité.
Un objet immobile est tout aussi temporel. La tendance à voir l’immobilité comme étant
intemporelle est à proscrire. Ce qui est vrai, c’est que, autant nous concevons très bien
l’aller-retour dans l’espace, autant nous ne concevons que l’aller simple dans le temps.
Bergson a écrit de belles pages sur notre tendance à spatialiser notre représentation du
temps.
La vitesse.
La vitesse n’est pas un phénomène mais une relation entre des phénomènes, relation qui
va de l’immensément long de l’année-lumière à l’instantané des communications électroniques, lumineuses proches. On pouvait parler, déjà dans les sociétés traditionnelles,
de la vitesse d’un lion ou d’un cheval, mais la vitesse appartient tout de même et avant
tout à l’univers du calcul, de la fabrication, de la communication et des transports. C’est
alors dans ce monde qu’elle a commencé à être thématisée et analysée en tant que telle.
La vitesse peut s’accroître. Le temps ne peut que passer. L’accélération du temps, c’est
évidemment un jeu de mots. Si le temps pouvait s’accélérer on ne pourrait plus rien mesurer du tout. Ce n’est évidemment pas le temps qui accélère, c’est la vitesse, le rythme,
le processus qui accélèrent !
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Notre (relativement) nouveau-né Homo Velox ou Tachysanthrope.
Je vous propose de l’aborder par quelques rubriques. Je serai forcément allusif, parce
qu’elles sont nombreuses. L’accélération, la fragmentation, la puissance, la quantité, la
jouissance, le désir, l’agitation, la précipitation, l’impatience, la fatigue, l’inattention, la
superficialité, le court terme, la procrastination, l’urgence, l’improvisation, voire l’annihilation. On peut tenir cette liste pour un recensement des thèmes qu’on trouve aujourd’hui dans la réflexion sur la vitesse. Telle qu’on peut à la fois la synthétiser ou
commencer à la problématiser.
L’accélération, j’en ai déjà parlé. Elle est évidemment beaucoup liée aux possibilités techniques. Telle technique permet d’accélérer n’importe quelle forme de quantité,
comme la mémoire des ordinateurs etc. Encore y a-t-il plusieurs formes d’accélération,
croissance arithmétique, exponentielle ou intermédiaire. Et immédiatement nous pouvons
penser à l’accélération pour le meilleur ou pour le pire. Le sens commun aujourd’hui, vers
lequel on nous pousse, c’est de penser que si on peut faire quelque chose plus vite, c’est
mieux ! Sauf peut-être polluer : polluer plus vite c’est moins bien !
La fragmentation. Il y a parfois une confusion : si vous fragmentez un phénomène (ou la
façon dont vous vivez ce phénomène), le sentiment d’accélération est en général un des
résultats produits. Je dis bien le sentiment, car le temps, si vous y réfléchissez, ne passe
absolument pas plus vite en secondes, en heures, ou en siècles ! C’est le même temps !
Simplement c’est l’unité de mesures qui a changé. Soyons aussi attentifs à cela : est-ce
qu’une partie de ce que nous allons décrire comme accélération n’est pas principalement
de la fragmentation ? C’est une des questions que nous serons amenés à nous poser. La
fragmentation donnerait l’impression d’accélération et de vitesse. Mais l’hypothèse inverse est tout aussi sérieuse ! La vitesse et la capacité d’accélération amènent à fragmenter
les processus et les modes de vie. Ceci ne fait non plus aucun doute dans l’histoire du
capitalisme industriel. Il nous suffira de donner deux noms : Taylor, vers 1910, qui essaie
de robotiser le travail humain en le décomptant seconde par seconde, afin évidemment de
faire le plus vite possible (d’où le taylorisme, le travail à la chaîne). Et, dans un contexte
assez différent, Toyota et le toyotisme des années 70 : le flux tendu et le gain d’efficacité
au travail font aussi partie de cette tendance à la fragmentation et à son rapport avec la
vitesse.
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La fragmentation peut avoir aussi une forme différente de celle que je viens de décrire.
Elle peut être une fragmentation par un changement de rythme. L’accélération cette fois
des déplacements, des processus, le fait de faire le même processus en 2 fois, 4 fois, 10
fois. Cela nous permet évidemment, s’il se fait 10 fois plus vite, de le répéter 10 fois avec
un objectif quantitatif et donc d’avoir fragmenté toute une séquence temporelle.
La fragmentation s’étend aux modes de vie par les capacités mêmes des techniques de
vitesse. L’avion permet de faire plusieurs fois le voyage dans la même année : s’il faut le
faire à dos de chameau ou même en bateau, nos capacités de fragmentation sont plus réduites, la durée de vie humaine étant relativement stable toutes choses égales par ailleurs,
alors même que se produit cette capacité technique de fragmenter les voyages. Mais cela
va bien au-delà l’accélération du rythme : vous pouvez le voir aussi en regardant un film
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des années 60 et en le comparant à un clip ou même à un long-métrage. La rapidité de
succession des images s’est beaucoup accrue, alors que le film lui, conserve grosso modo
la même durée. A partir d’un certain niveau de fragmentation, cela devient difficile d’absorber ces images rapides pendant longtemps.
La puissance. Les gains techniques de vitesse sont jusqu’à un certain point des gains de
puissance. Ou des gains entraînés par la recherche de la puissance. Un seul exemple, qui
est devenu maintenant une rengaine dans le domaine économique : ce ne sont plus, depuis
deux décennies, les gros qui mangent les petits dans la compétition économique, ce sont
les rapides qui mangent les lents. On doit, je crois, cette formule au fondateur du forum de
Davos. Vous voyez qu’on se situe bien dans le domaine de l’économie et du management.
Une équivalence entre vitesse et puissance semble s’être imposée.
La quantité. Ce qui m’amène à un autre aspect de la vitesse qui est son aspect purement
quantitatif, son appartenance à l’univers de la quantité. Là aussi ce n’est pas évident à
première vue. Me voilà ramené à ma question initiale, à mon anecdote. Si je fais quelque
chose dix fois plus vite qu’auparavant, les neufs dixièmes du temps gagnés je peux ne
rien faire ou faire quelque chose qui n’a rien à voir avec l’activité précédente, une chose
impossible à accélérer. Or ce n’est pas souvent le cas. Je fais plus vite une seule chose
pour arriver à faire plus vite 10 choses différentes qui chacune dans leur genre seront
accélérées. Après avoir travaillé plus vite je vais rentrer plus vite chez moi ou je vais
manger plus vite, lire plus vite et je ferai encore autre chose plus vite, un calcul… Cet
aspect quantitatif n’est pas nouveau mais la vitesse apporte un nouveau potentiel de développement quantitatif à une société qui est déjà basée sur la recherche du quantitatif.
La formule à laquelle tout le monde s’attend, et je ne vous « l’épargne » pas, c’est « time
is money » mais notre monde est allé bien au-delà de cette formule (qui remonte au
XVIIIe siècle et apparaît, entre autres, chez Franklin).
En sens inverse, il y a des limites à toute conjugaison de la vitesse et de la quantité : les
embouteillages, le gaspillage, la surinformation, la difficulté de trier des objets ou des
informations. Nous pourrons y revenir.
La jouissance. Je vous avais annoncé aussi, un peu en souriant, qu’on devait analyser
la vitesse comme jouissance. Milan Kundera a écrit, dans un livre sur la lenteur, que la
vitesse était probablement la seule nouvelle extase inventée par le monde moderne : la
jouissance de la vitesse ! J’aimerais décomposer ce fait. Il y a la jouissance de lancer des
processus qui vont plus vite, qu’il faut à mon avis séparer, bien qu’il ne le fasse pas dans
l’exemple qu’il donne, de ce qui est l’aspect passif du même phénomène. Quand vous
prenez l’avion, vous bénéficiez d’une vitesse par rapport à laquelle vous êtes passifs. Au
contraire, accélérer au volant de sa voiture est une jouissance active de la vitesse. C’est
vous-même qui accélérez un processus, ce qui est encore plus jouissif, semble-t-il. En
tout cas pour la plupart des Homo Velox.
Là où il y a jouissance, il y a un désir qu’il ne faut pas nier. Le but n’est pas de prôner
une austérité absolue dans laquelle la jouissance de la vitesse serait condamnable en soi.
Ce n’est pas mon propos, je m’interroge, j’observe, je m’inquiète mais je ne rends pas un
verdict. Nous savons très bien que dans l’éducation de nos enfants, des nouveau-nés, il y
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existe une jouissance incontestable de certaines formes de vitesse, pour peu que celle-ci
ne soit pas effrayante. Une vitesse modérée, le manège par exemple, grise les enfants, les
rend joyeux.
Comme pour tout désir, nous pouvons nous attendre à la réplique du phénomène classique
du désir (qui s’applique à la vitesse comme au reste) : c’est que très souvent la satiété
n’est pas au rendez-vous. Comme pour la richesse, la notoriété, la puissance. Tout gain
de jouissance de vitesse, loin d’apaiser le désir, tend à l’exacerber. Il y a actuellement une
très grande majorité de slogans publicitaires pour vous dire que c’est beaucoup mieux
qu’avant, qu’il faut adopter ce nouveau produit parce qu’il est plus rapide. Comment
pouviez-vous perdre autant de temps auparavant ? On voue non seulement un culte à la
nouveauté mais, de plus, à l’accélération de la nouveauté !
C’est pour cela que j’insiste tant sur l’accélération. La vitesse est toujours relative, toujours mesurée par rapport à quelque chose. Accélérer, au contraire, c’est moins relatif,
parce qu’on peut en effet avoir la volonté d’accélérer absolument tout ce qui existe. En
ce sens, l’injonction d’aller plus vite, cela fait irrésistiblement penser à ce slogan maintenant ancien, le fameux « lave plus blanc ». Aujourd’hui c’est le « plus vite » qui semble
avoir remplacé le « plus blanc ». C’est très important pour notre débat de distinguer entre
« vite » et « plus vite ».
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L’agitation. Alors est-ce que tout ceci signale que nous vivons dans une société d’agitation ? On peut le dire sans forcément mettre du péjoratif derrière ce terme. Ce n’est
pas si nouveau ! Tocqueville dès 1835 découvre dans la nouvelle société américaine une
dimension d’agitation, d’ivresse d’activité, qui le fascine, qui l’effraie. « La lenteur n’est
pas dans le caractère américain » disait le président Roosevelt. Qui dit agitation dit en
général précipitation, ou en tout cas un imaginaire de la précipitation et de la quantification du monde en termes de vitesse. C’est dans cet univers américain que j’ai découvert
ces ouvrages (qui sont souvent des best-sellers, mais peu sont traduits en français) ces
livres de « time saving ». Il s’agit de « savings » au sens du gain de temps, pas au sens du
repos. C’est la recherche frénétique du temps gagné. Les auteurs de ces manuels sont tout
à fait sérieux. Certains sont le fait de spécialistes de sciences sociales. D’autres ont des
visées purement commerciales. Mais peu importe, l’idéologie est la même ! On y trouve
un calcul (que je n’avais jamais fait et qui vous intéressera sans doute) : une journée étant
composée de 1 440 minutes, si vous retirez en gros 440 minutes de sommeil, il vous reste
1 000 minutes à… ici je reprends les termes de ces livres : 1 000 minutes à gérer, à rentabiliser, à optimiser dans votre journée. Chaque minute qui passe est 1/1 000 ; et 10 minutes
sont 1 % du temps disponible de la journée. Et tous ces livres, quasiment, arrivent à peu
près à la même conclusion, chose qui est déjà très intéressante. Laquelle ? On pourrait
penser naïvement qu’ils essaient de hiérarchiser les activités, puisque nous n’avons que
1 000 minutes par jour. Pas du tout ! Bien au contraire, il ne faut pas hiérarchiser : la
conclusion est qu’il faut apprendre à faire 2, 3, 4 choses à la fois. Ce qui évidemment
multiplie le stock de minutes, au moins apparemment. Par un effet mécanique en effet,
vous faites en 10 minutes trois choses qui en prenaient 10. Et donc, si vous suivez ces manuels, vous allez posséder plus de 1 000 minutes par jour. Vous allez accroître votre stock
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de minutes, puisque vous allez peut-être arriver à des journées de 3000, 4 000 minutes
éveillées. Ensuite, de la compétence à la performance il y a toute une marge. Effectivement écouter la radio en repassant du linge, c’est à la portée de tout le monde ! Mais ces
manuels vont évidemment beaucoup plus loin, ils proposent de faire des choses beaucoup
plus complexes en même temps ; d’apprendre une langue tout en faisant des mathématiques ou en dormant, parce que les 440 minutes de sommeil par jour c’est aussi quelque
chose de tout à fait dommageable, il faut donc également les gérer, les rentabiliser.
Vous voyez nous sommes dans l’univers de la gestion, du management appliqué au temps.
Et avec cette idée qu’il faut aller plus vite. Ils pourraient en tirer la conclusion inverse, la
conclusion de la sagesse classique : puisque j’ai peu de temps, je me consacre uniquement
à ce qui est important ! Pas question…
L’impatience. Une autre caractéristique observable de notre archétype l’Homo Velox,
c’est l’impatience, une conséquence peut-être imprévue, mais que l’on peut tirer de la vie
quotidienne et de l’observation. Je rappelle simplement quelques exemples frappants. On
sait le temps que prenait la constitution d’un livre au moment de l’imprimerie (et même
au début du XXe siècle), et on peut maintenant imprimer un livre sur une photocopieuse
en moins de cinq minutes. Or ces cinq minutes semblent, pour la plupart des gens qui
l’impriment, interminables, et ils ont la sensation de perdre leur temps. Ce qui aurait paru
miraculeux si on l’avait proposé comme une utopie à un auteur il y a 100 ans, devient
quasiment une source d’impatience.
Une anecdote plus extraordinaire encore : Soljenitsyne racontait, après son arrivée aux
États-Unis, que le temps lui semblait plus long, qu’il avait la sensation d’attendre plus
longtemps quand il passait quelques minutes sur le quai du métro à New York que quand
il attendait, les pieds dans la boue et le froid, l’arrivée de la nourriture dans un camp de
concentration pendant trois quarts d’heure. Un témoignage stupéfiant de prime abord, et
finalement logique. D’ailleurs, vous pourrez faire le test vous-même devant votre micro-onde, la photocopieuse, l’ascenseur etc. Ces engins qui sont destinés à vous faire
gagner du temps (et qui peut-être en font gagner sur certains plans) produisent en même
temps des sentiments d’impatience ou la sensation d’un temps qui semble ne servir à rien,
puisque le processus est tellement accéléré que ce sont des vides qui se créent ainsi, imposant l’idée qu’on ne peut rien faire pendant ce temps-là, qu’on est bloqué, inerte, inactif.
L’impatience est ici forme d’irritation, de fatigue mais qui dit fatigue, dit aussi erreur, et
on a pu observer qu’une partie des accidents les plus graves dans la société technologique
avaient été dus à ces formes de fatigue, peut-être engendrées par la vitesse.
L’inattention est un autre point que je mets en faisceau avec ce qui précède. Dans bon
nombre de cas, pour être en mesure de maîtriser un phénomène rapide, vous devez être
plus attentifs et jusqu’à un certain point, c’est vrai : une personne qui conduit très vite un
véhicule est bien plus sur le qui-vive que si elle conduit ce véhicule très lentement. Néanmoins, on a pu constater que ces phénomènes de vitesse engendraient aussi une certaine
forme de déconcentration et d’inattention. Pour plusieurs raisons que je vais ici détailler.
La formule la plus amusante que je connaisse c’est celle de Fellini, au moment de l’invention de la télécommande. Fellini dit : « grâce à la télécommande et au fait de pouvoir
zapper, le spectateur n’étant plus captif devant le programme, devient un crétin incaParcours - 2009-2010
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pable d’attention ». Ainsi les phénomènes de vitesse peuvent provoquer une inattention
quasi forcée, contrainte, et par conséquent, une complète inattention aux détails, faute
de concentration. Toutes les choses vont tellement vite qu’on n’a tout simplement pas le
temps de faire attention, ce qui est différent de l’inattention produite par la fatigue ou par
un certain stress de la vitesse. A cela on pourra peut-être rétorquer, à très juste titre, que
parfois par la vitesse, nous pouvons prendre du recul et de la hauteur et que cela permet
de voir des structures qu’on ne voit pas au ras du sol. Depuis un satellite ou un avion, on
voit les choses différemment.
Pour ne pas sacrifier ma dernière partie, je vais simplement mentionner les derniers
thèmes que j’annonçais, sans les développer. Comme le court-termisme. Il existe soit
par contrainte, parce que les choses vont tellement vite qu’on ne peut plus anticiper un
avenir proche et encore moins l’avenir à long terme. Soit, sans contrainte technique, le
court-termisme, parce qu’on désire le court terme, l’immédiat. Puisqu’on veut des résultats très vite, on désire le court terme. Tout cela crée les phénomènes de bulles. Nous y
reviendrons si vous le voulez.
Autre point induit par la vitesse : la nécessité d’improviser. L’improvisation n’a pas que
des défauts, mais la nécessité d’improviser est encore une conséquence induite par ce
monde de la vitesse. On peut prendre l’exemple du Titanic. Dans le naufrage du Titanic
vous avez un condensé de la société d’agitation, de la vitesse et de la quantité. Vous avez
d’abord l’arrogance technologique qui consiste à dire que le bateau est insubmersible ;
l’absence de prudence, l’inattention (le commandant fait des mondanités) ; la volonté
de battre le record de la traversée (la volonté de vitesse se traduisant même en record) ;
et enfin l’improvisation ratée puisqu’on peut supposer que si, au lieu de freiner, le commandant avait pris la décision d’accélérer (alors là en l’occurrence, il fallait accélérer !) il
aurait peut-être évité l’iceberg.
La procrastination, mot qui désigne le fait de remettre à demain. « Crastina » signifie
demain en latin. Aller vite peut engendrer ce comportement : puisque cela se fait vite, je
pourrai donc le faire demain.
150
L’urgentisme. En politique, il est déjà très contestable de comparer les dirigeants politiques à des pilotes, des éducateurs et des médecins alors que, au moins en démocratie,
ils sont avant tout des exécutants, en tout cas théoriquement. Mais, au moins, un médecin
guérit les maladies et a le souci du long terme, de la prévoyance. Dans une société d’urgence, le dirigeant est transformé en une sorte d’urgentiste, de pompier. De tels exemples
abondent dans les crises récentes.
Je passe sur le thème catastrophique de l’annihilation des phénomènes par la vitesse,
même si certains auteurs y accordent beaucoup d’importance.
L’agitation proprement dite, le culte de la vitesse,
sa crise et le contre culte.
Venons-en à notre troisième point qui n’est plus seulement une description un peu ironique des effets psychologiques induits : parlons donc de l’agitation proprement dite, du
culte de la vitesse, de sa crise et du progrès mesurable au fond dans nos sociétés. Le proParcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
grès moral ou politique est devenu une entreprise très décevante, en tout cas très risquée.
Mais accumuler de la quantité ou accélérer des phénomènes peut passer pour du progrès.
Et dans le domaine très spécifique des connaissances scientifiques, le progrès est sans
doute le plus indiscutable, mais peut-être pas aussi linéaire qu’on l’a dit cependant.
Qu’est-ce que le culte de la vitesse ? C’est prendre ce que je vous ai présenté, de façon un
peu ironique, comme programme de vie. Il y a des racines déjà anciennes à ce programme.
Elles pouvaient d’ailleurs aboutir à un monde différent. Je ne dis pas qu’il y a une fatalité.
« Cette vie est brève et ne souffre aucun délai » est une formule aussi importante, pour
Descartes, que « l’homme doit être maître et possesseur de nature », par exemple.
La vitesse au sens de Kundera n’est pas seulement une nouvelle forme de jouissance,
mais c’est aussi une nouvelle forme de maîtrise, au moins tant qu’elle n’entre pas en crise,
puisqu’alors la vitesse empêche de maîtriser les phénomènes. Nous sommes donc en
présence de deux questions : les partisans du culte de la vitesse vous diront que la vitesse
c’est bien puisque c’est efficace, utile et agréable. Mais la crise commence quand on peut
opposer à ce projet le fait que la vitesse peut-être dans certains cas être inefficace, inutile
ou désagréable.
Je passe ici sur toute une littérature qui est assez différente de la précédente, qui est une
littérature négative sur la vitesse. Le meilleur représentant serait le livre de Carl Honoré,
journaliste canadien, « Éloge de la lenteur ». Il est facile de relever, comme il le fait, les
effets nocifs de la vitesse sur la santé, l’alimentation, sur la façon de consommer, les relations sociales et familiales, la pollution, l’éducation, le nombre des accidents : tout cela
peut être attribué à la vitesse. Avec des conséquences non plus programmées ou vécues,
mais des conséquences sociales systémiques des excès de vitesse, et la fin de la possibilité
de contrôler, la dysfonction des rythmes.
Il est très intéressant de noter que les problèmes que doivent traiter les politiques ne relèvent plus de la proposition court, moyen et long terme, car cette échelle est débordée aux
deux extrémités par des phénomènes ultracourts comme les crises financières et des phénomènes ultra-longs comme les problèmes énergétiques, climatologiques et écologiques.
Ceci est important pour la maîtrise : il faut savoir au fond jusqu’où un phénomène peut
être accéléré et jusqu’où il ne faut pas l’accélérer.
Deuxième point très important : dans la crise deux solutions au moins sont possibles.
Est-ce qu’on doit s’orienter vers des efforts pour mieux maîtriser cette vitesse, pour ne
pas perdre aussi certains des bénéfices qu’elle apporte ; ou est-ce qu’il faut ralentir, estce que la solution est dans la lenteur, dans le ralentissement ? Pour faire mieux peut-être
faire plus lentement ? C’est vrai aussi en termes de projet. J’ai toujours été très frappé par
l’une des grandes maximes de la construction européenne depuis le traité de Maastricht :
il faut favoriser la libre circulation des capitaux, des biens et des personnes. Voilà le grand
principe d’ouverture et de circulation. Le problème, c’est que ce sont trois choses qui ne
circulent absolument pas à la même vitesse ! Les capitaux circulent à une vitesse ultrarapide. Les biens vont plutôt sur un rythme court/moyen terme. Quant aux personnes elles
sont lentes, voire impossibles à déplacer. Donc les ajustements, dans un monde global ou
un marché unique, ne peuvent pas se faire entre ces trois données, si toutefois et le but est
Parcours - 2009-2010
151
Gil Delannoi
de les fluidifier, de les accélérer au maximum. Pardonnez cet aperçu trop rapide des questions. J’illustre moi-même mon propos par les faiblesses temporelles de cette conférence,
ce qui a au moins le mérite de la cohérence.
Y a-t-il un contre culte ? Est-ce que c’est ce contre culte qu’il faut adopter ?
Je n’ai pas été très élogieux pour la vitesse jusqu’à présent, et pour contrebalancer, je vais
dire que je suis assez sceptique également sur le culte de la lenteur, sauf sous la forme
d’un mode de vie ou d’une sagesse. S’il s’agit de dire, comme Kundera, qu’on peut être
nostalgique de la flânerie et qu’il faut continuer ou bien réapprendre à flâner, je suis tout
à fait d’accord. Incontestablement ce n’est pas dans la précipitation qu’on est le plus
créatif, voire le plus heureux tout simplement. Pour autant faut-il adhérer par réaction de
balancier à un culte de la lenteur ?
J’émettrai quelques réserves sur ce mouvement, qui sur certains aspects est évidemment
sympathique et sain. Que, comme Carlo Petrini, on crée le slow-food, en réaction au fastfood, pourquoi pas ? Mais n’oublions que ce sont principalement les comportements et
les contraintes qui en décident de ces choses. Que l’on fasse des ateliers de lecture lente
(la lecture rapide a évidemment aussi ses avantages), c’est intéressant ! Incontestablement
la lecture lente ou fractionner un roman sur une longue durée, vous permet de l’ingérer
différemment, de vivre en compagnie des personnages. De même, apprendre à faire une
cuisine qui prend du temps, avec de vrais produits achetés au marché, c’est le côté sympathique du contre culte et je dirai que cette réaction relève du bon sens. En revanche on
peut engendrer par contrecoup un (il n’est pas encore baptisé) un Homo Ralenti. Celui-ci
prend parfois un caractère New Age ou sectaire qui ne me convainc pas entièrement. Je
vois bien comment cette réaction peut donner lieu à un business inversé qui consiste à
vous vendre de la lenteur supposée antistress ou de la relaxation, comme on vous vendait
auparavant de la vitesse et de l’accélération. Si on a vraiment besoin d’être aidé pour se
relaxer, pourquoi pas, mais il me semble que c’est quelque chose qu’on peut assez facilement faire tout seul ou en petits groupes d’amis.
Conclusion
152
J’espère au moins vous avoir convaincu qu’il y avait un problème. Quelles que soient
les réponses et les divergences qu’on peut avoir sur les tendances à privilégier, il y a un
problème qui impose d’abord de bien analyser les phénomènes. Cela nous oblige à avoir
des réponses différentes, à découper tel ou tel problème entre ses différents aspects. Puis,
après avoir analysé il faudra recomposer : l’ensemble d’une réaction aux effets nocifs ou
indésirables de la vitesse n’est probablement viable que si tous les aspects que je citais se
trouvent réunis. Une telle réponse doit être à la fois politique et culturelle et elle doit être
collective et individuelle.
Quelles sont les difficultés au commencement d’une réflexion sur ce sujet ?
Je pense que l’hypothèse des 1 440 minutes peut finalement être retournée, inversée, tordue mais utilisée autrement que dans les manuels d’hyperactivité et de gain de temps que
j’ai évoqués.
Certes, le temps n’est pas individuellement et socialement une ressource absolument déParcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
mocratique. C’est vrai qu’il y a moins d’inégalité dans le stock de temps dont nous disposons que d’inégalités de richesses. Il n’y a pas de bonus de temps comparable aux bonus
financiers que se sont attribués certaines professions. Néanmoins il y a de profondes
inégalités. Selon sa position sociale, on peut échanger, jusqu’à un certain point, du temps
contre du travail, contre de l’aide, contre des ressources. Le temps n’est pas une ressource
aussi démocratique que veulent bien le dire certains auteurs. Néanmoins j’accepte l’idée
que le temps est relativement peu échangeable, en tout cas il l’est moins que l’argent. Ce
n’est donc pas la donnée la plus inégalitaire de notre environnement d’aujourd’hui : c’est
une ressource rare mais pas rarissime. Inégale mais pas extrêmement inégale. Sauf dans
le cas extrême de l’esclavage. Ressource pas non plus gratuite (ce serait une vision un
peu naïve) mais qui n’est pas hors de prix. Nous avons quand même, dans la plupart des
sociétés développées d’aujourd’hui, des marges dans l’utilisation de notre temps. Et pour
d’autres raisons ces marges existent aussi dans les sociétés traditionnelles. C’est la perte
de ces marges qui est une partie de notre problème.
La première difficulté est la multiplicité des temps et des rythmes. On a les rythmes très
rapides du marché, de l’information. Les rythmes moyens de la politique, de l’économie.
Le rythme long de la culture, de la démographie. Les rythmes hyperlongs de la nature,
de l’environnement. Mais notre stock de temps est le même par rapport à ces différents
rythmes. Ce n’est pas parce que ces phénomènes sont disjoints sur des temporalités extrêmement différentes qu’il est impossible, dans le présent, de les faire se rencontrer. Cela
n’est pas facile sans doute mais c’est tout à fait possible ! C’est un point très important
pour esquisser ici les questions finales.
On a parlé du rapport avec l’accélération de l’histoire et de la perte de la notion de progrès, mais je crois qu’on peut également corréler ces thèmes avec la société de vitesse, ou
au désir de vitesse. Ce que j’appelle la société d’agitation est une société de l’ultra présent
et qui n’arrive plus à concevoir un avenir. Et c’est là où la vitesse joue un rôle.
Je rappelais dans un article de la revue « Esprit » que la dimension du présent était une
dimension faussement unique. Le présent est une chose qui n’existe pas. Non pas simplement parce qu’il passe (« le moment où je parle est déjà loin de moi », dit un vers de
Boileau). La sensation même du présent suppose un minimum de mémoire, de continuité,
donc un présent du passé et un minimum de présent du futur, sous forme d’attente. Ce qui
fait le lien, donc le présent du présent c’est l’attention !
Ce qui me permet d’en venir à mon thème final qui est : faire attention ! Faire attention me
semble un meilleur slogan que ralentir. Bien sûr il y a incontestablement des processus
qu’il faut ralentir. Mais cette solution est aussi naïve que de penser que, à l’idéologie de
la vitesse, il faut opposer l’idéologie de la lenteur.
« Faire attention » prend beaucoup de sens différents et c’est cela qui m’intéresse.
Faire d’abord attention aux différentes temporalités, aux différents rythmes. Mais c’est
également connecter l’aspect systémique de nos problèmes et l’aspect plus personnel.
Faire attention aux menaces ou aux dégradations écologiques, à court et long terme, mobilise aussi bien une action sociale collective planétaire que les actes quotidiens que nous
faisons tous les jours. Et cette action n’a pas de sens si les deux dimensions n’existent
pas simultanément.
Parcours - 2009-2010
153
Gil Delannoi
154
Il y a donc une première nécessité politico-économique de faire attention. Mais cela va
bien plus loin, du thème philosophique de l’attention jusqu’à la poésie ordinaire de la
vie humaine. Faire attention, cela signifie justement trouver la vitesse appropriée pour
les choses. Il y a sans doute des choses qui doivent être abordées par la vitesse, faute de
quoi on ne capterait pas une certaine réalité. Et dans notre monde de vitesse, c’est par une
forme de lenteur, de concentration (ne surtout pas faire deux choses à la fois) que nous
pouvons faire attention, donc cela a aussi ce sens de connaissance (et pas seulement de
prudence), et dans le meilleur des cas, cela a un sens créatif. C’est par l’attention, par la
concentration, que l’on peut arriver à produire quelque chose qui a une valeur créative.
« La création artistique est le calme au milieu du chaos » disait Bellow. Et au fond, ceci
s’appelle tout simplement une certaine forme d’art de vie.
Pour conclure je voudrais dire qu’au-delà des problèmes, je n’ai pas de solution à vous
proposer, mais je pense que mieux poser les problèmes, c’est déjà faire un pas dans la
bonne direction. Bien que le cadre social ait été totalement différent et que tout ce que
je viens de dire auparavant n’existait pas pour les auteurs anciens dont je vais parler,
pourtant c’est la sagesse antique qui nous a déjà donné les formules qui répondent au
problème. En voici un condensé très simple, trop rapide. Prenez le « carpe diem » (cueille
le jour), ajoutez le « festina lente » (hâte toi lentement) et aussi un peu de « late biosas »
(vivons cachés), je crois que vous avez là le triptyque qui énonce l’art de vivre nécessaire
pour résister aux effets nocifs de la vitesse, sans forcément renoncer aux avantages que
par ailleurs elle peut nous apporter.
Ces problèmes nous concernent parce qu’ils sont communs à Homo Velox et Homo Sapiens depuis qu’ils existent. Mais en même temps la question est exacerbée par nos conditions techniques et écologiques d’aujourd’hui. Ce n’était probablement pas pour Homo
Sapiens un impératif de survie que de savoir vivre à la bonne vitesse. Et de toute façon
il avait un éventail de choix rythmiques beaucoup moins grand. Néanmoins je ne pense
pas qu’il y ait une rupture complète entre eux et nous. Il faudrait continuer à pratiquer
cette sagesse.
Pour terminer en revenant à mon point de départ, essayons de différencier le plus possible
« brièveté » et « lenteur » : ce qui est justement « lent » n’aboutit pas à quelque chose de
« long ». Pour l’illustrer de façon poétique, je note qu’il n’y a pas d’art plus attentif à la
réalité qui l’environne que l’art japonais de ces poèmes brefs appelés haïkaï ou haïku. Ils
retranscrivent un instant. Ce sont des poèmes extrêmement courts dont vous ne pouvez
pas goûter la saveur si vous les lisez trop vite. Par ailleurs les plus grands maîtres ont parfois passé 10 ans et plus à écrire et porter à leur état de perfection leurs meilleures créations dans ce domaine. Vous allez là une illustration poétique, réussie, belle et agréable,
sinon utile, du lien qu’on peut et doit faire entre lenteur et brièveté.
J’espère n’avoir été ni trop long, ni trop bref.
Parcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
Débat
Un participant - Merci pour votre exposé à la fois à la bonne vitesse et avec une dose
de poésie. Pensez-vous que chaque personne à SON temps ? On parle parfois d’horloge
interne, et le but serait de choisir son temps plutôt qu’un temps extérieur qui est imposé ?
Gil Delannoi - Chaque individu ? Je serais bien en peine de vous répondre parce que cela
fait beaucoup de cas particuliers. Cela fait plusieurs milliards d’horloges individuelles.
Mais ce qu’on peut apprendre sur le sujet va dans le sens de votre question, ce qui fait
que, même pour l’idéologie de l’efficacité, il est extrêmement primaire et peu utile de
soumettre tout le monde au temps du taylorisme ou du toyotisme. Peut-être que ces formules ont un temps et un rythme qui peuvent convenir à certains (si toutefois il n’est pas
poussé jusqu’aux excès de la robotisation) car certaines personnes ont besoin en effet
d’un rythme rapide pour agir. D’ordinaire, on pense plutôt le contraire, on pense qu’un
geste est mieux maîtrisé s’il est lent plutôt que rapide. Mais au fond ce n’est pas vrai. Si
vous réfléchissez, faire très lentement un geste, ce n’est pas très facile non plus. Il faut
la vitesse appropriée. Dans certains gestes, la vitesse appropriée est à peu près la même
pour l’ensemble des spécimens de l’espèce humaine. Par exemple, tirer un penalty au
football ne sera pas très, très différent. En revanche, dans des domaines d’activité infiniment plus complexes, on peut en effet constater que la pire de choses c’est de soumettre
tout le monde à la même contrainte de rythme. La seule chose que je puisse vous répondre
c’est que, dans ce que j’ai lu, on constatait plutôt d’assez grandes variations entre les
synchronisations et les rythmes personnels de chaque individu. Les besoins individuels
de sommeil varient, pour rester dans l’exemple des 1 440 minutes.
Un participant - D’abord une petite réflexion. J’ai réellement l’impression que cette
quantité de temps alloué à chaque individu à sa naissance est profondément inégalitaire.
Suivant le lieu où vous naissez sur la planète, votre espérance de vie varie de 50 à 85
ans. Suivant la classe sociale dans laquelle vous vous trouvez, vous allez avoir 15 ans en
moyenne de vie en plus, suivant que vous êtes instituteur ou mineur de fond.
Gil Delannoi - Je peux vous répondre tout de suite : vous avez raison, et pourtant, en
termes d’échelle, d’ordre de grandeur, c’est très peu. Du simple au double, ce n’est pas
énorme ! Ce qui fait vraiment la différence, c’est de 1 à 10. Un facteur 2 n’est pas un
facteur très différenciant. Et il vaut mieux vivre les 35 ans de la vie de Mozart que 70
ans ordinaires, non ? D’une part, je n’ai aucune réserve à faire sur ce que vous dites, mais
d’autre part, ça me semble un élément moins important que de savoir ce qu’on peut faire
du temps qu’on a tous les jours. C’est là que l’inégalité est la plus grande, plutôt que sur
la durée de vie.
Le participant - Je continue la question. Il y a aussi le problème de la fin de vie, des
fins de vie qui se prolongent de plus en plus. Probablement au détriment de la qualité de
Parcours - 2009-2010
155
Gil Delannoi
ces dernières années. Donc effectivement le problème de la quantité et de la qualité est
un problème fondamental, y compris au niveau de l’individu lui-même. Il faut peut-être
aussi s’interroger sur ce besoin assez répandu, la recherche d’immortalité. La recherche
d’accumuler un temps infini. J’aimerais que vous nous donniez une petite réflexion làdessus.
Autre question, plus sociale ou sociétale. On est dans une société de commerce. Le durable va s’opposer au jetable. Le durable, c’est ce qui dure, qui va s’user lentement. Le jetable c’est quelque chose dont on va même provoquer une usure rapide. Le but est d’avoir
des objets qui ont une durée de vie très brève de façon à ce que temps de remplacement
soit très court. Est-ce que, en réalité, l’individu ne devient pas lui-même formaté en tant
qu’objet dans cette société du Commerce ?
Gil Delannoi - Vous avez soulevé beaucoup de questions à la fois.
Le vrai problème de l’inégalité, c’est le temps dont on dispose tous les jours. C’est autre
chose d’avoir 5 heures à organiser soi-même dans une journée ou d’avoir seulement 1
heure. C’est là surtout qu’est l’inégalité fondamentale. Se superpose à celle-là l’espérance
de vie. Il faut surtout considérer la qualité de la vie. On pourrait dire par ailleurs que la
vitesse extrême de la vie active s’oppose, de façon regrettable, à la lenteur d’une fin de
vie. La lenteur est plus pénible à ce moment de la fin de vie.
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Sur le formatage, j’ai parlé de la publicité qui vous dit d’aller toujours plus vite. Elle
manipule le désir de vitesse aussi bien dans la forme que dans la substance de ce qui est
vendu. Tout ça n’est pas totalement nouveau, mais c’est encore plus accéléré. Si vous
lisez Platon, vous voyez que le reproche que fait Socrate aux Athéniens de son époque,
c’est qu’ils pensent avant tout à s’enrichir et aller passer leur temps à des divertissements.
Ils n’avaient pas la télévision mais ils avaient l’équivalent. Et ils en faisaient à peu près
le même usage, si l’on en croit Socrate ou Platon. Comment faire en sorte qu’un système
ne nous rende pas infantiles ou puérils ? C’est une question qui n’est pas nouvelle, qui est
simplement aiguisée par les moyens que nous connaissons aujourd’hui et la puissance de
la société de consommation, de l’économie marché. Je n’ai pas de réponse particulière, la
vitesse est un facteur supplémentaire dans cette discussion qui n’est en soi pas nouvelle.
Voilà un des problèmes fondamentaux de la démocratie, ce qui prolonge votre question.
Je crois qu’on a tort de penser que le fondement de la démocratie est l’égalité. Oui bien
sûr, jusqu’à un certain point c’est vrai, par opposition à l’esclavage et par rapport à des
positions d’inégalité extrême. Mais au fond, dans l’évolution de la réflexion, je pense que
la condition et la conséquence d’une démocratie réelle c’est de traiter les individus et les
groupes auxquels on s’adresse comme des adultes et non pas comme des enfants. Pour
reprendre les images de Socrate, les citoyens ne sont pas les gens qu’on gave de sucreries
mais des gens à qui on apprend à mener une vie agréable et saine. Or, en même temps,
il faut que cette liberté vienne d’eux-mêmes aussi. On n’impose pas plus les bonnes habitudes que les mauvaises par la contrainte. Les imposer, en tout cas, a quelque chose de
contestable et de dangereux.
Parcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
Je pense que le formatage de la société de consommation va vers toujours plus de fragmentation et de vitesse. On butera sans doute sur une limite technique, mais qui n’est
probablement pas encore atteinte.
Un participant - Première question qui porte sur vos horloges. Dans les grandes catégories de temps dont vous parlez, temps cosmique, temps social, temps psychologique et de
la conscience, où mettez-vous le temps biologique ?
Deuxième question qui fait référence à votre article dans la revue « Esprit ». Pouvez-vous
commenter cette phrase (que vous avez un peu évoquée) : « ce qu’on peut faire faire à un
autre et qu’on n’aurait pas eu le temps de faire soi-même casse le socle de la démocratie ».
Gil Delannoi - Sur le premier point, on pourrait faire une distinction incluant le temps
biologique en l’ajoutant aux temps que je distinguais. Après réflexion je ne l’ai pas fait,
parce que le temps biologique emprunte à ces trois temps. Les molécules, jusqu’à un
certain point, sont soumises aux contraintes du monde physique. Elles sont évidemment
beaucoup moins soumises aux contraintes du monde social. Le biologique vient la fois
avant et après le social. Il en est la condition. Il n’y aurait pas de société s’il n’y avait pas
d’individus vivants, et en même temps l’organisation de ces sociétés se répercute sur le
système vivant. Est aussi individuelle la façon dont vous percevez votre propre vie, votre
propre corps, votre conscience. Donc, pour moi, le temps biologique est dans les trois
catégories. On le sépare moins facilement que les trois catégories. Ces catégories, bien
sûr, ne sont jamais étanches. Ce sont des types pour se repérer. Quand je dis « l’univers à
15 milliards d’années », c’est du social : l’année, c’est le temps que met la terre pour tourner autour du Soleil, mais puisqu’au début de l’univers ni la Terre ni le Soleil n’existaient,
c’est bien la preuve que je mesure par rapport à quelque chose qui est anthropologique.
Malgré tout, sur cet exemple, on peut quand même dire qu’on s’intéresse à des phénomènes cosmiques sur lesquels le social a très peu de prise. Il ne pèse que sur les concepts
et les moyens de mesure. C’est moins facile avec le biologique.
Sur le deuxième point qui concerne la division du travail. Poussée à ses extrêmes limites,
elle est en effet très difficilement compatible avec une démocratie au sens fort du terme.
Cela ne veut pas dire que la division du travail en tant que telle soit incompatible avec
démocratie, mais poussé trop loin, il me semble que cela pose un très gros problème
démocratique.
La thèse la plus courante consiste à dire que le temps qu’exigeait des citoyens la démocratie antique, soit pour participer à des assemblées populaires, soit pour exercer des magistratures (la plupart tirées au sort), nous ne pouvons plus l’exiger d’un citoyen moderne.
Cela n’était possible dans l’Antiquité, dit-on, que parce que c’était réservé à certains, et
qu’il y avait des esclaves etc. Tous ces raisonnements me semblent des sophismes : sans
doute que dans l’antiquité, lorsqu’on faisait une réunion le soir, on avait besoin d’esclaves
pour tenir les flambeaux. Notez qu’aujourd’hui il suffit d’appuyer sur un bouton pour
avoir la lumière. Et d’autre part, le temps que nous consacrons aux vacances est supérieur
au temps que les citoyens antiques consacraient à se réunir. Donc il me semble que le vrai
problème, c’est avant tout la division du travail, beaucoup plus que le temps libre pour
se consacrer aux activités démocratiques. Peut-être qu’on pourrait dire pour défendre la
Parcours - 2009-2010
157
Gil Delannoi
thèse moderne que je viens d’attaquer, c’est que, au-delà d’un certain degré de pénibilité
ou de stress dans le travail, il y a probablement une nécessité de repos qui n’est pas forcément compatible avec une activité politique intense. Mais en même temps, si ce repos
consiste avant tout à être un consommateur jamais repu, ce repos est jusqu’à un certain
point assez agité.
Un participant - Je voudrais vous remercier d’abord d’avoir jeté quelque lumière philosophique sur des problèmes extrêmement abstraits, difficilement pensables, et auxquels
on ne pense pas tellement. Je dois rebondir sur une phrase que vous avez employée. Estce que ce que l’on vit comme accélération n’est pas la fragmentation ? Alors je pensais
aussi, puisqu’on a parlé de formatage, au mode de fonctionnement des médias. De leur
façon de coller le plus possible à l’actualité, de survaloriser le présent. Ce qui nous habitue à une vision à la fois extrêmement rapide du temps, et kaléidoscopique. Et il est certain que les médias perçoivent très mal les différences entre les divers rythmes du temps.
En particulier le rythme du politique. Ils sont là toujours à harceler, comme si les choses
pouvaient se faire à la minute, du jour au lendemain. Alors que la moindre loi demande
des semaines, des semaines et des mois pour être discutée. Votre opposition m’inspire
aussi l’idée d’une opposition entre cette vision médiatique qui me paraît très importante
du point de vue du conditionnement des mentalités et la vision historique des choses.
La perception médiatique, c’est une saisie du désordre, de la fragmentation extrême des
choses, du mélange. Et je crois que la manière dont est présenté simplement le journal,
n’importe quel journal d’ailleurs, cette juxtaposition de choses qui appartiennent à des
temps extrêmement différents, à des mondes différents, c’est quelque chose qui habitue
les esprits au désordre et non pas à la rationalité et à la logique. Et alors j’opposerai cette
perception médiatique des choses à la perception historique. Là on est dans le temps mais
c’est justement le temps du passé, saisi par une pensée rationnelle, avec une mise en ordre
du temps et la construction de synthèse qui prennent sens. Alors que le désordre, coupé du
passé et du futur, n’a pas de sens réel.
Un participant - La publicité et les médias jouent un rôle important là-dessus, et créent
cette espèce d’obsession de la nouveauté. Sans arrêt. Quel est le lien entre cette obsession
de la nouveauté avec le culte de la vitesse ? Est-ce le besoin de tout changer constamment,
le plus vite possible ?
158
Gil Delannoi - Ce que j’appelais l’accélération est en effet quelque chose qui s’applique
aussi bien aux processus qu’à la perception des processus. On a déjà dans Tocqueville
l’idée que, dans une société comme les États-Unis des années 1830, la nouveauté des
choses à consommer est devenue quelque chose d’important. L’accélération même du
renouvellement des choses nouvelles s’est faite depuis. Il y a un point qui contredit un
peu ce que je disais moi-même mais à la marge. Il ne faut pas appliquer ce que vous
avez dit uniquement aux médias audiovisuels. Si vous prenez les médias écrits, vous
remarquerez que les articles tendent à être de plus en plus courts. Donc ça s’applique
de toute façon à toutes les formes de communication médiatique au sens large. Et en
l’occurrence, plus court, c’est pour aller plus vite ! C’est tout à fait à l’opposé de mon
exemple poétique ou philosophique. Ce n’est pas court pour qu’on puisse lire et relire.
Parcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
C’est court pour qu’on puisse sauter d’un sujet à l’autre. Alors faire trop long, ce n’est
pas bien. Mais ce que je voulais mettre en avant, c’est la fameuse formule (de Pascal,
je crois) : hélas, je n’ai pas eu le temps de faire court. Le vrai problème c’est ça. C’est
d’aboutir à quelque chose qui est court, mais pas parce qu’il est rapide. Et s’il est long ce
n’est pas parce qu’il est lent. C’est un peu cela la porte de sortie que je voulais indiquer.
Sur la fragmentation, vous avez tout à fait raison. Est-ce qu’il y a une néolatrie ? Le goût
de la nouveauté, du neuf. Et est-ce que c’est lié à l’idéologie de vitesse ? Oui en partie,
je crois, et même si cette obsession de la nouveauté préexiste, elle est encore accélérée
dans une société de vitesse. Cela dit, il faudra aussi s’entendre sur ce qu’on appelle nouveauté. Il y a des apparences de nouveauté, et il y a des nouveautés réelles qui peuvent
entrer dans votre catégorie des choses qui peuvent être considérées comme pensées dans
un temps long. Il y a des nouveautés qui relèveraient beaucoup plus du superficiel en
soi, aspect que j’ai aussi un peu développé. Le mode d’exposé des médias est non seulement fragmentaire mais souvent superficiel. Voilà aussi un obstacle considérable à une
démocratie réelle : si l’on persiste à s’intéresser beaucoup plus aux aspects personnels
et non pas au contenu des problèmes politiques, la superficialité, le sensationnel, voire
le misérable l’emportent sur le reste. Est-ce purement une contrainte économique ? Je
ne crois pas. C’est plus grave que ça. Bien sûr tout journaliste doit pouvoir répondre à
une demande, servir au public ce qu’il attend, ce qu’il veut savoir. Et les sites Internet le
permettent beaucoup mieux que les journaux traditionnels. On y mesure ce que le lecteur va lire. On dit qu’on parle trop du sport et de la vie privée des dirigeants politiques
dans les journaux, mais ce sont les deux rubriques les plus lues sur Internet ! C’est un
système vicieux, et plus on vous en sert et plus vous le lisez. On constate ici encore les
phénomènes de désir malsain et d’impossibilité de satiété sur ces domaines. Mais je suis
d’accord avec votre diagnostic.
Un participant - Je voudrais revenir sur les concepts que vous avez cités de la jouissance
que vous liez avec le désir alors que je pense que le désir s’oppose à la jouissance. Le
désir demande du temps et crée du plaisir. Alors que la jouissance est prise justement dans
l’immédiateté. C’est une souffrance…
Gil Delannoi - Si vous me permettez de vous couper, ce n’est pas ce que j’ai dit. Ce
que j’ai dit très exactement, c’est que la connaissance de cette nouvelle jouissance de
la vitesse chez quelqu’un qui ne la connaît pas du tout peut être effrayante. Il faut un
conditionnement social qui vous mène à la vitesse. Le fait de l’avoir expérimenté vous
pousse à en redemander. C’est cela que je voulais dire. Je n’ai pas fait une équivalence
théorique générale entre jouissance et désir. Je fais très bien la différence. Mais dans le
cas qui m’occupe, j’ai voulu simplement démontrer que, historiquement, l’expérience de
cette vitesse avait pu conduire à un désir de vitesse qui, par définition, peut difficilement
exister auparavant. Quand on n’a pas les moyens de la vitesse, on peut difficilement
l’imaginer. Peut-être sous forme de rêve : dans l’antiquité on pouvait rêver d’aller dans
les airs. Mais ce n’est pas la vitesse au sens de conduire une voiture et d’aller le plus vite
possible. Je ne fais pas du tout une équivalence entre jouissance et désir. Je reconstituais
plutôt une séquence historique.
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Gil Delannoi
Le participant - Je pense que c’est central à ce problème d’immédiateté de présentisme
et que moins il y a de plaisir, moins il y a de prise de temps de faire des choses, donc de
donner du goût à ce que l’on fait et plus en effet, on va plutôt vers une jouissance, vers
quelque chose qui satisfait immédiatement. Je pense effectivement que ce problème est
central.
Gil Delannoi - C’est une question difficile. Un autre aspect de la réponse que je voudrais
vous faire aussi, c’est qu’il peut y avoir un plaisir de la vitesse et tout autant un plaisir
de la lenteur. Par conséquent c’est un sujet assez difficile à appréhender. Est-ce selon les
individus ? Certains trouveront plus de plaisir dans une activité rapide que lente. Ce sont
des choses qui sont très difficiles à objectiver, à juger de l’extérieur. Je vais prendre un
exemple. Si vous voyez de l’extérieur un automobiliste rouler relativement lentement
vous pouvez certes mesurer qu’il roule lentement, mais son acte n’a évidemment pas du
tout la même signification selon qu’il roule lentement parce qu’il n’a plus de points à son
permis et qu’il craint la répression, ou qu’il roule lentement parce qu’il écoute de la musique, ce qui est un acte parfaitement libre. Ou encore, troisièmement, il roule lentement
parce qu’il considère que rouler vite est dangereux.
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Un participant - Il me semble que vous avez tout à fait raison d’évoquer le rapport
entre l’approche du temps, son utilisation, le regard qu’on porte sur lui et le devenir de
nos démocraties. Seriez-vous d’accord avec l’idée de dire qu’il ne faudrait pas voir les
questions sur le temps uniquement corrélées à la modernité, à l’évolution des sociétés
technologiques industrielles. Je crois qu’effectivement le rapport qu’on a au temps a un
support proprement philosophique. Par rapport à un projet de société qui peut être d’une
nature ou d’une autre. Je donnerai un indice : quand on a envie de contrôler le temps
des autres, c’est une stratégie de pouvoir. Et je crois que, quand on s’émancipe de cette
contrainte du temps obligé ou du temps encadré, cela fait partie de la libération humaine
au sens large. Dans les années 80, il s’est fait une grande campagne sur « changer la vie »
et on a eu un gouvernement qui avait même instauré un éphémère ministère du temps
libre. Dans le premier gouvernement en 81. C’était déjà une manière de reconnaître que
l’homme avait droit à un certain temps libre. Et 25 ans plus tard, on en est à complètement
stigmatiser le temps improductif. Le temps à ne rien faire est diabolisé. Donc il y a un
véritable changement de société qui me paraît considérable. Dans les années 80 la société
était déjà moderne et industrielle, mais il y avait un autre regard porté sur le temps des
hommes, dans leur travail et en dehors de leur travail, qui permettait de leur concéder ce
droit au temps libre. Alors qu’actuellement on est diabolisé lorsqu’on évoque simplement le droit au repos. Je crois qu’il y a effectivement une approche très politique de la
question qui permet d’identifier un changement de société profond, qui n’est pas du qu’à
la modernité technique, qui est également dû à un pré requis philosophique qui voudrait
encadrer l’homme. Et donc quelque part le contraindre à quelque chose. La vraie utopie
est un peu derrière.
Gil Delannoi - Il s’est passé beaucoup de choses dans les décennies auxquelles vous
faites allusion. Ce sont des questions très difficiles, et j’aurais pu, au lieu de mon anecdote, demander où est passé le temps libre qu’on nous promettait. Tous les spécialistes du
Parcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
travail, de la démographie, de la sociologie du temps des années 60 disaient qu’avec la
productivité croissante on allait dégager beaucoup de temps libre qu’il faudrait occuper.
Où est passé ce temps ? C’est un peu la même chose que dans mon anecdote à propos du
calcul plus rapide fait par l’ordinateur. Je crois que c’est une question vraiment difficile.
Que s’est-il passé ? Soit on peut dire que cette promesse était une illusion, soit on peut
dire que nous avons ce temps libre qu’on nous avait promis, mais que nous en faisons un
autre usage que prévu. Soit enfin on peut dire : tout cela n’a pas de sens, il faut intégrer
ces calculs dans l’équilibre mondial, dans l’évolution des conditions de vie. Ces calculs
n’avaient de sens que parce qu’il n’y avait pas une forte population vieillissante, et c’était
l’époque où la durée de la retraite était faible, et où il n’y avait pas les pays émergents. La
globalisation économique a ruiné ces prédictions, d’une part, et la société de consommation a multiplié les possibilités de consommation et d’activité. La pénurie de temps paraît
plus grande devant une offre infinie de loisirs que si le seul loisir possible connu équivaut
tous les jours à une partie de pétanque et un apéritif. De plus, la mobilité géographique,
professionnelle, technologique absorbe de l’énergie et du temps.
Sur le rapport au temps, rien n’est spécifiquement moderne. Ce qu’on peut dire, c’est
qu’il n’y a pas beaucoup d’exemples de réversibilité vers la lenteur. En arrivant à Toulouse, un exemple de ce genre m’est revenu à l’esprit : c’est la disparition du Concorde.
Voilà un cas de renonciation à une forme de vitesse, les vols les plus rapides sont, si j’ose
dire, plus lents aujourd’hui qu’à l’époque de Concorde, mais des exemples comme cela
on n’en trouve pas beaucoup.
Le rapport au temps est aussi une question d’équilibre. L’éloge de la paresse peut se justifier dans une société d’agitation, dans un carcan productiviste. Un tel éloge ne serait pas
forcément justifié dans n’importe quel type de société. La paresse peut avoir des conséquences tout à fait mauvaises individuellement et collectivement. C’est avant tout une
question d’équilibre, à la fois pour chaque individu et pour la société dans son ensemble.
A ce propos j’ai envie de vous citer une fable de La Fontaine (non ce n’est pas celle que
vous attendez), c’est la fable du Savetier et du Financier.
C’est un savetier qui travaille en chantant, et ses chants indisposent son voisin le financier.
Et son voisin le financier lui dit : tiens je te donne beaucoup d’argent, et il lui en donne
tant que c’est une somme incommensurable pour le savetier qui, dès qu’il a reçu cette
somme, perdant son insouciance, non seulement cesse de chanter mais perd le sommeil.
Il est sur le qui-vive, il a peur qu’on lui vole son trésor. Et finalement (c’est la morale de
la fable) il va rendre au financier son argent. Ce n’est pas un éloge de la pauvreté, c’est
une réflexion sur « Time is Money ». Il y a un autre point intéressant dans cette fable :
quand le financier demande au savetier s’il connaît combien il gagne, l’autre lui dit : j’ai
bien du mal à boucler l’année sans être en déficit, mais j’y arrive à peu près. En fait, ce qui
me handicape, ce sont toutes ces fêtes chômées que nous impose l’Église et pendant lesquelles on ne peut pas travailler (et qui représentaient effectivement la moitié de l’année).
Ce savetier n’était donc pas paresseux. On voit bien que dans le passé la société imposait
aussi des contraintes temporelles (d’une autre nature). Ce n’était pas que l’Église voulait
promouvoir le droit à la paresse, mais elle contrôlait le calendrier social à son avantage.
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Gil Delannoi
C’est une question d’équilibre. Dans ce contexte le combat des lumières était mené pour
que les gens puissent travailler plus. On voit bien que la formule indépassable du rapport
humain au temps, c’est le « hâte-toi lentement », ce qui amène cette fois à la fable la plus
connue, au Lièvre et la Tortue.
Un participant - Cette fable permet une autre lecture : la tortue serait la mort qui rattrape
toujours les vivants. Paraît-il que c’est un conte africain.
Pour rester sur les sociétés un peu différentes, j’ai en mémoire quelque chose qui s’est
passé il n’y a pas très longtemps. En Algérie on a changé le jour du repos hebdomadaire :
avant c’était jeudi et vendredi, maintenant c’est devenu vendredi et samedi. Et c’est pour
faire plaisir aux hommes d’affaires étrangers qui commercent avec l’Algérie. Il y a différentes temporalités. Il y a des temporalités différentes dans les sociétés qui composent
ce monde. On a beau parler de mondialisation, il existe encore des gens qui n’ont pas les
mêmes pressions qu’en Europe, qu’en Amérique du Nord ou qu’au Japon. Les chasseurscueilleurs sont en train de disparaître Est-ce qu’il n’y aurait pas un seul modèle unique
de vie, de mort et de gestion du temps. Avec quelques variations sur la durée du temps
de travail ?
Gil Delannoi - Ce que vous décrivez est la tendance qu’on constate. C’est une double
tendance temporelle et spatiale. Une tendance temporelle à accélérer des sociétés qui
sont déjà tournées vers la vitesse, et à étendre ce type de société à d’autres sociétés. Le
vrai problème ce n’est pas de dire : ne t’assied pas car tu ne ferais rien ; mais au contraire
de dire : assieds-toi et ne fais rien. Je suis trop elliptique… Mais c’est le leitmotiv de la
sagesse orientale. C’est-à-dire qu’il faut s’asseoir et ne rien faire pour penser, pour se
relaxer et pour méditer. Certes, en Chine on voit encore des Chinois devant leur bol de
thé pendant plus d’une heure. Mais les jeunes vivent autrement. Incontestablement pour
l’instant, même dans les sociétés qui ont un substrat de sagesse et de philosophie un peu
différent, on a l’impression que ce modèle de vitesse gagne du terrain.
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Un participant - Je voudrais rebondir sur ce que vous venez de dire et qui m’inquiète un
peu. C’est une évidence de dire que le trader de Wall Street devant son écran et le moine
bouddhiste qui médite dans son temple n’ont pas le même rapport au temps. C’est clair !
Mais moi quand je pense au trader, je pense à un film qui se déroule rapidement. Une
intensité. C’est le mot intensité qui me vient, avec un film qui se déroule rapidement et
qui n’est pas très épais. Mais quand je pense aux moines bouddhistes, le mot qui me vient
à l’esprit c’est épaisseur, profondeur. Comme s’il y avait deux visions du monde, celle où
on surfe, on voit beaucoup de choses et en fait on ne voit rien. Et celle qui voit beaucoup
moins de choses et presque rien à la limite, mais voit les choses dans leur profondeur.
Donc finalement, le rapport à la vitesse c’est le rapport au sens de la vie ; le rapport à la
perception qu’on a du bien-être. Et ce que vous dites est finalement assez inquiétant, dans
la mesure où vous dites que le temps, la vitesse, aspirent les lents. Que ces deux modèles
là, un jour n’existeront plus. Il n’y aura plus que des gens qui courront. Est-ce cela que
vous nous dites ?
Gil Delannoi - En termes prédictifs je n’en sais rien. En termes de tendance c’est ce
qu’on constate. En termes prédictifs, il existe un effet social sur l’individu. Si vous êtes
Parcours - 2009-2010
L’accélération comme norme de vie : Homo Velox ou le tachysanthrope
quelqu’un qui vit plus lentement et si vous arrivez dans un contexte de beaucoup plus
grande agitation (une grande ville, par exemple) imperceptiblement vous vous adaptez
au rythme. Vous croyez au début que vous allez résister et vous êtes pris par le rythme.
Mais l’inverse est vrai également jusqu’à un certain point. Les Américains qui allaient en
Inde à l’époque hippie perdaient les rythmes qu’ils avaient acquis à New-York. Les deux
trajectoires sont possibles, mais la tendance dominante pour l’instant est celle des sociétés
tournées vers la vitesse. La seule chose que j’ai voulu dire, en termes de précaution, c’est
qu’on a beaucoup plus de raison de mettre en garde contre une idéologie de la vitesse
que contre son contraire. Mais ne soyons pas simplistes au point de ne concevoir qu’une
idéologie de la lenteur en réponse à la vitesse.
Les enfants s’adonnent presque tous à des jeux électroniques excitants et creux. Si vous
avez une prédisposition à la théorie du complot, vous allez dire que ces produits sont une
ruse par laquelle on veut préparer les jeunes au toyotisme ou à la vie d’un trader. Peutêtre ! Mais on n’a même pas besoin de cette hypothèse un peu paranoïaque, il suffit de
dire que tout s’accélère, même les jeux des jeunes enfants !
Un participant - Il me semble avoir constaté que les écarts de vitesse entre deux individus ou deux systèmes engendrent quasi systématiquement, dès que cet écart devient
important, une intolérance. On peut penser par exemple à l’individu classique face aux
individus handicapés que ce soit physique ou intellectuel. Et l’intolérance peut venir assez vite. Sur la route, on peut rouler lentement. J’ai tenté l’expérience, et très vite on se
fait klaxonner. L’intolérance vient de différences minimes. C’est à dire moins de 10 %
d’écart. Dans la vie courante la vitesse, par exemple de quelqu’un qui ne peut plus s’exprimer que par les yeux, (un paraplégique), cela peut être plus ou moins éprouvant. Il y a
cette notion d’intolérance.
Un participant - Je voudrais revenir sur l’idéologie de la vitesse mais plutôt pour parler
de ce qui est ressenti. Il y a une évolution vers la vitesse, c’est vrai certainement que si
on voit les films qui ont 30 ans 40 ans, c’est insupportable, ils sont trop lents etc. Et puis
on est arrivé à faire des films extrêmement cassés, où chaque plan ne dure pas plus de
quelques secondes, et cela devient aussi insupportable. Il me semble qu’actuellement
on va vers des accélérations fulgurantes et puis des laps de temps au contraire beaucoup
plus lents. Est-ce que l’avenir ne serait pas la juxtaposition de ces temps au niveau de
la jouissance ? On parle du cerveau mitraillette, il y a vraiment une jouissance quand on
rentre dans le film à partir de ces accélérations. Mais c’est fulgurant. Et ensuite on a des
temps plus lents et on supporte mieux les films donc il n’y a peut-être pas d’opposition.
Gil Delannoi - Vous nous proposez une esthétique. Un mode de vie de contrastes. Ce
serait déjà mieux que l’unique obsession de la vitesse. Mais est-ce que c’est mieux d’être
systématiquement aux deux extrêmes plutôt que dans des positions intermédiaires ? Prenez un morceau de musique, c’est rarement hyper lentement ou hyper rapidement qu’il
est le plus intéressant. C’est souvent à des tempos intermédiaires. Si c’est vraiment trop
rapide c’est de la bouillie, et si c’est trop lent on n’a plus le fil.
L’intolérance envers la lenteur est un point dont on aurait pu partir. Pourquoi quelqu’un
est violemment irrité parce que, devant lui, se trouve une voiture qui roule 15 km à l’heure
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Gil Delannoi
plus lentement que lui. Imaginez qu’une telle réaction s’observe même dans un contexte
de vacances, entre vacanciers. Nous voilà à la limite du mystère ! Aucune explication ne
paraît plausible. Bien sûr, si vous êtes très en retard et que quelqu’un roule lentement
devant vous, on comprend très bien la cause de l’irritation. Mais dans des contextes où il
n’y a aucun motif d’être pressé, c’est presque un mystère anthropologique. Si vous vous
trouvez un jour en présence de quelqu’un qui veut aller beaucoup plus vite et que vous
puissiez, sans risque, exaucer son vœu, faites-le et, à la fin, demandez-lui ce qu’il va faire
maintenant des cinq minutes qu’il a gagnées.
Le 12 novembre 2009
Gil Delannoi étudie et enseigne l’histoire et la théorie des formes politiques, en particulier de la démocratie. Directeur de recherche à Sciences-Po Paris, professeur
invité dans plusieurs universités françaises et étrangères, il poursuit un travail
de théorie politique ainsi que de théorie de la connaissance (sur le concept de
relativité).
Ses principales publications en 2010 sont : Sortition : Theory and Practice, en codirection avec Oliver Dowlen aux éditions Imprint Academic (London, Exeter) ; La
Nation, collection idées reçues, aux éditions Le Cavalier Bleu (Paris). Sur le thème
du temps et de la lenteur, dans une société d’agitation, en septembre 2010 : L’Echo
et l’Arc-en-ciel, 52 essais sur l’attention, aux éditions Berg International (Paris).
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